|
De l’archive au document
Remarques sur l’évolution des régimes
documentaires entre le XIXe et le XXIe siècle
Ce titre qui
indique une transition entre deux états peut paraître paradoxal tant les deux
notions qu’il relie paraissent étroitement et presque naturellement associées.
L’archive se définit comme un ensemble de documents, et le document comme un
support associé à un contenu qui rend possible sa conservation et par
conséquent potentiellement son archivage. Pourtant l’évidence du lien n’est pas
si ancienne, c’est le XIXe siècle qui les associa, comme il associa
dans une relation nouvelle l’archive et l’histoire .
Cette relation s’est développée ensuite sur une division du travail entre
l’historien et l’archiviste qui se met en place dans une configuration nouvelle
de l’Etat nation, des pratiques du pouvoir, en particulier de la gestion
administrative ainsi que de nouvelles modalités de l’écrit et du classement .
Une répartition des tâches attribue à l’un la gestion de la conservation des
traces matérielles de l’administration publique, à l’autre le devoir de
transformer ce matériau en mémoire nationale. Gardien du temps et du temple,
l’archiviste partageait ainsi avec l’historien la gestion du passé et sa
transmission.
Aujourd’hui
cette relation qui ne fut pas toujours tranquille paraît plus problématique,
moins évidente. Il y a bien sûr le débat important et grave de l’accès aux
archives, en France au moins, ou le contrôle des traces du passé ne cesse
d’exciter les susceptibilités d’un pouvoir peu sûr de son avenir comme de son
passé. Mais il y a aussi d’autres bouleversements qui remettent en cause cette
relation, et qui affectent la conception de l’archive dans les sociétés
actuelles. La numérisation documentaire confronte l’archive à des transformations
non seulement matérielles, mais aussi conceptuelles, de grande ampleur .
Il n’est sans
doute pas exagéré de parler de « révolution » ou en tout cas de
mutation fondamentale d’un régime archivistique qui accompagne d’ailleurs la
bascule d’un ordre ancien de l’imprimé vers un ordre nouveau du numérique. Ce
basculement remet en cause notamment la notion de document
[5]
.
Toutefois, contrairement à une vision superficiellement rétroactive, ce
changement ne s’est pas opéré simplement de l’imprimé au numérique malgré la
violence, l’ampleur et la rapidité des transformations récentes
[6]
.
Depuis le début
du XIXe siècle on a assisté, me semble-t-il, à trois régimes
documentaires : le premier que je caractériserai comme un régime
archivistique, se fonde sur l’écrit et en partie sur l’imprimé. Il prend des
formes nouvelles avec la création des archives nationales, l’autonomisation de
l’histoire et la professionnalisation d’une filière archivistique.
Au début du XXe siècle, s’affirme un nouveau régime : celui de la documentation. Il est
lié à l’industrialisation, à la multiplication de l’écrit et de l’imprimé. La
notion de documentation se crée d’ailleurs dans les années 1920 pendant
lesquelles des centres de documentation scientifique, administrative, mais aussi
industrielle se créent et prolifèrent
[7]
.
Enfin, à partir
des années 1970 et surtout les années 1980, la numérisation et surtout Internet
bousculent les ordres anciens, les transforment sans les anéantir cependant.
Je voudrais
insister ici sur quelques unes des pratiques caractéristiques liées à chacun de
ces ordres. J’en retiendrai également trois aspects : la relation au
temps, la mémoire matérielle, le document.
1. L’ordre de l’archive
Dans sa
conception ancienne, l’archive est selon la jolie expression de Michel de
Certeau « perversion du temps » : contrairement aux
apparences, l’archive ne conservait pas le passé, mais le présent, un présent
actualisé et continué par la présence matérielle des actes conservés signifiant
et attestant la légitimité du pouvoir. La rupture révolutionnaire et
l’effondrement de l’Ancien Régime inverse ce rapport au temps et « historicise »
l’archive. Désormais apparaît une différence entre archives administratives
dont la finalité demeurait la gestion de la nation et les archives historiques
offertes à l’intelligence de la connaissance historique. Cette transformation
s’inscrit dans un nouveau régime d’historicité qui déplace les rapports entre
passé, présent et futur. L’archiviste travaille pour le futur : il a pour
tâche de sélectionner les traces d’un passé digne d’avenir alors que
l’historien, qui sait son œuvre éphémère, glorifie le présent en exaltant le
passé. Dans le passé l’un et l’autre font leur marché, mais l’un choisit pour
mieux conserver alors que l’autre rêve de tout conserver pour ne rien oublier.
Pour régler les tensions inévitables entre les producteurs de documents et les
historiens, les archivistes ont mis au point un instrument simple, mais très
efficace : la théorie des trois âges qui permet de distinguer des états
successifs de l’archivage, en fait, les étapes de la transformation du document
en archive : archives courantes (« current archives », archives
actives) ; archives intermédiaires (archives semi-actives) et archives
historiques (archives définitives)
[8]
.
Les archivistes non seulement se dotaient ainsi d’un instrument plus efficace,
mais élargissaient du même coup leur pouvoir sur la définition et la sélection
des documents, augmentant leur action au sein même des administrations
(calendriers de conservation, « control schedule »). L’opération
archivistique, d’un point de vue documentaire, est bien une opération de
raréfaction avant d’être une opération de conservation : elle raréfie non
seulement les documents, mais les utilisateurs (lois d’accès) moins nombreux et
différents. Car contrairement aux fantasmes des historiens qui voudraient tout
conserver, l’obsession des archivistes est de conserver non le moins, mais le
nécessaire et le plus significatif, qui sera soumis à la lecture du plus grand
nombre en fonction de lois particulières. Conserver, ce n’est donc pas
accumuler, mais sélectionner par le biais d’une série d’opérations délicates.
La mise en
archive est une opération qui déplace, réorganise, transforme le statut et
l’usage du document pour l’inscrire dans un ordre matériel, juridique,
sémantique différent : l’archive. Cette opération n’est pas simplement
technique, elle est une opération de « construction de catégories »
qui redéfinit le document et lui affecte des coordonnées dans des séries, des
fonds, inaliénables en principe, des lieux, qui sont autant de marqueurs
indissociables ensuite du document. Aussi bien ici, faut-il envisager l’archive
non pas dans la généralisation extrême qu’on lui attribue abusivement, mais
dans le sens plus restreint que lui a conféré une pratique professionnelle
spécifique. En particulier, le document est ici traité selon son statut qui l’a
orienté dans des systèmes de conservation différents et complémentaires :
l’écrit sous ses formes diverses, mais non multipliées, dans les archives ;
l’écrit sous ses formes imprimées, éditées, dans les bibliothèques ; les
objets ou les artefacts de toute nature, dans les musées.
Ce régime
archivistique a conditionné le travail des historiens. A la fin du XIXe siècle notamment alors que la discipline historique s’impose dans l’université
française, c’est aussi un rapport singulier au document d’archive qui est
valorisé par la médiation de la méthode critique, synonyme alors de méthode
historique
[9]
. Analyse
documentaire et interprétation des faits se combinent selon des règles
rigoureuses et la publication des sources (désormais Documents et non plus
Monuments de l’histoire de France) se développe en vastes entreprises
spécifiques sur le modèle des Monumenta Germaniae Historica
[10]
.
2. L’ordre de la documentation
[11] .
Ce modèle
historiographique semblait tracer un lien impérieux entre le document et
l’histoire. Les choses sont évidemment moins simples et moins univoques.
L’émergence des sciences sociales à la fin du XIXe siècle bouscule
les traditions historiographiques bien établies. De ses nouvelles liaisons
dangereuses, l’histoire se débarrasse un peu de son arrogante innocence
méthodologique et complexifie sa relation au document, en particulier enrichit
largement au-delà de l’archive sa quête des traces du passé. On a beaucoup
glosé sur ces renouveaux, ruptures, révolutions historiographiques, mais on a
peut-être moins vu que cette « révolution documentaire
[12]
»
(Jacques Le Goff) ouvrait non seulement le domaine archivistique, mais
s’inscrivait dans un basculement de régime documentaire.
La « recherche »
dans les sciences sociales s’est inscrite à partir de la seconde partie du XIXe siècle,
dans un régime particulier de pratiques scientifiques et intellectuelles encore
largement imprégnées des pratiques individuelles et académiques qui se
prolongeaient dans les activités des sociétés savantes. L’organisation de la
production du savoir restait configurée par des activités repérables par la
signature auctoriale. Les nouvelles formalisations du savoir, qui excédaient les
sciences elles-mêmes pour contaminer la société entière s’accompagnaient de
nouvelles divisions sociale, intellectuelle ou pratique du savoir,
caractérisées par la spécialisation des activités, c’est-à-dire à la fois la
fragmentation et la professionnalisation des activités de production et de
diffusion du savoir, mais aussi des activités de gestion, de classement et de
conservation des matériaux produits. On peut penser par exemple à la
généralisation de l’usage de la sténographie comme technique de prise de note
au XIXe siècle, qui émerge dans les milieux du droit et de la
politique à partir de la Révolution française pour se spécialiser, se
professionnaliser et se diffuser parmi les élites intellectuelles avant de se
concentrer dans les activités commerciales.
Ce régime de
pratique est celui de l’écrit, du document manuscrit puis « tapuscrit » ;
de manière différenciée celui aussi de l’imprimé et du livre. De nouveaux
supports éditoriaux : le journal, la revue scientifique concurrencent le
livre. L’industrialisation, en particulier l’industrialisation de l’imprimé,
impose de nouvelles règles et de nouvelles pratiques de classification
documentaire. Les modalités de circulation de la connaissance se transforment.
Une partie de ces activités se diversifient et se professionnalisent.
L’archiviste-paléographe a son Ecole des chartes depuis 1824. Jules Ferry
instaure le diplôme de bibliothécaire en 1879. Dans la première partie du XXe siècle,
ces activités convergent vers une pratique nouvelle : la documentation. La
pratique, comme souvent, précède le concept qui apparaît dans les premières
décennies du XXe siècle. Dans son principe même, la
documentation apparaît comme l’inverse de l’archive. Si celle-ci se fonde sur
la notion de fonds inaliénable, la documentation se conçoit dans le cadre du
dossier ou de la collection qui n’est pas la trace enregistrée d’une activité,
mais la réorganisation et le reclassement de données nées d’une intention
d’information et de connaissance.
Si l’on s’en
tient à un cadre chronologique assez large, on assiste alors à plusieurs
évolutions importantes. L’émergence de la notion de « recherche », de
recherche « collective », « institutionnalisée » se
concrétise avec la création d’un organisme public de financement qui aboutit en
1939 à la création du CNRS. Auparavant, en économie, en sociologie, en sciences
politique, en histoire et ailleurs encore se forment les premiers centres de
recherches qui sont encore essentiellement des centres de documentation :
le Centre de documentation sociale de Célestin Bouglé à l’ENS, en 1925 ;
le Centre international de synthèse d’Henri Berr (1925) ; le Centre de
politique étrangère de C. Bouglé et Sébastien Charléty (1935) ; la
création de l’Office de documentation folklorique aux Arts et traditions
populaires conditionnent dès lors ce que produisent les « chercheurs » :
des données formalisables, cumulables, conservables en tant que telles
[13]
.
Cette
réorganisation du travail scientifique qui affecte plus largement et plus
profondément les sciences et les techniques s’accompagne d’une transformation
des techniques documentaires qui se manifeste en particulier par le passage de
l’inventaire à la bibliographie et à la documentation. En 1934 paraît le Traité
de documentation du belge Paul Otlet, créateur avec Henri Lafontaine de
l’Institut international de bibliographie en 1895
[14]
.
C’est de cet Institut qu’est sorti la Classification décimale universelle
(CDU). Le traité de documentation est sous-titré : le livre sur le livre,
et signifie un nouveau déplacement dans le traitement de l’information
bibliographique : il ne s’agit plus seulement d’organiser le classement
des livres, mais celui de la connaissance elle-même, autrement dit, non plus
seulement les supports de la connaissance, mais ses contenus. Le nouveau
concept de « documentation » avoue son ambition : tracer la « carte
immense des domaines du savoir » qui permet de se repérer et de circuler
dans le livre incommensurable de la connaissance. La bibliothèque elle-même ne
se réduit plus à un conservatoire de l’imprimé, elle devient un institut
central de documentation. C’est dans cette conception utopique de la
documentation comme fragmentation, reclassement, reconfiguration de la carte
des savoirs qui vise à rendre accessible de manière transparente la
connaissance que s’esquisse une définition nouvelle du « document ». Celui-ci
est déjà à sa manière une « dématérialisation » puisque la
connaissance est détachée de ses supports pour être retranscrite, réenregistrée,
reclassée, réordonnée en fonction de ce nouvel ordre du savoir que configure,
virtuellement puisqu’en constant devenir, le « livre universel » de
la science. Ce projet absorbe le livre et l’archive pour les déconstruire et
les démultiplier dans une nouvelle entité : l’information qui remplace le
renseignement
[15]
. La fiche
et le fichier en sont les instruments privilégiés
[16]
.
Ici encore les formes spécifiques des développements documentaires ne doivent
pas occulter l’extension des pratiques : l’espace des bibliothèques et des
savoirs scientifiques ne sont pas les seuls en cause ; ces pratiques
contaminent l’espace du bureau, l’espace administratif, mais aussi le monde
industriel (Otlet développe des systèmes documentaires pour l’industrie
chimique). La fiche devient ainsi un outil inédit de transcription, de gestion
et d’information qui s’insère dans « un système ». L’expression
désigne l’utilisation conjointe de nouveaux supports et formats, de nouvelles
pratiques d’écriture, de nouvelles manières de les conserver, de les classer,
de les trier. Comme le note Delphine Gardey, « l’ère des systèmes »
ouvre un nouveau régime de mise en forme des opérations de production,
duplication, classement, stockage, repérage et indexation des documents écrits,
mais aussi des objets, ou des documents photographiques.
Ces procédés
nouveaux ont des incidences sur les travaux des historiens. Lucien Febvre
imagine avec l’aide d’André Varagnac la création de la Commission des
recherches collectives (organe stratégique de la recherche) dont les travaux s’appuieraient
sur un Office de documentation folklorique. Aussi bien on ne saurait détacher
la notion d’ « outillage mental » cher à L. Febvre de la
panoplie des instruments intellectuels et de leurs formes matérielles et sociales.
Mais les incidences sont paradoxales. Si Langlois et Seignobos avaient déjà « théorisé »
la fiche, un historien comme Marc Bloch organise encore sa documentation sur le
mode de l’archive (cartons, dossiers [ouverts ou fermés], système de
classement, cotes).
3. L’ordre de l’information.
La mise en fiche
sous une forme normalisée, cumulative et illimitée ouvre à un nouveau monde de
désignation du savoir : la donnée, l’information
[17]
.
S’organisent ainsi de nouveaux chemins de la connaissance qui de la fiche comme
technologie de l’écrit et du classement, conduisent aux machines à
statistiques, comme technologie de traitement des données et de l’information,
puis aux ordinateurs
[18]
.
Le rappel de ce chemin n’est pas encore une histoire qu’il m’est impossible de
retracer ici, mais il annonce un nouveau régime, caractérisé par la
numérisation qui engendre une complète redéfinition du document et de l’archive.
Traditionnellement, le document peut se définir comme la matérialisation d’une
inscription sur un support. L’archive, le codex, le livre, la fiche, le fichier
n’en sont que des configurations matérielles et intellectuelles différentes,
plus ou moins manipulables, souples, complètes, ouvertes ou fermées.
La « révolution
numérique » impose une forme radicalement nouvelle d’organisation et de
conception des documents
[19]
.
On retiendra ici deux changements majeurs : la dématérialisation du
document et son éclatement. Les deux ordres précédents n’avaient pas altéré l’unité
du document articulée sur une écriture et un support
[20]
.
C’est d’ailleurs précisément sur cette matérialité de l’information que s’était
fondée une partie de la critique historique qui a ainsi pu s’adapter et rendre
possible l’usage renouvelé de sources inédites. La numérisation rompt ce lien,
car désormais support et inscription sont dissociés ; les supports peuvent
varier et sont reproductibles à l’infini ; l’information, invisible,
renvoie à un système de signes codifiés qui ne sont lisibles et interprétables
que par des machines et des programmes. Le document se redéfinit dans une
équation nouvelle qui associe une structure nouvelle, des algorithmes et des
données.
La description
documentaire prend une importance décisive. Privé de matérialité stable, le
document se trouve également dépossédé de la singularité archivistique que lui
conférait la notion de fonds. L’authentification du document par la forme est
anéantie et devra être garantie par d’autres instruments techniques : le
filigrane informatique, ou organisationnel (tiers archiveurs certifiés). La
stabilité « matérielle » du document demeure très problématique
(normalisations fragiles). La numérisation démultiplie les possibilités de
copies et de variantes, mais elle anéantit la notion d’« exemplaire »
imprimé qui n’a plus de justification technique au profit de la notion de « prototype ».
A cet égard, le document numérique s’apparente plus aux « variantes »
de l’écriture manuscrite, et sa recomposition retrouve les éléments du volumen plutôt que celle du codex. L’unité documentaire s’en trouve également
altérée au profit exclusif des unités d’information, de données, qu’il n’est
possible de lire que par l’intermédiaire de systèmes d’indexation de plus en
plus sophistiqués développés dans des bases de données très complexes.
La redéfinition
en cours du document l’inscrit également dans une nouvelle temporalité, qui est
celui de la réactualisation ou plutôt même d’une effectuation qui se reproduit
à tout instant et qui déplace la forme documentaire de l’auteur vers le
lecteur. La notion classique de l’archive est également remise en cause. Dans
son principe même de rareté d’abord, puisque aujourd’hui l’archive envahit la
société, et contamine les réseaux informatiques pourtant éphémères sous de
nombreuses formes : que ce soit par les « sorties papiers » ou
les « Archives ouvertes » qui ne sont en fait que des collections de
textes numériques. L’archive est touchée sur ses principes fondateurs : la
notion de fonds si importante devient elle-même virtuelle et redonne sa place à
la collection, la notion de cycle de vie de l’archive courante à l’archive
historique est compromise, les outils de classement et de consultation sont
recomposés : l’inventaire cède à l’indexation. Enfin le contenu du
document lui-même est redéfini par une structure d’informations.
En deux siècles,
nous sommes donc passés de la notion d’une archive qui associait support,
inscription, auteur et sens à une structure de données et d’informations
numériques, susceptibles d’êtres reconfigurées à tout moment par le lecteur.
La plupart de
ses transformations affectent les archivistes dans leur pratique quotidienne
mais encore marginalement les historiens
[21]
.
Pourtant sans anticiper les mutations en cours, on peut retenir ici deux
conséquences déjà remarquables. Le document cesse d’être le support matériel de
la preuve et l’expression d’un témoignage, il n’est désormais qu’un des
éléments d’un système diversement complexe d’informations. Ce caractère
nouveau, qui prive également de sens la notion matérielle de fonds d’archives
constitue un défi pour les historiens qui ont à inventer de nouvelles forme d’attestation
documentaire et devront pour y parvenir recourir à de nouvelles techniques de
traitement et de lectures, mais sans doute recourir à de nouvelles médiations
et en particulier être assistés par les informaticiens. Une nouvelle forme de
critique s’impose également pour interpréter des documents disséminés sur de
nombreux supports, sans existence matérielle évidente, et dont chaque
consultation multiplie les variantes possibles. La dématérialisation
démultiplie également les possibilités de lecture et l’historien se trouve
ainsi sommé à inventer de nouvelles formes de lecture, non linéaire, indexée,
séquentielle, voire automatique. L’édition des sources se renouvelle vers une
véritable histoire culturelle des textes. La numérisation ouvre également de
nouvelles perspectives dans la reproduction des documents.
Je voudrais
terminer ces quelques notations par une remarque plus générale. Les effets de
ces transformations ne sont pas d’abord ni seulement épistémologiques, mais
sociaux et économiques. Certaines de ces transformations s’inscrivent dans une
longue durée. En particulier la fragmentation du travail intellectuel qui a
conduit à de nouvelles divisions sociales du travail de collecte, de
classement, d’éditions, de conservation des documents
[22]
.
Au XIXe siècle,
l’archiviste est encore archiviste-paléographe, spécialiste de la conservation
et du déchiffrement des écritures anciennes, aujourd’hui il, ou elle est
archiviste-documentaliste et de plus en plus souvent un, une spécialiste de l’information.
Le divorce entre
archiviste et historien n’est pas complètement prononcé, mais il importe de
prendre conscience que depuis longtemps déjà, les enjeux de l’archivage et de
la documentation dépassent largement les intérêts de la communauté des
historiens. Ces enjeux sont certes culturels, mais ils sont prioritairement
techniques et industriels. Les débats les plus pointus sur l’archive se
développent dans les sciences de la communication, les milieux de l’information
et des ingénieurs de la connaissance. Les malentendus sur la numérisation du
patrimoine culturel, en particulier du livre, attestent bien des enjeux actuels
et futurs de la conservation et de la gestion des patrimoines culturels.
Analyser les enjeux épistémologiques ne doit pas nous faire oublier que les
transformations, en particulier l’émergence brutale et rapide, mais encore
hésitante d’un nouvel ordre documentaire fondé sur l’information est d’abord le
produit de changements sociaux et économiques dans l’organisation des sociétés
modernes ou post-modernes
[23]
.
Bertrand Müller
Université de Genève
[1]
Jean Favier, La
pratique archivistique française, Paris, Archives nationales, 1993 ; Lucie Favier , La mémoire de l'Etat. Histoire des
archives nationales, Paris, Fayard, 2004 ; Beck Friedrich et Henning
Eckart, Die archivalischen Quellen. Eine
Einführuing in ihre Benützung, Weimar, Böhlau, 1994 ; Pomian
Krzysztof, « Les archives », dans Les
Lieux de mémoire, sous la dir. de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1997, p.
3999-4070.
[2]
Bertrand Müller, Des archives en mutation et du
vertige de l'historien. Remarques historiographiques, Etudes et sources.
Revue des Archives fédérales suisses, 27 (2001): 49-64 ; Bruno Delmas et Christine Nougaret, Archives &
Nations dans l'Europe du XIXe siècle, Paris,
Ecole des Chartes, 2004 ; G. Franz Eckhart, Wissenschaftliche Archivarausbildung in Europa, Marburg, Archiv
Schule Marburg, coll. « Marburger Vorträge », 1989.
[3]
Vincent Duclert, Les historiens et les archives, Genèses,
septembre, 36 (1999), p. 132-161 ; Friedrich Beck, Hempel Wolfgang et
Eckart Henning, Archivista docet,
Potsdam, Verlag für Berlin-Brandenburg, coll. « Beiträge zur Archivwissenschaft
und ihres interdisziplinären », Umfelds, 1999 ; Joël Delaine [éd.], Entre histoire et administration; le rôle de
l'archiviste, Paris, Archives nationales, coll. « Archives
contemporaines et histoire ». Journée d'étude de la direction des Archives
de France, Vincennes, 28-29 novembre 1994, 1994.
[4]
Marie-Anne Chabin, Je pense donc j'archive. L'archive dans la société de l'information,
Paris, L'Harmattan, 1999 ; Chabin Marie-Anne, Archiver, et après ?, Paris, Djakarta, 2007.
[5]
Carol Couture, Le concept de document d’archives à
l’aube du troisième
millénaire, Archives, 27, 4 (1996): 3-19 ; Elke Hauschildt et
Diether Degreif, Archive uind die Informationsgesellschaft im nächsten
Jahrtausend, Der Archivar, 54, 2 (2001): 112-119.
[6]
Milad Doueihi, La
grande conversion numérique, Paris, Editions du Seuil, 2008.
[7]
Elsa Hermann, Kartei
und Archiv, Hamburg, Ansporn-Verlag A. Blum, 1931.
[8]
Jean-Yves Rousseau et Carole Couture, Les fondements de la discipline
archivistique, Sainte-Foy, Presses de l'université du Québec, 1994.
[9]
L’Introduction aux études historiques (1897)
de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos en est resté la version la plus
canonique et la plus célèbre.
[10]
De façon générale, cf. Olivier Guyotjeannin, « Les
grandes entreprises européennes d'édition de sources historiques des années
1810 aux années 1860 », dans Archives
& Nations dans l'Europe du XIXe siècle, sous la dir. de
Bruno Delmas, et Christine Nougaret, Paris, Ecole des Chartes, 2004, p.
135-170.
[11]
Jacques Chaumier, Les
techniques documentaires au fil de l'histoire, 1950-2000, Paris, ADBS
Editions, 2002 et surtout Sylvie Fayet-Scribe, Histoire de la documentation en France. Culture, science et technologie
de l'information, 1895-1937, Paris, CNRS Editions, 2000.
[12]
Jacques Le Goff, « Documento/Monumento »,
dans Enciclopaedia Einaudi, 1978.
[13]
Sophie Coeuré, « Les centres de documentation
sociale (1920-1940) », dans Albert
Kahn, réalités d'une utopie, Paris, Musée Albert Kahn, 1995, p. 201-209.
[14]
Paul Otlet, Traité
de documentation. Le livre sur le livre, Bruxelles, Editions Mundaneum,
1989 [1ère éd. 1934] ; Georges Van Slype, « La genèse d’une science de l’information et d’une
documentologie », dans Cent ans de l’Office
international de bibliographie, Mons, Editions du Mundaneum, 1995, p.
161-170 ; Françoise Levie, L’homme qui voulait classer
le monde. Paul Otlet et le Mumdaneum, Bruxelles, Les Impressions nouvelles,
2006.
[15]
Sylvie Fayet-Scribe, Histoire de la documentation en France. Culture, science et technologie
de l’information, 1895-1937, op. cit. ;
Markus Krajewski, Zettelwirtschaft. Die
Geburt der Kartei aus dem Geiste der Bibliothek, Berlin, Kulturverlag
Kadmos, 2001.
[16]
Cornelia Vismann, Akten.
Medientechnik und Recht, Francfort, Fischer Verlag, 2000.
[17]
Roger T. Pédauque, Le
document à la lumière du
numérique, Caen, C&F Edition,
2006.
[18]
Jean-Yves Prax et Simon Larcher, La gestion électronique documentaire, Paris, Dunod, 2004, 3e éd.
[19]
Wolfgang Ernst, Im
Namen von Geschichte: Sammeln – Speichern – (Er)zählen.
Infrastrukturelle Konfigurationen des deutschen Gedächtnisses (1806 bis an die
Grenzen zur mechanischen Datenverarbietung, 1998.
[20]
Konrad Schneider, Das Ende der Aktenzeit? Eine Herausforderung
für die Archive, Der Archivar, 54, 3 (2001): 203-206 ; Walberg
Hartwig, Die Rolle der Archive im
Netzwerk der Informationssysteme, Siegburg, Schmitt, coll. «Vom Findbuch zum
Internet. Erschliessing von Archivgut vor neuen Herausforderungen ».
Referate des 68. Deutschen Archivtags 1997 in Ulm, 1998.
[21]
Etienne Anheim et Olivier Poncet [éd.], Fabrique des archives, fabrique de l’histoire,
Revue de synthèse,
n° 125, 2004.
[22]
Sonia Combe [éd], « L’historien face à l’ordre
informatique. Classification et histoire ». Actes des journées d’études
des 4 et 5 octobre 2005, Nanterre-Université», Matériaux pour l’histoire de notre temps, mai 2006.
Pour citer cet article :
Bertrand Müller, « De l’archive au document. Remarques sur l’évolution des régimes documentaires entre le XIXe et le XXIe siècle » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/B_Muller.html
Auteur : Bertrand Müller
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|