De l’archive au document
Remarques sur l’évolution des régimes documentaires entre le XIXe et le XXIe siècle

 

Ce titre qui indique une transition entre deux états peut paraître paradoxal tant les deux notions qu’il relie paraissent étroitement et presque naturellement associées. L’archive se définit comme un ensemble de documents, et le document comme un support associé à un contenu qui rend possible sa conservation et par conséquent potentiellement son archivage. Pourtant l’évidence du lien n’est pas si ancienne, c’est le XIXe siècle qui les associa, comme il associa dans une relation nouvelle l’archive et l’histoire  [1] . Cette relation s’est développée ensuite sur une division du travail entre l’historien et l’archiviste qui se met en place dans une configuration nouvelle de l’Etat nation, des pratiques du pouvoir, en particulier de la gestion administrative ainsi que de nouvelles modalités de l’écrit et du classement  [2] . Une répartition des tâches attribue à l’un la gestion de la conservation des traces matérielles de l’administration publique, à l’autre le devoir de transformer ce matériau en mémoire nationale. Gardien du temps et du temple, l’archiviste partageait ainsi avec l’historien la gestion du passé et sa transmission [3] .

Aujourd’hui cette relation qui ne fut pas toujours tranquille paraît plus problématique, moins évidente. Il y a bien sûr le débat important et grave de l’accès aux archives, en France au moins, ou le contrôle des traces du passé ne cesse d’exciter les susceptibilités d’un pouvoir peu sûr de son avenir comme de son passé. Mais il y a aussi d’autres bouleversements qui remettent en cause cette relation, et qui affectent la conception de l’archive dans les sociétés actuelles. La numérisation documentaire confronte l’archive à des transformations non seulement matérielles, mais aussi conceptuelles, de grande ampleur  [4] .

Il n’est sans doute pas exagéré de parler de « révolution » ou en tout cas de mutation fondamentale d’un régime archivistique qui accompagne d’ailleurs la bascule d’un ordre ancien de l’imprimé vers un ordre nouveau du numérique. Ce basculement remet en cause notamment la notion de document  [5] . Toutefois, contrairement à une vision superficiellement rétroactive, ce changement ne s’est pas opéré simplement de l’imprimé au numérique malgré la violence, l’ampleur et la rapidité des transformations récentes  [6] .

Depuis le début du XIXe siècle on a assisté, me semble-t-il, à trois régimes documentaires : le premier que je caractériserai comme un régime archivistique, se fonde sur l’écrit et en partie sur l’imprimé. Il prend des formes nouvelles avec la création des archives nationales, l’autonomisation de l’histoire et la professionnalisation d’une filière archivistique.

Au début du XXe siècle, s’affirme un nouveau régime : celui de la documentation. Il est lié à l’industrialisation, à la multiplication de l’écrit et de l’imprimé. La notion de documentation se crée d’ailleurs dans les années 1920 pendant lesquelles des centres de documentation scientifique, administrative, mais aussi industrielle se créent et prolifèrent  [7] .

Enfin, à partir des années 1970 et surtout les années 1980, la numérisation et surtout Internet bousculent les ordres anciens, les transforment sans les anéantir cependant.

Je voudrais insister ici sur quelques unes des pratiques caractéristiques liées à chacun de ces ordres. J’en retiendrai également trois aspects : la relation au temps, la mémoire matérielle, le document.

 

1. L’ordre de l’archive

Dans sa conception ancienne, l’archive est selon la jolie expression de Michel de Certeau «  perversion du temps » : contrairement aux apparences, l’archive ne conservait pas le passé, mais le présent, un présent actualisé et continué par la présence matérielle des actes conservés signifiant et attestant la légitimité du pouvoir. La rupture révolutionnaire et l’effondrement de l’Ancien Régime inverse ce rapport au temps et « historicise » l’archive. Désormais apparaît une différence entre archives administratives dont la finalité demeurait la gestion de la nation et les archives historiques offertes à l’intelligence de la connaissance historique. Cette transformation s’inscrit dans un nouveau régime d’historicité qui déplace les rapports entre passé, présent et futur. L’archiviste travaille pour le futur : il a pour tâche de sélectionner les traces d’un passé digne d’avenir alors que l’historien, qui sait son œuvre éphémère, glorifie le présent en exaltant le passé. Dans le passé l’un et l’autre font leur marché, mais l’un choisit pour mieux conserver alors que l’autre rêve de tout conserver pour ne rien oublier. Pour régler les tensions inévitables entre les producteurs de documents et les historiens, les archivistes ont mis au point un instrument simple, mais très efficace : la théorie des trois âges qui permet de distinguer des états successifs de l’archivage, en fait, les étapes de la transformation du document en archive : archives courantes (« current archives », archives actives) ; archives intermédiaires (archives semi-actives) et archives historiques (archives définitives)  [8] . Les archivistes non seulement se dotaient ainsi d’un instrument plus efficace, mais élargissaient du même coup leur pouvoir sur la définition et la sélection des documents, augmentant leur action au sein même des administrations (calendriers de conservation, « control schedule »). L’opération archivistique, d’un point de vue documentaire, est bien une opération de raréfaction avant d’être une opération de conservation : elle raréfie non seulement les documents, mais les utilisateurs (lois d’accès) moins nombreux et différents. Car contrairement aux fantasmes des historiens qui voudraient tout conserver, l’obsession des archivistes est de conserver non le moins, mais le nécessaire et le plus significatif, qui sera soumis à la lecture du plus grand nombre en fonction de lois particulières. Conserver, ce n’est donc pas accumuler, mais sélectionner par le biais d’une série d’opérations délicates.

La mise en archive est une opération qui déplace, réorganise, transforme le statut et l’usage du document pour l’inscrire dans un ordre matériel, juridique, sémantique différent : l’archive. Cette opération n’est pas simplement technique, elle est une opération de « construction de catégories » qui redéfinit le document et lui affecte des coordonnées dans des séries, des fonds, inaliénables en principe, des lieux, qui sont autant de marqueurs indissociables ensuite du document. Aussi bien ici, faut-il envisager l’archive non pas dans la généralisation extrême qu’on lui attribue abusivement, mais dans le sens plus restreint que lui a conféré une pratique professionnelle spécifique. En particulier, le document est ici traité selon son statut qui l’a orienté dans des systèmes de conservation différents et complémentaires : l’écrit sous ses formes diverses, mais non multipliées, dans les archives ; l’écrit sous ses formes imprimées, éditées, dans les bibliothèques ; les objets ou les artefacts de toute nature, dans les musées.

Ce régime archivistique a conditionné le travail des historiens. A la fin du XIXe siècle notamment alors que la discipline historique s’impose dans l’université française, c’est aussi un rapport singulier au document d’archive qui est valorisé par la médiation de la méthode critique, synonyme alors de méthode historique  [9] . Analyse documentaire et interprétation des faits se combinent selon des règles rigoureuses et la publication des sources (désormais Documents et non plus Monuments de l’histoire de France) se développe en vastes entreprises spécifiques sur le modèle des Monumenta Germaniae Historica  [10] .

 

2. L’ordre de la documentation [11] .

Ce modèle historiographique semblait tracer un lien impérieux entre le document et l’histoire. Les choses sont évidemment moins simples et moins univoques. L’émergence des sciences sociales à la fin du XIXe siècle bouscule les traditions historiographiques bien établies. De ses nouvelles liaisons dangereuses, l’histoire se débarrasse un peu de son arrogante innocence méthodologique et complexifie sa relation au document, en particulier enrichit largement au-delà de l’archive sa quête des traces du passé. On a beaucoup glosé sur ces renouveaux, ruptures, révolutions historiographiques, mais on a peut-être moins vu que cette « révolution documentaire  [12]  » (Jacques Le Goff) ouvrait non seulement le domaine archivistique, mais s’inscrivait dans un basculement de régime documentaire.

La « recherche » dans les sciences sociales s’est inscrite à partir de la seconde partie du XIXe siècle, dans un régime particulier de pratiques scientifiques et intellectuelles encore largement imprégnées des pratiques individuelles et académiques qui se prolongeaient dans les activités des sociétés savantes. L’organisation de la production du savoir restait configurée par des activités repérables par la signature auctoriale. Les nouvelles formalisations du savoir, qui excédaient les sciences elles-mêmes pour contaminer la société entière s’accompagnaient de nouvelles divisions sociale, intellectuelle ou pratique du savoir, caractérisées par la spécialisation des activités, c’est-à-dire à la fois la fragmentation et la professionnalisation des activités de production et de diffusion du savoir, mais aussi des activités de gestion, de classement et de conservation des matériaux produits. On peut penser par exemple à la généralisation de l’usage de la sténographie comme technique de prise de note au XIXe siècle, qui émerge dans les milieux du droit et de la politique à partir de la Révolution française pour se spécialiser, se professionnaliser et se diffuser parmi les élites intellectuelles avant de se concentrer dans les activités commerciales.

Ce régime de pratique est celui de l’écrit, du document manuscrit puis « tapuscrit » ; de manière différenciée celui aussi de l’imprimé et du livre. De nouveaux supports éditoriaux : le journal, la revue scientifique concurrencent le livre. L’industrialisation, en particulier l’industrialisation de l’imprimé, impose de nouvelles règles et de nouvelles pratiques de classification documentaire. Les modalités de circulation de la connaissance se transforment. Une partie de ces activités se diversifient et se professionnalisent. L’archiviste-paléographe a son Ecole des chartes depuis 1824. Jules Ferry instaure le diplôme de bibliothécaire en 1879. Dans la première partie du XXe siècle, ces activités convergent vers une pratique nouvelle : la documentation. La pratique, comme souvent, précède le concept qui apparaît dans les premières décennies du XXe siècle. Dans son principe même, la documentation apparaît comme l’inverse de l’archive. Si celle-ci se fonde sur la notion de fonds inaliénable, la documentation se conçoit dans le cadre du dossier ou de la collection qui n’est pas la trace enregistrée d’une activité, mais la réorganisation et le reclassement de données nées d’une intention d’information et de connaissance.

Si l’on s’en tient à un cadre chronologique assez large, on assiste alors à plusieurs évolutions importantes. L’émergence de la notion de « recherche », de recherche « collective », « institutionnalisée » se concrétise avec la création d’un organisme public de financement qui aboutit en 1939 à la création du CNRS. Auparavant, en économie, en sociologie, en sciences politique, en histoire et ailleurs encore se forment les premiers centres de recherches qui sont encore essentiellement des centres de documentation : le Centre de documentation sociale de Célestin Bouglé à l’ENS, en 1925 ; le Centre international de synthèse d’Henri Berr (1925) ; le Centre de politique étrangère de C. Bouglé et Sébastien Charléty (1935) ; la création de l’Office de documentation folklorique aux Arts et traditions populaires conditionnent dès lors ce que produisent les « chercheurs » : des données formalisables, cumulables, conservables en tant que telles [13] .

Cette réorganisation du travail scientifique qui affecte plus largement et plus profondément les sciences et les techniques s’accompagne d’une transformation des techniques documentaires qui se manifeste en particulier par le passage de l’inventaire à la bibliographie et à la documentation. En 1934 paraît le Traité de documentation du belge Paul Otlet, créateur avec Henri Lafontaine de l’Institut international de bibliographie en 1895  [14] . C’est de cet Institut qu’est sorti la Classification décimale universelle (CDU). Le traité de documentation est sous-titré : le livre sur le livre, et signifie un nouveau déplacement dans le traitement de l’information bibliographique : il ne s’agit plus seulement d’organiser le classement des livres, mais celui de la connaissance elle-même, autrement dit, non plus seulement les supports de la connaissance, mais ses contenus. Le nouveau concept de « documentation » avoue son ambition : tracer la « carte immense des domaines du savoir » qui permet de se repérer et de circuler dans le livre incommensurable de la connaissance. La bibliothèque elle-même ne se réduit plus à un conservatoire de l’imprimé, elle devient un institut central de documentation. C’est dans cette conception utopique de la documentation comme fragmentation, reclassement, reconfiguration de la carte des savoirs qui vise à rendre accessible de manière transparente la connaissance que s’esquisse une définition nouvelle du « document ». Celui-ci est déjà à sa manière une « dématérialisation » puisque la connaissance est détachée de ses supports pour être retranscrite, réenregistrée, reclassée, réordonnée en fonction de ce nouvel ordre du savoir que configure, virtuellement puisqu’en constant devenir, le « livre universel » de la science. Ce projet absorbe le livre et l’archive pour les déconstruire et les démultiplier dans une nouvelle entité : l’information qui remplace le renseignement  [15] . La fiche et le fichier en sont les instruments privilégiés  [16] . Ici encore les formes spécifiques des développements documentaires ne doivent pas occulter l’extension des pratiques : l’espace des bibliothèques et des savoirs scientifiques ne sont pas les seuls en cause ; ces pratiques contaminent l’espace du bureau, l’espace administratif, mais aussi le monde industriel (Otlet développe des systèmes documentaires pour l’industrie chimique). La fiche devient ainsi un outil inédit de transcription, de gestion et d’information qui s’insère dans « un système ». L’expression désigne l’utilisation conjointe de nouveaux supports et formats, de nouvelles pratiques d’écriture, de nouvelles manières de les conserver, de les classer, de les trier. Comme le note Delphine Gardey, « l’ère des systèmes » ouvre un nouveau régime de mise en forme des opérations de production, duplication, classement, stockage, repérage et indexation des documents écrits, mais aussi des objets, ou des documents photographiques.

Ces procédés nouveaux ont des incidences sur les travaux des historiens. Lucien Febvre imagine avec l’aide d’André Varagnac la création de la Commission des recherches collectives (organe stratégique de la recherche) dont les travaux s’appuieraient sur un Office de documentation folklorique. Aussi bien on ne saurait détacher la notion d’ « outillage mental » cher à L. Febvre de la panoplie des instruments intellectuels et de leurs formes matérielles et sociales. Mais les incidences sont paradoxales. Si Langlois et Seignobos avaient déjà « théorisé » la fiche, un historien comme Marc Bloch organise encore sa documentation sur le mode de l’archive (cartons, dossiers [ouverts ou fermés], système de classement, cotes).

 

3. L’ordre de l’information.

La mise en fiche sous une forme normalisée, cumulative et illimitée ouvre à un nouveau monde de désignation du savoir : la donnée, l’information  [17] . S’organisent ainsi de nouveaux chemins de la connaissance qui de la fiche comme technologie de l’écrit et du classement, conduisent aux machines à statistiques, comme technologie de traitement des données et de l’information, puis aux ordinateurs  [18] . Le rappel de ce chemin n’est pas encore une histoire qu’il m’est impossible de retracer ici, mais il annonce un nouveau régime, caractérisé par la numérisation qui engendre une complète redéfinition du document et de l’archive. Traditionnellement, le document peut se définir comme la matérialisation d’une inscription sur un support. L’archive, le codex, le livre, la fiche, le fichier n’en sont que des configurations matérielles et intellectuelles différentes, plus ou moins manipulables, souples, complètes, ouvertes ou fermées.

La « révolution numérique » impose une forme radicalement nouvelle d’organisation et de conception des documents  [19] . On retiendra ici deux changements majeurs : la dématérialisation du document et son éclatement. Les deux ordres précédents n’avaient pas altéré l’unité du document articulée sur une écriture et un support  [20] . C’est d’ailleurs précisément sur cette matérialité de l’information que s’était fondée une partie de la critique historique qui a ainsi pu s’adapter et rendre possible l’usage renouvelé de sources inédites. La numérisation rompt ce lien, car désormais support et inscription sont dissociés ; les supports peuvent varier et sont reproductibles à l’infini ; l’information, invisible, renvoie à un système de signes codifiés qui ne sont lisibles et interprétables que par des machines et des programmes. Le document se redéfinit dans une équation nouvelle qui associe une structure nouvelle, des algorithmes et des données.

La description documentaire prend une importance décisive. Privé de matérialité stable, le document se trouve également dépossédé de la singularité archivistique que lui conférait la notion de fonds. L’authentification du document par la forme est anéantie et devra être garantie par d’autres instruments techniques : le filigrane informatique, ou organisationnel (tiers archiveurs certifiés). La stabilité « matérielle » du document demeure très problématique (normalisations fragiles). La numérisation démultiplie les possibilités de copies et de variantes, mais elle anéantit la notion d’« exemplaire » imprimé qui n’a plus de justification technique au profit de la notion de « prototype ». A cet égard, le document numérique s’apparente plus aux « variantes » de l’écriture manuscrite, et sa recomposition retrouve les éléments du volumen plutôt que celle du codex. L’unité documentaire s’en trouve également altérée au profit exclusif des unités d’information, de données, qu’il n’est possible de lire que par l’intermédiaire de systèmes d’indexation de plus en plus sophistiqués développés dans des bases de données très complexes.

La redéfinition en cours du document l’inscrit également dans une nouvelle temporalité, qui est celui de la réactualisation ou plutôt même d’une effectuation qui se reproduit à tout instant et qui déplace la forme documentaire de l’auteur vers le lecteur. La notion classique de l’archive est également remise en cause. Dans son principe même de rareté d’abord, puisque aujourd’hui l’archive envahit la société, et contamine les réseaux informatiques pourtant éphémères sous de nombreuses formes : que ce soit par les « sorties papiers » ou les « Archives ouvertes » qui ne sont en fait que des collections de textes numériques. L’archive est touchée sur ses principes fondateurs : la notion de fonds si importante devient elle-même virtuelle et redonne sa place à la collection, la notion de cycle de vie de l’archive courante à l’archive historique est compromise, les outils de classement et de consultation sont recomposés : l’inventaire cède à l’indexation. Enfin le contenu du document lui-même est redéfini par une structure d’informations.

En deux siècles, nous sommes donc passés de la notion d’une archive qui associait support, inscription, auteur et sens à une structure de données et d’informations numériques, susceptibles d’êtres reconfigurées à tout moment par le lecteur.

La plupart de ses transformations affectent les archivistes dans leur pratique quotidienne mais encore marginalement les historiens  [21] . Pourtant sans anticiper les mutations en cours, on peut retenir ici deux conséquences déjà remarquables. Le document cesse d’être le support matériel de la preuve et l’expression d’un témoignage, il n’est désormais qu’un des éléments d’un système diversement complexe d’informations. Ce caractère nouveau, qui prive également de sens la notion matérielle de fonds d’archives constitue un défi pour les historiens qui ont à inventer de nouvelles forme d’attestation documentaire et devront pour y parvenir recourir à de nouvelles techniques de traitement et de lectures, mais sans doute recourir à de nouvelles médiations et en particulier être assistés par les informaticiens. Une nouvelle forme de critique s’impose également pour interpréter des documents disséminés sur de nombreux supports, sans existence matérielle évidente, et dont chaque consultation multiplie les variantes possibles. La dématérialisation démultiplie également les possibilités de lecture et l’historien se trouve ainsi sommé à inventer de nouvelles formes de lecture, non linéaire, indexée, séquentielle, voire automatique. L’édition des sources se renouvelle vers une véritable histoire culturelle des textes. La numérisation ouvre également de nouvelles perspectives dans la reproduction des documents.

 

Je voudrais terminer ces quelques notations par une remarque plus générale. Les effets de ces transformations ne sont pas d’abord ni seulement épistémologiques, mais sociaux et économiques. Certaines de ces transformations s’inscrivent dans une longue durée. En particulier la fragmentation du travail intellectuel qui a conduit à de nouvelles divisions sociales du travail de collecte, de classement, d’éditions, de conservation des documents  [22] .

Au XIXe siècle, l’archiviste est encore archiviste-paléographe, spécialiste de la conservation et du déchiffrement des écritures anciennes, aujourd’hui il, ou elle est archiviste-documentaliste et de plus en plus souvent un, une spécialiste de l’information.

Le divorce entre archiviste et historien n’est pas complètement prononcé, mais il importe de prendre conscience que depuis longtemps déjà, les enjeux de l’archivage et de la documentation dépassent largement les intérêts de la communauté des historiens. Ces enjeux sont certes culturels, mais ils sont prioritairement techniques et industriels. Les débats les plus pointus sur l’archive se développent dans les sciences de la communication, les milieux de l’information et des ingénieurs de la connaissance. Les malentendus sur la numérisation du patrimoine culturel, en particulier du livre, attestent bien des enjeux actuels et futurs de la conservation et de la gestion des patrimoines culturels. Analyser les enjeux épistémologiques ne doit pas nous faire oublier que les transformations, en particulier l’émergence brutale et rapide, mais encore hésitante d’un nouvel ordre documentaire fondé sur l’information est d’abord le produit de changements sociaux et économiques dans l’organisation des sociétés modernes ou post-modernes  [23] .

Bertrand Müller
Université de Genève


[1] Jean Favier, La pratique archivistique française, Paris, Archives nationales, 1993 ; Lucie Favier , La mémoire de l'Etat. Histoire des archives nationales, Paris, Fayard, 2004 ; Beck Friedrich et Henning Eckart, Die archivalischen Quellen. Eine Einführuing in ihre Benützung, Weimar, Böhlau, 1994 ; Pomian Krzysztof, « Les archives », dans Les Lieux de mémoire, sous la dir. de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1997, p. 3999-4070.
[2] Bertrand Müller, Des archives en mutation et du vertige de l'historien. Remarques historiographiques, Etudes et sources. Revue des Archives fédérales suisses, 27 (2001): 49-64 ; Bruno Delmas et Christine Nougaret, Archives & Nations dans l'Europe du XIXe siècle, Paris, Ecole des Chartes, 2004 ; G. Franz Eckhart, Wissenschaftliche Archivarausbildung in Europa, Marburg, Archiv Schule Marburg, coll. « Marburger Vorträge », 1989.
[3] Vincent Duclert, Les historiens et les archives, Genèses, septembre, 36 (1999), p. 132-161 ; Friedrich Beck, Hempel Wolfgang et Eckart Henning, Archivista docet, Potsdam, Verlag für Berlin-Brandenburg, coll. « Beiträge zur Archivwissenschaft und ihres interdisziplinären », Umfelds, 1999 ; Joël Delaine [éd.], Entre histoire et administration; le rôle de l'archiviste, Paris, Archives nationales, coll. « Archives contemporaines et histoire ». Journée d'étude de la direction des Archives de France, Vincennes, 28-29 novembre 1994, 1994.
[4] Marie-Anne Chabin, Je pense donc j'archive. L'archive dans la société de l'information, Paris, L'Harmattan, 1999 ; Chabin Marie-Anne, Archiver, et après ?, Paris, Djakarta, 2007.
[5] Carol Couture, Le concept de document d’archives à l’aube du troisième millénaire, Archives, 27, 4 (1996): 3-19 ; Elke Hauschildt et Diether Degreif, Archive uind die Informationsgesellschaft im nächsten Jahrtausend, Der Archivar, 54, 2 (2001): 112-119.
[6] Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Paris, Editions du Seuil, 2008.
[7] Elsa Hermann, Kartei und Archiv, Hamburg, Ansporn-Verlag A. Blum, 1931.
[8] Jean-Yves Rousseau et Carole Couture, Les fondements de la discipline archivistique, Sainte-Foy, Presses de l'université du Québec, 1994.
[9] L’Introduction aux études historiques (1897) de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos en est resté la version la plus canonique et la plus célèbre.
[10] De façon générale, cf. Olivier Guyotjeannin, « Les grandes entreprises européennes d'édition de sources historiques des années 1810 aux années 1860 », dans Archives & Nations dans l'Europe du XIXe siècle, sous la dir. de Bruno Delmas, et Christine Nougaret, Paris, Ecole des Chartes, 2004, p. 135-170.
[11] Jacques Chaumier, Les techniques documentaires au fil de l'histoire, 1950-2000, Paris, ADBS Editions, 2002 et surtout Sylvie Fayet-Scribe, Histoire de la documentation en France. Culture, science et technologie de l'information, 1895-1937, Paris, CNRS Editions, 2000.
[12] Jacques Le Goff, « Documento/Monumento », dans Enciclopaedia Einaudi, 1978.
[13] Sophie Coeuré, « Les centres de documentation sociale (1920-1940) », dans Albert Kahn, réalités d'une utopie, Paris, Musée Albert Kahn, 1995, p. 201-209.
[14] Paul Otlet, Traité de documentation. Le livre sur le livre, Bruxelles, Editions Mundaneum, 1989 [1ère éd. 1934] ; Georges Van Slype, « La genèse d’une science de l’information et d’une documentologie », dans Cent ans de l’Office international de bibliographie, Mons, Editions du Mundaneum, 1995, p. 161-170 ; Françoise Levie, L’homme qui voulait classer le monde. Paul Otlet et le Mumdaneum, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006.
[15] Sylvie Fayet-Scribe, Histoire de la documentation en France. Culture, science et technologie de l’information, 1895-1937, op. cit. ; Markus Krajewski, Zettelwirtschaft. Die Geburt der Kartei aus dem Geiste der Bibliothek, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2001.
[16] Cornelia Vismann, Akten. Medientechnik und Recht, Francfort, Fischer Verlag, 2000.
[17] Roger T. Pédauque, Le document à la lumière du numérique, Caen, C&F Edition, 2006.
[18] Jean-Yves Prax et Simon Larcher, La gestion électronique documentaire, Paris, Dunod, 2004, 3e éd.
[19] Wolfgang Ernst, Im Namen von Geschichte: Sammeln – Speichern – (Er)zählen. Infrastrukturelle Konfigurationen des deutschen Gedächtnisses (1806 bis an die Grenzen zur mechanischen Datenverarbietung, 1998.
[20] Konrad Schneider, Das Ende der Aktenzeit? Eine Herausforderung für die Archive, Der Archivar, 54, 3 (2001): 203-206 ; Walberg Hartwig, Die Rolle der Archive im Netzwerk der Informationssysteme, Siegburg, Schmitt, coll. «Vom Findbuch zum Internet. Erschliessing von Archivgut vor neuen Herausforderungen ». Referate des 68. Deutschen Archivtags 1997 in Ulm, 1998.
[21] Etienne Anheim et Olivier Poncet [éd.], Fabrique des archives, fabrique de l’histoire, Revue de synthèse, n° 125, 2004.
[22] Sonia Combe [éd], « L’historien face à l’ordre informatique. Classification et histoire ». Actes des journées d’études des 4 et 5 octobre 2005, Nanterre-Université», Matériaux pour l’histoire de notre temps, mai 2006.
[23] Wolfgang Ernst, Das Rumoren der Archive. Ordnung aus Unordnung, Berlin, Neue Verlag Berlin, 2002.


Pour citer cet article :
Bertrand Müller, « De l’archive au document. Remarques sur l’évolution des régimes documentaires entre le XIXe et le XXIe siècle » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/B_Muller.html
Auteur : Bertrand Müller
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.

 


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