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vignette écrire des vies Ecrire des vies, biographie et mouvement ouvrier, XIXe-XXe siècles
Serge Wolikow avec la collaboration de Thomas Bouchet et Jean Vigreux, Dijon, EUD, 1994, Cahiers de l'IHC n° 1, 128 p., 12,20 €.


AVANT-PROPOS

Associer histoire du mouvement ouvrier et approche biographique peut sembler insolite. Combiner le collectif et l'individuel, n'est-ce pas tout simplement sacrifier à la mode en célébrant le rôle des “ acteurs ” contre celui des organisations et de leurs militants ? Le “ retour de la biographie ” a-t-il submergé toute l'histoire du mouvement ouvrier, même dans ses dimensions politiques et idéologiques ?

L'indéniable fortune éditoriale du récit biographique concerne à part entière l'histoire du mouvement ouvrier. Consacrer l'écriture historique à des figures individuelles est un moyen de diffuser la connaissance historique et de la rendre accessible à un assez large public. Le développement de la collection “ la part des hommes  [1]  ” qui publie des récits biographiques centrés sur des personnalités du mouvement ouvrier, et l'importante audience du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier expriment cet intérêt du public pour la démarche biographique. Celle-ci n'est pas nouvelle : elle a aujourd'hui plus de trente ans, comme le colloque international dédié à l'aventure du dictionnaire engagé par Jean Maitron l'a opportunément rappelé  [2] . Dans ce domaine de l'histoire, des études biographiques ont représenté une dimension de l'activité de recherche bien avant que le succès de “ la méthode biographique  [3]  ” s'affirme dans les sciences sociales et leurs productions éditoriales, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt.

L'essor conjoint du récit biographique et de la “ méthode ” biographique  [4] n’a pas échappé aux modes idéologiques qui, après avoir attiré l’attention sur le poids des structures et des déterminations inconscientes, ont promu l’étude de l'acteur et de ses représentations. Le discrédit pour une histoire politique générale conduisait à la valorisation du récit biographique, comme si l'individuel, à la différence du collectif, était le domaine de la transparence du sens. “ L'illusion biographique ”, vigoureusement dénoncée par Pierre Bourdieu  [5] , a sans doute moins touché l'histoire du mouvement ouvrier que d'autres domaines de l'histoire et des sciences sociales. Entre autres raisons, il faut certainement y voir l'effet conjoint d'une réflexion critique menée tant par des historiens que par leur public. Pour les uns comme pour les autres se combinent la réaction contre les “ aventures ” des cultes de la personnalité dans le mouvement ouvrier et le désir d’étudier prioritairement des militants peu connus ou anonymes.

Ainsi, de longue date, l'“ approche biographique ” est autre chose qu'une méthode. Celle-ci d’ailleurs, très souvent associée à l'entretien oral, voire au récit de vie, n'est pour l'historien qu'une démarche parmi d'autres. Il est certain que pour les périodes les plus récentes, et notamment le temps présent, elle occupe une place essentielle. Le témoignage et l'entretien permettent de constituer des sources d'une exceptionnelle richesse, à condition d'en maîtriser clairement l'élaboration et la restitution. Elles offrent en effet un moyen précieux pour l'étude des processus subjectifs. Mais ces méthodes, centrées sur le recueil de la subjectivité individuelle, ne résument pas l'approche biographique. Celle-ci s'intéresse aux individus, non comme à des acteurs situés hors du champ social et politique, mais comme à des sujets sociaux dont l'existence et l'activité sont inséparables des relations qu'ils entretiennent avec différents milieux dans lesquels ils sont insérés, que ce soit l'espace familial, celui du travail ou de la cité…

Loin de s'opposer à l'histoire sociale, l'approche biographique ainsi entendue peut devenir un moyen de la développer. La biographie collective, fondée sur la mise en évidence de phénomènes sociaux construits à partir d'observations faites à l’échelle des individus, en est l'expression scientifique la plus manifeste. Il est vrai que cette conception de l'approche biographique, résolument soucieuse de l'étude des processus sociaux, n'est pas unanimement partagée. Ainsi la vogue du récit biographique n'est pas exempte d'une dimension régressive dans la mesure où l'écriture, fortement marquée par les effets littéraires, permet souvent à l'auteur d'échapper au cahier des charges de tout travail scientifique — entre autres, une production de connaissances vérifiables et un recours à des notions ou à des concepts dont l'usage soit suffisamment défini pour permettre la discussion des interprétations proposées.

L'écriture biographique n'est pas seulement la mise en forme d'un savoir historique déjà constitué : elle est inséparable d’un travail d'investigation qui emprunte différentes voies pour traiter des phénomènes sociaux cristallisés au plan individuel. Partir de l'individu ne signifie pas croire que la société ou les processus politiques résultent d'une addition d'actes individuels. L'approche biographique en histoire est d'abord une lecture du social à hauteur des individus, sans qu’ils soient pour autant considérés comme des monades. Les singularités et la spécificité irréductibles de chaque individu n'empêchent pas que l'individualité puisse constituer une forme sociale.

La biographie désigne donc un intérêt plus qu'elle ne construit un seul et même objet d'étude. En fait, des préoccupations différentes, concurrentes ou complémentaires, peuvent induire des démarches scientifiques elles-mêmes très différentes. Le projet d'une histoire totale à l’échelle de l’individu semble aussi vain qu'à celle des groupes sociaux ou d'une formation sociale. Les paramètres constitutifs de la personnalité individuelle ne sont pas moins nombreux que ceux qui sont mis en oeuvre à d'autres échelles. L'approche biographique ne se confond donc pas avec le récit biographique. Loin de lisser la variété des diverses interrogations, elle permet leur mise en évidence. Mais elle ne saurait éviter de les hiérarchiser en fonction de l'interrogation majeure qui structure l'ensemble du questionnement. Ainsi une réflexion sur la nature du militantisme est-elle centrale pour comprendre la logique du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, tandis que les recherches sur les universitaires placent au cœur des interrogations la question de leur statut socioprofessionnel et de leur univers culturel  [6] . Cette déconstruction du récit biographique au profit d'approches diversifiées qui valorisent la variété des sources apparaît indispensable et préalable à des synthèses partielles.

 

 

L'étude prosopographique du militantisme est aujourd'hui une des nombreuses approches biographiques qu’abordent Thomas Bouchet et Jean Vigreux dans leur inventaire bibliographique. Elle fournit des éléments de connaissance essentiels à l'histoire du mouvement ouvrier. Les réflexions de Claude Pennetier permettent également d'aborder la diversité des approches biographiques — de la biographie collective, déjà ancienne mais en plein essor, jusqu’à la biographie individuelle dont l'usage dans l'histoire du mouvement ouvrier connaît un développement prometteur.

On peut en prendre la mesure par la lecture des contributions de Thomas Bouchet, Michel Cordillot, Maurice Carrez et Jean Vigreux. Leurs recherches, dont ces textes évoquent certains aspects, s'inscrivent dans un programme d'étude engagé sur l'histoire longue de l'internationalisme ouvrier européen. Leur contexte chronologique — la longue durée séculaire — et géographique — l'espace européen — justifient cette diversité et cette complémentarité d’approches. Trois d'entre elles ont en commun d'envisager des figures de dirigeants du mouvement ouvrier (Benoît Malon, Otto Wilhelm Kuusinen et Waldeck Rochet). Cette démarche requiert l'usage des méthodes élaborées pour les militants, mais permet également de les développer en raison de la plus grande diversité relative des sources disponibles, dès lors qu'on aborde des individus de plus grande notoriété que la moyenne des militants. Ces textes, eux-mêmes aussi divers que les cas qu'ils étudient, méritent d'être regroupés car ils posent entre autres le problème, crucial dans l'histoire du mouvement ouvrier, des relations de ces dirigeants avec leur organisation et les mouvements sociaux. Leur individualité, beaucoup plus difficile à cerner que celle des autres personnalités du monde politique, semble entièrement absorbée par leur activité dans l'organisation dont ils sont issus. Les discours institutionnels sur leur dévouement, ou même les souvenirs des militants sur leur abnégation, n'expriment pas la complexité de leur activité. Pour la comprendre, il faut la scruter grâce à des sources hétérogènes, aussi bien privée que publiques, qui éclairent par touches successives la dimension subjective de leur activité. L'approche biographique individuelle ainsi mise en œuvre permet notamment de mettre en évidence la part de leur culture politique dans leur activité décisionnelle. Pour la quatrième étude (Victor Prospert), la difficulté est d’une autre nature : il s’agit de mettre en place la biographie d’un individu dont le militantisme s’inscrit dans l’histoire du mouvement ouvrier, mais dont l’anonymat témoigne d’un net décalage avec les structures politiques et sociales les plus porteuses. Ses apparitions ponctuelles au devant de la scène laissent dans l’ombre des pans entiers de sa personnalité et de son action.

Cette publication, la première d'une série qui présentera les recherches en cours à l'Institut d'Histoire Contemporaine de Dijon, n'aurait pas été possible sans la précieuse collaboration de Rosine Fry qui a suivi la réalisation du volume tout au long de sa maturation. Quant à l’orientation bibliographique, elle doit beaucoup aux informations apportées par Philippe Poirrier ; qu'il en soit ici vivement remercié.

Serge Wolikow
Université de Bourgogne



[1] . Aux Éditions de l’Atelier.

[2] . “ Les dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier, lectures, exploitations, apports à l’historiographie ”, Paris, 22-23-24 novembre 1993. Pour plus de détails, se reporter à l’orientation bibliographique.

[3] Peneff (Jean), La méthode biographique. De l’École de Chicago à l’histoire orale, Paris, Colin, 1990, 144 p.

[4] . Sur ce point voir Pudal (Bernard), “ Du biographique entre “science” et “fiction” ”, in Berlivet (Luc), Collovald (Annie), Sawicki (Frédéric) (coord.), “ La biographie. Usages scientifiques et sociaux ”. Politix, n° 27, 3e trimestre 1994.

[5] Bourdieu (Pierre), “ L’illusion biographique ”, Actes de la recherche en sciences sociales,  n° 62-63, juin 1986, p. 69-72.

[6] Charle (Christophe), La République des universitaires, Paris , Seuil, 1994.

 

 


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