AVANT-PROPOS
Associer histoire du mouvement
ouvrier et approche biographique peut sembler insolite. Combiner le
collectif et l'individuel, n'est-ce pas tout simplement sacrifier à
la mode en célébrant le rôle des “ acteurs ” contre celui des organisations et
de leurs militants ? Le “ retour de la biographie ” a-t-il submergé toute l'histoire
du mouvement ouvrier, même dans ses dimensions politiques et idéologiques ?
L'indéniable fortune éditoriale
du récit biographique concerne à part entière l'histoire
du mouvement ouvrier. Consacrer l'écriture historique à
des figures individuelles est un moyen de diffuser la connaissance historique
et de la rendre accessible à un assez large public. Le développement
de la collection “ la
part des hommes
[1]
” qui publie des récits biographiques
centrés sur des personnalités du mouvement ouvrier, et
l'importante audience du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier expriment cet intérêt du public pour la
démarche biographique. Celle-ci n'est pas nouvelle :
elle a aujourd'hui plus de trente ans, comme le colloque international
dédié à l'aventure du dictionnaire engagé
par Jean Maitron l'a opportunément rappelé
[2]
. Dans ce domaine de l'histoire, des études biographiques
ont représenté une dimension de l'activité de recherche
bien avant que le succès de “ la
méthode biographique
[3]
” s'affirme dans les sciences sociales
et leurs productions éditoriales, au cours des années
soixante-dix et quatre-vingt.
L'essor conjoint du récit
biographique et de la “ méthode ” biographique
[4]
n’a pas échappé aux modes idéologiques
qui, après avoir attiré l’attention sur le poids
des structures et des déterminations inconscientes, ont promu
l’étude de l'acteur et de ses représentations. Le
discrédit pour une histoire politique générale
conduisait à la valorisation du récit biographique, comme
si l'individuel, à la différence du collectif, était
le domaine de la transparence du sens. “ L'illusion
biographique ”, vigoureusement
dénoncée par Pierre Bourdieu
[5]
, a sans doute moins touché l'histoire du mouvement
ouvrier que d'autres domaines de l'histoire et des sciences sociales.
Entre autres raisons, il faut certainement y voir l'effet conjoint d'une
réflexion critique menée tant par des historiens que par
leur public. Pour les uns comme pour les autres se combinent la réaction
contre les “ aventures ”
des cultes de la personnalité dans le mouvement ouvrier et le
désir d’étudier prioritairement des militants peu
connus ou anonymes.
Ainsi, de longue date, l'“ approche
biographique ” est autre
chose qu'une méthode. Celle-ci d’ailleurs, très
souvent associée à l'entretien oral, voire au récit
de vie, n'est pour l'historien qu'une démarche parmi d'autres.
Il est certain que pour les périodes les plus récentes,
et notamment le temps présent, elle occupe une place essentielle.
Le témoignage et l'entretien permettent de constituer des sources
d'une exceptionnelle richesse, à condition d'en maîtriser
clairement l'élaboration et la restitution. Elles offrent en
effet un moyen précieux pour l'étude des processus subjectifs.
Mais ces méthodes, centrées sur le recueil de la subjectivité
individuelle, ne résument pas l'approche biographique. Celle-ci
s'intéresse aux individus, non comme à des acteurs situés
hors du champ social et politique, mais comme à des sujets sociaux
dont l'existence et l'activité sont inséparables des relations
qu'ils entretiennent avec différents milieux dans lesquels ils
sont insérés, que ce soit l'espace familial, celui du
travail ou de la cité…
Loin de s'opposer à l'histoire
sociale, l'approche biographique ainsi entendue peut devenir un moyen
de la développer. La biographie collective, fondée sur
la mise en évidence de phénomènes sociaux construits
à partir d'observations faites à l’échelle
des individus, en est l'expression scientifique la plus manifeste. Il
est vrai que cette conception de l'approche biographique, résolument
soucieuse de l'étude des processus sociaux, n'est pas unanimement
partagée. Ainsi la vogue du récit biographique n'est pas
exempte d'une dimension régressive dans la mesure où l'écriture,
fortement marquée par les effets littéraires, permet souvent
à l'auteur d'échapper au cahier des charges de tout travail
scientifique — entre autres, une production de connaissances vérifiables
et un recours à des notions ou à des concepts dont l'usage
soit suffisamment défini pour permettre la discussion des interprétations
proposées.
L'écriture biographique
n'est pas seulement la mise en forme d'un savoir historique déjà
constitué : elle est inséparable d’un
travail d'investigation qui emprunte différentes voies pour traiter
des phénomènes sociaux cristallisés au plan individuel.
Partir de l'individu ne signifie pas croire que la société
ou les processus politiques résultent d'une addition d'actes
individuels. L'approche biographique en histoire est d'abord une lecture
du social à hauteur des individus, sans qu’ils soient pour
autant considérés comme des monades. Les singularités
et la spécificité irréductibles de chaque individu
n'empêchent pas que l'individualité puisse constituer une
forme sociale.
La biographie désigne
donc un intérêt plus qu'elle ne construit un seul et même
objet d'étude. En fait, des préoccupations différentes,
concurrentes ou complémentaires, peuvent induire des démarches
scientifiques elles-mêmes très différentes. Le projet
d'une histoire totale à l’échelle de l’individu
semble aussi vain qu'à celle des groupes sociaux ou d'une formation
sociale. Les paramètres constitutifs de la personnalité
individuelle ne sont pas moins nombreux que ceux qui sont mis en oeuvre
à d'autres échelles. L'approche biographique ne se confond
donc pas avec le récit biographique. Loin de lisser la variété
des diverses interrogations, elle permet leur mise en évidence.
Mais elle ne saurait éviter de les hiérarchiser en fonction
de l'interrogation majeure qui structure l'ensemble du questionnement.
Ainsi une réflexion sur la nature du militantisme est-elle centrale
pour comprendre la logique du Dictionnaire biographique du mouvement
ouvrier, tandis que les recherches
sur les universitaires placent au cœur des interrogations la question
de leur statut socioprofessionnel et de leur univers culturel
[6]
. Cette déconstruction du récit biographique
au profit d'approches diversifiées qui valorisent la variété
des sources apparaît indispensable et préalable à
des synthèses partielles.
L'étude prosopographique
du militantisme est aujourd'hui une des nombreuses approches biographiques
qu’abordent Thomas Bouchet et Jean Vigreux dans leur inventaire
bibliographique. Elle fournit des éléments de connaissance
essentiels à l'histoire du mouvement ouvrier. Les réflexions
de Claude Pennetier permettent également d'aborder la diversité
des approches biographiques — de
la biographie collective, déjà ancienne mais en plein
essor, jusqu’à la biographie individuelle dont l'usage
dans l'histoire du mouvement ouvrier connaît un développement
prometteur.
On peut en prendre la mesure
par la lecture des contributions de Thomas Bouchet, Michel Cordillot,
Maurice Carrez et Jean Vigreux. Leurs recherches, dont ces textes évoquent
certains aspects, s'inscrivent dans un programme d'étude engagé
sur l'histoire longue de l'internationalisme ouvrier européen.
Leur contexte chronologique — la
longue durée séculaire — et
géographique — l'espace
européen — justifient
cette diversité et cette complémentarité d’approches.
Trois d'entre elles ont en commun d'envisager des figures de dirigeants
du mouvement ouvrier (Benoît Malon, Otto Wilhelm Kuusinen et Waldeck
Rochet). Cette démarche requiert l'usage des méthodes
élaborées pour les militants, mais permet également
de les développer en raison de la plus grande diversité
relative des sources disponibles, dès lors qu'on aborde des individus
de plus grande notoriété que la moyenne des militants.
Ces textes, eux-mêmes aussi divers que les cas qu'ils étudient,
méritent d'être regroupés car ils posent entre autres
le problème, crucial dans l'histoire du mouvement ouvrier, des
relations de ces dirigeants avec leur organisation et les mouvements
sociaux. Leur individualité, beaucoup plus difficile à
cerner que celle des autres personnalités du monde politique,
semble entièrement absorbée par leur activité dans
l'organisation dont ils sont issus. Les discours institutionnels sur
leur dévouement, ou même les souvenirs des militants sur
leur abnégation, n'expriment pas la complexité de leur
activité. Pour la comprendre, il faut la scruter grâce
à des sources hétérogènes, aussi bien privée
que publiques, qui éclairent par touches successives la dimension
subjective de leur activité. L'approche biographique individuelle
ainsi mise en œuvre permet notamment de mettre en évidence
la part de leur culture politique dans leur activité décisionnelle.
Pour la quatrième étude (Victor Prospert), la difficulté
est d’une autre nature :
il s’agit de mettre en place la biographie d’un individu
dont le militantisme s’inscrit dans l’histoire du mouvement
ouvrier, mais dont l’anonymat témoigne d’un net décalage
avec les structures politiques et sociales les plus porteuses. Ses apparitions
ponctuelles au devant de la scène laissent dans l’ombre
des pans entiers de sa personnalité et de son action.
Cette publication, la première
d'une série qui présentera les recherches en cours à
l'Institut d'Histoire Contemporaine de Dijon, n'aurait pas été
possible sans la précieuse collaboration de Rosine Fry qui a
suivi la réalisation du volume tout au long de sa maturation.
Quant à l’orientation bibliographique, elle doit beaucoup
aux informations apportées par Philippe Poirrier ;
qu'il en soit ici vivement remercié.
Serge Wolikow
Université de Bourgogne