Cette réflexion collective déboucha sur une aporie. Selon
les périodes, les sociétés et les domaines de la vie sociale qu’elles prenaient
pour objet, et selon les traditions disciplinaires auxquelles elles se
rattachaient, les différentes interventions appréhendaient le politique à
partir de points de vue si dissemblables que leur combinaison ne pouvait former
un tout cohérent : les uns l’envisageaient à partir d’une définition
savante, empruntée à Hannah Arendt ou Max Weber pour ne citer que les plus
usitées,
les autres à travers ce que font les acteurs lorsqu’ils disent ou pensent faire
de la politique. Bref, pour mener le projet initial à son terme, il aurait
fallu tenir la gageure de comparer l’incomparable, dans la
mesure où les différentes analyses réunies pour l’occasion se fondaient sur des
définitions antinomiques.
Pour échapper à la confusion qui
résulte de « l’extraordinaire fluidité sémantique du mot politique » sans s’abandonner – en conscience ou non – à
l’arbitraire d’une définition imposée, la solution consiste à tenter de comprendre
les processus de production du politique et de
saisir la part prise par différentes catégories d’acteurs dans ce processus :
acteurs politiques (élus, militants, électeurs), intellectuels, artistes,
journalistes, scientifiques, acteurs économiques, responsables religieux, etc..
La définition du politique est enjeu de luttes qui sont aussi des luttes
politiques et qui opposent des individus et des groupes dont il convient de
préciser le rôle. Les travaux réunis par Jacques Lagroye,
consacrés à la « production sociale de la politique », et la
réflexion collective coordonnée par Lionel Arnaud et Christine Guyonnet,
visant à appréhender la « construction sociale du politique », ont
depuis ouvert des perspectives comparables, mais en cantonnant leurs
investigations au politique dans ce qu’il a de plus explicite, limites
auxquelles nous ne nous astreignons pas.
Les « autres lieux du politique » constituent une
direction de recherche riche de promesses, mais dont l’attrait est un piège. Si
l’on n’y prenait garde, l’altérité
pourrait remplir une fonction similaire à celle de la nouveauté dans le paysage intellectuel des années soixante et
soixante-dix : la « nouvelle vague » en cinéma, le
« nouveau roman » et la « nouvelle histoire », par ce
simple qualificatif, affirmaient leur originalité radicale et leur unité ;
la rupture était effective dès lors qu’elle était proclamée ; des différences
bien réelles étaient du même coup oblitérées au profit d’une commune identité.
Il convient donc de garder à l’esprit que les autres lieux du politique ne
constituent pas un ensemble cohérent du simple fait de leur altérité ; ce serait une erreur que d’imaginer qu’il existe un
« plus petit dénominateur commun » entre tous ces lieux qui sont « autres ».
Ce qui les rapproche, c’est qu’ils sont avant tout des lieux inattendus : le politique apparaît là où l’on ne pensait
pas le trouver ou sous une forme que l’on n’imaginait pas ; à l’inverse,
là où il semblait évident qu’il y en eût, il se dérobe ou prend des formes qui
ne sont pas celles que l’on supposait. Bref, les autres lieux du politique se
présentent de prime abord comme des anomalies ; ils contredisent ce que
l’on sait ou croit savoir du politique et prennent à défaut le pouvoir
prédictif de notre connaissance ou de notre expérience du politique. Evoquer
ces autres lieux du politique, c’est dès lors partager notre surprise –
et peut-être parfois aussi – notre perplexité.
Une précaution s’impose cependant : il convient de ne
pas en exagérer l’importance. Leur prise en compte n’est pas un signe
annonciateur d’une révolution dans la connaissance ou les théories du politique,
mais juste le point de départ d’une réflexion contrainte (pour cause
d’inattendu) de sortir des sentiers battus où la routine et les présupposés
l’avaient cantonnée.