Les autres lieux du politique [suite]

Cette réflexion collective déboucha sur une aporie. Selon les périodes, les sociétés et les domaines de la vie sociale qu’elles prenaient pour objet, et selon les traditions disciplinaires auxquelles elles se rattachaient, les différentes interventions appréhendaient le politique à partir de points de vue si dissemblables que leur combinaison ne pouvait former un tout cohérent : les uns l’envisageaient à partir d’une définition savante, empruntée à Hannah Arendt ou Max Weber pour ne citer que les plus usitées [1] , les autres à travers ce que font les acteurs lorsqu’ils disent ou pensent faire de la politique. Bref, pour mener le projet initial à son terme, il aurait fallu tenir la gageure de comparer l’incomparable, dans la mesure où les différentes analyses réunies pour l’occasion se fondaient sur des définitions antinomiques.

Pour échapper à la confusion qui résulte de « l’extraordinaire fluidité sémantique du mot politique [2]  » sans s’abandonner – en conscience ou non – à l’arbitraire d’une définition imposée, la solution consiste à tenter de comprendre les processus de production du politique et de saisir la part prise par différentes catégories d’acteurs dans ce processus : acteurs politiques (élus, militants, électeurs), intellectuels, artistes, journalistes, scientifiques, acteurs économiques, responsables religieux, etc.. La définition du politique est enjeu de luttes qui sont aussi des luttes politiques et qui opposent des individus et des groupes dont il convient de préciser le rôle. Les travaux réunis par Jacques Lagroye [3] , consacrés à la « production sociale de la politique », et la réflexion collective coordonnée par Lionel Arnaud et Christine Guyonnet [4] , visant à appréhender la « construction sociale du politique », ont depuis ouvert des perspectives comparables, mais en cantonnant leurs investigations au politique dans ce qu’il a de plus explicite, limites auxquelles nous ne nous astreignons pas.

Les « autres lieux du politique » constituent une direction de recherche riche de promesses, mais dont l’attrait est un piège. Si l’on n’y prenait garde, l’altérité pourrait remplir une fonction similaire à celle de la nouveauté dans le paysage intellectuel des années soixante et soixante-dix : la « nouvelle vague » en cinéma, le « nouveau roman » et la « nouvelle histoire », par ce simple qualificatif, affirmaient leur originalité radicale et leur unité ; la rupture était effective dès lors qu’elle était proclamée ; des différences bien réelles étaient du même coup oblitérées au profit d’une commune identité. Il convient donc de garder à l’esprit que les autres lieux du politique ne constituent pas un ensemble cohérent du simple fait de leur altérité ; ce serait une erreur que d’imaginer qu’il existe un « plus petit dénominateur commun » entre tous ces lieux qui sont « autres ». Ce qui les rapproche, c’est qu’ils sont avant tout des lieux inattendus : le politique apparaît là où l’on ne pensait pas le trouver ou sous une forme que l’on n’imaginait pas ; à l’inverse, là où il semblait évident qu’il y en eût, il se dérobe ou prend des formes qui ne sont pas celles que l’on supposait. Bref, les autres lieux du politique se présentent de prime abord comme des anomalies ; ils contredisent ce que l’on sait ou croit savoir du politique et prennent à défaut le pouvoir prédictif de notre connaissance ou de notre expérience du politique. Evoquer ces autres lieux du politique, c’est dès lors partager notre surprise – et peut-être parfois aussi – notre perplexité.

Une précaution s’impose cependant : il convient de ne pas en exagérer l’importance. Leur prise en compte n’est pas un signe annonciateur d’une révolution dans la connaissance ou les théories du politique, mais juste le point de départ d’une réflexion contrainte (pour cause d’inattendu) de sortir des sentiers battus où la routine et les présupposés l’avaient cantonnée.

 



[1]. Or, ces deux définitions sont partiellement irréductibles l’une à l’autre. Selon Hannah Arendt (Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995 ; Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1961 ; Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967), dans la sphère politique, toute chose se décide par la parole et la persuasion, et non par la force ou la violence. Selon Max Weber, la politique est « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même Etat. » (Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p. 125.). L’usage de la force et de la violence relève de la politique, alors que la négociation et la persuasion n’en sont pas des conditions nécessaires.

[2]. Philippe Braud, Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2002, p. 15.

[3]La politisation, Paris, Belin, 2003.

[4]Les frontières du politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.

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Centre Georges Chevrier - Ordre et désordre dans l'histoire des sociétés
UMR CNRS uB 5605

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