Le
politique implicite, éléments de topographie
« Le politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on veut
en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les
propriétés des espaces et les possibles du temps
[1]. » La définition de Jacques Rancière engage l’abord des lieux implicites du
politique. Partage du sensible, le politique travaille dans l’écart. L’activité
politique « fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un
discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce
qui n’était entendu que comme bruit
[2]
. »
Une topographie est possible pour repérer, par un bricolage propre à
l’historien, ce travail à l’œuvre dans le cadre des activités culturelles
[3]
.
Posons que ces dernières travaillent les frontières du politique. Elles le
donnent à voir, vertu méthodologique de la métaphore spatiale. Elles le
dévoilent.
Le politique serait-il la part d’ombre des activités
culturelles, formule plaçant ces dernières aux bords du politique ? Peut-on retrancher des activités culturelles
toute(s) implication(s), ou fondement(s) politique(s) ? L’interrogation
porte sur les logiques par lesquelles un sens politique investit les activités
culturelles, représentant à ce titre l’une des significations possibles
d’œuvres, de discours, de pratiques, par définition ouverts. La dimension
politique des activités culturelles procède de leur mise en situation du
politique par les acteurs. Posant le lieu du politique au sein des activités
culturelles comme l’effet d’une construction, j’essaierai, partant d’exemples
observés dans le mouvement ouvrier français, de repérer les modalités
spécifiques de cette articulation du social au politique. Cette typologie
articule quatre logiques, souvent entremêlées dans la pratique des acteurs, ici
disjointes par souci de clarté.
Pour l’historien du contemporain, l’appréhension du
politique convoque fréquemment les termes de creuset, substrat, matrice. Tous
composent avec des effets d’addition (de soustraction) à la communauté
nationale, laquelle norme l’analyse. Le groupe militant et la communauté
politique se définissent dans l’implicite du rapport au national :
l’évidence du concept de culture politique ressortit à cette tension
[4]
.
En regard des activités culturelles, celui-ci tait les processus de production
du politique, soit la logique de socialisation inhérente au collectif. Prises
dans cette configuration, les activités culturelles expriment une acculturation
militante
[5]
. L’exemple
des discours sur la lecture ouvrière l’illustre.
La question de la lecture hante le mouvement ouvrier
français au tournant du siècle. Donnée comme émancipatrice, la lecture
construit la conscience de classe du prolétariat au moment de l’alphabétisation
massive de la société française
[6]
.
Les discours d’escorte portés par la presse ouvrière sur ses lectures
possibles, sur les dangers du genre romanesque pour le militant, intéressent
par leur caractère prescripteur. La chronique littéraire des journaux et revues
militantes se veut plus fonctionnelle qu’informative. Elle participe peu du
monde de la critique littéraire clivé entre la critique universitaire et la
critique d’auteur. Elle est prioritairement la réitération quotidienne du lien
tissé entre culture et politique : les conseils de lecture s’accordent à
l’impératif d’une pédagogie militante. Ces chroniques de la presse ouvrière
forgent une culture politique réactive à l’événement, quotidiennement inscrite
dans le tissu social. Le regard oblique qu’elles jettent sur le livre vise à la
perpétuelle re-création du sentiment d’appartenance par l’actualisation
journalière d’une doxa en un lieu situé
aux marges du politique. Les chroniques culturelles structurent une image du
monde. Elles brassent dans leur quotidienneté un ensemble de significations
implicites dont seule la réitération fait sens et corps : sens d’une
idéologie, corps d’une identification militante par l’effet même de son rapport
au monde
[7]
. L’argument
de la contre-culture, souvent utilisé pour se saisir des tentatives
d’extériorisation de tout ou partie du mouvement ouvrier au corps social fait
fi de ces myriades de discours dont la nature même fait l’invisibilité
[8]
.
Un partage symbolique s’instaure ; dans le jeu des pratiques culturelles
propres à chaque groupe, la socialisation produite réitère ces frontières.
L’une souhaite les conserver, l’autre les excipe pour mieux les bousculer.
Activité culturelle, la lecture peut être lieu du politique
par la socialisation qu’elle propose. Une logique identique prime dans le
rapport aux fondations politiques où, par la perpétuation d’une mémoire, un
même rapport à une situation politique se perpétue. Le rite même des
commémorations et des fêtes ouvrières participent également de cette
socialisation/acculturation militante. Les fêtes révolutionnaires évoquées par Anne
Jollet en constituent l’archétype. Le rituel des premiers mai syndicaux porte
également la marque de cette logique de socialisation.
La médiation organise une situation dans laquelle d’une
action donnée comme culturelle s’escompte un bénéfice politique. En quelque
sorte, il s’agit de faire du politique à partir d’un lieu d’où il est absent.
L’immédiateté de sens politique naît de sa contextualisation. La proposition
résonne de la figure du dissident. L’analyse est bien repérée pour les régimes
totalitaires, elle gagne à s’appliquer dans le cadre démocratique
[9]
.
Ces configurations dissidentes procèdent alors de propriétés spécifiques. La
plus évidente tient à la structure de l’espace public. Lorsque celui-ci paraît
saturé, absorbé par l’émission d’une seule opinion, l’irruption d’une parole
dans un registre étranger à la codification ordinaire du politique produit du dissensus. Fait social total, la guerre offre de multiples
exemples de cette situation. La floraison des poèmes pacifistes durant la
Grande Guerre, la portée politique du Feu d’Henri Barbusse en 1916 s’apparentent à un comportement dissident. La
poésie de résistance de la Seconde Guerre mondiale participe également de ce
phénomène
[10]
.
Structurellement, il rend visible ce qui était proscrit ou enfoui.
Précisons : ces pratiques (la poésie, le roman, le journal intime d’un
écrivain...) adviennent au politique par l’effet singulier de la structure de
l’espace public. Elles se conjuguent au présent et ne constituent pas à
proprement parler un lieu implicite du politique, cette qualité leur étant
prêtée a posteriori, dans
l’après-coup de leur inscription comme parole politique. Cette rétro-action
engage une temporalité plus longue souvent appréhendée sous les auspices de
l’engagement (des formes et des hommes), lequel occulte la brièveté de ces
configurations à l’origine de processus nouveaux d’institution du politique. Retrouver
cet éclat implique de nouer à l’argument de la structure de l’espace public le
concept de charisme forgé par Max Weber. Placé en situation du politique,
l’homme de culture incarne une tradition mise à mal. Il l’exprime, acquiert peu
ou prou une dimension prophétique qui ré-intègre dans l’ordre du politique des
valeurs et des mythes symboliques, précédemment lues comme dépolitisées. La
présence au politique de l’intellectuel ressort de cette négociation entre un
ordre politique et sa critique au nom de valeurs héritées, mais mobilisatrices
car engageant, par un autre rapport au passé, un nouveau regard sur le présent. J’accuse d’Emile Zola est certes
l’acte inaugural du dreyfusisme intellectuel, il représente aussi contre la
raison d’Etat républicaine les principes des Lumières. Une position éthique
tient lieu du politique. L’affirmation s’assortit de réserves. L’ensemble de
l’histoire des intellectuels n’appartient pas à la catégorie des lieux
implicites du politique. Le vocable même d’intellectuel se construit dans le
moment de son inscription dans l’ordre politique. Une topologie des lieux
implicites du politique se fonde pour partie contre ce qualificatif ; elle
se donne paradoxalement comme une déconstruction des catégories forgées pour affirmer
l’évidence d’un rapport au politique. Délaissons alors l’acteur pour les formes
du politique. Si l’intellectuel conçoit son apparition comme pleinement
politique, il travaille au XXe siècle sur les registres
classiques du manifeste, du pamphlet, de la pétition qui fournissent le sel
archivistique de l’histoire des intellectuels. A contrario, l’écrivain lorsqu’il accorde à la littérature une
place dans le débat politique travaille ce dernier en oblique
[11]
;
par des compétences certes, mais avant tout par une forme (un genre) qui ne
saurait directement s’identifier au politique. Cette identification participe
d’une série de médiations, nécessite une analyse de la réception des œuvres
dans une relation dialectique à l’horizon d’attente de l’auteur.
La redistribution constitue la tâche explicite du politique.
Il s’agit d’en situer le travail aux frontières pour isoler des figures propres
au partage. Cette partition entre l’ordre du politique et ce qui n’en
relèverait plus exactement dans le domaine culturel, tire du politique une
dynamique propre. Ces figures ressortissent à trois dispositifs au regard de
l’acteur : le retrait, la marge, la dépossession.
Le retrait. Les
activités culturelles constituent dans cette acceptation un refuge. Elles se
situent dans la ligne de fuite du politique. Elles procèdent d’un
ré-investissement, d’un déplacement symbolique des priorités dans l’ordre du
contemporain. Le spleen baudelairien représente l’expression archétypale du retrait qui apparaît liée au
désenchantement par le choix de l’autonomie de la littérature. Revers
structurel de cette proposition, la prolifération des situations d’expertise
compose avec les mêmes finalités. Gage de scientificité, la dépolitisation
apparente du propos monnaie le culturel à l’aune du politique. Le capital
militant se réinvestit dans le domaine de la recherche. Ce déplacement et la
manière dont il construit une recherche dans une tension vers l’objectivité
mobilisent un capital de connaissances acquises dans le domaine du militantisme
politique
[12]
. Ces
mouvements importent par leur souci de clôture. Partant du politique, ils
affirment que tout n’est pas politique ou plus exactement que ce qui fait le
politique comme événement n’est plus acceptable. La figure du retrait dans le
domaine des activités culturelles arpente ainsi les confins du politique. Si
elle ne permet pas la mesure de ce dernier qu’elle fuit, elle repère une
discordance. Soit le moment où un nouveau partage doit s’opérer, un tri
s’effectuer.
La marge. Dans cette
dimension, l’activité culturelle s’articule au défaut du politique. Le
renouveau depuis 1995 des associations type ATTAC, des fondations (de
Saint-Simon à Copernic), comme la vogue anglo-saxonne des Think Tanks, semblent participer de ce mouvement. Importe ici le
pli dans lequel il se glisse. Le défaut du politique, c’est le défaut du
discours, d’une prise sur le social. Ces lieux en marge du politique déclinent
les thématiques de refondation,
ils se multiplient à chaque configuration de crise, proposant peu ou prou un
nouveau mode de déclinaison du politique dans l’espace social. Les comités de
vigilances antifascistes qui fleurissent après le 12 février 1934 en France
l’illustrent
[13]
;
ils personnifient une nouvelle figure du politique – l’antifasciste
–, somment ainsi les instances traditionnelles du politique (les partis)
de confronter leur(s) identité(s) à cette nouvelle altérité. La marge dans
cette acceptation traduit un fait : le politique n’a pas pris la mesure de
son nouvel espace. En ses confins s’ébauchent des lieux nouveaux et fugitifs
(ses structures ne sont pas vouées à la durée) dont la finalité première tient
à la re-configuration du champ politique.
Dépossession / Représentation. Troisième figure de cette logique de redistribution, le couple
dépossession / représentation s’inscrit au cœur du travail politique en
démocratie. Dans ce jeu, les activités culturelles apparaissent essentielles
par la violence symbolique qu’elles monopolisent au regard de la représentation
politique. Le « peuple introuvable » des tentatives démocratiques
françaises du XIXe siècle présenté par Pierre Rosanvallon
[14]
noue un dialogue singulier avec un ensemble d’expériences liées à
l’autodidaxie. Les poètes ouvriers du socialisme utopique forment la première
occurrence de ce mouvement qui trouve, à la faveur du Peuple de Michelet, une maxime pour théoriser leur rapport
au politique : le refus de
parvenir. Cette attitude
– rester fidèle aux classes populaires dont on est issu malgré un
capital culturel propice à l’ascension sociale – compose avec la
question de la représentation. Elle souligne, par son refus, le dilemme de la
figuration politique du peuple dans un régime construit sur la proclamation de
la souveraineté du peuple. Le refus de parvenir indique deux faits.
L’acquisition d’un capital culturel s’y lit en terme frontalier ; elle
définit l’appartenance aux classes populaires par la négative. Jeu sur les
logiques de domination culturelle, le refus de parvenir notifie une figure
inédite du politique : la culture discrimine dans la mesure où elle se
donne comme l’incessant travail de soi sur soi pour s’arracher au corps
politique démocratique au titre de la fidélité à ses origines sociales
[15]
.
Le refus de parvenir apparaît alors comme la borne comportementale du politique
dans un lieu où il ne saurait être. Cette attitude réifie en termes politiques
les barrières socio-culturelles qu’elle donne à voir. Elle est refus de la
dépossession de la parole du peuple par la délégation politique. Elle
circonscrit un rapport au peuple dans sa seule dimension populaire par la
culture. Refus du politique dans sa composante nationale, elle rabat le
politique sur sa seule dimension sociale, se lovant au cœur de la tension des
acceptations antithétiques du peuple en politique
[16]
.
Les trois figures précédentes scrutent sur son revers
culturel le politique saisi dans l’instant du partage et des reconfigurations
qu’il enjoint. Elles pointent à mes yeux la logique essentielle des activités
culturelles en regard du politique, la réflexion. Il s’agit de faire entendre
la voix de l’autre ou, si celle-ci ne résonne, de le donner à voir. Par la
culture, l’altérité construit, clôt et dynamise le politique.
L’impératif de réflexion demeure irréductible à la seule
dimension du témoignage. Il suppose, dans la matérialité des moyens mis en
oeuvre, une part active dans la production (la révélation) d’une altérité
politique. Il structure sur la longue durée toute une série d’initiatives
internes au mouvement ouvrier ; toutes se subsument par la laconique
antienne du eux et nous. La clôture
qu’affirme cette formule masque la multiplicité des sentes empruntées pour y
parvenir. Il ne s’agit pas, dans ce mouvement, de se situer en jouant
d’oppositions dichotomiques propres aux articulations explicites du champ
politique (droite/gauche, communistes/gaullistes,
socialistes/libéraux...) ; il s’agit davantage, dans le cadre de ces
activités culturelles, de promouvoir une identité méconnue ou tue par ces
articulations explicites du politique. La littérature prolétarienne, théorisée
par Henry Poulaille, illustre cette dynamique. Pour Henry Poulaille, la
littérature prolétarienne ne peut être le fait d’une ligne politique, fût-elle
communiste ; elle ne saurait davantage être le produit d’écrivains
« bourgeois » travaillant le motif exotique du peuple. Se situant
dans la tension dialectique de ces deux pôles, la généalogie et les écrivains
promus par son ouvrage Nouvel âge littéraire, se déterminent par une double singularité. En
regard des écrivains « bourgeois », les auteurs se distinguent par
leur origine populaire, toujours proclamée par Henry Poulaille ; face au
fait communiste en littérature, les œuvres proposées se différencient par
l’absence explicite d’engagement politique, leur sens est unanimement
social
[17]
. Henry
Poulaille promeut par cet artifice une identité sociale qui n’a pas sa place en
tant que telle dans le débat politique. La voix de l’autre résonne, soulignant
un manque. Elle est le lieu implicite d’un autre partage du politique. Le
propos ne saurait se confondre avec la figure de la dépossession/représentation
précédemment évoquée. L’altérité politique révélée par la littérature ne
constitue pas en soi un matériau politique ; elle se situe en deçà et se
propose davantage comme un socle d’expériences, un capital sur lequel fonder le
politique par la seule logique d’un lieu dévoilé auquel ne correspond pas
encore un discours et une position dans le champ politique.
Que conclure de cette typologie ? Par l’implicite elle
se propose de déconstruire le politique. La pratique souligne, s’il en était
besoin, l’extraordinaire plasticité du politique et l’impossibilité de sa
définition exhaustive. Le politique est mouvement, l’implicite de ses lieux
naît de la tension entre sa dynamique et la volonté de le circonscrire, le
cartographier. En somme, de l’immobiliser.
Vincent Chambarlhac
UMR CNRS 5605, Centre Georges Chevrier,
Université de Bourgogne