Après avoir de
longue date travaillé comme historien sur le mouvement ouvrier, la politisation
de la gauche, je suis amené à réfléchir dans ce texte sur le lien entre
histoire politique et histoire sociale et plus généralement à interroger la
question du politique comme construction sociale. Cette démarche participe
également d’une interrogation générale sur la manière d’envisager les processus
politiques dans la société en revisitant la conception unitaire de la politique
au profit d’une conception différenciée comportant ce qui est désigné comme des
territoires différents, ce terme étant choisi pour son ambivalence
[1]
.
Dans ce bref
aperçu, il s’agit de présenter une interrogation historique et critique sur la
formation de la politique pour apprécier sa consistance.
Pourquoi un tel
retour critique qui, à bien des égards, peut sembler paradoxal dans un moment
marqué par une instabilité politique internationale accrue ? En Europe
même, l’élargissement politique de l’Union Européenne se révèle
particulièrement complexe : loin d’entraîner un processus d’unification,
il s’accompagne de tensions et d’oppositions internationales au sein même de l’Union.
À différentes échelles, les particularismes semblent se réveiller et mettre en
cause les systèmes politiques démocratiques édifiés au long du siècle dernier.
Les régimes politiques fondés sur la démocratie politique semblent impuissants
à enrayer la fracturation du tissu social bouleversé par une évolution
économique qui élargit la sphère marchande à des domaines nouveaux de la vie
sociale. L’espérance démocratique fait place à la désillusion notamment parmi
les couches et catégories les plus défavorisées des pays les plus développés. Dans
les pays dotés plus récemment d’un régime politique de démocratie parlementaire,
la désillusion a été à la mesure des attentes qui l’avaient précédée. Le champ
de la politique semble s’être restreint, laissant de côté les plus démunis tant
du point de vue culturel qu’économique. La dissociation entre horizon local et
national ne se creuse-t-elle pas comme en témoigneraient les implications
politiques inégales des populations selon leurs statuts ? La politisation
des uns accompagnerait ainsi la dépolitisation des autres ? Une
standardisation assimilée un peu vite à l’américanisation de la vie politique
viendrait, nonobstant des variantes et des délais, s’imposer comme la règle
commune du fonctionnement politique dans nombre de pays européens longtemps
rétifs aussi bien au bipartisme qu’à la bipartition de la vie politique…. En
France, l’évolution décennale a été marquée par une certaine désaffection à l’égard
de la vie politique organisée, perceptible par exemple à travers la baisse tendancielle
de la participation électorale, étudiée en terme de démobilisation politique
[2]. L’augmentation spectaculaire du taux de participation lors de l’élection
présidentielle de 2007 infirme-t-elle de ce point de vue cette tendance ?
Cette question reste pour l’heure sans réponse. Mais on a pu constater
récemment, au printemps 2008, un phénomène massif de démobilisation politique à
l’occasion des dernières élections locales. Cette évolution ne dément pas l’intérêt
d’une réflexion générale sur la politique. Elle l’a rend encore plus nécessaire
dans la mesure où les changements constatés apparaissent rien moins que
circonstanciels. On ne peut pas les interpréter de façon unilatérale en termes
par exemple de déclin de la politique ou de dépolitisation générale car
nombreux sont les indices qui attestent d’une transformation du champ
politique. De fait, les comportements politiques sont paradoxaux et leur
évolution marquée d’une réelle complexité. Les tendances sont
contradictoires : aux phénomènes de distanciation à l’égard de l’action
collective, la baisse de l’adhésion et la militance partisane, on peut opposer
des mobilisations circonstancielles et la montée des attentes, voire de
nouvelles espérances, réactivées le temps des campagnes électorales. Le processus
de désillusion sinon de désenchantement, loin de disparaître, est relancé par l’absence
de changement effectif de la situation économique et sociale concrète. Sur ce
point, la déception engendrée par la persistance d’une réelle dégradation des
conditions d’existence renforce le pessimisme – sinon l’exaspération –
d’une partie de la population qui se sent emportée dans une spirale de
régression sociale
[3]. Les politiques publiques qui favorisent la privatisation de nombreuses
activités sociales et économiques contribuent à fractionner l’espace public, à brouiller
les lignes entre sphères privé et publique. On assiste à une montée des replis
individualistes et communautaires, des fractionnements sociaux et territoriaux,
au moment même où la globalisation économique et culturelle grandit dans un
espace marchand mondialisé dépourvu de véritable instance politique mondiale.
Ce constat inquiétant est largement partagé non seulement par les analystes
sérieux, mais également fortement diffusé dans une grande partie de la
population.
Dans la mesure
où le champ politique est directement interpellé, au-delà même des épisodes de
la vie politique, c’est la catégorie même du politique qui se trouve mise en
cause. Pour autant, peut-on parler d’une certaine fin du politique ? Le
volontarisme proclamé par le nouveau leader de la droite française, Nicolas
Sarkozy, son intérêt affirmé, voire son amour pour la politique, constituent
une sorte de dénégation d’un mouvement qu’il contribue d’ailleurs à alimenter.
Dans ce contexte,
marqué par un doute majeur sur l’efficacité de la politique, une réflexion
transversale semble opportune. Il ne s’agit pas seulement d’interroger l’évolution
des formes de la politique, mais d’accepter qu’elles soient en tant que telles
réexaminées et envisagées dans la longue durée. La réflexion critique sur la
politique, après avoir été longtemps laissée aux philosophes et aux politistes,
a été prise en compte largement par bien d’autres disciplines des sciences
humaines et sociales. Les regards anthropologique et ethnologique sont venus,
après 1968, s’intéresser à un domaine qui semblait par nature être en dehors de
leur compétence sinon leur champ. Ce regard venu d’ailleurs remettait la
politique dans le champ de l’analyse des sociétés. La politique, jusqu’alors
implicitement associée à la modernisation des sociétés européennes, peut ainsi
être envisagée dans le cadre d’une évolution plus longue des sociétés :
cette mise en perspective comporte en tant que telle une forte dimension
critique puisqu’elle apparaît inséparable d’un enracinement social profond. Les
historiens et les sociologues, à leur tour, ont, à partir des années 1980, pris
en tant que telle la politique comme champ d’analyse. Élargissant l’examen bien
au-delà des formes classiques de l’activité politique, les recherches engagées
sur la politique en France ont alors, à travers de multiples études, questionné
la diversité des registres de l’activité politique ainsi que son champ en tant
que tel, ses frontières comme son inscription dans l’espace sociohistorique. La
science politique et la philosophie politique, ont ensuite, en retour, mis ces
questions à l’ordre du jour de leurs programmes de recherches. Au bout du
compte, le repérage et l’identification du politique sont désormais associés à
sa redéfinition et à son inscription plus nette dans l’espace social. Cette
démarche, présente dans les préoccupations qui ont structuré la recherche menée
dans le laboratoire d’histoire contemporaine de Dijon sur la localisation
différenciée du politique, nourrit aujourd’hui les réflexions qui suivent sur l’historicité
de la politique contemporaine en France.
L’historicité
des phénomènes sociaux, de la politique en particulier dans les démarches
philosophiques et sociologiques est parfois envisagée comme un indicateur
temporel des phénomènes sociaux : elle rendrait ainsi compte du fait qu’une
activité sociale porte toujours la trace de son passé qu’il convient donc d’élucider.
Cette approche historique a minima indispensable
paraît cependant nettement insuffisante dans la mesure où la perception de la
dimension historique accompagne sans doute l’analyse du présent, elle éclaire
la présence du passé dans le contemporain, mais sans nécessairement prendre en
compte le processus historique dans son ensemble, sans en envisager la genèse.
De fait, le temps de l’historien comme celui de chaque époque historique peut s’insérer
dans un ensemble de représentations du temps constitutives d’un registre d’historicité.
Dès lors, penser l’historicité de la politique, c’est s’intéresser autant à ses
processus de fonctionnement à un moment donné qu’à ses transformations au cours
des événements historiques majeurs. C’est également repérer son champ comme une
construction où l’hétérogénéité gît derrière les mises en cohérence
institutionnelles. La diversité des lieux de la politique n’est pas seulement l’indice
d’une fragmentation, mais aussi la trace d’une stratification résultant d’un
empilements de traditions et d’institutions. Elle est donc le produit d’agencements
différents et d’équilibres politiques variables au long d’une histoire
mouvementée. On se gardera donc d’opposer approche fonctionnelle et approche
historique ; si bien sûr les formes de l’organisation politique des
sociétés ont évolué depuis Aristote, il reste que cette question reste
fondamentalement liée à celle de l’organisation des sociétés humaines. Il nous
semble donc malvenu d’opposer une vision constructiviste historique à une analyse
fonctionnelle ; l’une insistant sur la subjectivité et l’intention des
acteurs, l’autre soulignant les modalités d’une organisation sociale dont le
fonctionnement d’ensemble échappe aux individus, même les plus impliqués.
L’antinomie
entre la politique comme contrat entre les hommes et la politique comme leur
mode d’existence sociale peut être dépassée dans une réflexion historique
éclairée par les travaux empiriques et les analyses des anthropologues
[4]
,
des sociologues ou des politistes.
La complexité du
champ politique est indissociable de son histoire et de son rapport au
passé : la mesurer aujourd’hui est un moyen d’appréhender ses visages
contradictoires. On examinera ainsi la politique selon trois points de vue
complémentaires, celui de son rapport au passé, de son identification ou
repérage et, finalement, ses développements possibles. Cette opération de
déconstruction qui doit permettre d’élucider les différentes composantes de ce
qu’on peut appeler le domaine de la politique vise, au bout du compte, à comprendre
sa place et son rôle dans le dispositif social. Elle éclaire la recherche qui a
conduit notre laboratoire à enquêter et investir divers lieux de la politique
au-delà des plus connus et explicites.
La politique,
envisagée comme une activité sociale sécularisée, dissociée du religieux en
France du moins depuis 1789, s’organise essentiellement dans un présent dominé
par le proche avenir : même si le passé l’habite, elle le tient à
distance. Son registre essentiel est celui de l’actualité dominée par la prise
de décision et son effectivité. L’action politique concerne bien sûr les
gouvernants en charge du pouvoir qui, par sa légitimité, leur confère la
capacité d’agir en mobilisant les institutions et les administrations
publiques. Elle est également le fait des citoyens organisés ou non en partis,
associations, syndicats qui font valoir leurs opinions, mais aussi leurs
revendications affectant ainsi l’ordre social. L’horizon de cette action est en
général proche et délimité par des échéances électorales qui apparaissent à la
fois comme le moyen d’exprimer une sanction éventuelle à l’égard des décisions
prises, mais aussi comme le levier d’un changement politique d’ensemble. Dès
lors le passé occupe une place paradoxale : même s’il est proche, il
apparaît irrémédiablement séparé du moment présent par cette fragmentation du
temps politique scandé par les élections, les évolutions de l’opinion publique.
Cependant, le rythme de péremption de l’action politique est inégal. Celle-ci
est tout à la fois bornée par les principaux moments électoraux et en
permanence marquée par le poids d’un passé inscrit aussi bien dans les
institutions, les représentations que les pratiques. Dans un pays tel que la
France où le processus de politisation est pluriséculaire, celle-ci s’est
constituée selon des strates qui forment le soubassement de l’activité
politique. La relation au passé ne doit donc pas être entendue du seul point de
vue de la référence explicite en termes de discours ou même de références
diffuses, elle comprend aussi tout le dispositif juridique et institutionnel
qui organise le champ politique comme les systèmes de valeurs et de normes
auxquels les citoyens se réfèrent pour penser non seulement l’action politique
mais l’organisation sociale dans son ensemble. Cette affirmation est évidemment
source d’implications tout à la fois théoriques et pratiques. D’un point de vue
fondamental, cette approche permet de penser l’historicité de la politique en
terme fonctionnel. La dimension historique permet d’appréhender l’inscription
des activités politiques parmi les activités sociales et de penser le domaine
politique, le politique, en évitant le modèle des instances. La politique n’est
pas seulement un reflet idéel super structurel, mais un ensemble de pratiques
sociales qui façonnent les rapports sociaux. En ce sens, la présence du passé
constitue un héritage qui n’est ni clairement lisible ni homogène. Celui-ci n’est
pas déposé dans un lieu ni attaché à des activités spéciales. Il traverse le
champ social dans son ensemble. Un regard comparatif international, à l’échelle
européenne notamment, nous aide à comprendre la présence du passé dans l’organisation
administrative territoriale de la France, au niveau des communes comme des
départements, du système électoral à deux tours ou encore la constitution de
groupes sociaux tels que les cadres ou les intellectuels. De manières
différentes, ces réalités sociales et politiques très hétérogènes ont en commun
d’être le produit de moments historiques précis : celui de la révolution
française du tournant du XVIIIe siècle et du début du XIXe,
celui de la crise de la Troisième République au moment de l’affaire Dreyfus et
enfin celui qui correspond à la séquence historique allant de l’époque du Front
populaire à la Libération de l’après-guerre. Dans des contextes très différents,
se sont alors constituées et construites des entités administratives, mais
aussi des représentations concrétisées dans des normes et des distinctions
inscrites durablement dans le paysage social. En ce sens, le droit du travail,
les modes d’organisation du système scolaire ou encore la laïcité sont à la
fois des dispositifs politiques pratiques et un ensemble d’idéaux dont la
construction s’est explicitement opérée dans le champ politique avant de s’inscrire
sous des formes souvent dissimulées ou peu visibles dans l’épaisseur du tissu
social. La perception de cette immanence du passé s’effectue selon des
modalités variées : loin d’être immédiate, elle dépend des conditions
historiques lors desquelles des formes latentes de la politique passée sont
plus ou moins réactivées. Il faut par exemple que les formes collectives du
contrat de travail soient mises en causes dans le cadre des
« réformes » annoncées par les gouvernements du début du XXIe siècle pour que la dimension politique qui était toujours présente dans ce
dispositif social redevienne lisible en tant que telle. La perception ou la
lecture d’un fait social comme l’indemnisation du chômage, la gratuité
scolaire, la retraite par répartition sont donc largement conditionnées par le
moment historique. Leur dimension n’est pas toujours explicitement politique,
elle le devient lorsqu’il y a remise en cause ou au contraire élaboration de
ces dispositifs. Ainsi l’alternance apparente de phases de politisation et de
dépolitisation des faits sociaux et culturels est le symptôme d’un mouvement
plus profond que celui de l’extension ou de la rétraction de l’activité
publique souvent identifiée au champ d’intervention de l’État et de la
politique.
La construction
d’un espace politique spécifique dans le champ social correspond à un processus
historique de longue durée. L’historicité éclaire le processus mais ne suffit
pas si l’on veut prendre au préalable la mesure de l’ensemble du champ
politique. La question du repérage
[5]
comme de la caractérisation du politique dans la société est essentielle, car
elle conditionne largement la manière d’engager les recherches, l’observation
des phénomènes comme l’investigation des activités politiques elles-mêmes.
Repérage des
lieux de la politique et propositions terminologiques pour leur analyse
La
notion d’espace politique est
communément employée pour désigner l’ensemble des activités politiques
publiques. Cette approche compréhensive présente l’avantage de mettre en
relation des données politiques souvent disjointes : les comportements,
les opinions, les interventions étatiques, etc. La naissance de cet espace
politique est, en France, associée à la révolution de 1789 qui invente la
citoyenneté et inaugure la « découverte de la politique » pour le
grand nombre
[6]
. Cette
notion reste souvent approximative car, faute de caractérisation concrète, cet
« espace » peut être interprété de bien des manières comme l’équivalent
moderne de conceptions démodées. Il est donc utile, non de récuser le terme,
mais de le spécifier tout en essayant de préciser la manière dont la politique
s’inscrit dans la société en prenant en compte l’historicité de la politique
évoquée précédemment, notamment ses modes de transmission, de reproduction et
de transformation. Mais la référence à la notion d’espace politique ne résout
pas la question de la place de la politique. La distinction entre politique et
social, envisagée comme une séparation nette s’accommode d’une conception
étagée et fort répandue des processus historiques. La différenciation en
niveaux ou instances mérite les critiques que Lucien Febvre adressait à la « métaphore
du maçon
[7]
». La
division ternaire, distinguant la production matérielle (l’économique), les
modes de vie (le social), et les manières de penser (les mentalités), a été
longtemps utilisée dans les travaux d’histoire sociale. Il ne suffit pas d’ajouter
une instance intermédiaire qui serait l’espace politique. Ce découpage apparaît
en effet particulièrement inapte à rendre compte de l’entrelacement des
processus politiques avec d’autres objets sociaux tant matériels qu’idéels
comme la famille, le travail ou les croyances, etc. L’affirmation d’une
autonomie relative de la politique fut pour de nombreux chercheurs marxistes,
dans la décennie 1970, le moyen d’indiquer qu’elle ne pouvait être simplement
déduite des structures économiques et sociales tout en étant inséparables d’elles
[8]
.
Mais cette formulation désigne davantage un problème qu’elle ne lui apporte de
solution d’autant qu’elle n’est pas toujours accompagnée d’un retour critique
sur la politique en tant que telle. Celle-ci est parfois renvoyée du côté de l’État
et des institutions selon un point de vue classique qu’on retrouve encore dans
certains des meilleurs travaux d’histoire sociale consacrés aux étrangers et à
la mise en place de l’État national.
L’affirmation de
l’autonomie du politique se présente donc comme un prédicat qui incite à
centrer l’attention et la recherche sur la politique en tant que telle. Il
reste donc à penser son imbrication dans la vie sociale selon des modalités
variables qui intéressent autant l’anthropologue que l’historien et le
sociologue. Ainsi les travaux d’anthropologie politique, à l’exemple de l’étude
de Georges Balandier
[9]
,
soulignent l’imbrication étroite du politique et des autres dimensions du
social, ce qui justifie l’intervention de l’anthropologue, fasciné, selon Marc
Abelès, par « les situations où l’on observe un enchevêtrement entre les
domaines clairement distingués, en apparence du moins, dans nos sociétés :
parenté, religion, politique, etc.
[10]
. »
Car cette imbrication, poursuit-il, existe aussi bien dans nos sociétés qu’ailleurs.
Pour autant l’indication de cet enchevêtrement de la politique avec d’autres
activités sociales ne nous dit rien de son rôle sinon qu’il est essentiel. Les
historiens du politique ne manquent pas d’images et de métaphores pour l’évoquer.
René Rémond : « Le politique commande en partie les autres activités, il réglemente
leur exercice
[11]
».
Serge Berstein et Pierre Milza estiment que le politique n’est pas un secteur
mineur ou secondaire de l’objet historique, il en est le couronnement et à
beaucoup d’égards, la clé de voûte
[12]
.
René Rémond voit le politique comme un « point de condensation
[13]
».
Il le définit comme « point de convergence de toutes les réalités
[14]
».
La définition du politique par l’ensemble des réalités sociales qu’il englobe
demeure cependant indispensable.
Le domaine du
politique
Pour
avancer dans l’analyse et la mesure de la complexité du champ politique, il est
nécessaire de distinguer la politique comme phénomène social explicite et le
domaine qui l’englobe dans un ensemble plus vaste. Leur dimension et leur
configuration peuvent varier, mais on ne peut les confondre.
Du
côté des formes explicites, on distinguera, outre les activités
organisées aussi
diverses que le vote, le militantisme, l’exercice des fonctions électives, l’élaboration
idéologique, les opinions et les comportements qui, au-delà de leur diversité,
ont en commun le maintien ou la modification de l’ordre social, dans son sens
le plus général. Cette première proposition induit des remarques complémentaires :
si la politique ne peut être caractérisée par son seul rapport à l’État, ce n’est
pas uniquement en raison de sa dimension idéologique, en France notamment, mais
parce qu’elle met en jeu l’agencement global des rapports sociaux effectifs ou
imaginés, donc bien au-delà de l’espace institutionnel proprement dit. Chacune
de ces activités a sa propre histoire, que ce soient les partis, avec leur
organisation et leur doctrine, que ce soient les pratiques militantes, des
réunions aux manifestations, ou encore la mobilisation électorale depuis le
choix des candidats jusqu’au vote lui-même. Le fonctionnement des institutions
politiques, l’activité de l’État dans toutes ses dimensions scandent évidemment
les processus politiques et leur évolution. La combinaison de ces activités
dans le cadre de ce que l’on appelle souvent la vie politique a elle aussi
connu des configurations successives Dans ce cadre, leur différenciation et
leur amplitude loin d’être stables, ont connu des variations selon les moments
historiques. Parmi ces variations, il en est une qui les résume et les
rassemble c’est le déplacement de la frontière qui délimite ce qui est reconnu
et considéré comme politique de ce qui ne l’est pas. Cette délimitation est
évidemment relative à un double titre, parce que variable dans le temps,
également parce qu’elle s’appuie sur la perception commune de ce qui est
identifié comme politique à tel ou tel moment. Précisément la question de l’identification
du politique et de son repérage implique une approche qui prenne en compte des
déterminants non explicites bien qu’essentiels.
On distinguera ainsi
les formes politiques implicites ou latentes qui font partie du domaine
politique sans être perçues spontanément comme lui appartenant. La présence de
la politique relève de l’observation sociologique et de l’analyse historique
[15]
.
Ainsi les sentiments d’appartenance à des groupes sociaux comme celui des
cadres, la distinction de classe peut être le produit d’événements politiques
dont le souvenir s’est estompé (ex : la genèse du statut des cadres
étudiée par Luc Boltanski
[16]
).
Les règles de droit, celles du droit du travail notamment, sont en partie la
cristallisation de politiques passées dans des conjonctures historiques plus ou
moins favorables au monde du travail ou aux chefs d’entreprises. Le statut des
fonctionnaires après 1946 ou le système de Sécurité sociale portent la marque
de conceptions politiques qui, tout en étant indiscernables de prime abord,
structurent des comportements et des modes de vie. Les conventions collectives
et les modalités d’élaboration des contrats de travail résultent d’une activité
politique intense des années 1930 aux années 1950. Leur remise en cause au
début des années 2000 a remis en lumière cette dimension politique fondatrice, perdue
de vue depuis longtemps pour le plus grand nombre.
Penser ainsi l’origine
politique de ces rapports sociaux permet de concevoir la place de la politique
dans la société. Ni phénomène à part, ni simple reflet, elle rassemble un
ensemble d’activités, mais aussi de formes sociales construites à travers des
processus constituant un cycle avec différents moments distincts, mais liés
tissant ainsi les rapports sociaux et les représentations. Dans cette
perspective, on peut distinguer le moment de la production, de la transmission
et de la diffusion de la politique. Certaines parties de cet ensemble restent
émergées et visibles, d’autres non. La difficulté est certainement de penser un
ensemble dont la visibilité n’est donc pas immédiate, une chaîne qui va des
activités aux formes sociales stables.
L’élaboration de
la politique comme activité sociale doit être pensée comme telle. Penser la
politique en terme d’activité se réfère à M. Weber, à L. Leontiev
comme à H. Wallon. Cette notion permet de lier les représentations et les
comportements de manière intime, bien mieux que les binômes, théorie et
pratique ou conscience et action. Elle permet de dépasser les termes
traditionnels de la vie politique, souvent repris comme tels par les études
historiques : les partis, le vote, l’opinion, etc. Cette approche
participe à la construction des objets de recherche sans ignorer les formes
concrètes de la politique.
Les mobiles de l’action
politique sont constitutifs de celle-ci dans la mesure où elle vise autant à
modifier les consciences qu’à gérer des rapports sociaux. On peut ainsi repérer
les activités organisées, soit dans le cadre de partis, d’organisations
sociales et de mouvements de pensée dont l’objectif est la mobilisation, la
conviction ou la transformation des mentalités, mais aussi la conception et l’orientation
de l’intervention étatique. Les mouvements sociaux, les actions collectives,
sous des formes peu ou pas institutionnelles, sont également producteurs de
politique aussi bien comme décision que représentation. Les moments historiques
en politique sont précisément ceux où se réorganisent et se transforment plus
ou moins largement les rapports sociaux sous l’effet de l’activité politique.
La place de la subjectivité dans l’étude de la politique dans les recherches
contemporaines est souvent réduite par souci d’éviter le psychologisme
sommaire. Bien souvent l’approche culturelle, en terme d’histoire, de
sociologie ou d’anthropologie, n’est que la prise en charge de cette dimension
élargie de la politique que l’analyse ne peut ignorer sous peine d’en revenir à
une histoire des institutions politiques. La part du subjectif peut être
approchée de plusieurs manières à travers de nouveaux objets : l’étude des
opinions et des discours est aujourd’hui nourrie par une méthodologie
sophistiquée qui ne dispense pas d’une formalisation théorique indispensable
pour utiliser efficacement l’instrumentation informatique ! A ce titre les
notions d’imaginaire social (Bazscko) ou de représentations collectives ne
peuvent être ignorées si l’on veut penser la subjectivité dans sa réalité
sociale et donc collective.
La transmission
de la politique, sa diffusion comme sa reproduction dans la société sont
devenues pour les analystes du monde contemporain des questions de recherches en
tant que telles. La crise des formes politiques associées à la modernité a
remis en cause les schémas évolutionnistes. La dépolitisation est devenue un
thème de recherche aussi important que la politisation
[17]
.
Le déclin des grandes idéologies politiques, la crise des organisations
partisanes ou syndicales, le fractionnement et la volatilité des groupes d’appartenances
sont autant d’incitation à repenser l’étude des phénomènes politiques également
en tant que processus historiques. Penser la politique autrement, notamment
dans ses dimensions inattendues, prolonge ces remarques.
Il ne s’agit pas
de réévaluer le politique en subordonnant le social au politique après avoir
fait l’inverse il y a vingt ans, mais bien davantage de concevoir les formes et
les processus d’imprégnation et de circulation du politique dans le champ des
activités sociales. Cette démarche apparaît heuristique pour penser la
diversité des formes politiques, certaines activités politiques rarement perçues
comme telles, et surtout les variations dans la délimitation du politique comme
dans ses modalités.
Avantages et
risques de la terminologie identitaire : depuis une vingtaine d’années, l’usage
de la notion d’identité s’est progressivement étendu de sorte qu’elle est
employée pour désigner de manière générique aussi bien les comportements
individuels que collectifs, les représentations que les comportements. Elle
permet d’évoquer aussi bien la désignation des groupes ou des individus que
leurs sentiments d’appartenance. Issu de la psychologie sociale et de l’ethnologie,
l’usage du terme s’est ainsi substitué en histoire, en sociologie et
philosophie politiques, à celui de conscience de classe. L’identité permet de
penser par analogies les phénomènes sociaux tant individuels que collectifs,
mais elle gomme précisément ce qui touche au politique, à l’ordre social et à l’imbrication
d’activités différenciées.
C’est en ce sens
que l’on peut envisager des territoires inattendus du politique constituant
autant d’objets spécifiques qui méritent études et attention ; que l’on
pense par exemple aux cultures politiques façonnées par le système
parlementaire, mais aussi les médias à travers une forme de la politique telle
que l’insulte constituée comme un objet d’étude à propos duquel des recherches prometteuses sont en cours au sein du Centre Georges Chevrier.
Autre exemple
déjà largement exploré par les anthropologues et les ethnologues, mais que les
historiens et les politistes prennent davantage en compte, celui de la fête
sportive, comme moment politique essentiel du point de vue de la
représentation, de la mise en scène qu’elle fait de la vie sociale, des
relations entre la performance de chacun et le résultat des équipes donc un
terrain d’excellence pour apprécier les processus d’identification.
Prenons enfin la
dimension politique de la construction des territoires proprement dits qui
agencent dans l’espace l’activité économique et sociale et donc les modes d’existence
des populations. La dynamique contemporaine des territoires économiques,
sociaux, démographiques est inséparable des héritages. Ces territoires doivent
être envisagés comme des constructions sociales, historiques et politiques même
quand cet aspect est dissimulé derrière une apparence naturelle. De ce point de
vue, les recherches historiques sur les territoires géographiques appellent une
modélisation qui intègre variables historiques et politiques.
A titre d’exemple,
comme éclairage final, prenons le domaine des territoires du vin, sur lequel diverses
études sont engagées actuellement et qui présente une actualité politique en Europe
alors qu’est à l’ordre du jour l’Organisation Commune des Marchés. Il s’agit de
la production du vin et de la délimitation de ses territoires associée à la question
des appellations. En apparence, quoi de plus naturel que le bon vin ? Seul
le mauvais serait, parce que trafiqué, non naturel. En fait, c’est beaucoup
plus complexe, la notion de fraude n’a de sens qu’en regard des règles.
Celles-ci, loin d’être arbitraires, sont le produit de compromis entre les
acteurs, les différents milieux professionnels, mais aussi l’État : la
législation associe à chaque territoire, dans un espace délimité, des règles
qui encadrent l’élaboration d’un produit, le vin, dont la consommation s’appuie
sur un système de classement qui lui-même a fait l’objet de transactions où l’échange
marchand, l’usage alimentaire et la dimension culturelle sont indissociables d’une
mise en ordre de type politique. Ainsi en va-t-il des zones délimitées qui
définissent les grandes appellations : Champagne, Bourgogne ou Bordeaux.
Cet exemple, illustre
assez bien combien l’identification et le repérage de la politique est un enjeu
essentiel de la connaissance historique des sociétés. Longtemps, la question
des pratiques et des usages de la politique a focalisé l’intérêt. Il ne suffit
pas d’opposer la base et le sommet, la théorie et la pratique, ni même de
déconstruire les objets classiques de l’histoire politique, le vote, les
partis, les courants d’idées, mais de repenser également plus largement l’imprégnation
politique d’ensemble du champ social, ce qui bien sûr pousse à revisiter les modalités
de l’action politique, le fonctionnement politique et les activités
spécialisées qui l’accompagnent en prenant la mesure des héritages qui les
traversent. Il s’agit aussi de pousser l’investigation de ces autres lieux du
politique afin d’éclairer la configuration et l’histoire contemporaine des
sociétés. Dans chacun de ces cas, l’espace délimité s’appuie sur une
réglementation, un système d’acteurs professionnels, une intervention publique.
Tout ceci constitue une mise en ordre qui résulte de processus historiques
marqués par des conflits sociaux et politiques qui ont débouché sur des
compromis plus ou moins solides.
Serge Wolikow
UMR CNRS 5605, Centre Georges Chevrier,
Université de Bourgogne