Un autre lieu du politique ?L’enseignement caché de la science politique
au Moyen Âge dans
les facultés de droit
Dans un article récent paru dans les Actes de la
recherche en sciences sociales, Etienne
Anheim se demande « d’où vient que le XIVe siècle est crédité
de l’invention d’une science politique balbutiante, qui connaîtrait, avec
Machiavel, le début de sa maturité ». Montrer, comme le fait fort
pertinemment cet auteur, que cet acte de naissance de la science politique
moderne est « d’abord l’héritage d’une historiographie nationale »
[1]
–
encore une spécificité française ? – ne dispense pas de s’interroger
sur la nature même des balbutiements de cette discipline ; et, pour entrer
sans tarder dans le cadre qui est le nôtre, de se poser la question de savoir s’il
s’agit là d’une discipline alors ouvertement enseignée.
Prenons la question par un autre bout. Quels sont les
auteurs et les lieux de la littérature politique en France à la fin du Moyen Âge,
considérée alors comme le produit de l’essor de la « science politique » ?
Au premier terme de la question, on répondra que les auteurs sont, pour l’essentiel,
des théologiens, des « philosophes » et des juristes ; au
second, que les lieux, entendons ici les lieux de formation et d’inspiration,
sont les facultés correspondantes où l’on étudie des textes fondateurs qui
tous, ainsi que leurs abondants commentaires, recèlent des matériaux et des
argumentaires politiques, à savoir la Bible, Aristote et les deux « corps »
de droit : le Corpus juris civilis et
le Corpus juris canonici.
Voilà les cadres. Quant à la « science politique »
elle-même, elle n’est véritablement une « invention du XIVe siècle »
que dans la mesure où l’on considère avant tout le mot. Nicole Oresme, dans le
prologue de sa traduction de la Politique d’Aristote, serait le premier auteur français à parler de « sciences de
politiques » et à faire de celle-ci « la très principal et la plus
digne et la plus profitable de toutes les sciences mundaines ». Et c’est
bien alors qu’elle est reconnue comme telle et qu’elle est présente dans la
culture des hommes de pouvoir. Mais, pour en revenir à la chose, on ne peut pas
dire que l’on enseigne alors, à l’Université, « la science politique »,
car, en réalité, la science politique est à la fois revendiquée par les théologiens,
les philosophes et les juristes. Le champ de la science de l’Etat, pour
reprendre les formules d’Etienne Anheim, en se constituant, est traversé par
une tension qui oppose les deux premiers, d’une part, et les troisièmes, de l’autre
[2]
.
C’est énoncer un lieu commun que de dire que les juristes
sont, de loin, les moins étudiés et les moins connus. D’où vient la science
politique des juristes ? Elle n’est pas plus enseignée ouvertement dans les facultés de droit que dans les autres
facultés. Mais, comme les facultés de droit sont, pour l’essentiel, les lieux
de formation des élites administratives et judiciaires du royaume (Etat et
Eglise), on peut penser que c’est là que les juristes ont le plus clairement
fait entendre la voix de la « commune opinion » des milieux
dirigeants sur les questions d’ordre politique. Ils nous intéresseront donc
dans le cadre présent au premier chef.
Problème : de quel matériau dispose-t-on ? En
France, jusqu’au début du XVIe siècle, il existe très peu de traités
juridiques de nature ouvertement politique constitués en tant que tels (comme
ceux du grand juriste italien Bartole, par exemple). Il faut donc admettre que
la réflexion des juristes se rencontre ailleurs ; et nous pensons qu’elle
se trouve davantage dans des œuvres issues de l’enseignement que, comme pour d’autres,
dans des ouvrages de commande, de propagande ou d’éthique. Mais ce sont là des
réflexions non explicites, qui se tapissent dans des œuvres où l’on ne s’attendrait
pas à les trouver, et cela par le jeu subtil de la digression dont les docteurs
de la fin du Moyen Âge, « post-glossateurs », « commentateurs »
ou « bartolistes » se sont rendus maîtres. Notre propos est ici général
et l’on ne fera qu’évoquer quelques exemples de cet « enseignement caché »,
en s’attachant plus à la manière qu’au contenu.
Une littérature politique « explicite », celle des publicistes
Il existe bel et bien une littérature politique « déclarée »
à la fin du Moyen Âge, celle dite des « publicistes »
[3]
.
On considère à peu près généralement aujourd’hui que, dès le XIIIe siècle, l’irruption du droit savant a bouleversé les caractères de l’Etat en
formation ; et que les juristes, au travers de leurs commentaires comme de
leur activité, ont alors commencé, tout en le façonnant, à penser l’Etat. Il ne
faut donc guère s’étonner si l’Etat s’exprime, dès la fin du Moyen Âge, par la
parole de ces mêmes juristes et si le droit détermine, selon le mot de Bernard
Guenée, « l’atmosphère politique à la fin du Moyen Âge »
[4]
.
L’avènement des publicistes est ordinairement rapporté à l’époque
du conflit entre Philippe le Bel et la Papauté (1295-1303), parce que ledit
conflit fut l’occasion pour un certain nombre d’auteurs d’utiliser de façon
systématique les ressources du droit romain au service du roi « empereur
en son royaume ». Pour autant, l’inspiration est loin d’être exclusivement
juridique ; bien plus, l’un des points communs de cette littérature a été
l’utilisation de l’aristotélisme renaissant.
La « science politique » a en effet connu un essor
parallèle à la diffusion de la Politique d’Aristote. Au XIVe siècle, cette redécouverte s’est faite en partie
contre les juristes auxquels on reproche principalement de fournir au monarque
des armes qui pourraient le mener à la tyrannie, alors que la royauté doit être
modérée par les lois. La querelle a accouché de deux monuments de la pensée
politique médiévale française, tous deux issus de l’entourage de Charles V,
le commentaire de la Politique d’Aristote
par le « philosophe » Nicolas Oresme et le Songe du vergier du juriste Evrart de Trémaugon.
Les œuvres politiques du XVe siècle semblent se
placer dans la postérité de cette querelle. Il faut noter que ce sont avant
tout des « écrits politiques », émanant de théologiens (Jean Gerson)
comme de juristes (Jean Juvénal des Ursins) ; rarement de véritables traités,
tels les Tractatus (1419) du juriste nîmois
Jean de Terrevermeille (1378 ?-1430), en qui on a longtemps vu le « premier
publiciste français ». Dans le domaine du droit en particulier, rien de
comparable aux traités des grands juristes italiens ou à ceux du XVIe siècle français.
Pourtant, la matière existe et nous pensons qu’on doit aller
la chercher dans des œuvres non explicitement politiques, à savoir dans des œuvres
issues de l’enseignement, spécialement l’enseignement du droit.
Une littérature politique « cachée », issue de l’enseignement
Qu’enseigne-t-on dans les facultés de droit
[5]
?
les deux Corpus, à savoir : le Corpus
juris canonici (Décret de Gratien, Décrétales
des souverains pontifes) que les grands papes canonistes, d’Alexandre III à
Innocent IV, se sont évertués à rapprocher du droit romain ; le Corpus
juris civilis surtout (codification
entreprise au VIe siècle par l’empereur Justinien de la législation
et de la doctrine romaines compilées en quatre grands recueils : le Code, le Digeste, les Institutes et les Novelles), qui est utilisé et commenté de la même façon que
la Bible. Le parallèle est à peine exagéré, car le caractère indéniablement
sacré qui s’attache au recueil correspond à l’idée que toutes les questions qui
peuvent se poser dans le droit du Moyen Âge sont censées y trouver une
solution. Le succès de la « renaissance juridique » du XIIe siècle est due à la redécouverte de ces textes fondamentaux. Dans le même
temps, l’enseignement du droit romain et la manière de l’enseigner commencent à
Bologne, « mère des lois » (y compris des lois de l’Eglise), pour se
répandre dans toute l’Europe.
Mais la recherche sur les textes du droit romain, où s’illustreront
glossateurs jusqu’à la glose standard, celle d’Accurse (avant 1240), puis
commentateurs à partir de Bartole (mort en 1357), n’est pas seulement une
recherche scientifique désintéressée : elle est tournée vers la pratique,
c’est-à-dire vers la résolution de cas juridiques pratiques. Là est bien le
reproche que les philosophes et les théologiens adressent à la « nouvelle
science ». En apparence donc, on apprend surtout, dans les facultés de
droit, du droit civil, ce qui nous apparaît être du droit privé.
En vérité, la distinction est étrangère aux contemporains
[6]
.
C’est certes dans la pensée savante du Moyen Âge qu’ont été élaborés les
principaux critères de cette distinction, mais ce sont là discussions d’école.
La présentation même des compilations justiniennes ne favorise pas l’instauration
d’un dualisme et le Corpus englobe
toutes les branches du droit sans distinction. En pratique, les définitions de
droit public se situent en marge des préoccupations universitaires
traditionnelles axées sur le droit des personnes, de la famille, des biens, sur
l’étude des relations contractuelles des individus et de la résolution de leurs
conflits par la procédure civile. On a donc « civilisé » les
institutions et le droit administratif en procédant par assimilation ou par dérogation.
Sans nul doute, les civilistes ont ainsi contribué au renouveau du droit
public : conceptualisation de la chose publique et de l’Etat ;
distinction de la personne et de la dignité du prince ; théorisation même
de la souveraineté. Ces réflexions ont aussi été le fait de juristes français :
dès la deuxième moitié du XIIIe siècle par exemple, Jean de Blanot
et Jacques de Révigny, dans leurs commentaires au chapitre des
actions des Institutes, avait mis en
exergue et discuté la maxime selon laquelle « le roi de France est
empereur en son royaume ».
Toutefois, en matière de droit public, le roi de France n’était
pas le sujet favori des commentateurs, car le « prince » du droit
romain, c’était l’empereur ; seul le développement d’un certain
nationalisme juridique, à la fin du Moyen Âge et dès avant l’humanisme
juridique, pouvait permettre qu’il en soit autrement ; la chose sera
facilitée quand certaines ordonnances royales seront commentées, comme on va le
voir. Mais le passage de considérations politiques « à partir de » à
des considérations politiques « à propos de » découle aussi de l’évolution
de la manière d’enseigner, autrement dit du moment où l’on passe du texte au prétexte,
à l’extrême fin du Moyen Âge. Pour comprendre cela, il faut avoir en mémoire
quelques données sur le mode d’enseignement du droit à cette époque.
Comment enseigne-t-on le droit ? La première place dans
l’enseignement était occupée par le cours magistral, destiné à bien faire connaître
aux étudiants les textes essentiels. Dans cette façon de procéder, il n’y avait
pas de place pour une division par spécialités telle que nous la connaissons.
Forme normale de l’enseignement depuis des siècles, la « lecture » présentait
donc de sérieux inconvénients. Le premier était que certains docteurs pouvaient
avoir la tentation de s’étendre sur un simple titre, voire sur un seul canon.
Le second inconvénient touchait davantage à la méthode même de la
lecture : comme il fallait suivre l’ordre du recueil commenté, cela
pouvait entraîner des développements très disparates. On s’accorde à penser que
l’adoption du genre dit du « traité », et son développement dès la
fin du XIIIe siècle dans les facultés de droit, sont une tentative
de remédier à cette difficulté.
Il existait d’autres genres littéraires liés à l’enseignement,
comme les questions ou les sommes, mais l’évolution de l’un d’entre eux paraît
déterminante à la fin du Moyen Âge : celui de la répétition. Selon la définition
de C. Bezemer, c’est « un cours sur une certaine loi ou un certain
paragraphe du Corpus juris civilis (ou canonici) qui était donné à des moments spéciaux à côté des
cours normaux, pendant lequel on étudiait de manière approfondie un sujet qui n’avait
pas été ou qui avait été insuffisamment analysé pendant les cours normaux, et
qui pouvait être suivi d’un débat entre le professeur et les étudiants »
[7]
.
Le genre n’a fait l’objet, pour la période concernée, d’aucune étude particulière.
Seule certitude : la tendance à la systématisation et à l’approfondissement
qui était canalisée dans la répétition se manifeste toujours plus après le XIIIe siècle :
les répétitions deviennent de plus en plus grandes et tendent à bousculer les
cours normaux. D’après certains exemples du XVIe siècle, la
tendance à développer les cours autour d’un petit nombre de textes est générale.
C’est ainsi que, des volumes traditionnels des deux Corpus juris,
de moins en moins de lois ou de canons sont analysés. On apprend l’existence,
au XVIe siècle, de cours annuels qui ne consistent plus qu’en l’examen
de quelques lois, réduits en quelque sorte à des répétitions gigantesques
[8]
.
Propos affichés et propos cachés…
Parmi les trois exemples choisis pour illustrer notre
propos, deux fonctionnent sur le mode de la glose, le troisième sur celui de la
répétition. Et ils semblent montrer que c’est bien l’hypertrophie de ces genres
à la fin du Moyen Âge et au début du XVIe siècle qui a fourni alors
le réservoir « caché » de la réflexion politique dans les facultés de
droit.
L’expression d’idées politiques enseignées (et donc appelées
à une large diffusion) a pu ainsi se trouver tout aussi bien dans des
commentaires de « textes législatifs » sur l’organisation intérieure
de l’Eglise de France (Cosme Guymier, Glose de la Pragmatique sanction de
Bourges de 1438 ; 1ère éd. 1486 ; Jean d’Ayma, Glose du
Concordat de Bologne de 1516 ; 1ère éd. 1525) que dans une œuvre
de droit canonique exprimant du droit familial au premier chef (Guillaume Benoît, Repetitio in cap. Raynutius, de testamentis,
1492-1493 ; 1ère éd. 1523).
… dans deux commentaires d’ordonnances royales …
La « Pragmatique Sanction de Bourges » est le nom
donné à l’ordonnance royale du 7 juillet 1438 par laquelle le roi Charles
VII a cherché, dans un contexte d’affrontement aigu entre le pape et le
concile, tout à la fois à protéger et à contrôler les droits de l’Eglise de son
royaume. La Pragmatique rappelle la supériorité des conciles œcuméniques sur
les papes, limite les interventions pontificales dans le royaume et rétablit l’élection
comme mode de nomination aux bénéfices majeurs. Ce texte devait demeurer,
au-delà même de son abrogation définitive en 1516 (concordat de Bologne), un
des monuments du gallicanisme, car il se présentait « plus comme la charte
d’une Eglise nationale que comme une concession aux théories conciliaires »
(P. Ourliac). La faveur pour ce texte était grande dans les milieux
universitaire et parlementaire parisiens. En 1486, un certain Cosme Guymier (†
1503), avant de faire carrière au Parlement, publie le cours qu’il avait
professé à la faculté de Décret de Paris, la Caroli septimi Pragmatica
Sanctio glossata, aussitôt considérée comme
la glose ordinaire de la Pragmatique, laquelle a connu un grand succès jusqu’en
plein milieu du XVIIe siècle.
La Pragmatique a été abolie par le concordat de Bologne de
1516, qui est l’accord conclu entre François Ier et le pape Léon X
pour fixer les relations entre la papauté, la monarchie et l’Eglise de France.
Il rend certaines prérogatives au pape et surtout il supprime l’élection des évêques
et des abbés, dont le choix appartient désormais au roi, le pape conférant l’investiture
canonique. Le premier commentaire du Concordat, paru pour la première fois en
1525, est, cette fois, l’œuvre d’un professeur de droit canonique de l’université
de Toulouse, Jean d’Ayma († ca. 1531)
[9]
.
Propos affiché ? étudier des ordonnances royales comme
les textes des deux Corpus, en usant du
genre le plus traditionnel.
Les deux auteurs présentent un commentaire sous forme de « glose »,
donc issu d’une « lecture » en chaire. Les gloses constituant en
principe un résumé post factum, c’est-à-dire
un aide-mémoire des points essentiels de la lecture. Plus précisément, elles « sont
des explications, des notes, des remarques qui, non seulement ont été écrites
en marge d’un texte qui fait l’objet d’un enseignement dans les écoles mais
qui, surtout, ne sont pleinement compréhensibles qu’en relation avec le texte
qu’elles accompagnent pour ainsi dire pas à pas »
[10]
.
Comme on voit, il ne s’agit pas de commentaires composés, qui s’attacheraient à
dégager, de manière synthétique, le sens du texte indépendamment de l’ordre des
mots. Pourtant, conformément à l’esprit des gloses traditionnelles, les
explications fournies ne sont pas purement verbales, elles expriment aussi le
contenu du texte.
Propos caché ? disserter sur le droit public du royaume
au travers du commentaire de « textes législatifs » sur l’organisation
intérieure de l’Eglise de France.
Cosme Guymier relève le défi de gloser l’ensemble de la
Pragmatique, soit un préambule et 23 titres. La densité du commentaire
semble proportionnée à celle du contenu de l’ordonnance : près de la moitié
du commentaire porte sur les trois articles clés (les élections, les réserves,
les collations, c’est-à-dire sur le mode de désignation aux bénéfices).
Toutefois, les préliminaires, de nature plus « politique », à savoir
le préambule proprement dit (exposé des motifs de l’ordonnance de Charles VII)
et les deux premiers articles qui reproduisent les décrets Frequens et Sacrosancta (sur la périodicité des conciles ; sur la supériorité du concile
sur le pape), ainsi que l’article de conclusion (avis du clergé) représentent
près d’1/6e de l’ensemble.
Jean d’Ayma, quant à lui, n’a réussi à gloser le Concordat
qu’en très mineure partie. Saisi par un dangereux penchant pour la prolixité,
il occupe la moitié de l’ouvrage à discourir sur le texte de la promulgation du
Concordat par François Ier. Entreprenant enfin l’étude des articles
eux-mêmes, il ne traite que du seul article premier Des élections, sans toutefois parvenir jusqu’à son terme. Or, le
texte du Concordat et des documents concordataires compte, dans les éditions
anciennes, 12 rubriques et 48 titres.
La comparaison des gloses des préambules des deux
ordonnances royales, celles de Charles VII pour la Pragmatique, celle de
François Ier pour le Concordat est éclairante. Guymier s’attache
à gloser plus de 160 mots du préambule, au moyen d’une simple phrase ou d’un
exposé long de plusieurs feuillets ; or les gloses les plus importantes
sont de véritables exposés de science politique (l’indépendance de la France à
l’égard de l’empereur, le roi mineur, la règle de primogéniture, etc.). Quant à
d’Ayma, pour le seul commentaire de l’ordonnance de promulgation du Concordat
par François Ier, il use de la moitié de son commentaire, avec
près de 60 gloses ; la seule glose du mot rex occupe 44 feuillets, soit un peu plus d’un 1/6e du recueil. L’exposé est, de la même façon que chez Guymier, purement politique
(l’empire, les Francs et les lois romaines, l’impôt nécessaire pour secourir le
roi prisonnier, le pape et le roi de France, etc.) et parfois bien éloigné du véritable
sujet (l’organisation nouvelle de l’Eglise de France).
… ou dans un traité sur les successions
Composée vers 1492-1493, la Repetitio in capitulo
Raynutius, de testamentis, fut publiée pour
la première fois à Lyon, en 1523, et rééditée huit à neuf fois jusqu’en 1611.
Son auteur, Guillaume Benoît (1455-1516), un canoniste formé à l’université de
Toulouse, dont l’œuvre témoigne de l’enseignement qu’il a dispensé à l’université
de Cahors dans les années 1490, a été également conseiller au Parlement de
Toulouse
[11]
.
Propos affiché ? étudier tout le droit des successions
au travers du commentaire d’une seule décrétale.
On a, avec la répétition de Guillaume Benoît, la preuve que
les répétitions de la fin du Moyen Âge pouvaient atteindre des proportions
considérables. Tour de force sans égal : l’auteur réussit à comprendre, dans
un gros in-folio de plus de 450 feuillets destiné au seul commentaire des onze
premières lignes d’une décrétale qui traite des successions testamentaires et
des substitutions, un triple et vaste exposé de droit canon, de droit romain et
de « droit du royaume ».
Mais le traitement de « matières adjacentes »,
comme l’auteur les appelle lui même, a fait éclater ce cadre : la Repetitio traitera tout à la fois des successions ab
intestat, du testament et des
substitutions. Mais il y a plus : ce sont les innombrables digressions
dont elle est émaillée qui en font tout le prix. On a ainsi pu dire (le juriste
Denis Simon, au XVIIe siècle) que l’auteur finit, en voulant tout
traiter, par traiter de tout, « comme s’il voulait faire venir tout le
droit des mots du Pater ».
Propos caché ? disserter sur le droit public du royaume
au travers d’un exposé de droit privé.
Guillaume Benoît est aussi et surtout un « auteur
politique ». Mais les motivations qui étaient les siennes ne pouvaient
aucunement le conduire à proposer au public le fruit de ses réflexions dans le
cadre d’un « traité ». Les témoignages de la pensée de Benoît sur les
différentes questions politiques ne sont donc rien moins qu’éparpillées dans
toute la Repetitio. Cette dispersion
tient, d’une part, à la forme du commentaire : on ne dit ou n’écrit pas la
même chose dans le « cadre touffu et obscurci de la lecture » (J.
Barbey) que dans celui du traité. L’éparpillement découle, d’autre part, de la
teneur même du raisonnement.
Les gloses de la Repetitio répondent, pour l’essentiel, à trois objectifs : établir la loi
de succession au trône de France, déterminer les droits du roi dans le royaume,
affirmer les pouvoirs du roi sur l’Eglise gallicane. Le lien qui existe entre
commentaires de droit privé et considérations de droit public est donc un lien
organique.
Quel message « caché » et pourquoi ?
Pour une part, le message est un message non pas caché (« caché » parce qu’il serait « indicible »
ou « subversif »), mais un message non déclaré. Une certaine routine de l’enseignement et la
circonscription de l’auditoire et du lectorat aux seuls juristes n’ont pas
permis son éclosion dans des ouvrages politiques revendiqués en tant que tels.
Toutefois, ce message a tout de même été divulgué au grand jour, ne serait-ce qu’à
des étudiants. Il reflète tout simplement l’opinion commune des groupes que
représentent leurs auteurs, qui ressortit à la fois de l’idéologie
parlementaire et de l’idéologie universitaire.
Pour une autre part, sur des questions plus sensibles, un
message sinon véritablement caché, du moins un message plus délicat à exprimer
et destiné à un auditoire de partisans.
Alors qu’autour de l’université de Toulouse, la Pragmatique
a été l’objet d’une vive controverse où se sont exprimées les thèses
anticonciliaristes et antigallicanes, la faveur pour le même texte a été grande
dans les milieux universitaire et parlementaire parisiens. De l’enseignement du
centre parisien au XVe siècle, le commentaire de Cosme Guymier
est, significativement, le seul vestige. Il présente la thèse gallicane contre
le pouvoir pontifical et soutient la doctrine conciliaire. Il défend également
l’indépendance de l’Eglise menacée par les officiers du roi. A l’inverse, alors
que la résistance du parlement puis de l’université de Paris ont été particulièrement
opiniâtres, le Concordat a été favorablement accueilli par les Méridionaux que
satisfaisait le triomphe de l’idée d’entente directe entre le roi et le pape.
Fort logiquement, le premier commentaire y paraît en 1525, alors même que la
glose de Guymier sur la Pragmatique n’est imprimée dans la capitale méridionale
qu’en 1528. Ainsi la glose du Concordat par Jean d’Ayma, dans laquelle s’étale
la thèse de la supériorité du pape sur les conciles, pose-t-elle le dernier
jalon d’une réflexion ouverte par la promulgation de la Pragmatique. Les Méridionaux
sont désormais les interprètes autorisés de la politique gouvernementale. C’est
ainsi que ces œuvres issues de l’enseignement ont aussi servi à régler de vieux
comptes universitaires.
Réalité de l’enseignement de la politique ? Quand on
enseigne de la (science) politique à des futurs acteurs politiques, on est bien
dans une école de science politique, donc l’université médiévale est aussi un
lieu implicite du politique. Mais qu’est-ce que la/le « politique »
dans un monde « savant » où il n’est pas déclaré ? la difficulté
est de définir la/le politique de l’extérieur (explicite chez les
philosophes ? implicite chez les juristes ?). Sur le plan de la forme
enfin, la question est de savoir comment on a procédé pour faire craquer le vêtement
sans le dire et comment a ainsi été libérée la voix des groupes concernés
(universitaires et parlementaires) : l’art de la digression a-t-il été un
instrument de libération de la voix politique ?
Patrick Arabeyre
UMR CNRS 5605, Centre Georges Chevrier,
Université de Bourgogne