Cette publication s’inscrit dans le prolongement du séminaire
qui s’est tenu à la Maison française d’Oxford de janvier à juin 2002 et du colloque organisé par l’Institut
d’histoire contemporaine (UMR CNRS uB 5605) à Dijon en
septembre 2002 sur le thème « les autres lieux du politique ». A l’origine de ce projet porté par Claudio Sergio
Ingerflom et Serge Wolikow auquel furent associés des intervenants venus
d’horizons disciplinaires différents (sciences politiques, sociologie,
histoire, anthropologie, économie, histoire du droit) il y avait ce constat : ni les
institutions strictement désignées comme politiques, ni les relations se
voulant explicitement politiques entre dirigeants, exécutants et simples citoyens
– et ce, à chaque époque et dans diverses cultures, quels que soient les
noms que ces acteurs individuels, collectifs ou institutionnels portent – ne sont les seuls foyers du politique ; si dans les sociétés occidentales
modernes, le politique est traditionnellement réduit à ses aspects les plus explicites
(l’état et les rouages qu’il met en œuvre, le jeu des partis et des groupes
d’intérêt, la participation sous ses différentes formes : le vote et le
militantisme, l’engagement et la protestation), les remises en cause dont il
fait l’objet depuis plus de deux décennies (on parle volontiers de « fin
du politique », de « crise » ou de « malaise » du
politique, de « dépolitisation » ou de « dépérissement des idéologies »)
et les renouvellements qui semblent l’affecter en profondeur (avec notamment l’émergence
de « nouveaux lieux du politique » et de « nouveaux mouvements
sociaux »), invitent, pour en embrasser toute l’étendue, à aller voir
au-delà et à envisager d’autres lieux du politique : des lieux qui ne sont
pas « normalement » voués à la
politique (« illégitimes » ou « implicites ») ; des lieux qui relèvent objectivement du
politique sans que les acteurs impliqués en aient conscience ou
l’admettent ; des lieux ni « permanents » ni « réguliers » du
politique (ils ne le sont peut-être qu’ « occasionnellement », « exceptionnellement », voire « accidentellement ») qui, lorsqu’ils sont amenés à le devenir
durablement, se signalent par leur « nouveauté ».
C’est dans cette perspective d’élargissement que furent
abordés, dans le cadre du séminaire de la Maison française d’Oxford, des thèmes aussi divers que « le rôle de l’état
et ses mutations », « la création des lieux politiques », « crise
du religieux, crise du politique ? », « boissons, breuvages,
libations », « les mouvements sociaux, nouveaux lieux du
politique », « aliments, nourritures, cuisine », « politiques
et pratiques sportives », « de la naissance à la fin de l’état
Moderne ». Le colloque de Dijon avait pour ambition de poursuivre dans
cette voie en examinant « les lieux du politique : lieux explicites
et lieux implicites », « les rites, croyances et pratiques en
politique », « les processus de politisation et de dépolitisation »
et « la dimension politique des activités sociales ».
Cette démarche comparative croisant les perspectives
nationales et faisant varier le curseur du repérage historique de la Grèce du Ve siècle
avant J.-C. à l’ultra contemporain déboucha sur une aporie. Selon les périodes,
les contextes nationaux et les domaines de la vie sociale qu’elles prenaient
pour objet, et selon les traditions disciplinaires auxquelles elles se
rattachaient, les différentes interventions appréhendaient le politique à
partir de points de vue si dissemblables que leur somme ne pouvait former un
tout cohérent : les uns l’envisageaient à partir d’une définition savante,
empruntée à Hannah Arendt ou Max Weber pour ne citer que les plus usitées ,
les autres à travers ce que font les acteurs lorsqu’ils disent ou pensent faire
de la politique. Bref, pour mener le projet initial à son terme, il aurait
fallu tenir la gageure de comparer l’incomparable, dans la
mesure où les différentes analyses développées au cours du séminaire, puis du
colloque, se fondaient sur des définitions antinomiques. La prise en
compte de cette irréductible variété apparaissait cependant moins comme un
obstacle méthodologique que comme un enjeu théorique ; elle invitait à un élargissement
des perspectives et à un retour réflexif sur les pratiques scientifiques.
La solution adoptée pour échapper à
l’inévitable confusion résultant de « l’extraordinaire fluidité sémantique
du mot politique » sans s’abandonner – en conscience ou non – à
l’arbitraire d’une définition imposée, a consisté à tenter de comprendre
les processus de production du politique et de
saisir la part prise par différentes catégories d’acteurs dans ce processus :
acteurs politiques (élus, militants, électeurs), intellectuels, artistes,
journalistes, acteurs économiques, responsables religieux, etc., mais aussi spécialistes
du politique se réclamant les uns des sciences politiques, de l’histoire, ou de l’histoire du droit, les autres de la sociologie, de l’anthropologie ou de l’économie. La définition du
politique est enjeu de luttes qui sont aussi des luttes politiques et qui opposent
des individus et des groupes dont il convient de préciser le rôle. Les travaux
réunis par Jacques Lagroye ,
consacrés à la « production sociale de la politique », et la réflexion
collective coordonnée par Lionel Arnaud et Christine Guionnet ,
visant à appréhender la « construction sociale du politique », ont
depuis ouvert des perspectives comparables, mais en cantonnant pour l'essentiel leurs
investigations au politique dans ce qu’il a de plus explicite, limites
auxquelles nous ne nous astreignons pas.
Envisagés sous cet angle, les « autres lieux du politique » constituent une direction de recherche riche de promesses, mais dont l’attrait est un piège. En effet, si l’on n’y prend garde, l’altérité pourrait remplir une fonction similaire à celle de la nouveauté dans le paysage intellectuel des années soixante et soixante-dix : la « nouvelle vague » en cinéma, le « nouveau roman » et la « nouvelle histoire », par ce simple qualificatif, affirmaient leur originalité radicale et leur unité ; la rupture était effective dès lors qu’elle était proclamée ; des différences bien réelles étaient du même coup oblitérées au profit d’une commune identité. Il convient donc de garder à l’esprit que les autres lieux du politique ne constituent pas un ensemble cohérent du simple fait de leur altérité ; ce serait une erreur que d’imaginer qu’il existe un « plus petit dénominateur commun » entre tous ces lieux qui sont « autres ». Ce qui les rapproche et les rend comparables les uns aux autres, c’est qu’ils sont avant tout des lieux inattendus : le politique apparaît là où on ne pensait pas le trouver ou sous une forme que l’on imaginait pas ; à l’inverse, là où il semblait évident qu’il y en eut, il se dérobe ou prend des formes qui ne sont pas celles que l’on supposait. Bref, les autres lieux du politique se présentent de prime abord comme des anomalies. C’est ce qui constitue le point commun entre les contributions réunies dans cette première livraison. Qu’il s’agisse des transformations actuelles de la sphère politique et des remises en cause qu’elles induisent dans nos façons de penser le politique (S. Wolikow), de la mise à jour d’idées politiques transparaissant dans les commentaires des textes de droit au Moyen-Âge (P. Arabeyre), des fonctions politiques que leurs auteurs ou leurs commentateurs assignent aux œuvres culturelles (V. Chambarlhac), des relations complexes entre les mouvements partisans et les organisations sportives qui s’en réclament (K. Bretin et B. Caritey), de la prise de distance marquée entre les nouveaux mouvements sociaux et les organisations politiques et syndicales traditionnelles et de la place qu’y tiennent cependant des militants politiques et syndicaux (G. Ubbiali), des rapports paradoxaux que « démocratie » et « élections » entretiennent dans la Bulgarie post-communiste (A. Todorov), de l’ancrage électoral singulier de « Chasse, pêche, nature et tradition », mouvement de défense de la chasse qui recueille les suffrages d’une France rurale se sentant abandonnée (J. Vigreux) ou des prises de position des acteurs culturels dans la campagne présidentielle de 2002, tiraillés entre neutralité et engagement (P. Poirrier), les cas étudiés contredisent – pour une part au moins – ce que l’on sait ou croit savoir du politique et prennent à défaut le pouvoir prédictif de notre connaissance ou de notre expérience du politique. Évoquer ces autres lieux du politique, c’est dès lors partager notre surprise et – peut-être parfois aussi – notre perplexité.
Une précaution s’impose cependant : il convient de ne
pas en surestimer l’importance. Leur prise en compte n’est pas un signe
annonciateur d’une révolution dans la connaissance ou les théories du politique,
mais juste le point de départ d’une réflexion contrainte – pour cause
d’inattendu – de sortir des sentiers battus où la routine et les présupposés
l’avaient cantonnée.
Benoît Caritey & Serge Wolikow
UMR CNRS uB 5605, Centre Georges Chevrier