La sociologie politique, ou les sciences politiques, ont
développé de longues et subtiles analyses concernant la contestation et la
mobilisation au point de faire apparaître la sociologie des mouvements sociaux
comme une spécialisation thématique. Ces disciplines ont repéré, à la jonction
des années 1960 et 1970, l’émergence de « nouveaux mouvements
sociaux » (NMS).
La littérature sociologique s’avère riche sur le sujet, et
des tentatives nombreuses ont été proposées pour définir le caractère novateur,
précisément, de ces mouvements. Sans entrer dans les détails d’une littérature
abondante
[1]
, quatre
traits peuvent être retenus : les nouveaux mouvements sociaux s’inscrivent
dans le dépassement du mouvement ouvrier
[2]
,
référence classique ; les revendications développées par les NMS sont de
nature « post-matérialiste », elles sont portées par des mouvements
tels que le féminisme, les luttes autonomistes, l’écologie politique ou encore
les mobilisations pacifistes
[3]
;
les NMS impliquent de nouveaux acteurs et de nouvelles couches mobilisées, en
lieu et place des blue-collar movements,
se manifestent une « nouvelle classe moyenne », des fractions de la
petite-bourgeoisie, des couches intellectuelles ; enfin, les NMS
développent un rapport renouvelé au politique, il s’agit moins pour eux de
conquérir l’Etat que de viser au développement d’espaces d’autonomie.
Par-delà les différentes caractéristiques qui ont pu être
mobilisées par tel ou tel auteur pour préciser les contours de ce type de
mouvement (ainsi tour à tour et simultanément, les valeurs, les modes d’action
ou encore le répertoire de l’action collective), un trait commun rassemble les
NMS : la défiance à l’égard des organisations considérées comme « traditionnelles » :
le triptyque parti-syndicat-association (plus ou moins intriqués selon les
périodes ou les conjonctures nationales).
Malgré ses limites (voire ses incohérences), cette
sociologie des NMS sert ici pour appréhender les associations qui ont surgi en
France depuis une dizaine d’années et qui font l’objet du développement du
premier point. On examinera, dans un second temps, comment ces différentes
structures ont constitué un facteur de politisation de la vie sociale, avant de
s’interroger sur les ambiguïtés de ce mouvement de politisation.
Depuis une grosse décennie, et singulièrement depuis la
grève de 1995 contre le Plan Juppé
[4]
,
une série de mobilisations sociales d’ampleur ont retenu l’attention des
observateurs : mouvements des chômeurs, mouvement des sans-papiers,
mobilisation des personnes sans-logis, mobilisation contre l’extrême droite,
etc., toute une série d’actions protestataires de ceux qu’on a caractérisé
comme les « sans » (droit, logis, travail, etc.) a occupé l’agenda
politique et social de manière inattendue, au point que certains ont pu
concevoir ces mobilisations comme relevant d’un « miracle
social »
[5]
.
Derrière chacune de ces mobilisations, on retrouve une, ou
plus exactement des associations qui promeuvent, soutiennent, organisent la
mobilisation, la contestation, développent l’activisme, bref apparaissent comme
des entreprises d’action collective.
Les sans-emploi sont représentés par AC ! (Agir contre
le chômage ! ), l’APEIS (Association, pour l’emploi, l’information et
la solidarité), la CGT-Chômeurs, ou encore le MNCP (Mouvement national des
chômeurs et précaires). Le DAL (Droit au logement)
[6]
,
le CDSL (Comité de défense des sans-logis), le CML (Comité des mal logés),
DD ! (Droit devant ! ), mobilisent sur le terrain du logement.
Ras le Front ou les SCALP (Section carrément anti-Le Pen) développent les
mobilisations en matière d’antifascisme, tandis qu’Act up se préoccupe de lutte
contre le sida
[7]
.
En même temps que les associations composant ce mouvement social devenaient
plus nombreuses, elles rénovaient assez radicalement les modes d’expression
habituellement en usage. Occupations de logements vides, occupations d’ANPE
(Agence nationale pour l’emploi) ou d’ASSEDIC, blocages de laboratoires pharmaceutiques,
réquisitions d’emplois, parrainages républicains de sans-papiers, interruptions
d’émissions télévisées, opérations coups de poings, euromarches contre le
chômage
[8]
, etc.,
constituent autant d’actions spectaculaires, renouvelant le répertoire routinisé
de l’action collective. Alors que les organisations syndicales se contentent,
le plus souvent, d’actions misant sur l’effet du nombre, ces structures
innovent en matière de formes données à la protestation.
La plupart de ces structures se sont engouffrées au cours de
la période la plus récente dans les mobilisations contre la mondialisation et
la globalisation capitaliste
[9]
.
De ce point de vue, Attac
[10]
occupe une position centrale. Attac vers laquelle converge une bonne partie des
activistes du mouvement des « sans » et dont plusieurs organisations
sont représentées es-qualité dans la direction. Des manifestations importantes
ont été organisées dans la période la plus récente
[11]
.
Ajoutons, pour conclure, que cette mouvance s’est dotée d’un
véritable think-tank. La fondation
Copernic
[12]
, se définit
comme un instrument de contre-expertise collective dont le but avoué est de
constituer le pendant de la Fondation Saint-Simon, libérale de gauche, auto
dissoute en juin 1999
[13]
.
Copernic alimente cet ensemble de mouvements (et l’opinion publique au-delà, le
monde journalistique en particulier) en argumentaires, en réflexions et en
outils intellectuels de compréhension du monde.
En quoi cet activisme associatif représente-t-il un facteur
de politisation ou, plus exactement, comment s’effectue la politisation de ces
mouvements
[14]
?
L’offre de politisation se réalise par le biais de trois
entrées parallèles : ce processus de politisation se manifeste à travers un
travail de mobilisation contre l’Etat et les institutions ; les
biographies militantes des dirigeants sont irriguées par un rapport au
politique ; enfin, ces mouvements accordent une place importante à
l’extrême gauche. Chacun de ces facteurs doit être examiné plus en détail.
Les critiques sectorielles (corporatives disent certains)
développées par ces dynamiques associatives sont porteuses d’un mouvement de
politisation. Elles permettent une montée en généralité des éléments
d’insatisfaction et de revendication. Par montée en généralité, il faut
entendre l’effet d’entraînement dans les représentations politiques de la
contestation sectorielle. Une seule illustration dont nous avons été témoin à
travers l’expérience d’étudiants. La répression de la manifestation de Gênes a
plus fait pour la prise de conscience de nombreux manifestants sur la nature de
l’Etat
[15]
que de très
savantes et nombreuses explications pédagogiques. La manifestation (et, au sens
large, le répertoire d’action mobilisé par ces mouvements) est facteur
d’affrontement avec les institutions. Les illustrations pourraient être
multipliées, en rapport avec les mobilisations engagées sur chacun des secteurs
spécifiques à l’association
[16]
.
Second vecteur de politisation : la biographie de la
plupart des promoteurs de cette action collective (à une fréquence qu’il
s’agirait d’estimer plus précisément
[17]
).
En effet, bon nombre de ces individus correspondent à la caricature du meneur
que dénonçait en son temps Gustave le Bon en cherchant à expliquer la formation
des foules (révolutionnaires)
[18]
.
Bon nombre de ces leaders ont en effet un passé de militant
politique, le plus souvent à l’extrême gauche, mais pas toujours. A défaut de
pouvoir développer cet aspect, on se contentera de l’illustrer par le biais de
deux exemples. Le premier est le plus inattendu au regard des modalités de
mobilisation des sans-papiers
[19]
.
En effet, Madjiguène Cissé et Ababacar Diop, deux Sénégalais porte-parole dudit
mouvement, étaient préalablement militante du PADS (Parti africain pour la
démocratie et le socialisme) pour la première et d’un mouvement maoïste pour
l’autre
[20]
. Le second
exemple est celui d’Annick Pourre
[21]
,
une des animatrices du DAL (avec J.-B. Eyraud). Son engagement remonte assez
loin puisqu’elle avoue des sympathies anticolonialistes durant la guerre
d’Algérie. Elle rejoint le PCF par la suite, et devient également déléguée CGT
dans son entreprise. Selon son témoignage, elle est exclue du PC en 1982. Après
quelques soubresauts biographiques, elle rejoint le DAL à ses débuts (1990). Au
moment de la publication de ces lignes, elle venait d’adhérer à Sud-Aérien.
En investissant le domaine associatif, ces militant(e)s
importent avec eux des schèmes d’analyse et d’action, des modes d’organisation,
en lien direct avec l’univers partidaire au sens le plus strict du terme.
Le dernier vecteur de politisation est la présence,
suffisamment massive pour être régulièrement dénoncée, de militants politiques
des organisations d’extrême gauche. En effet, en parallèle au développement de
ces structures associatives dans la décennie, le syndicalisme radical
(SUD
[22]
, FSU
[23]
)
et l’extrême gauche se sont également renforcés
[24]
.
Si l’on a pu évoquer l’existence d’un écosystème
[25]
pour caractériser les milieux d’influence et les relais sociaux du PCF, force
est de constater les contours d’une configuration similaire pour l’extrême
gauche.
Pour ne prendre qu’une illustration, l’existence d’une
association comme AC ! œuvrant sur le terrain de la lutte contre le
chômage n’aurait pas été possible sans l’appui du syndicalisme le plus
militant. Mieux même, AC ! résulte du choix réalisé par un ensemble de
courants politiques et syndicaux de se doter d’un instrument d’action sur ce
terrain
[26]
. La LCR
est, sans doute, l’organisation la plus investie dans ces différentes
structures associatives, la plus en phase avec ces milieux partisans, même si
cette implantation ne s’effectue pas toujours sans difficultés et
critiques
[27]
. Organisations
trotskystes, mais aussi courants libertaires (à l’instar de l’Alternative
libertaire, AL ou de la Confédération nationale du travail, CNT) ou en rupture
de PCF parfois
[28]
,
coexistent au sein de ce monde associatif radical
[29]
.
Certains militants occupent même des positions de premier plan. On pourrait
évoquer le cas de Christophe Aguiton, dirigeant de la LCR, qui est sans doute
un des plus convaincants en la matière
[30]
.
Le processus de politisation du mouvement social s’effectue
donc par de multiples points d’entrée, dont on a retracé ici, brièvement,
quelques-unes des logiques.
Pour autant, le processus de politisation qui s’opère n’est
pas exempt de difficultés.
Deux éléments permettent de comprendre en quoi ce processus
de politisation du champ social présente des ambiguïtés. Il s’agit tout d’abord
du problème des débouchés politiques de l’entreprise associative. Les limites
sectorielles de la critique seront abordées dans un second mouvement.
Ces différentes structures associatives expriment en effet
un sentiment assez fort d’indépendance et de défiance à l’égard de la
représentation politique. Cette prépondérance de l’action sociale sur l’action
politique (au sens partidaire du terme) s’est notamment manifestée par un appel
d’août 1998, revendiquant « l’autonomie du mouvement social ». Signée
par un ensemble de militants associatifs, syndicalistes, intellectuels et
citoyens, cette adresse se voulait un avertissement aux partis (PCF et LCR surtout),
soupçonnés de vouloir débaucher des figures du mouvement social à l’occasion
des élections européennes de 1999
[31]
.
Ces signataires n’hésitaient pas à reproduire le mode de raisonnement du
syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914 en proclamant l’inutilité de l’offre
politique. Un appel précédent en mars 1997
[32]
se concluait par le constat que : « Nous sommes la gauche parce que
nous la faisons ». Ainsi qu’elle est conçue par une partie des animateurs
de ces mouvements, la politique institutionnelle apparaît comme un terrain
miné. La question de la représentation et de la mise sur agenda des
revendications portées par cette série d’associations court ainsi le risque de
se retrouver en permanence en déshérence de relais politique. Plus que d’un
renouvellement des débouchés politiques porté par l’action
associative/mouvementiste, c’est, au pire, un danger permanent de récupération
(voire d’instru-mentalisation) de cette demande politique qui risque de se
produire. Mais l’hypothèse la plus probable est celle d’une auto limitation de
cette dynamique, qui s’agite radicalement sur le terrain social, tout en
délaissant la possibilité pratique de rénovation du champ politique. Une
configuration où le domaine politique demeurerait la propriété de ses acteurs,
professionnels, tandis que la mobilisation sociale occuperait les animateurs
des mouvements du même nom, risquerait d’accentuer une coupure régressive pour
la participation politique, déjà largement en déshérence
[33]
.
Alors que la plupart de ces mouvements renvoient à une
remise en cause sectorielle du fonctionnement social, ils ont largement remisé
l’action sur leur terrain de prédilection au profit de démonstration publique
(forum social, euromanifestation, etc.). Bref, en abandonnant ce qui faisait
leur ancrage dans un militantisme de terrain, ces collectifs risquent au mieux
de verser dans l’éducation populaire de masse (versant Attac), au pire
d’apparaître comme des cautions d’une institutionnalisation croissante de
certaines mobilisations de type médiatique. Certaines dénonciations de
« la jet set de la contestation qui
va de manifestation en manifestation » commencent à s’énoncer ici ou
là
[34]
. En
délaissant le militantisme de terrain, ces associations courent le risque
d’entamer un processus de dépolitisation de masse, au profit d’une division
sociale du travail contestataire. De nouveau, l’exemple de Christophe Aguiton
mériterait de plus amples développements. Son évolution au fil de la dernière
décennie suit une logique qu’il serait tout à fait intéressant de déconstruire
en même temps que de vérifier si elle correspond à une translation
idéal-typique des sites d’investissement militant. Membre fondateur de SUD, il
participe au lancement d’AC ! dont il est une des figures dirigeantes. Il
participe en tant que membre fondateur à la création d’Attac. Sur la base de
ses responsabilités associatives, responsable des relations internationales, il
se déplace dans l’univers militant pour devenir désormais un des porte-parole
attitré du mouvement altermondialiste. Avant d’entamer ce cursus
honorum militant, la presse avait pressenti
ces qualités puisque Le Monde
[35]
n’hésitait pas à le qualifier de « nec plus
ultra du militantisme ».
A l’image de cette figure médiatique évoquée, on peut
s’interroger sur l’ancrage localisé et sectoriel persistant d’une bonne partie
de ces composantes du « mouvement social ». L’éloignement potentiel
des scènes primitives d’activité sociale court ainsi le risque de fragiliser le
processus de politisation engagé.
Sans doute les diverses organisations de ce qu’on appelle
« le mouvement social » par paresse, souvent, et difficulté
d’identification, ont incontestablement joué un rôle décisif de politisation de
masse par le renouvellement du répertoire d’action collective, par l’émergence
de nouveaux thèmes de mobilisation sociale, etc.
Cependant, le risque est réel d’une dissociation croissante
entre des structures de mobilisation radicale d’un côté et une sphère politique
inentamée de l’autre. La démocratisation de la société impulsée par ces
associations ne saurait se limiter à cet aspect, en laissant intact le système
politique et économique. Sans quoi ce monde associatif, aussi radical soit-il,
relèvera clairement des plus traditionnels groupes d’intérêt ne luttant, comme
l’écrivait en 1984 Jacques Donzelot
[36]
« plus au nom du droit, pour le droit, mais pour nos droits, nos droits
sociaux, en tant qu’ils définissent des privilèges spécifiques ou les
compensations locales accordées à telle ou telle catégorie de la société, en
raison des préjudices singuliers qu’elle est censée subir du fait de la
division sociale du travail. L’exigence absolue de justice s’est effacée au
profit de querelles sur la relativité des chances dont bénéficient les uns, des
risques qu’encourent les autres ».
Georges Ubbiali
UMR CNRS 5605, Centre Georges Chevrier,
Université de Bourgogne
- AC !, Agir contre le Chômage
- AL, Alternative Libertaire
- AIT, Association Internationale des Travailleurs
- APEIS, Association Pour l’Emploi l’Information et la
Solidarité
- ATTAC, Association pour la Taxation des Transactions
Financières pour l’Aide aux Citoyens
- CDSL, Comité Des Sans-Logis
- CML, Comité des Mal Logés
- CNT, Confédération Nationale du Travail
- DAL, Droit Au Logement
- DD !, Droit Devant !
- FSU, Fédération Syndicale Unitaire
- LCR, Ligue Communiste Révolutionnaire
- LO, Lutte Ouvrière
- MNCP, Mouvement National des Chômeurs et des Précaires
- OCCOMC, Organisation pour le Contrôle Citoyen de l’OMC
- PADS, Parti Africain de la Démocratie et du Socialisme
(Sénégal).
- SCALP, Section Carrément Anti-Le Pen
- SUD, Solidaires, Unitaires, Démocratiques
- ZLEA-FTAA, Zone de Libre Echange des Amériques-Free Trade
Area of the Americas