Les autres lieux du politique

Le rite démocratique des élections : démocratie versus élections

 

Le fait que les élections soient partie intégrante des démocraties modernes ne suscite pas d’objections. On ne peut pas se représenter la démocratie sans en même temps accepter les élections comme forme essentielle de l’expression de la volonté publique. Même si, souvent dans la pratique, les élections peuvent être manipulées ou simplement truquées, en dépit des fraudes électorales qui accompagnent les démocraties et malgré les démagogues, qui « savent parler au peuple », rien ne nous permet d’imaginer une démocratie sans ce mécanisme de sélection des gouvernants. Les élections, acte individuel exercé en commun, sont un mécanisme de formation de la représentation d’une communauté, de la production d’un médiateur entre le peuple et l’individu. Elles sont aussi un mécanisme de gestion des options sociales toujours grandissantes dans les sociétés modernes [1]. Les élections sont la gestion de deux rapports – entre l’individu et la communauté et entre la société et les options de la modernité.

D’une autre côté, les élections sont aussi un élément indispensable de la gestion du processus de l’élargissement du champ politique. Les nouvelles questions, qui affectent la cohésion sociale, l’intégration de la société, son intégrité, deviennent politiques ou plutôt accèdent à l’agenda politique par le biais des élections. Les pratiques électorales (le vote) impliquent un nombre grandissant de citoyens dans les activités politiques et ainsi élargissent le champ politique. Les élections sont aussi l’expression de la pression que la société civile exerce sur la sphère politique afin d’établir l’ordre du jour politique [2] . Les élections sont une forme permanente de débat sur la question : qu’est-ce que la politique ?

Les élections comme apprentissage de la démocratie

La démocratie représentative est partie prenante de la modernité. L’implication dans la vie politique d’un nombre croissant de citoyens est un des leviers du processus de modernisation. Il reste cependant à savoir si démocratisation et modernisation coïncident nécessairement.

Dans l’histoire moderne et contemporaine nombreux sont les exemples de cette coïncidence, notamment en Bulgarie. L’élargissement du vote est un processus parallèle, voire intégral de la modernisation, telle qu’on l’observe pendant le dernier quart du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ce processus, qui est le fait majeur du développement politique en Bulgarie pendant cette période, fait augmenter le corps électoral de 22 % de la population totale en 1900 à 65 % en 1946 [3].

L’élargissement du corps électoral n’est pas un processus historique qui se déroule indépendamment des luttes politiques, des transactions sociales, du développement de la société. Au contraire, il a toujours constitué un enjeu politique majeur.

D’un côté, il y a une particularité de la société bulgare de la seconde moitié du XIXe siècle : l’inexistence d’une noblesse de souche, et par-là l’absence évidente d’une tradition politique conservatrice. Il ne s’agit pas de négliger le conservatisme des petits bourgeois, héritier du conservatisme populaire de la société traditionnelle en Bulgarie, mais ce conservatisme ne put donner naissance à une puissante force conservatrice. C’est une des raisons de l’absence des cens électoraux déjà en 1879 – la Constitution de Tarnovo était présidée par un libéralisme réticent  [4] .

Les gouvernements qui se voulaient modernisateurs ont fait des efforts pour rendre les élections plus accessibles et performantes. Les réformes de 1899 augmentent le nombre des lieux de vote et remplacent les bureaux de vote, formés par les électeurs les premiers arrivés sur place, par des bureaux présidés par un juge. Déjà cette réforme augmente la participation de 20 points – de 30 % à 50 %. Le mode du scrutin, qui change en 1911 d’un système majoritaire simple à un système proportionnel sur listes partisanes mobilise les électeurs et les engage avec les partis politiques. En 1937 un suffrage féminin partiel est introduit, suivi après la Seconde Guerre mondiale en 1945 par l’établissement du suffrage féminin sans exceptions. Dans le même temps (1946) l’âge du vote passe de 21 ans à 18 ans.

Le gouvernement agrarien, arrivé au pouvoir suite à la crise politique et sociale due à la débâcle de la Première Guerre mondiale en 1919, introduit un principe inconnu dans les pratiques électorales en Bulgarie jusqu’à cette époque – le vote obligatoire. La mesure tente de mobiliser les électeurs paysans et fait bondir la participation aux élections de 1920 et 1923 jusqu’à 85 %  [5] .

Toutes ces pratiques s’inscrivent dans une fuite vers la modernité d’une société où l’alphabétisation progresse, plus intégrée par l’état national, plus réunie par le marché intérieur, plus attentive aux activités du gouvernement et des institutions publiques en général. La participation aux élections est un symptôme de la modernisation et en même temps un instrument de cette modernisation. Par les élections, les citoyens apprennent la politique, essaient d’influencer le pouvoir, font entendre leur voix. Mais ces pratiques électorales deviennent vite une farce lorsque la démocratie est remplacée par des régimes autoritaires, voire fascistes, successivement en 1923 et en 1934.

Le communisme en Bulgarie utilise les élections générales pour légitimer la « démocratie socialiste ». Le taux de participation de 99,9 % est grotesque, mais pas très loin de la réalité – les gens votent, parce qu’ils savent que leur vote ne vaut rien et n’a aucune conséquence sensible sur le pouvoir. Le vote, très régulier en effet, devient l’expression de rien, ou plutôt du laisser-faire en politique. En même temps les élections au sein du PC au pouvoir ne sont pas du même ordre – là on élit effectivement le gouvernement – le Bureau politique du CC du PC bulgare. Mais ces élections n’ont guère fait l’objet des statistiques électorales.

Dès le début, la transition post-communiste réhabilite le vote. Le vote pluriel devient la marque de la démocratisation, le pluralisme est vu comme l’élargissement des choix politiques. Les élections assument vite un rôle prioritaire de mobilisation en faveur de la démocratie. Pas uniquement comme instrument de participation passive, mais surtout comme pratique active. L’accès aux urnes garanti une fois pour toutes, l’accès au bulletin de vote est maintenant la question fondamentale des élections postcommunistes : qui peut et va se présenter, comment seront désignés les chefs politiques ?

Toute cette démarche résulte d’une approche très libérale des élections, qui dit que tout est permis, chacun peut se présenter et aucun ne subira des limitations trop fortes. Même le seuil électoral appliqué n’est pas trop sévère - 4 %, ce qui permet à 3-4 partis ou groupes partisans d’être présents au parlement.

En même temps les premières élections sont marquées partout par un effort pour observer et respecter un fair play

- la légitimation des élections comme libres et justes, garanties contre la fraude électorale, que l’on soupçonne toujours les autorités, contrôlées encore par l’ex-PC, de pratiquer. Partout sont invités des observateurs internationaux, des conseillers juridiques, des experts en matière d’organisation des élections. Plusieurs techniques sont mises en œuvre contre la fraude supposée, provoquant parfois des mécontentements de la part de certains électeurs, comme ce fut le cas avec la marque à l’encre indélébile sur la main des électeurs ayant déjà exprimé leur choix, pour éviter le double vote ou le vote à la place des inscrits qui ne s’étaient pas présentés aux urnes.

Enfin la validation des résultats des premières élections post-communistes fut objet d’une attention particulière. Cette validation doit en principe légitimer les élections, initier un processus politique démocratique, reconnu comme tel par la population et l’opinion internationale. Dans la plupart des cas, là où les élections ont été gagnées par l’opposition anticommuniste, personne ne contesta les résultats, comme en Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie. Ce résultat était en quelque sorte attendu – la population ayant le désir évident d’en finir avec le gouvernement communiste. Cette attente était liée à une autre attente – les ex-communistes n’étaient qu’un parti transitoire, jusqu’à la formation d’une palette politique à l’occidentale, issue essentiellement de la diversification de l’opposition anti-communiste. Partout où les anciens communistes ou les partis issus du PC gouvernemental ont gagné, les élections ont été vivement contestées par les oppositions respectives, soutenues par l’opinion internationale [6] .

Les premières années après la chute du mur de Berlin sont pour les sociétés post-communistes un apprentissage rapide de la démocratie. En fin de compte, même dans des pays, où l’on voit d’anciens communistes gagner les élections, elles sont validées – c’est aussi l’acceptation du fait, que tout changement politique sera reconnu comme démocratique s’il est lié à une consultation par les urnes. C’est la raison pour laquelle les oppositions apprendront vite à revendiquer la démission des présidents et des assemblées élus pour réclamer des élections anticipées.

L’acceptation des résultats du vote populaire devient petit à petit la marque de l’acceptation de la démocratie – rares deviendront les cas en Europe centrale et orientale où seront contestés les résultats des élections après 1995-1996. Un événement marque ce tournant le moment du « retour des anciens communistes au pouvoir  [7]  » – en 1993 en Pologne, en 1994 en Hongrie et en Bulgarie. À partir de ce moment, une alternance politique s’établit dans ces pays, entre une droite démocratique, issue des anciens anti-communistes, et une gauche démocratique, issue des anciens communistes.

Le respect du vote va jusqu’à contester l’autonomie des élus à agir en fonction de leur conscience et à ne pas accepter de mandat impératif. La transition post-communiste partout est marquée par une instabilité partisane, où le parti le mieux organisé et le plus grand en terme d’adhérents est assez souvent l’ex-PC. Les innombrables scissions partisanes, les dissidences dans les groupes parlementaires, qui résultent de la formation de nouveaux groupes parlementaires, sont pratique courante. Dans ces cas, les partis touchés par les scissions réclament toujours la démission des députés dissidents, en utilisant l’argument du « vote substitué » du peuple, qui ne s’est jamais prononcé pour l’existence d’un nouveau groupe parlementaire, voire n’a pas encore dit par des élections s’il choisissait le nouveau parti, issu de la scission.

Ce dernier scénario est habituel en Bulgarie de 1991 à 2001. En 1991-1992 une scission se produit au sein de l’UFD, le parti du gouvernement, entre les conservateurs et les libéraux, qui soutiennent le président J. Jelev en conflit avec l’UFD. Le gouvernement UFD démissionne et une nouvelle majorité hétérogène gouverne jusqu’en 1994. L’UFD à partir de ce moment ne cesse de réclamer des élections anticipées ; elles sont décidées en 1994, mais sont gagnées par les anciens communistes du BSP. Cette façon d’agir, même si elle reste totalement dans le cadre des procédures démocratiques, n’est pas largement acceptée comme pratique démocratique légitime. Parce qu’elle dénie le libre arbitre des élus nationaux – leur droit d’agir en fonction de leur libre conscience. Il s’agit, donc, d’une pratique ambiguë.

La même ambiguïté peut être repérée en 1996-1997, pendant la grave crise financière et économique, qui s’est vite transformée en crise politique. L’incapacité du gouvernement socialiste de l’époque à maîtriser la situation est évidente, mais en même temps ce n’est que l’Assemblée nationale, donc la majorité socialiste, qui est autorisée à se prononcer pour des élections anticipées – le seul moyen légitime pour sortir de la crise. Mais en fait l’opposition (l’UFD), qui s’apprête à gagner de telles élections avec une majorité écrasante (ce qui s’est en effet passé en avril 1997), refuse toute idée de formation d’un gouvernement intérimaire de grande coalition avec les socialistes pour faire face à la crise. Cette attitude est l’expression de l’idée largement partagée par la classe politique que les élections sont toujours un moyen d’exiger du peuple un vote résolu et clair. Aucune hypothèse impliquant une démarche consensuelle des partis parlementaires n’est débattue, au contraire – les élections anticipées sont l’alternative à une telle hypothèse. Une maxime est très répandue en Bulgarie : quand tous les partis au parlement participent à la coalition gouvernementale, l’opposition est composée par tout le peuple. En effet, derrière cette conviction il y a une culture politique non-consensuelle, de confrontation, allant souvent jusqu’au manichéisme.

Cette opposition entre anti-communistes et ex-communiste, qui structurait le paysage politique de la transition et qui semblait éternelle et impossible à dépasser, si profonde qu’aucun compromis de principe n’était possible, dura pendant dix ans, et fut rejetée par les électeurs en 2001. L’élection comme parti de gouvernement du mouvement fondé en deux mois par l’ancien tsar de la Bulgarie Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha [8] , n’est pas dans cette perspective, aussi bizarre que cela le semblait au début. Une réaction du large public contre le manichéisme politique, ainsi qu’une crise de confiance dans les deux partis principaux de la transition – les ex-communistes et les nouveaux démocrates, se manifestent en 2001 et changent le paysage politique de la Bulgarie, ainsi que le déroulement du processus politique.

La démocratie contre les élections

Il est généralement admis, que les élections sont une institution indispensable à toute démocratie. Mais la transition post-communiste apporte plusieurs arguments pour dire que le processus démocratique peut affecter les pratiques électorales perçues d’une manière généralement négative. Un des indicateurs de cette observation est la diminution permanente de la participation électorale dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale pendant toute la période de la transition post-communiste. De 1990 à 2000 la participation aux élections nationales décroît de 20 points – de 80 % en moyenne en 1990-1992 jusqu’à 60 % en 1998-2000  [9] . En Bulgarie le pourcentage de la participation aux élections législatives de 1990 est de presque 90 %, en 2001 la participation est de 65 %.

Les élections après la chute du communisme sont perçues aussi comme la manifestation d’une modernisation retardée ou post-moderne. La transition post-communiste est interprétée par certains politologues comme une « seconde modernisation » qui suit la première modernisation, réalisée dans la plupart de ces pays au XIXe siècle et achevée pendant la période communiste avec l’industrialisation forcée, l’urbanisation rapide qui en résulte et l’alphabétisation de masse qui va avec  [10] . Cette seconde modernisation est sensée avoir les mêmes caractéristiques que la première – l’ouverture d’une large palette de nouvelles possibilités de choix  [11] . Mais, comme le note avec raison Offe, l’augmentation dramatique des choix va de pair avec la diminution du nombre des options réalisables en pratique.

Les élections post-communistes donnent beaucoup d’exemples de ce phénomène de la modernité. Au début de la transition, il existe deux principales stratégies concurrentes, celles des anciens communistes et des nouveaux démocrates. Les différences consistent à décider la profondeur et la rapidité des changements. Mais en dépit de ce choix restreint d’options possibles, le nombre des candidats (les listes partisanes) qui se présentent, est démesuré – 39 en 1991, 48 en 1994, 39 en 1997, 36 en 2001. La liste des candidats aux élections présidentielles est encore plus éloquente : 21 en 1992, 13 en 1996, 6 en 2001. La diminution des candidats est le signe du fait que les choix et les options réalisables divergent – le public se rend compte que les options réalisables diminuent et que les choix deviennent restreints.

Les élections post-communistes en Bulgarie offrent aussi des choix, ou plutôt tentent de présenter la situation comme un choix. Mais ce sont souvent, et pas uniquement en Bulgarie, des élections sans options. Si l’on accepte l’idée que la transition post-communiste est une transition vers une société capitaliste et démocratique de type occidental, les élections ne peuvent pas être sensées permettre le choix de quelque chose de différent. Le choix, qui se posait, était l’Occident – tout autre choix semblait obsolète, voire impossible. Le sentiment du grand public est que le choix en effet n’existe pas, que des forces anonymes ou repérables, internes et externes en quelque sorte, forcent les électeurs à choisir ou plutôt à confirmer un choix fait ailleurs ou autrefois. En même temps les élections montrent qu’à chaque fois on voit élire le parti de l’opposition, comme si l’acte de voter était surtout une sanction, l’expression d’un mécontentement permanent à l’égard des gouvernants. La conviction que tous les partis, une fois arrivés au pouvoir, font à peu près la même chose, est très répandue dans l’opinion bulgare. C’est donc sans grande importance d’élire tel ou tel parti. En fait une telle conclusion est exagérée, mais au fond les résultats des élections sont totalement dépendants du niveau de mobilisation des électorats partisans et surtout des noyaux électoraux. Gagne le parti qui est le plus capable de mobiliser son électorat, perd le parti qui voit son électorat fortement démobilisé.

Les élections parlementaires en Bulgarie de 2001 montrent un changement important et dans le même temps s’inscrivent dans le même type d’élections sans choix. Ces élections marquent en effet la fin de la transition post-communiste – le débat qui oppose les ex-communistes aux anti-communistes perd toute importance. Le communisme, son héritage ou son retour possible n’est plus un sujet de débat politique. Ces élections sont aussi en quelque sorte le choix « de celui, qu’on n’élit pas », un ancien monarque, devenu chef de parti et élu premier ministre. Enfin ces élections sont le choix d’un parti, qui n’existe pas – un mouvement politique, créé en deux mois et sans structures développées, ni programme détaillé, ni support préalable dans le pays, ni enregistrement auprès de la Cour de justice en bonne et due forme [12] . Les élections de 2001 c’était pour ne pas choisir, pour éviter le dilemme du choix obligatoire entre les ex-communistes et les anti-communistes.

D’autres élections en Bulgarie, mais aussi dans d’autres pays d’Europe sont des élections sans véritable choix, l’expression d’un vote contre une alternative non-acceptable. L’élection de G. Parvanov, le chef du PSB à la présidence, se fait grâce à l’opposition d’une grande partie de l’opinion à la réélection du président sortant P. Stoyanov et par une forte mobilisation de la gauche ensuite. On élit un candidat, qui n’était pas supposé gagner les élections. Même si ce cas n’est pas comparable à ce qui s’est passé en Roumanie en 2000 et en France en 2002, dans ces deux pays, l’enjeu était aussi d’empêcher l’élection d’un candidat considéré comme inacceptable – Le Pen en France, Tudor en Roumanie. Face à de tels choix, les comportements électoraux changent radicalement et remettent en cause le sens généralement donné au vote.

Les élections contre la démocratie

Dans le débat post-communiste, la thèse de F. Fukuyama sur la victoire définitive de la démocratie libérale devient vite le mainstream idéologique. Cette analyse exclut tout débat sur les modèles politiques à suivre, plus besoin de choix de société. La « fin de l’histoire », c’est la fin des idéologies, donc de la recherche de projets sociaux. En effet, une telle vision prescrit la fin de la politique, le remplacement de l’action politique par la pure gestion des choses.

Si l’opinion semble persuadée de cela, la question se pose de savoir si les élections conservent toujours un sens, s’il n’y a plus de choix entre différents types de projets sociaux, quels sont les choix de type politique ? Le champ des choix en matière politique se rétrécit sensiblement, il ne s’agit que de choisir entre des options touchant la façon de gérer le présent, mais ne proposant, en effet, aucun projet pour l’avenir. Les champs de la politique elle-même se rétrécissent, en limitant les options des choix possibles, mais aussi en limitant la palette des questions politiques débattues.

La mort du politique, dont les symptômes sont déjà constatés par plusieurs analystes, se manifeste de plusieurs façons, souvent contradictoires. D’un côté, la politique se dissout dans un grand nombre de phénomènes sociaux – elle apparaît partout, devient tellement omniprésente, qu’elle est en train de perdre toute spécificité. La phrase « tout est politique » au lieu d’insister sur la nécessité de revaloriser l’action politique, au contraire, substitue à la politique n’importe quelle autre activité sociale, économique, culturelle, privée. D’un autre côté la politique se voit rangée parmi d’autres sphères sociales, entre l’économie, la culture, la vie privée, et par-là perd son caractère unique de sphère de la cohésion sociale.

Cette particularité de l’époque post-communiste permet de voir nettement que les élections deviennent un rituel de la démocratie, indispensable, mais néanmoins en quelque sorte obsolète, au moins pas assez efficace comme moyen essentiel pour le citoyen d’influencer le cours de la politique. Le rituel est très visible dans quelques techniques d’organisation des élections du monde post-communiste, mais aussi ailleurs. Tout d’abord, c’est la démonstration du libre choix, fonction du libre arbitre en matière politique. La législation électorale dans les pays de l’Europe centrale et orientale après 1989 est exemplaire en ce qui concerne l’interdiction de la publication des résultats des sondages la veille des élections, une mesure justifiée par la nécessité d’assurer le libre choix du citoyen, indépendant de toute influence extérieure. D’un autre côté les élections sont une démonstration de l’égalité des citoyens. Surtout en ce qui concerne la transparence des financements des campagnes ou l’égalité d’accès aux médias publics. Cette dernière question est toujours largement et véhément débattue en Europe centrale et orientale. En effet, aucune pratique n’est parfaite pour assurer une véritable égalité de présence dans les campagnes électorales sur les médias publiques – surtout la radio et la télévision. Dans cette tentative de faire la démonstration d’une juste répartition du temps télévisé, par exemple en Bulgarie, on assiste à des absurdités qui consistent à offrir à chacun des participants dans un débat où il y a plusieurs invités, un temps inégal pour la parole, ce qui permet aux partis les plus petits de ne pouvoir dire que « bonsoir ». Une autre pratique du rituel contemporain des élections est le dispositif permettant de garantir l’expression de la volonté majoritaire. Le décompte des scrutins transparent et souvent en public, la majorité des votants minimale exigée dans les élections majoritaires sont autant de preuves de la régularité – et donc de la légalité – des élections.

évidemment, il ne s’agit pas simplement de stratégies persuasives. Ces techniques garantissent réellement l’objectif majeur de toute élection politique, notamment de traduire la volonté générale dans les institutions représentatives, de faire valoir la volonté de la majorité politique dans la société et, en fin de compte, de faire fonctionner la machine démocratique. Néanmoins ce sont aussi des stratégies persuasives, destinées à légitimer les élections comme mécanisme fondamental de la démocratie. Tout d’abord ces techniques visent à persuader le public que le résultat des élections est l’expression de la volonté majoritaire. Seulement, surtout quand le système proportionnel est appliqué, les majorités élues sont rarement des majorités dans l’opinion, du moins elles sont des majorités relatives. Mais également dans les élections majoritaires, souvent, suite à la faible participation électorale, le candidat élu peut être appuyé par une minorité, transformée en majorité grâce au mécanisme électoral. L’exemple de l’élection du président américain G.W. Bush en 2000 est connu, mais en Bulgarie, par exemple, après 1995, le président de la République, élu au suffrage universel n’obtient pas plus de voix que le nombre des électeurs s’étant abstenus.

Une  autre question relative au sujet est de savoir, si les corps élus représentent réellement le large public. Dans la plupart des cas, les élections sont un résultat temporaire de l’état de l’opinion, qui peut changer vite et ne suit jamais les échéances électorales. Cette particularité amène souvent, dans les nouvelles démocraties surtout, à des conflits au sein des majorités parlementaires, à des dissidences de députés élus, et à la formation de nouveaux groupes parlementaires et de nouveaux partis qui n’existaient pas à la veille des élections.

Et enfin, la question est de savoir, à quel point les corps élus ont un pouvoir réel. Les pays post-communistes, dès le début de la transition vers la démocratie et l’économie de marché, sont dépendants de l’aide internationale, surtout financière, provenant des institutions internationales telles que le FMI, la Banque mondiale, mais aussi l’EU, l’OTAN. Souvent ces aides sont liées à l’application de règles déterminées par les donateurs, ce qui nous permet de penser que la marge du libre choix reste assez restreinte. évidemment, dans ces conditions il est difficile de qualifier l’action politique des gouvernants comme indépendante, y compris l’action des corps élus. La pratique politique dans les pays de l’Europe centrale et orientale pendant ces 15 dernières années montre que l’ordre du jour politique est déterminé par cette pression des institutions internationales, au point que l’on a vu des cas de vote obligé dans les assemblées nationales, en dépit des divergences et des stratégies politiques locales.

Le rituel des élections a un rôle positif fort quand il est le mécanisme de l’intégration de la société, dont la participation politique est l’expression courante. Mais de l’autre côté, le rituel des élections produit un phénomène extraordinaire : celui des élections qui ne produisent pas la démocratie.

Les élections, comme tout autre phénomène de la démocratie moderne, ne produisent pas en elles-mêmes le fonctionnement démocratique. Si l’on prend les exemples des premières élections dans les démocraties nouvellement nées, on s’aperçoit vite que cette pratique est bien ambiguë [13].

Antony Todorov,
NBU – Sofia

 

Bibliographie :

  • Bell J.D., Democratization and Political Participation in Post-Communist Bulgaria. In: Dawisha K. and B. Parrot ed. Politics, Power and the Struggle for Democracy in Southe-East Europe, Baltimore, John Hopkins University Press, 1997.
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  • Capedevielle J., H. Rey, A. Todorov, La Bulgarie : la difficile émergence d'un système partisan pluraliste. In: Cahiers internationaux de sociologie, Automne 1994.
  • Crampton R., Return to Diversity. A political History of East-Central Europe Since World War II, Oxford university press, 1993.
  • Karasimeonov G. ed., The 1990 Election to the Bulgarian Grand National Assembly and the 1991 Election to the Bulgarian National Assembly, Berlin, Sigma, 1997
  • Klingemann, Hans-Dieter and al. Elections in Central and Eastern Europe : the First Wave, Berlin, Sigma ed., 2000.
  • Kostadinova T., Bulgaria, 1879-1946 : The Chalenge of Choice, N.Y., Columbia university press, 1995.
  • Lagroy J., Sociologie politique, Paris, Presses de la FNSP et Dalloz, 1991.
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  • Offe K., Les Démocraties modernes en épreuve. Paris, L’Harmattan, 1997.
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  • Todorov A., Dimitrova B. et al., Bulgarskite izbori. Rezultati, analizi, tendentzii. 1990-1996, (Les élections bulgares. Résultats, analyses, tendances), Sofia, Demetra, 1997.


[1] . Cf. K. Offe, Les Démocraties modernes en épreuve, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 139.

[2] . Jacques Lagroye définit l’agenda politique comme le résultat de processus qui conduisent les autorités publiques à se saisir d’un problème, à le formuler d’une certaine manière et à engager des actions pour le traiter. Cf. J. Lagroy, Sociologie politique, Paris, Presses de la FNSP et Dalloz, 1991, p. 445.

[3] . Cf. D. Mishkova, Modernization and Political Elites in Bulgaria before the First World War, East European Politics and Society, 1995, p. 85.

[4] . Toutefois il y avait plusieurs cens cachés, qui empêchaient les Tziganes, les Turcs et les illettrés d’exercer le droit de vote. Cf. A. Todorov (2001), p. 233.

[5] A. Todorov, Izbiratelni zakoni I izbiratelna aktivnost. Balgarskiat slutchay 1879-1946 (Lois électorales et activité électorale. Le cas de la Bulgarie 1879-1946), Istorikut-grajdanin i utchen. Sofia, Presses universitaires Sv. Kliment Ohridski, 2001, p. 231.

[6] . C’est le cas en 1990 en Bulgarie, Roumanie et Macédoine, en 1992 en Serbie et en Slovaquie.

[7] . Sous ce terme on comprend le fait, qu’après une période plus ou moins étendue en opposition, les héritiers des anciens PC gagnent les élections parlementaires que personne ne pense contester et qui sont organisées par les autorités, dominées par les anti-communistes.

[8] . Né en 1937, il fut tsar Siméon II de 1943, date du décès de son père Boris III, jusqu’à 1947, moment de la proclamation de la République après un référendum national, dont les résultats sont contestés après 1989. Une régence gouverne avec le tsar mineur.

[9] . Cf. P. Perrineau et D. Reynier [dir.], Dictionnaire du vote, PUF, Paris 2001 - Bulgarie ; A. Todorov, B. Dimitrova et al., Bulgarskite izbori. Rezultati, analizi, tendentzii. 1990-1996. (Les élections bulgares. Resultats, analyses, tendences), Sofia, Demetra, 1997 ; H.-D. Klingemann, et al. Elections in Central and Eastern Europe : the First Wave, Berlin, Sigma ed., 2000. Voir aussi les donnés dans : Archives électorales de l’université de Düsseldorf (www.-public.rz.uni-duesseldorf.de ) et l’Archive Adam Carr en Australie (www.iosphere.net.au/).

[10] . Cf. I. Berend, Central and Eastern Europe 1944-1993. Detour from the Periphery to the Periphery, Cambridge University Press, 1996 ; R. Crampton, Return to Diversity. A political History of East-Central Europe Since World War II, Oxford university press, 1993.

[11] . Klaus Offe dans un texte présenté en 1985 parle de trois caractéristiques de la modernité, telle qu’on la conçoit dans les textes depuis les années 1950 : l’augmentation du nombre d’options, la spécialisation et la différenciation fonctionnelle. Cf. K. Offe, Les Démocraties modernes en épreuve, op. cit., p. 135.

[12] La loi sur les partis politiques exige un enregistrement formel d’un parti sur le registre de la Cour de justice de la ville de Sofia. Le Mouvement national Siméon II, n’a pas pu s’enregistrer comme parti politique dans les délais acceptables à la veille des élections. C’est pourquoi le mouvement s’est enregistré comme une coalition avec une petite coalition existante de deux partis politiques – le Parti des femmes en Bulgarie et le Mouvement patriotique « Oborichté ».

[13] Ces exemples de Gore Vidal dans son livre « Burr. The Novel » des élections aux états-Unis du début du XIXe siècle coïncident avec les exemples d’Aleko Kostantinov dans son livre « Bay Ganio » (personnage, assimilable au Père Ubu) sur les élections en Bulgarie de la fin du XIXe siècle : la fraude, les affrontements physiques, la démagogie sont le principe.


Pour citer cet article :
Antony Todorov, « Le rite démocratique des élections : démocratie versus élections » in Les autres lieux du politique, sous la dir. de Benoît Caritey et Serge Wolikow, Territoires contemporains, nouvelle série - 1 - mis en ligne le 26 juin 2008.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/autreslieux/A_Todorov.htm
Auteur : Antony Todorov, professeur à l'université libre de Sofia (Bulgarie)
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.


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