Le rite démocratique des élections : démocratie versus élections |
Le fait que
les élections soient partie intégrante des démocraties modernes ne suscite pas
d’objections. On ne peut pas se représenter la démocratie sans en même temps accepter
les élections comme forme essentielle de l’expression de la volonté publique.
Même si, souvent dans la pratique, les élections peuvent être manipulées ou
simplement truquées, en dépit des fraudes électorales qui accompagnent les
démocraties et malgré les démagogues, qui « savent parler au
peuple », rien ne nous permet d’imaginer une démocratie sans ce mécanisme
de sélection des gouvernants. Les élections, acte individuel exercé en commun,
sont un mécanisme de formation de la représentation d’une communauté, de la
production d’un médiateur entre le peuple et l’individu. Elles sont aussi un
mécanisme de gestion des options sociales toujours grandissantes dans les
sociétés modernes [1].
Les élections sont la gestion de deux rapports – entre l’individu et la
communauté et entre la société et les options de la modernité.
D’une autre
côté, les élections sont aussi un élément indispensable de la gestion du
processus de l’élargissement du champ politique. Les nouvelles questions, qui
affectent la cohésion sociale, l’intégration de la société, son intégrité,
deviennent politiques ou plutôt accèdent à l’agenda politique par le biais des
élections. Les pratiques électorales (le vote) impliquent un nombre grandissant
de citoyens dans les activités politiques et ainsi élargissent le champ
politique. Les élections sont aussi l’expression de la pression que la société
civile exerce sur la sphère politique afin d’établir l’ordre du jour
politique [2]
. Les
élections sont une forme permanente de débat sur la question : qu’est-ce
que la politique ?
La
démocratie représentative est partie prenante de la modernité. L’implication
dans la vie politique d’un nombre croissant de citoyens est un des leviers du
processus de modernisation. Il reste cependant à savoir si démocratisation et
modernisation coïncident nécessairement.
Dans l’histoire moderne et contemporaine nombreux sont les exemples de cette coïncidence, notamment en Bulgarie. L’élargissement du vote est un processus parallèle, voire intégral de la modernisation, telle qu’on l’observe pendant le dernier quart du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ce processus, qui est le fait majeur du développement politique en Bulgarie pendant cette période, fait augmenter le corps électoral de 22 % de la population totale en 1900 à 65 % en 1946
[3].
L’élargissement
du corps électoral n’est pas un processus historique qui se déroule
indépendamment des luttes politiques, des transactions sociales, du
développement de la société. Au contraire, il a toujours constitué un enjeu
politique majeur.
D’un côté,
il y a une particularité de la société bulgare de la seconde moitié du XIXe siècle : l’inexistence d’une noblesse de souche, et par-là l’absence
évidente d’une tradition politique conservatrice. Il ne s’agit pas de négliger
le conservatisme des petits bourgeois, héritier du conservatisme populaire de
la société traditionnelle en Bulgarie, mais ce conservatisme ne put donner
naissance à une puissante force conservatrice. C’est une des raisons de
l’absence des cens électoraux déjà en 1879 – la Constitution de Tarnovo
était présidée par un libéralisme réticent
[4]
.
Les
gouvernements qui se voulaient modernisateurs ont fait des efforts pour rendre
les élections plus accessibles et performantes. Les réformes de 1899 augmentent
le nombre des lieux de vote et remplacent les bureaux de vote, formés par les
électeurs les premiers arrivés sur place, par des bureaux présidés par un juge.
Déjà cette réforme augmente la participation de 20 points – de 30 %
à 50 %. Le mode du scrutin, qui change en 1911 d’un système majoritaire
simple à un système proportionnel sur listes partisanes mobilise les électeurs
et les engage avec les partis politiques. En 1937 un suffrage féminin partiel
est introduit, suivi après la Seconde Guerre mondiale en 1945 par
l’établissement du suffrage féminin sans exceptions. Dans le même temps (1946)
l’âge du vote passe de 21 ans à 18 ans.
Le
gouvernement agrarien, arrivé au pouvoir suite à la crise politique et sociale
due à la débâcle de la Première Guerre mondiale en 1919, introduit un principe
inconnu dans les pratiques électorales en Bulgarie jusqu’à cette époque –
le vote obligatoire. La mesure tente de mobiliser les électeurs paysans et fait
bondir la participation aux élections de 1920 et 1923 jusqu’à 85 %
[5]
.
Toutes ces
pratiques s’inscrivent dans une fuite vers la modernité d’une société où
l’alphabétisation progresse, plus intégrée par l’état national, plus réunie par
le marché intérieur, plus attentive aux activités du gouvernement et des
institutions publiques en général. La participation aux élections est un
symptôme de la modernisation et en même temps un instrument de cette
modernisation. Par les élections, les citoyens apprennent la politique,
essaient d’influencer le pouvoir, font entendre leur voix. Mais ces pratiques
électorales deviennent vite une farce lorsque la démocratie est remplacée par
des régimes autoritaires, voire fascistes, successivement en 1923 et en 1934.
Le
communisme en Bulgarie utilise les élections générales pour légitimer la
« démocratie socialiste ». Le taux de participation de 99,9 %
est grotesque, mais pas très loin de la réalité – les gens votent, parce
qu’ils savent que leur vote ne vaut rien et n’a aucune conséquence sensible sur
le pouvoir. Le vote, très régulier en effet, devient l’expression de rien, ou
plutôt du laisser-faire en politique. En même temps les élections au sein du PC
au pouvoir ne sont pas du même ordre – là on élit effectivement le
gouvernement – le Bureau politique du CC du PC bulgare. Mais ces
élections n’ont guère fait l’objet des statistiques électorales.
Dès le
début, la transition post-communiste réhabilite le vote. Le vote pluriel
devient la marque de la démocratisation, le pluralisme est vu comme
l’élargissement des choix politiques. Les élections assument vite un rôle
prioritaire de mobilisation en faveur de la démocratie. Pas uniquement comme
instrument de participation passive, mais surtout comme pratique active.
L’accès aux urnes garanti une fois pour toutes, l’accès au bulletin de vote est
maintenant la question fondamentale des élections postcommunistes : qui
peut et va se présenter, comment seront désignés les chefs politiques ?
Toute cette
démarche résulte d’une approche très libérale des élections, qui dit que tout
est permis, chacun peut se présenter et aucun ne subira des limitations trop
fortes. Même le seuil électoral appliqué n’est pas trop sévère - 4 %, ce
qui permet à 3-4 partis ou groupes partisans d’être présents au parlement.
En même temps les premières élections sont marquées partout par un effort pour observer
et respecter un fair play
- la légitimation des élections comme libres et justes, garanties
contre la fraude électorale, que l’on soupçonne toujours les autorités,
contrôlées encore par l’ex-PC, de pratiquer. Partout sont invités des
observateurs internationaux, des conseillers juridiques, des experts en matière
d’organisation des élections. Plusieurs techniques sont mises en œuvre contre
la fraude supposée, provoquant parfois des mécontentements de la part de
certains électeurs, comme ce fut le cas avec la marque à l’encre indélébile sur
la main des électeurs ayant déjà exprimé leur choix, pour éviter le double vote
ou le vote à la place des inscrits qui ne s’étaient pas présentés aux urnes.
Enfin la
validation des résultats des premières élections post-communistes fut objet
d’une attention particulière. Cette validation doit en principe légitimer les
élections, initier un processus politique démocratique, reconnu comme tel par
la population et l’opinion internationale. Dans la plupart des cas, là où les
élections ont été gagnées par l’opposition anticommuniste, personne ne contesta
les résultats, comme en Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie. Ce résultat était en
quelque sorte attendu – la population ayant le désir évident d’en finir
avec le gouvernement communiste. Cette attente était liée à une autre attente
– les ex-communistes n’étaient qu’un parti transitoire, jusqu’à la
formation d’une palette politique à l’occidentale, issue essentiellement de la
diversification de l’opposition anti-communiste. Partout où les anciens
communistes ou les partis issus du PC gouvernemental ont gagné, les élections
ont été vivement contestées par les oppositions respectives, soutenues par
l’opinion internationale
[6]
.
Les
premières années après la chute du mur de Berlin sont pour les sociétés
post-communistes un apprentissage rapide de la démocratie. En fin de compte,
même dans des pays, où l’on voit d’anciens communistes gagner les élections,
elles sont validées – c’est aussi l’acceptation du fait, que tout
changement politique sera reconnu comme démocratique s’il est lié à une
consultation par les urnes. C’est la raison pour laquelle les oppositions
apprendront vite à revendiquer la démission des présidents et des assemblées
élus pour réclamer des élections anticipées.
L’acceptation
des résultats du vote populaire devient petit à petit la marque de
l’acceptation de la démocratie – rares deviendront les cas en Europe
centrale et orientale où seront contestés les résultats des élections après
1995-1996. Un événement marque ce tournant le moment du « retour des
anciens communistes au pouvoir
[7]
»
– en 1993 en Pologne, en 1994 en Hongrie et en Bulgarie. À partir de ce
moment, une alternance politique s’établit dans ces pays, entre une droite
démocratique, issue des anciens anti-communistes, et une gauche démocratique,
issue des anciens communistes.
Le respect
du vote va jusqu’à contester l’autonomie des élus à agir en fonction de leur
conscience et à ne pas accepter de mandat impératif. La transition
post-communiste partout est marquée par une instabilité partisane, où le parti
le mieux organisé et le plus grand en terme d’adhérents est assez souvent
l’ex-PC. Les innombrables scissions partisanes, les dissidences dans les groupes
parlementaires, qui résultent de la formation de nouveaux groupes
parlementaires, sont pratique courante. Dans ces cas, les partis touchés par
les scissions réclament toujours la démission des députés dissidents, en
utilisant l’argument du « vote substitué » du peuple, qui ne s’est
jamais prononcé pour l’existence d’un nouveau groupe parlementaire, voire n’a
pas encore dit par des élections s’il choisissait le nouveau parti, issu de la
scission.
Ce dernier
scénario est habituel en Bulgarie de 1991 à 2001. En 1991-1992 une scission se
produit au sein de l’UFD, le parti du gouvernement, entre les conservateurs et
les libéraux, qui soutiennent le président J. Jelev en conflit avec l’UFD.
Le gouvernement UFD démissionne et une nouvelle majorité hétérogène gouverne
jusqu’en 1994. L’UFD à partir de ce moment ne cesse de réclamer des élections
anticipées ; elles sont décidées en 1994, mais sont gagnées par les
anciens communistes du BSP. Cette façon d’agir, même si elle reste totalement
dans le cadre des procédures démocratiques, n’est pas largement acceptée comme
pratique démocratique légitime. Parce qu’elle dénie le libre arbitre des élus
nationaux – leur droit d’agir en fonction de leur libre conscience. Il
s’agit, donc, d’une pratique ambiguë.
La même
ambiguïté peut être repérée en 1996-1997, pendant la grave crise financière et
économique, qui s’est vite transformée en crise politique. L’incapacité du
gouvernement socialiste de l’époque à maîtriser la situation est évidente, mais
en même temps ce n’est que l’Assemblée nationale, donc la majorité socialiste,
qui est autorisée à se prononcer pour des élections anticipées – le seul
moyen légitime pour sortir de la crise. Mais en fait l’opposition (l’UFD), qui
s’apprête à gagner de telles élections avec une majorité écrasante (ce qui
s’est en effet passé en avril 1997), refuse toute idée de formation d’un
gouvernement intérimaire de grande coalition avec les socialistes pour faire
face à la crise. Cette attitude est l’expression de l’idée largement partagée
par la classe politique que les élections sont toujours un moyen d’exiger du
peuple un vote résolu et clair. Aucune hypothèse impliquant une démarche
consensuelle des partis parlementaires n’est débattue, au contraire – les
élections anticipées sont l’alternative à une telle hypothèse. Une maxime est
très répandue en Bulgarie : quand tous les partis au parlement participent
à la coalition gouvernementale, l’opposition est composée par tout le peuple.
En effet, derrière cette conviction il y a une culture politique
non-consensuelle, de confrontation, allant souvent jusqu’au manichéisme.
Cette
opposition entre anti-communistes et ex-communiste, qui structurait le paysage
politique de la transition et qui semblait éternelle et impossible à dépasser,
si profonde qu’aucun compromis de principe n’était possible, dura pendant dix
ans, et fut rejetée par les électeurs en 2001. L’élection comme parti de
gouvernement du mouvement fondé en deux mois par l’ancien tsar de la Bulgarie
Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha
[8]
,
n’est pas dans cette perspective, aussi bizarre que cela le semblait au début.
Une réaction du large public contre le manichéisme politique, ainsi qu’une
crise de confiance dans les deux partis principaux de la transition – les
ex-communistes et les nouveaux démocrates, se manifestent en 2001 et changent
le paysage politique de la Bulgarie, ainsi que le déroulement du processus
politique.
Il est
généralement admis, que les élections sont une institution indispensable à
toute démocratie. Mais la transition post-communiste apporte plusieurs
arguments pour dire que le processus démocratique peut affecter les pratiques
électorales perçues d’une manière généralement négative. Un des indicateurs de
cette observation est la diminution permanente de la participation électorale
dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale pendant toute la période
de la transition post-communiste. De 1990 à 2000 la participation aux élections
nationales décroît de 20 points – de 80 % en moyenne en 1990-1992
jusqu’à 60 % en 1998-2000
[9]
.
En Bulgarie le pourcentage de la participation aux élections législatives de
1990 est de presque 90 %, en 2001 la participation est de 65 %.
Les
élections après la chute du communisme sont perçues aussi comme la manifestation
d’une modernisation retardée ou post-moderne. La transition post-communiste est
interprétée par certains politologues comme une « seconde
modernisation » qui suit la première modernisation, réalisée dans la
plupart de ces pays au XIXe siècle et achevée pendant la période
communiste avec l’industrialisation forcée, l’urbanisation rapide qui en
résulte et l’alphabétisation de masse qui va avec
[10]
.
Cette seconde modernisation est sensée avoir les mêmes caractéristiques que la
première – l’ouverture d’une large palette de nouvelles possibilités de
choix
[11]
. Mais,
comme le note avec raison Offe, l’augmentation dramatique des choix va de pair
avec la diminution du nombre des options réalisables en pratique.
Les
élections post-communistes donnent beaucoup d’exemples de ce phénomène de la
modernité. Au début de la transition, il existe deux principales stratégies
concurrentes, celles des anciens communistes et des nouveaux démocrates. Les
différences consistent à décider la profondeur et la rapidité des changements.
Mais en dépit de ce choix restreint d’options possibles, le nombre des
candidats (les listes partisanes) qui se présentent, est démesuré – 39 en
1991, 48 en 1994, 39 en 1997, 36 en 2001. La liste des candidats aux élections
présidentielles est encore plus éloquente : 21 en 1992, 13 en 1996, 6 en
2001. La diminution des candidats est le signe du fait que les choix et les
options réalisables divergent – le public se rend compte que les options
réalisables diminuent et que les choix deviennent restreints.
Les
élections post-communistes en Bulgarie offrent aussi des choix, ou plutôt
tentent de présenter la situation comme un choix. Mais ce sont souvent, et pas
uniquement en Bulgarie, des élections sans options. Si l’on accepte l’idée que
la transition post-communiste est une transition vers une société capitaliste
et démocratique de type occidental, les élections ne peuvent pas être sensées
permettre le choix de quelque chose de différent. Le choix, qui se posait,
était l’Occident – tout autre choix semblait obsolète, voire impossible.
Le sentiment du grand public est que le choix en effet n’existe pas, que des
forces anonymes ou repérables, internes et externes en quelque sorte, forcent
les électeurs à choisir ou plutôt à confirmer un choix fait ailleurs ou autrefois.
En même temps les élections montrent qu’à chaque fois on voit élire le parti de
l’opposition, comme si l’acte de voter était surtout une sanction, l’expression
d’un mécontentement permanent à l’égard des gouvernants. La conviction que tous
les partis, une fois arrivés au pouvoir, font à peu près la même chose, est
très répandue dans l’opinion bulgare. C’est donc sans grande importance d’élire
tel ou tel parti. En fait une telle conclusion est exagérée, mais au fond les
résultats des élections sont totalement dépendants du niveau de mobilisation
des électorats partisans et surtout des noyaux électoraux. Gagne le parti qui
est le plus capable de mobiliser son électorat, perd le parti qui voit son
électorat fortement démobilisé.
Les
élections parlementaires en Bulgarie de 2001 montrent un changement important
et dans le même temps s’inscrivent dans le même type d’élections sans choix.
Ces élections marquent en effet la fin de la transition post-communiste –
le débat qui oppose les ex-communistes aux anti-communistes perd toute
importance. Le communisme, son héritage ou son retour possible n’est plus un
sujet de débat politique. Ces élections sont aussi en quelque sorte le choix
« de celui, qu’on n’élit pas », un ancien monarque, devenu chef de
parti et élu premier ministre. Enfin ces élections sont le choix d’un parti,
qui n’existe pas – un mouvement politique, créé en deux mois et sans
structures développées, ni programme détaillé, ni support préalable dans le
pays, ni enregistrement auprès de la Cour de justice en bonne et due forme
[12]
.
Les élections de 2001 c’était pour ne pas choisir, pour éviter le dilemme du
choix obligatoire entre les ex-communistes et les anti-communistes.
D’autres
élections en Bulgarie, mais aussi dans d’autres pays d’Europe sont des
élections sans véritable choix, l’expression d’un vote contre une alternative
non-acceptable. L’élection de G. Parvanov, le chef du PSB à la présidence,
se fait grâce à l’opposition d’une grande partie de l’opinion à la réélection
du président sortant P. Stoyanov et par une forte mobilisation de la
gauche ensuite. On élit un candidat, qui n’était pas supposé gagner les
élections. Même si ce cas n’est pas comparable à ce qui s’est passé en Roumanie
en 2000 et en France en 2002, dans ces deux pays, l’enjeu était aussi
d’empêcher l’élection d’un candidat considéré comme inacceptable
– Le Pen en France, Tudor en Roumanie. Face à de tels choix, les
comportements électoraux changent radicalement et remettent en cause le sens
généralement donné au vote.
Dans le
débat post-communiste, la thèse de F. Fukuyama sur la victoire définitive
de la démocratie libérale devient vite le mainstream idéologique. Cette analyse exclut
tout débat sur les modèles politiques à suivre, plus besoin de choix de
société. La « fin de l’histoire », c’est la fin des idéologies, donc
de la recherche de projets sociaux. En effet, une telle vision prescrit la fin
de la politique, le remplacement de l’action politique par la pure gestion des
choses.
Si
l’opinion semble persuadée de cela, la question se pose de savoir si les
élections conservent toujours un sens, s’il n’y a plus de choix entre
différents types de projets sociaux, quels sont les choix de type politique ?
Le champ des choix en matière politique se rétrécit sensiblement, il ne s’agit
que de choisir entre des options touchant la façon de gérer le présent, mais ne
proposant, en effet, aucun projet pour l’avenir. Les champs de la politique
elle-même se rétrécissent, en limitant les options des choix possibles, mais
aussi en limitant la palette des questions politiques débattues.
La mort du
politique, dont les symptômes sont déjà constatés par plusieurs analystes, se
manifeste de plusieurs façons, souvent contradictoires. D’un côté, la politique
se dissout dans un grand nombre de phénomènes sociaux – elle apparaît
partout, devient tellement omniprésente, qu’elle est en train de perdre toute
spécificité. La phrase « tout est politique » au lieu d’insister sur
la nécessité de revaloriser l’action politique, au contraire, substitue à la
politique n’importe quelle autre activité sociale, économique, culturelle,
privée. D’un autre côté la politique se voit rangée parmi d’autres sphères
sociales, entre l’économie, la culture, la vie privée, et par-là perd son
caractère unique de sphère de la cohésion sociale.
Cette
particularité de l’époque post-communiste permet de voir nettement que les
élections deviennent un rituel de la démocratie, indispensable, mais néanmoins
en quelque sorte obsolète, au moins pas assez efficace comme moyen essentiel
pour le citoyen d’influencer le cours de la politique. Le rituel est très
visible dans quelques techniques d’organisation des élections du monde
post-communiste, mais aussi ailleurs. Tout d’abord, c’est la démonstration du
libre choix, fonction du libre arbitre en matière politique. La législation
électorale dans les pays de l’Europe centrale et orientale après 1989 est
exemplaire en ce qui concerne l’interdiction de la publication des résultats
des sondages la veille des élections, une mesure justifiée par la nécessité
d’assurer le libre choix du citoyen, indépendant de toute influence extérieure.
D’un autre côté les élections sont une démonstration de l’égalité des citoyens.
Surtout en ce qui concerne la transparence des financements des campagnes ou
l’égalité d’accès aux médias publics. Cette dernière question est toujours
largement et véhément débattue en Europe centrale et orientale. En effet,
aucune pratique n’est parfaite pour assurer une véritable égalité de présence
dans les campagnes électorales sur les médias publiques – surtout la
radio et la télévision. Dans cette tentative de faire la démonstration d’une
juste répartition du temps télévisé, par exemple en Bulgarie, on assiste à des
absurdités qui consistent à offrir à chacun des participants dans un débat où
il y a plusieurs invités, un temps inégal pour la parole, ce qui permet aux
partis les plus petits de ne pouvoir dire que « bonsoir ». Une autre
pratique du rituel contemporain des élections est le dispositif permettant de
garantir l’expression de la volonté majoritaire. Le décompte des scrutins
transparent et souvent en public, la majorité des votants minimale exigée dans
les élections majoritaires sont autant de preuves de la régularité
– et donc de la légalité – des élections.
évidemment,
il ne s’agit pas simplement de stratégies persuasives. Ces techniques
garantissent réellement l’objectif majeur de toute élection politique,
notamment de traduire la volonté générale dans les institutions
représentatives, de faire valoir la volonté de la majorité politique dans la
société et, en fin de compte, de faire fonctionner la machine démocratique.
Néanmoins ce sont aussi des stratégies persuasives, destinées à légitimer les
élections comme mécanisme fondamental de la démocratie. Tout d’abord ces
techniques visent à persuader le public que le résultat des élections est
l’expression de la volonté majoritaire. Seulement, surtout quand le système
proportionnel est appliqué, les majorités élues sont rarement des majorités
dans l’opinion, du moins elles sont des majorités relatives. Mais également
dans les élections majoritaires, souvent, suite à la faible participation
électorale, le candidat élu peut être appuyé par une minorité, transformée en
majorité grâce au mécanisme électoral. L’exemple de l’élection du président
américain G.W. Bush en 2000 est connu, mais en Bulgarie, par exemple,
après 1995, le président de la République, élu au suffrage universel n’obtient
pas plus de voix que le nombre des électeurs s’étant abstenus.
Une autre question relative au sujet est de
savoir, si les corps élus représentent réellement le large public. Dans la
plupart des cas, les élections sont un résultat temporaire de l’état de
l’opinion, qui peut changer vite et ne suit jamais les échéances électorales.
Cette particularité amène souvent, dans les nouvelles démocraties surtout, à
des conflits au sein des majorités parlementaires, à des dissidences de députés
élus, et à la formation de nouveaux groupes parlementaires et de nouveaux
partis qui n’existaient pas à la veille des élections.
Et enfin,
la question est de savoir, à quel point les corps élus ont un pouvoir réel. Les
pays post-communistes, dès le début de la transition vers la démocratie et
l’économie de marché, sont dépendants de l’aide internationale, surtout
financière, provenant des institutions internationales telles que le FMI, la
Banque mondiale, mais aussi l’EU, l’OTAN. Souvent ces aides sont liées à
l’application de règles déterminées par les donateurs, ce qui nous permet de
penser que la marge du libre choix reste assez restreinte. évidemment, dans ces
conditions il est difficile de qualifier l’action politique des gouvernants
comme indépendante, y compris l’action des corps élus. La pratique politique
dans les pays de l’Europe centrale et orientale pendant ces 15 dernières
années montre que l’ordre du jour politique est déterminé par cette pression
des institutions internationales, au point que l’on a vu des cas de vote obligé
dans les assemblées nationales, en dépit des divergences et des stratégies
politiques locales.
Le rituel
des élections a un rôle positif fort quand il est le mécanisme de l’intégration
de la société, dont la participation politique est l’expression courante. Mais
de l’autre côté, le rituel des élections produit un phénomène
extraordinaire : celui des élections qui ne produisent pas la démocratie.
Les
élections, comme tout autre phénomène de la démocratie moderne, ne produisent
pas en elles-mêmes le fonctionnement démocratique. Si l’on prend les exemples
des premières élections dans les démocraties nouvellement nées, on s’aperçoit
vite que cette pratique est bien ambiguë [13].
Antony Todorov,
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