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Instituer le patrimoine : enjeux et limites
Le patrimoine culturel immatériel du Haut atlas oriental Marocain : quelle reconnaissance par l’UNESCO ?
Mustapha Hejja
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Cette communication entend mettre en débat la notion du patrimoine et de son utilisation qui suscitent des interrogations. Le patrimoine immatériel occupe de plus en plus une place de choix dans la planification de l’UNESCO, qui a pour objectif de sensibiliser les nations à la protection de leur diversité culturelle et les aider à élaborer des projets de sauvegarde et de préservation de cette catégorie du patrimoine.

C’est en cela que la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’Unesco en 2003 a souligné notamment l’importance du patrimoine culturel immatériel – creuset de la diversité culturelle et garant du développement durable –, le rôle important que jouent les communautés, les groupes et les individus dans la production, la sauvegarde, l’entretien et la recréation du patrimoine culturel immatériel, contribuant ainsi à l’enrichissement de la diversité culturelle et de la créativité humaine.

En effet, la reconnaissance de ce patrimoine reflète l’identité d’une communauté et assure sa cohésion au sein et par rapport aux autres communautés. La prise de conscience de l’importance de son patrimoine culturel immatériel par la communauté détentrice s’avère être le premier pas vers une patrimonialisation consciente.

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Mots-clés : Patrimoine culturel immatériel, communauté amazighe, ethnologie, anthropologie culturelle, convention de 2003, sauvegarde, patrimonialisation
Index géographique : Haut Atlas oriental, Maroc
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

Introduction
I. Le patrimoine culturel immatériel : un concept qui ne cesse de s’élargir
1) Le patrimoine culturel immatériel et la communauté
2) Sauvegarder sans figer
3) Le processus de patrimonialisation
II. Le patrimoine culturel immatériel du haut Atlas oriental : une identité, une mémoire
1) Azetta et ses chants rituels : un langage en silence
2) Le chant de TtlGhenja (Tlnja) : un rituel pour l’obtention de la pluie
3) Le mariage au Haut Atlas oriental
4) Les chants de moulin (Azerg) : identité d’un peuple
III. Le patrimoine culturel immatériel entre acteurs et territoire : quelle reconnaissance ?
IV. Le patrimoine culturel immatériel et l’identité culturelle : une pratique collective
Conclusion
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Introduction

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses […] constituent cette âme […]. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un legs de souvenirs. L’autre est dans le consentement actuel. »[1]

Au cours de ces dernières décennies, une prise de conscience patrimoniale a émergé, au niveau mondial, au sujet de l’importance du patrimoine culturel immatériel, de sa valeur, et de ses modes de transmission. À cet égard, ce patrimoine a acquis une véritable reconnaissance mondiale et sa sauvegarde est devenue un tournant prioritaire amorcé par l’UNESCO avec l’adoption en 2003 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

Chaque société s’exprime essentiellement au travers de son patrimoine culturel par le côté immatériel. Ce dernier reflète l’identité d’une communauté et assure sa cohésion au sein et par rapport aux autres communautés. La prise de conscience de l’importance de ce patrimoine culturel immatériel par la communauté détentrice, s’avère être le premier pas vers une patrimonialisation rationnelle.

Le patrimoine culturel est d’une grande richesse au Haut Atlas oriental marocain, notamment le patrimoine immatériel. Ce dernier s’organise autour de la musique, de la danse, la langue, la cuisine et les savoir-faire et traditions portées par les habitants de la région. C’est un héritage vivant qui se transmet grâce à plusieurs entités et structures organisées. Malgré toute sa richesse, l’aire culturelle n’a, pendant longtemps, pas eu les outils pour valoriser son patrimoine. En outre, une politique nationale de la préservation et de la valorisation du patrimoine immatériel dans cette région n’est pas véritablement entreprise.

Nous voudrions, dans ce travail, partir de la démarche anthropologique, en tant que natif et vivant au sein de cette communauté Amazigh qui pratique ce patrimoine, et en faire l’objet de cet article. En premier lieu, il y a, de toute évidence, reconnaissance de soi et de l’autre à travers ce patrimoine culturel immatériel dans un même espace social et culturel. La diversité de cette vision plurielle nous amène à renouer avec notre diversité et notre pluralité culturelle.

Mais comment sauvegarder ce patrimoine envahi par une mondialisation féroce ? Et comment faire de ce patrimoine un catalyseur d’intégration, de dialogue et de tolérance ? Comment ces communautés donnent une signification à leur vie à partir de ce patrimoine ? Des questions, parmi d’autres, auxquelles nous essayerons de répondre dans cet article.

I. Le patrimoine culturel immatériel : un concept qui ne cesse de s’élargir

Tout le monde reconnaît l’intérêt du patrimoine pour la qualité de vie. Il joue un rôle primordial dans sa contribution à la conservation de la mémoire collective d’une communauté, au développement du sentiment d’appartenance et au renforcement de l’identité et de l’image de marque d’une localité ou d’une région.

Également, les communautés se sont toujours attachées à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de leurs pays, de leurs territoires. C’est en cela que la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée par l’Unesco en 2003, a souligné notamment l’importance du patrimoine culturel immatériel, creuset de la diversité culturelle et garant du développement durable et du rôle important que jouent les communautés dans la production, la sauvegarde, l’entretien et la recréation du patrimoine culturel immatériel, contribuant ainsi à l’enrichissement de la diversité culturelle et de la créativité humaine.

La notion de patrimoine culturel immatériel est l’aboutissement d’un long processus. C’est à partir des années 1970 que l’UNESCO s’attelle à l’élaboration de la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel ratifiée en 1972. Certains États proposent de soumettre le patrimoine immatériel au régime de la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel. Même si cette suggestion n’est pas retenue, force est de constater que la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel suscite un regain d’intérêt à cette période.

Ce n’est qu’après environ trente années de réflexion et de négociations entre les États-membres et l’UNESCO, qu’une définition de données est née dans le cadre de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) de l’UNESCO[2].

« On entend par “patrimoine culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et de la créativité humaine. »[3]

Parallèlement, l’un des apports les plus essentiels dans cette définition consiste à prendre en compte la continuité de la pratique. Par la suite, le texte insiste sur l’importance du maintien des savoir-faire, traditions et autres représentations et de recréation pour lui donner une consistance.  La convention de 2003[4] (article 2.2) stipule que le PCI (Patrimoine Culturel Immatériel) se manifeste dans les domaines suivants :

  1. Les traditions set expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel
  2. Les arts du spectacle
  3. Les pratiques sociales, rituels et évènements festifs
  4. Les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers
  5. Les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel.
Il va de soi que de nombreux éléments du patrimoine culturel immatériel peuvent appartenir à plusieurs de ces domaines.

1. Le patrimoine culturel immatériel et la communauté

Le lien étroit entre la communauté et le patrimoine culturel immatériel se retrouve au cœur des intérêts des chercheurs dans la définition d’une communauté comme étant : « un ensemble de personnes unies par des liens d’intérêts, des habitudes communes, des opinions ou des caractères communs »[5].

Le patrimoine culturel immatériel d’une communauté[6] est fortement lié aux individus qui la composent, car ce sont ces individus qui le portent, qui le font vivre, qui le transmettent aux générations futures. La population locale joue donc un rôle primordial dans la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

Axe centrale de la convention de 2003, les communautés devraient être en mesure de s’impliquer de manière fondamentale dans la totalité du processus de patrimonialisation. Elles doivent y être associées dès l’origine.

En effet, ce sont les populations locales qui pratiquent les traditions et les coutumes. Chaque communauté a son propre patrimoine culturel immatériel, ainsi que ses propres modes de transmission de ce patrimoine. Cette transmission se fait, en règle générale, plutôt de manière orale qu’écrite, ce qui implique que les personnes en mesure de transmettre le patrimoine culturel immatériel sont essentielles. C’est pourquoi la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel doit se faire en collaboration avec les populations locales, en tenant compte de leurs attentes, de leurs modes de transmission, des évolutions que leur culture a subies, etc. Sans l’implication des communautés locales, la sauvegarde d’un patrimoine culturel immatériel est vide de sens.

Selon Valdmir Tr. Hafstein, la convention serait avant tout un outil de sauvegarde des communautés même, reflétant en cela « le désir de communauté » qui caractérise la société contemporaine et soutient son besoin d’affirmer une appartenance et une identité partagées. La communauté détentrice d’une création, d’une connaissance ou d’un savoir-faire doit ainsi se réapproprier un art traditionnel qui lui a été transmis par ses ancêtres et l’ajuster aux besoins actuels de la société. En effet, c’est elle qui pratique les traditions, qui possède les savoir-faire, qui applique les us et coutumes, connaît les légendes etc. et qui va transmettre le patrimoine culturel immatériel.

2. Sauvegarder sans figer

La convention de 2003 a pour objectif principal la sauvegarde[7] du patrimoine culturel immatériel. À cet effet et afin que ce patrimoine reste vivant, il doit être pertinent pour sa communauté[8], repensé en permanence et transmis d’une génération à l’autre. D’où, le risque qui existe que certains éléments du patrimoine culturel immatériel puissent mourir ou disparaître. Sauvegarder ne signifie pas pour autant fixer ou figer le patrimoine culturel immatériel sous une valeur unique et inerte. Comme cela a été dit, le but est de préserver le PCI de manière à garantir sa survie perpétuelle et non pas le figer voire le muséifier comme la protection l’exigerait.

De cette manière, la capacité de la convention à atteindre effectivement son objectif consiste à sauvegarder le PCI, dans le souci d’assurer sa vitalité. Ces interrogations rejoignent un débat plus large concernant la garantie de la survivance des diverses traditions et cultures particulières[9].

Parallèlement, la convention insiste davantage sur la transmission ou communication du patrimoine de génération en génération que sur la production de manifestations concrètes telles que les danses, les chants, les instruments de musique ou l’artisanat. Dans une large mesure, donc, toute mesure de sauvegarde s’inscrit dans la perspective du renforcement et de la consolidation des conditions diverses et variées, matérielles et immatérielles, qui sont nécessaires à l’évolution et l’interprétation continues du patrimoine culturel immatériel, ainsi qu’à sa transmission aux générations à venir.

Sauvegarder autrement : il ne s’agit pas de figer ces patrimoines sous ses différentes formes, mais aussi de les faire perdurer, de les rendre intemporels pour lutter contre l’oubli.  

3) Le processus de patrimonialisation

Le terme “patrimonialisation” est relativement récent. Il a fait son apparition depuis moins d’une trentaine d’années pour accompagner le grand “tournant” ayant fait de la définition du patrimoine un champ sémantique de plus en plus large. Ahmed Skounti définit la patrimonialisation comme étant :

« le processus par lequel des éléments de la culture ou de la nature deviennent, à un moment donné de l’histoire des sociétés, investis de la qualité de bien patrimonial digne d’être sauvegardé, mis en valeur au profit des générations actuelles et transmis aux générations futures. »[10]

La « patrimonialisation » est le processus par lequel un fait social ou culturel présumé traditionnel  voit sa pratique volontairement « relancée » en parallèle ou à l’issue d’un inventaire et d’une sauvegarde.

Pour que ce patrimoine soit patrimonialisé, il doit être tout d’abord un « bien collectif », c’est-à-dire qu’il doit y avoir une représentativité collective pour la communauté. C’est pourquoi Michel Melot estime que  :

« le bien patrimonial doit être reconnu collectivement, et entretenu collectivement. Il n’est pas nécessairement un bien matériel. La langue fait partie du patrimoine. La mémoire aussi : il n’y a de mémoire vivante qu’individuelle, la « mémoire collective » n’a pas d’existence propre ou n’a d’autre existence que celle des paroles ou des objets qui la transmettent. Ce sont les biens patrimoniaux dont toute communauté se dote : textes oraux ou écrits, gestes et rites, monuments divers ».[11]

Le processus de patrimonialisation renvoie à une reconnaissance territoriale, de fait, un label est devenu signe d’identification. Le patrimoine représente donc un support matériel privilégié d’inscription dans l’espace et dans le temps, de construction mémorielle et identitaire, de visibilité et de légitimité pour les groupes sociaux qui y sont associés.

Jean Davallon, professeur de muséologie à l’Université d’Avignon a résumé dans un article[12] tout le processus mis en jeu par l’acte de “patrimonialiser”, dont il a distingué cinq phases comme suit :

  1. Le premier acte est relatif au sentiment d’intérêt qu’une communauté exprime, soudain envers le bien en question, et qui de ce fait commence à représenter une valeur autre.
  2. Le deuxième “geste” est une réaction immédiate au premier qui amène la communauté à produire de la connaissance à propos du bien ainsi valorisé. Il s’agit de sa documentation scientifique littéraire et/ou empirique.
  3. Le troisième acte consiste à déclarer le bien comme étant susceptible d’être qualifié de “patrimoine”. La déclaration pourrait prendre diverses formules : publique, administrative, juridique, locale, nationale, internationale, etc.
  4. Le quatrième geste fait de ce patrimoine ainsi déclaré un « bien commun » auquel il faut assurer l’accès à tous les membres de la communauté : exposition, musée, visite des sites, admiration de performance, etc.
  5. Le dernier acte consiste à assurer la transmission de l’élément ou du bien ainsi patrimonialisé aux générations futures. La transmission implique nécessairement les mesures de sauvegarde, de protection, de préservation et de gestion.

II. Le patrimoine culturel immatériel du haut Atlas : une identité, une mémoire

Le Haut Atlas oriental est connu par sa détention d’un fonds patrimonial très riche et très varié (mythes, fables, contes, chants etc.). Dans cette région, comme en beaucoup de régions du monde, il existe différents genres de patrimoine en rapport avec l’amour, la vie, la cohésion sociale etc. Ce patrimoine culturel immatériel incarne en effet une mémoire et une histoire largement méconnues de la majeure partie des populations à cause de la pensée unique, mais aussi du dédain de la diversité.

1) Azetta et ses chants rituels : un langage en silence

D’après notre enquête, Azetta (le terme se prononce localement Asetta) est l’un des domaines de la femme Amazigh. Cette activité est considérée comme un métier sacré et riche en symbolique. Au commencement du travail, deux femmes au minimum sont nécessaires. Les tisserandes préfèrent commencer leur tâche le lundi ou le mardi, car il est admis qu’entreprendre ces jours-là favorise une Baraka exceptionnelle.

Deux femmes s’installent chacune près d’un piquet de fer ou de bois, planté au sol, symbolisant le soleil et la lune, la troisième femme prend une bobine de fils entre les deux extrémités pour que les deux premières fixent la trame fil par fil en montant vers le haut, par deux fils qui se croisent en créant un nœud. De petits grains de sel sont apportés, une femme met des grains de sel[13] dans sa bouche et en met d’autres sur le premier piquet de bois pour expulser les djinns tout en récitant ce chant rituel à voix haute :

 « Bismi Llah nzzurk a rbbi guim d ifassen nnunt a Lmalaka n ignwan Ula Ttin Ikalen, A Llala Fatim zzahra a Tadda izwarn s azetta  »

Traduction :

«  Au nom du Seigneur Dieu nous commençons, mettez vos mains les anges des cieux et celles des terres, ô ! Sainte Fatim zzahra, celle qui a été la première tisserande »[14]

Une fois que la trame a pris la largeur souhaitée, le métier est transféré en position verticale. On le dispose dans un cadre constitué de deux ensouples (if∂Gagn) qui sont le reflet du dehors et du cycle de la vie ne pouvant exister l’une sans l’autre, et lui « donnant âme », avec un roseau. L’âme « Rruh » se trouve au croisement des deux nappes de fils de trame dans lequel est glissé un roseau au moment de l’ourdissage, c’est pour cela que les tisserandes le saluent chaque matin. Par conséquent, il est interdit de passer par-dessus, et celui qui enfreint cette règle est atteint par l’envoûtement (« Tuqqif »).

En effet, d’après nos observations sur le terrain, quand elles ont terminé l’installation d’Azetta, les tisserandes se voient offrir un repas par une femme en signe d’hospitalité : « Usgri », repas qui comprend du pain, des dattes et du thé. La femme qui rend visite doit stipuler « Azetta Lman »[15] – traduction : « Azetta de paix » – et la tisserande réplique par cette expression « Nkwn agh idun g Lman »  traduction : « ensemble en paix ». En l’occurrence, si l’une des femmes qui rend visite aux tisserandes a oublié l’expression d’Usgri, les tisserandes l’obligent d’apporter l’« usgri » dans sa maison. Une autre coutume associée à Azetta est qu’il est interdit de travailler certains jours comme le vendredi et dimanche. Par ailleurs les tisserandes doivent respecter les traditions et les éléments décoratifs de leur ethnie (fig.1).

<b>fig.1</b>Ou-Terbate (sud-est d’Imilchil). Fabrication des tapis dans la Kasbah
fig.1 Ou-Terbate (sud-est d’Imilchil). Fabrication des tapis dans la Kasbah, 13 août 1951
©Jacques Belin (Protectorat du Maroc - Archives de la Résidence générale)

Ces motifs reflètent l’esprit de cohabitation qui a toujours existé dans ces tribus depuis leur histoire lointaine avec des peuples de différentes convictions et de différentes civilisations, distincts d’une tribu à une autre.

À la fin du tissage, les femmes interdisent aux garçons mais aussi aux hommes d’y assister, car elles vont mettre fin à un être ayant une âme du genre masculin. Faisant ainsi, elles évitent que cela puisse être présage de la disparition d’un mari, d’un fils ou d’un « Akham » – traduction : « foyer ». Elles font « boire » leur création tissée en mouillant le peigne de fer « Taskka » avec lequel elles la tassent avant de le passer sur le dernier fil du fond, ensuite elles prodiguent au tapis une dernière action de grâce, un bol d’eau est apporté à la maitresse-ouvrière pour qu’elle y trempe une fourche et en asperge le tapis en psalmodiant la formule de bénédiction  : « Nsswac g ddunit a Azetta, sswax g lixra» traduction : « Nous t’abreuvons dans cette vie, pour que vous nous abreuve dans l’autre monde. Enfin elles le coupent en récitant « Ad irzq rbbi Sahht », – traduction : « que Dieu vous accorde la santé » et finissant par cette formule : « Ad irzq udm n nnbi » – traduction : «  pour qu’il soit béni par le prophète ».

Le tissage incarne à la fois la virginité et l’impuissance masculine tout comme la mort et la naissance. Les roseaux utilisés lors du tissage sont aussi employés dans le cadre du mariage, de la naissance et de la circoncision mais servent également à fixer la taille d’un linceul. L’époux peut profiter de ses faveurs comme il peut en être victime quand les femmes l’utilisent contre lui comme une baguette magique. Il est également associé à la fécondité et à la naissance. Les villageoises le jettent parfois dans l’eau pour savoir si elles attendent un enfant. Dès que le métier est démonté, la femme enceinte peut s’emparer de l’un des roseaux et courir à la porte d’entrée. Elle accouchera d’une fille si elle croise une femme ou d’un garçon si son regard se pose sur un homme.

Le langage de ces images nous fournit une énorme source d’inspiration. L’étude de ce patrimoine culturel immatériel nous a permis de comprendre comment ces femmes-artistes tissent peu à peu son discours, mais aussi l’objectif et le contexte de son œuvre. Cependant, dans ce genre d’interprétations, le chercheur doit se montrer particulièrement prudent au moment d’interpréter ces chants, et surtout doit en fournir un regard clair et anthropologique.

La femme tisserande crée la langue et le style de ces chants et s’affirme à travers eux en laissant ainsi une empreinte caractéristique de son œuvre dans la création. De là, son écriture devient reflet et affirmation de leur expression et identité linguistiques, parce que l’appropriation de la langue demeure la voie royale qui achemine vers la création d’un univers propre.  

2) Le chant de TtlGhenja (Tlnja) : un rituel pour l’obtention de la pluie

D’après la légende, Anzar, maître de la pluie, désirait s’unir à une jeune fille d’une exceptionnelle beauté qui avait pour habitude de prendre son bain à la rivière. Or, chaque fois qu’Anzar descendait du ciel et s’approchait de la jeune fille, celle-ci prenait peur. Un jour cependant, il parvint à lui déclarer sa flamme, mais la jeune fille lui fit part de ses craintes vis-à-vis du « qu’en dira-t-on ». Prenant acte de leur impossible union, Anzar tourna la bague qu’il avait au doigt et disparut. Immédiatement la rivière se tarit. La jeune fille fondit en larmes, se déshabilla et dans le lit de la rivière implora le retour d’Anzar qui revint pour s’offrir à elle : « La rivière se remit à couler et la terre se couvrit de verdure »[16].

Les femmes de la tribu se réunissent pour célébrer le rituel de « tlghenja », qui veut dire cuiller à pot, autour d’une jeune fille pubère dotée de tous les atours d’une fiancée et d'autres jeunes filles. Le groupe de femmes se met en marche en procession dans le village. Portant une « cuiller à pot » dans la main, les femmes chantent les chants, le cortège s’arrête aux seuils des maisons et reçoit différents aliments (semoule, farine, viande, graisse, beurre, etc.). La collecte de ces dons alimentaires est l’une des phases essentielles du rituel d’obtention de la pluie, elle mobilise l’ensemble des habitants pour tisser des liens sociaux au sein de la communauté.

Cette procession, à laquelle participent les femmes et les enfants, s’accompagne de chants, de prières, d’invocations, et se déroule à travers des douars, des villages. Leur but est de provoquer la pluie lorsque l’homme se sent menacé par la sécheresse persistante et quand les récoltes sont en péril. Les femmes préparent sur place un repas avec les différentes offrandes obtenues. Ce repas est servi dans des lieux particuliers tels l’aire à battre ou sur une colline, lieux qui manifestent leurs liens avec l’eau, les récoltes.

Elles font sept fois le tour de la mosquée, tenant à la main la louche et entonnant des chants à la gloire d’Anzar en implorant le retour de la pluie. Les chants rituels sont repris ensuite par toutes les femmes. Pendant ce temps, les jeunes filles en âge de se marier se rassemblent autour de la fiancée d’Anzar, et jouent à un jeu qui consiste à faire entrer une balle de liège dans un trou, à l’aide d’un bâton. Dès lors, elles peuvent être assurées de la venue de la pluie dans les jours suivant.

Essayons de mettre en scène les chants de « Tlghenja » :

« Ô Tlghanja ! asy Urawn Nnem s ignna Gher irbbi ad ig Anzar »

« Ô tlaghnja ! Dirige tes mains au ciel et demande à Dieu qu’il nous procure de pluie »

« Ô! Tlghanja ! nmn s rbbi wadda ighin ad ig anzar  »

« Ô Tlghanja ! Nous croyons à Dieu, lui seul qui peut nous donner la pluie  »

« Achal, iqur, achal, ummghtid »

«  La terre est sèche ! La terre ! Mon Dieu mouille-la !  »

« Ô Tlghanja ! Ad -Tenker Tuga g ighalenn  »

Ô Tlghanja ! Pour que l’herbe peut remonter aux montagnes  »

« Ndda yad ar agummad n wasif anzar aghd id iruran  »

«  Nous sommes parties de l’autre côté, seule la pluie nous a fait revenir  »

Pour l’ethnographe Emile Loust, dans les régions situées au sud-ouest de Marrakech, à Amzmiz et à Imi n-Tanout en particulier, les gens ont coutume de noyer leur poupée dans une mare ou dans une rivière (fig.2). Après l’avoir promenée autour des marabouts locaux, on gagne le bord d’un étang, et là, la fillette, qui la porte, la lance avec force derrière elle en s’écriant : « ad-yawy rbbi anzar ! Que Dieu apporte la pluie ! » Si la poupée plonge la tête droite sous l’eau, on dit que l’année sera pluvieuse. Dans le cas contraire on y voit le signe d’une année de sécheresse. En effet, la cérémonie est pratiquée à l’époque des labours, non pas en vue de provoquer la pluie, mais pour tirer des présages sur la campagne agricole qui commence. C’est là un cas typique d’une opération magique qui a perdu son caractère primitif pour se transformer en rite divinatoire[17].

<b>fig.2</b>Mannequin de tlaghnja
fig. 2 Mannequin de Tlghenja
© D. Champault

L’interprétation d’Émile Laoust se justifie davantage sur des principes et des lois universels que sur l’exégèse et les données locales. Quelques rites (fig.3) sont choisis pour illustrer les lois sympathiques, le reste est passé sous silence : les esprits, la qualité des acteurs, les prières, qui sont aussi en rapport avec l’efficacité du rite[18].

<b>fig.3</b>
fig.3 Les enfants de village avec un mannequin Tlaghnja
© Marie-Luce Gélard

3) Le mariage au Haut Atlas oriental

Le mariage au Haut Atlas oriental dépasse la signification littéraire du mot mariage, comme simple union légale entre deux sexes différents, pour déboucher sur d’autres horizons qui caractérisent le mode de vie.

Le mariage est caractérisé par plusieurs grandes phases et à chaque phase correspondent des rituels et des chants.  En premier lieu « Isnayen » (les messagers du mari) se dirigent vers le domicile de la mariée tout en apportant avec eux des cadeaux, entre autre un mouton, des vêtements et surtout l’« Abadir »[19] (grande galette de pain) qu’ils découperont en petit morceaux pour la distribuer aux assistants en guise de reconnaissance du chaleureux accueil, dont ils ont été honorés, par une danse ponctuée des cris des femmes.

Les « Isnayen » sont installés dans une chambre qui leur est réservée, on leur présente alors les quatre plats coutumiers : les dattes, le beurre, le miel et le lait. Il est de tradition que vu la variété et l’importance des plats dans les activités économiques, ceux-ci témoignent de la bonne volonté des parents de la fiancée qui veulent que l’union soit proportionnelle à l’admiration dont font preuve les gens à l’égard des quatre plats tellement désirés par les invités.

Le rituel de henné[20] ou « Tughmi » débute avec l’apparition d’une femme âgée ayant un flocon de laine à la main, pour marquer les articulations de la mariée par le henné, en commençant par le côté droit. Elle relie la base des doigts des deux mains de la mariée par un fil de laine dit « Izeloumen ». Ces fils de laine doivent être gardés jusqu’à l’accouchement pour servir de corde pour emmailloter le bébé. Ensuite la mariée est vêtue d’« Aquidour » (Habit blanc du mari). Ses cheveux sont peignés et enroulés en forme saillante « Abouy ». Son visage est voilé par un « Tasbni » (Foulard en soie).

Voici une sélection de quelques vers illustrant ce rite :

« Fst a Tislit Makm isslan

Wada irra babam tirit mam

Irint id daddam a km yiwin »

Traduction :

« Ne pleure pas mariée, tu ne dois pas pleurer.

Celui qui t’épouse est bienvenu aux yeux de ton père et ta mère

De tes frères aussi

Timlsa Tidda S aTlssa

3icha Mohmd a s am Tlsigh »

Essai de Traduction :

« Je t’habille comme a été habillée

Aicha, l’épouse de prophète

Biddamt ibidd awnt rbbi

A Tislit Tiddin n ughanim

Lève-toi Mariée, que Dieu te soutienne

Pour que tu aies une stature aussi souple que celle d’un roseau »

Avant de lui mettre son drapé « Izar » qui sera attaché par des fibules « Tissoughnasse », on lui met autour du cou un collier en ambre : « Louban ».

La cérémonie du henné prend fin lorsque la mariée, embellie par des retouches, est chaussée de babouches « Tikourbiyine ». Comme geste de bénédiction, son père l’invite à marcher sur son Burnous « Azenar » avant d’enfourcher la mule qui la transportera à sa nouvelle demeure (fig.4). Tout au long du chemin, un petit garçon est assis derrière comme un souhait de reproduction, tandis qu’une femme âgée suit en tenant la mule par sa queue. Le cortège accompagnateur, protégé par les envoyés du mari, doit vaincre la résistance symbolique livrée par les habitants du Ksar d’origine de la mariée qui s’opposent énergiquement à son départ.

<b>fig.4</b>Départ de la fiancée vers la demeure de son futur mari au Haut Atlas d’Assif Melloul, le 20 octobre 1982
fig.4 Départ de la fiancée vers la demeure de son futur mari au Haut Atlas d’Assif Melloul,
20 octobre 1982

© Patrick Mailliard

  Arrivée à sa destination (fig.5), le cortège s’arrête devant la maison ou la tente du mari et dit :

« Gimt ax nn abrid a y ixamn imqurrin »

Permettez- nous d’entrer Ô grande famille[21]

La famille du mari se tient devant la porte et scandent des paroles d’hospitalité :

« Nga kunt abrid, nssnwa kunt ahrir »

«  Nous vous souhaitons la bienvenue et nous avons préparé de la nourriture pour vous »

<b>fig.5</b> La fiancée graisse le linteau de la porte d'entrée d'un peu de beurre, signe de prospérité pour la vie future
fig.5 La fiancée graisse le linteau de la porte d'entrée d'un peu de beurre, signe de prospérité pour la vie future afin d’attirer l’abondance au foyer, Haut Atlas oriental, 21 octobre 1982
© Patrick Mailliard
En dernier lieu et avant de devenir définitivement membre du foyer accueillant, la mariée, un petit enfant derrière elle, un seau plein de dattes à la main, se rend au point d’eau le plus proche. Là un dernier « Ahidous » est offert en l’honneur de la mariée qui, en guise de reconnaissance, distribue le contenu de son seau et le remplit d’eau avant de rentrer chez elle, un anneau au bras et un petit garçon derrière elle (fig.6).
<b>fig.6</b> Lancé de dattes (Amzid), marquant le début des festivités du mariage, le 19 octobre 1982
fig.6 Lancé de dattes (Amzid), marquant le début des festivités du mariage, 19 octobre 1982
© Patrick Mailliard

Ce patrimoine en particulier, se décline dans cet espace de multiples façons. Par sa présence, il contribue à la formation de notre sens esthétique, de notre sensibilité, de notre conscience au monde contemporain. Il enrichit d’ailleurs la relation entre la population et l’espace habité.

4) Les chants de moulin (Azerg) : identité d’un peuple

Autrefois, chaque foyer possédait un moulin manuel. Avant le début des fêtes de mariage, les femmes se rassemblaient pour moudre le blé, en fredonnant des chants spécifiques. Les chants rituels du moulin à main se caractérisent par un rythme qui traite de différents thèmes (les bons augures, les histoires personnelles, la mort, la religion, les saints, la nature, etc.).

Ce sont exclusivement les femmes qui se livrent au travail pénible de moudre, le matin, souvent très tôt, à l’aurore (Fig.7). La mouture faite à cette heure matinale possède, dit-on, une baraka.

<b>fig.7</b>Femme des Aït Haddidou (Imilchil) occupée à moudre
fig.7 Femme des Aït Haddidou (Imilchil) occupée à moudre, 1er janvier 1950
©Protectorat du Maroc Archives de la Résidence générale

Les femmes commencent les chants par :

« Bismi Llah bdigh isk a rasull llah, kyin ayd igan achfi3 inu »

« Au nom de Dieu, ô prophète par toi je commence, c’est toi mon intercesseur »

« Isul rbbi ad irar lyyam, akm rargh a tarzzift nns i ku yan »

« Louange à Dieu qui pourrait me rendre les bons moments pour que je puisse remettre à chacun son cadeau »

« Isul rbbi ad ak ikkes akarif aha bu lhebs, awy digh itnan i tayyat »

« Dieu va te libérera, ô prisonnier, soit précautionneux pour la prochaine fois »

« Sidi rbbi Lkhir, Awyaghd a sidi rbbi Lkhir »

« Que du bien Dieu, que le Saint Dieu nous y apporte du bien »

« Targa tawy aman, Annigh yat Targa tiwy aman »

« Pour que la rivière se remit à couler de l’eau »

« A yasmun hdrat frhat aynna ur illin ibadas mulana »

« Ô mon amant !  Divertissez-vous, Dieu seul s’occupe de ce qui manque »

« Unna yrran adigr adar s Lcar, Yini bismillah adughuln 3la khir »

« Celui qui voudra prendre de chemin, dites-vous Louange à Dieu pour que vous reviendrez en paix »

Lorsque le moulin est séparé en deux meules, on ne doit pas passer entre ses deux moitiés, cela pourrait susciter l’envoûtement « Tuqqif ». L’analyse de ces chants nous donne une image claire sur l’âme de la femme Amzigh, véritable gardienne du foyer, consciente de sa personnalité, mêlée intimement à la rude existence, aux fêtes comme aux combats, et ayant conservé néanmoins au milieu de ces mœurs farouches, et peut être à cause d’elles, les qualités essentielles de la femme, comme garante de repères identitaires, génératrices de nouveaux modèles et de nouvelles formes d’existence dans la société.

III. Le patrimoine culturel immatériel entre acteurs et territoire : quelle reconnaissance ?

Le patrimoine culturel immatériel, dans toute sa diversité et ses différentes formes, est un bien commun précieux pour l’innovation créative, le bien-être, le dialogue, l’emploi, la génération de revenus et la durabilité. Il représente donc une ressource inestimable pour le développement. C’est cette idée qui donne aux Conventions de l’UNESCO dans le domaine du patrimoine leur raison d’être.

Pourtant, le Maroc a fait un parcours tâtonnant mais responsable en se réappropriant la Convention. Cette reconnaissance pour la communauté méconnue du Haut Atlas oriental a une signification particulièrement vitale. À cet effet, l’appropriation est le facteur d’une identification collective à un espace créé autour de repères sociaux, rituels et chants pour apprivoiser un espace farouche. Ainsi, l’appropriation donne toujours un sens social à ces communautés.

La reconnaissance de ces rites par l’UNESCO peut être favorable pour développer durablement ces communautés, les porteurs de ce patrimoine vont ainsi s’efforcer de transmettre leur savoir aux générations futures. Ces communautés du Haut Atlas oriental, détentrice de ce patrimoine, doivent se réapproprier dans l’espace ces valeurs qui leur ont été transmises par leurs ancêtres et l’ajuster aux besoins actuels de la société.

Selon un document édité par l’UNESCO « Identifier et inventorier le PCI » à destination des acteurs du PCI, l’inventaire doit aider à, je cite  :

«  sensibiliser au patrimoine culturel immatériel et à l’importance qu’il revêt pour les identités individuelles et collectives. Le processus consistant à inventorier le patrimoine culturel immatériel et à rendre ces inventaires accessibles au public peut également encourager la créativité et l’estime de soi chez les communautés et les individus qui sont la source des expressions et des pratiques de ce patrimoine ».[22]

Par conséquent, l’UNESCO insiste sur un point dans la convention, à savoir qu’il est nécessaire pour les communautés de prendre conscience de l’importance de leur patrimoine et de bien identifier les acteurs de PCI. Étant donné le caractère vivant du PCI, il paraît difficile d’imaginer qu’une reconnaissance puisse être garante de sa sauvegarde. Afin que cet héritage ne disparaisse et ne se retrouve muséifié, les acteurs devront léguer cet héritage aux générations futures qui, à leur tour, le conformeront à leur environnement, ces espaces devront alors adopter une forme particulière et innovante, idéalement éloignée du cadre traditionnel.

La sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est d’assurer la transmission de ces traditions, ces chants, ces savoir-faire, de génération en génération. Pour ce faire, il est primordial d’attacher une grande importance aux valeurs de ce patrimoine et de proposer un environnement favorable à sa transmission avec fidélité et sans esprit mercantile.

IV. Le patrimoine culturel immatériel et l’identité culturelle : une pratique collective

« L’homme vit dans plusieurs dimensions. Il se meut dans l’espace, où le milieu naturel exerce une influence constante sur lui. Il existe dans le temps, qui lui donne un passé historique et le sentiment de l’avenir. Il poursuit ses activités au sein d’une société dont il fait partie et il s’identifie avec les autres membres de son groupe pour coopérer avec eux à son maintien et à sa continuité. »[23]

Ce paradigme patrimonial que nous avons cité en tant que catalyseur d’un territoire a pour rôle de défendre l’identité culturelle du peuple ; ainsi ce PCI a eu un rôle d’éclaireur comme symbole de tolérance, de fierté et moyen au peuple d’accéder au sens de la liberté. C’est pour cela que le Maroc devrait prendre en compte cette pluralité et cette richesse pour livrer la meilleure image de son territoire à travers les différents éléments patrimoniaux inscrits.

Par ailleurs, le fait de posséder un patrimoine au sein d’un groupe social ou d’une ethnie confère à ses communautés un sentiment d’appartenance et de solidarité, qui contribue à la cohésion sociale.

L’emploi adéquat des chants par les femmes exprime une profonde assimilation de la culture locale, signe d’une forte liaison dans cette société, au sein d’un milieu naturel. Apprendre ces chants et les faire apprendre est une manière de les transmettre de manière vivante et légitime comme une tradition ancestrale devenue valeur immuable. En transmettant ce patrimoine, ces communautés font plus que manifester une appartenance à une tradition culturelle. Le lien entre PCI et identité culturelle devient alors primordial pour la sauvegarde du PCI et pour garantir sa durabilité.

L’étude de ce patrimoine nous permet de mettre en lumière des processus de fabrication de l’identité, de réflexion sur les conditions de survie culturelle d’un groupe, de caractérisation du rapport entre un événement culturel et le changement social, et de préciser les modèles théoriques sur la tradition.

Conclusion

Orphelins nous le serons de toute façon un jour, mais ce que nous garderons jusqu’au dernier souffle, c’est d’où l’on vient, ce que l’on a laissé, ce que l’on aura pu y apprendre, ce que l’on a su protéger, parce que nous avons reçu don de tout cela.

Ce patrimoine, ce n’est pas simplement une posture conventionnelle pour faire chanter, ce patrimoine culturel immatériel est un moyen pour nous de nous rapprocher, de nous comprendre, de nous reconnaître et de nous respecter. C’est aussi la grande porte d’entrée dans la société de la modernité. Donc, aujourd’hui, nous sommes tous ensemble pour prendre la juste mesure de ces choix et de ces acquis.

Anthropologiquement parlant, cet article révèle aussi finalement le regard d’une société sur sa réappropriation de l’histoire et de l’identité. La mise en valeur de ce patrimoine est un remarquable témoignage des processus d’évolution socio-économique des campagnes « fragiles » du Haut Atlas oriental.

Vu sous cet angle, nous pouvons dire que le patrimoine culturel immatériel, dans toutes ses composantes et variantes, est sauvegardé de l’oubli grâce à la mémoire collective qui, ayant su surmonter toutes les vicissitudes du temps, a pu survivre aux multiples agressions allochtones ; des agressions qui visaient l’éradication aliénataire de ce patrimoine inestimable et inaliénable.

Pour cela, il convient d’identifier et de sauvegarder les patrimoines culturels, notamment le patrimoine culturel immatériel pour mieux reconstituer notre histoire afin de mieux construire notre avenir.

Haut de page AUTEUR

Mustapha Hejja,
Laboratoire : Culture, Education, Digital Usage and creativity (CEDUC)
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines OUJDA

Haut de page NOTES



[1] Ernest Renan (1823-1892), Qu’est-ce qu’une Nation (conférence du 11 mars 1882 à la Sorbonne), Paris, Pierre Bordas et fils, 1991, cité par Jean-Michel Leniaud, L’Utopie française, essai sur le patrimoine, éd. Mengès, Paris, 1992.
[2] Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Paris, 17 octobre 2003 [Convention sur le PCI] à l’article 2.1.
[3 ] Ibid. Convention pour la sauvegarde du PCI.
[4] Ibid. à l’article 2.2.
[5] Chiara Bortolotto [dir.], Le Patrimoine culturel immatériel : enjeu d’une nouvelle catégorie, Paris, éd. Maison des sciences de l’homme, 2011 (Coll. « Ethnologie de la France, Cahier 20 »).
[6] Communauté : Le sens privilégié ici est celui défini par la Convention de l'UNESCO de 2003 relatif à la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Une communauté désigne ainsi un groupe humain d'envergure variable dont les membres se partagent un certain nombre d'éléments culturels constituant leur identité propre. Chaque élément du patrimoine culturel immatériel possède sa propre communauté.
[7] La notion de « sauvegarde » est définie largement dans l’article 2 paragraphe 3 dans la Convention de 2003 en ces termes, comme l’ensemble des mesures « visant à assurer la viabilité du PCI ». Avec les activités de recherche, de documentation et d’identification des traits culturels, elle englobe la protection, la mise en valeur, la transmission ainsi que la revitalisation des différents aspects du patrimoine.
[8] Il convient de préciser que la participation des communautés est un élément fondamental dans la définition du PCI au titre de la Convention de 2003.
[9] Daphné Voudouri, « Une nouvelle convention internationale relative au patrimoine culturel, sous le signe de la reconnaissance de la diversité culturelle : la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », Revue Hellénique de Droit International, 2004, n° 1, p. 103-148.
[10] Ahmed Skounti, « La patrimonialisation, ou “comment et quand les objets deviennent-ils des patrimoines” », Hespéris-Tamuda, 2010, p. 19.
[11] Michel Melot, « Qu'est-ce qu'un objet patrimonial ? », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2004, n° 5, p. 5-10, disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2004-05-0005-001 page consultée le 29-11-2018.
[12] Jean Davallon, «  Une patrimonialisation des archives ? », avril 2014, disponible en ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01220537, page consultée le 01-12-2018.
[13] Le Sel s’emploie à des fins curatives, ou comme moyen de contrecarrer le mauvais œil, ou encore pour détruire les Jnuns. Cette idée de sainteté de sel est un héritage des Amazighs.
[14] Les femmes, gardiennes des coutumes, le perpétuent selon la tradition orale : « La fille du Prophète a inventé le premier métier à tisser de la région ». Ainsi le métier à tisser est d'essence divine et ses outils en or sont descendus du ciel. Le tissu, entamé par la fille du Prophète avant sa mort, est toujours placé à son domicile à la Mecque. Si quelqu'un venait à l'abîmer, il n'existerait plus de baraka dans le tissage. 
[15] « aZetta n lman » est une expression que les femmes prononcent dès qu’elles aperçoivent une femme tisseuse dans une maison, les femmes prononcent cet augure et prononcent ces paroles de bon augure pour que ce travail soit un bon présage.
[16] Henri Genevois, « Un rite d’obtention de la pluie : la fiancée d’Anzar », Acte du deuxième congrès international d’étude des cultures de la Méditerranée occidentale, 1978, tome II, Alger, Société nationale d’édition, p. 393-401.
[17] Émile Laoust, Mots et choses berbères : notes de linguistique et d’ethnographie : dialectes du Maroc, Paris, A. Challamel, 1920, p. 209.
[18] Hassan Rachik, L'esprit du terrain. Études anthropologiques au Maroc (Description du Maghreb), éd. Centre Jacques-Berque (14 juin 2016).
[19] De gros volumes de pâte sont collés et des pierres en forme d'œufs sont placées côte à côte pour former un cercle. Les participants allument un feu dessus. Ensuite, ils nettoient les cendres et laissent les pierres. Après cela, ils prennent la pâte et la mettent à l’intérieur du cercle et la pétrissent jusqu’à ce qu’elle soit cuite.
[20] Le henné n'est pas employé seulement comme cosmétique par les femmes, mais comme moyen de purification ou de protection contre les influences malignes et à des fins médicinales.  
[21] Hamri Bassou, La poésie amazighe de l’atlas central marocain, approche plurielle, édition de l’Institut royal de la culture amazighe, 2011, p. 37.
[22] UNESCO, « Identifier et inventorier le PCI » https://ich.unesco.org/doc/src/01856-FR.pdf, consulté le 12/12/2018.
[23] Melville Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, François Maspero, 1967, p. 5.
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Pour citer cet article :
Mustapha Hejja, « Le patrimoine culturel immatériel du Haut atlas oriental Marocain : quelle reconnaissance par l’UNESCO  ? »
Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 15 - mis en ligne le 26 novembre 2019, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Mustapha Hejja
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806