Laboratoire
Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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Les violences et leurs traces
Quand la folie s’empare des grognards : la prise en charge des militaires aliénés sous le Premier Empire
Laurine Drut
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Derrière la légende de l’épopée napoléonienne et de ses soldats auréolés de gloire, où se trouvent ceux dont la violence des conflits a fait vaciller la raison ? Que deviennent les soldats qui n’ont pas supporté les privations, les souffrances et le spectacle effroyable de la guerre ? La période napoléonienne illustre une sorte de première prise en charge des militaires insensés, fruit de la coïncidence entre l’intense activité guerrière et le développement de la médecine aliéniste.

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Mots-clés : France ; guerres napoléoniennes ; soldats ; aliénation ; psychiatrie ; traumatismes
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE

I. La légende dorée
II. Le développement de la médecine aliéniste
III. Les médecins et la psyché des soldats
IV. Lieux d’accueil
Haut de page TEXTE
 

Depuis une quarantaine d’années, l’histoire de la guerre s’est largement ouverte aux approches sociales et culturelles. À la suite de John Keegan, les historiens ont proposé une lecture plus anthropologique de la guerre qui s’est traduite par un renouvellement historiographique, relatif à la Première Guerre mondiale notamment. L’étude de la violence de guerre, de l’expérience combattante et des attitudes devant la mort s’est fortement développée, à l’image des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker. Cette histoire au « ras-du-sol » qui s’intéresse au vécu des soldats, aux anonymes, a permis de mieux analyser les séquelles laissées par la guerre sur les corps et les âmes.

L’étude des traumatismes de guerre s’intègre dans cette nouvelle lecture des conflits. La guerre du Vietnam occupe une place de choix dans ce contexte ; elle représente le premier jalon dans la reconnaissance officielle des blessures psychiques infligées par la violence des combats. Entre 1965 et 1973, sur les trois millions de soldats américains envoyés au Vietnam, sept cent mille souffrent de traumatismes. Ce nombre conséquent, allié au développement de la psychologie et à l’opinion américaine de plus en plus hostile à ce conflit, poussent les médecins à évaluer les conséquences psychologiques de la guerre, à les nommer et à trouver un traitement adapté. Ces recherches mènent les psychiatres à ajouter, en 1980, au Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, le syndrome de Post-traumatic Stress Disorder (PTSD). En France, il faut attendre 1992 pour que les troubles mentaux soient reconnus officiellement comme blessure de guerre et fassent l’objet d’une indemnisation[1].

Dans l’historiographie, la Grande Guerre a longtemps concentré l’essentiel des travaux d’historiens sur les traumatismes de guerre. À travers les diagnostics de shell shock ou obusite, la Première Guerre mondiale laisse transparaître un vif intérêt des médecins militaires pour les troubles mentaux des soldats, avec l’idée que ce conflit s’accompagne de la première prise en charge des soldats traumatisés. Or, les travaux récents tendent à montrer un intérêt plus ancien envers la santé mentale des combattants. Citons l’ouvrage de Thomas Dodman sur la nostalgie, une pathologie d’origine psychique très répandue au sein de l’armée française lors de la conquête de l’Algérie au xixe siècle[2]. En retraçant l’histoire des névroses de guerre, le psychiatre Louis Crocq a montré qu’à chaque conflit les médecins militaires ont toujours porté une grande attention aux troubles psychiques des soldats, même si la reconnaissance en tant que blessure de guerre reste tardive[3]. À chaque période, il y a tentative de compréhension de ces troubles, en accord avec les représentations et les connaissances scientifiques de l’époque.

La période napoléonienne est jusqu’à présent restée à l’écart de ce renouvellement historiographique[4]. S’interroger sur l’expérience sensible des soldats, sur leur mal-être, sur l’existence possible de troubles psychiques et l’intérêt des médecins à leur égard, reste difficile concernant cette période. Et ce en raison de la prégnance du mythe autour de ces hommes.

I. La légende dorée

Le caractère particulier des guerres napoléoniennes a laissé dans l’imaginaire collectif une sorte de légende dorée : celles de soldats napoléoniens valeureux, courageux, impassibles face aux dangers, capables de supporter des privations et des fatigues extrêmes. Des soldats au caractère bien trempé – le surnom de grognard est significatif – s’élançant au combat aux cris de « Vive l’Empereur ! » sans jamais faillir face à l’ennemi. Cette légende s’inscrit dans une conscience collective développée au tournant des xviiie et xixe siècles, donnant une image profondément déréalisée de la guerre, une image qui privilégie la gloire et l’aventure, en oubliant les aspects négatifs et déstructurants du combat. Cette idée se poursuit tout au long du xixe siècle avec la génération romantique : l’esthétisation de la violence et du corps souffrant donne cette coloration particulière aux soldats napoléoniens, perçus comme les plus braves des braves.

Derrière cette légende de soldats presque surhumains, il est difficile de déceler ceux qui ne correspondent pas à ce mythe, ceux que la violence du champ de bataille a touché durablement, ceux qui ont sombré dans la tristesse, la mélancolie, voire la folie. Pourtant, ces hommes existent bel et bien. Nous les découvrons au détour des pages d’un carnet de guerre, dans la correspondance destinée aux familles, dans les rapports médicaux. Ce sont par exemple des histoires de coups de feu entendus au loin dans les bivouacs, certains soldats préférant le suicide au combat. Les médecins rapportent des cas d’individus ayant perdu la parole après avoir été frôlés de trop près par un boulet, d’autres sombrant dans la folie face à la perte d’un frère ou d’un fils sur le champ de bataille. Ces hommes sont quasiment inexistants dans l’histoire des guerres napoléoniennes, ou simplement anecdotiques. Pourtant, à consulter les sources, leur nombre a forcé les officiers de santé et les autorités militaires à prendre en charge ces soldats déprimés ou aliénés, en premier lieu pour maintenir les effectifs. Le Napoléon dévoreur d’hommes n’est pas une légende : 2,5 millions de soldats combattent entre 1804 et 1815[5], un nombre à mettre en comparaison avec les 150 000 soldats de métier qui composent l’armée de terre d’Ancien Régime. L’objectif premier des médecins est donc de maintenir les effectifs sur le champ de bataille. Cependant, contrairement aux idées reçues, les soldats déprimés ou aliénés ne sont pas traités avec mépris ou considérés comme des simulateurs sous le Premier Empire.

II. Le développement de la médecine aliéniste

Grâce à des exemples aujourd’hui bien connus, il est admis que les individus savent depuis des temps très anciens que la guerre trouble l’âme. Le passage le plus emblématique pour l’Antiquité est sans nulle doute celui rapporté par Hérodote dans le livre VII de ses Histoires : un soldat, Epizélos, est atteint de cécité lors de la bataille de Marathon, bien qu’il n’ait reçu aucune blessure physique. Le guerrier raconte qu’il a vu la silhouette d’un ennemi perse gigantesque et lourdement armé passer près de lui sans le voir et aller tuer son camarade. À lire le texte, il semble que cette cécité soudaine soit d’origine psychique, liée à la peur éprouvée. Selon les époques, les médecins ont cru voir chez ce soldat grec du ve siècle avant notre ère les symptômes d’une conversion hystérique ou les premières traces du PTSD. En 400 avant notre ère, Hippocrate consacre un chapitre de son Traité des songes aux cauchemars de batailles chez les guerriers. Lucrèce fait de même dans son De rerum natura. Bien plus tard, Ambroise Paré rapporte les rêves traumatiques du jeune roi Charles IX, au lendemain du massacre de la Saint Barthélémy. Entre les xviie et xixe siècles, la nostalgie, cette maladie de l’âme aux complications physiologiques importantes et à l’issue bien souvent mortelle, fait des ravages chez les jeunes soldats enrôlés de force. L’impact de la guerre sur la mentalité des hommes n’est donc pas un fait nouveau à l’époque napoléonienne. Mais la spécificité de la période se trouve dans la concomitance entre une intense activité guerrière et le développement de la médecine aliéniste[6].

Alors que la conscription augmente significativement le nombre de soldats envoyés au combat, et potentiellement le nombre de blessés psychiques, un nouveau regard sur les insensés commence à prendre de plus en plus de place chez les aliénistes, ouvrant la voie à l’élaboration d’une nouvelle discipline, la psychiatrie[7]. Avant le xixe siècle, le fou était mis à l’écart de la société, expulsé des villes, emprisonné ou relégué aux dépôts de mendicité[8]. Mais la Révolution, en abolissant les lettres de cachets et en exigeant l’auscultation préalable des insensés, ouvre la voie à une médicalisation de la folie. Le fou passe du statut d’animal, de créature du diable, à celui de patient, de malade qu’il faut soigner. En 1801, l’aliéniste Philippe Pinel publie son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, dans lequel il expose la méthode du « traitement moral » et jette les bases de l’asile moderne. Si l’image de Philippe Pinel brisant les chaînes des aliénés est une construction a posteriori largement mythifiée, sa méthode – qui consiste à faire appel à la moralité du patient pour qu’il redevienne acceptable pour la société – devient le modèle de la thérapeutique asilaire pour des décennies. De même que la thèse de son élève Etienne Esquirol, publiée en 1804[9], témoigne du changement de mentalité à l’égard des insensés : n’importe quel homme peut devenir fou, chaque fou mérite d’être soigné comme un être humain. Cette manière d’appréhender les troubles mentaux est perceptible au sein de l’armée.

III. Les médecins et la psyché des soldats

Au cours des guerres de la Révolution et de l’Empire, les médecins militaires classent les troubles mentaux des soldats selon la catégorisation admise par le milieu aliéniste : manie, démence, idiotisme et mélancolie. Dans les diagnostics établis, la théorie des humeurs et celle des quatre tempéraments perdurent. Héritée de la médecine antique, cette dernière suggère qu’il existe quatre types fondamentaux de personnalité : le tempérament sanguin, colérique, mélancolique et flegmatique. Une sorte de psychologie de la personnalité avant l’heure qui créé un lien très fort entre le corps et l’esprit, les deux s’influençant mutuellement. Dans les rapports des médecins militaires, il y a systématiquement des indications sur l’état psychique du malade, le caractère du soldat étant déterminant dans le processus de guérison.

C’est ainsi qu’en 1807, au sein de la Grande Armée, le chirurgien-major Marquand évoque le cas d’un adjudant-commandant blessé à la cuisse à la bataille de Friedland. La plaie est peu profonde et ne devrait pas entraîner de complications. Cependant, le chirurgien écrit : « le malade est soucieux ; il craint qu’on ne lui fasse une opération ; il parle de sa famille. Il entend dire que les quelques blessés sont attaqués de gangrène : dès ce moment, anorexie, insomnie, inquiétudes continuelles. L’aspect de la plaie change, la gangrène s’en empare le troisième jour, et la mort survient le quatorzième jour de la blessure. » À l’inverse, ce même chirurgien relate le cas d’un capitaine au 76e régiment, également blessé à la bataille de Friedland en 1807 : sa jambe droite a été fracturée par une balle qui lui a fracassé le tibia et le péroné. Sa blessure est beaucoup plus grave que celle de son camarade, et malgré les soins qu’on lui procure, il éprouve des douleurs continuelles et une violente inflammation. Mais « son heureux caractère le fait triompher de tout. Indifférent sur sa situation, plaisantant les personnes qui l’entourent, heureux par la perspective de revoir bientôt une épouse qu’il chérit, il surmonte tout. Cinq mois après il est guéri, à un raccourcissement près, de cinq pouces[10]. »

Les médecins militaires sont très attentifs à l’état d’esprit des soldats, ils préconisent de cacher au malade la gravité de son état, de privilégier la bienveillance, de consoler les malheureux. Selon eux, la médecine morale est de la plus grande nécessité à l’armée puisque la tristesse et la peur éprouvées par les soldats sont autant de causes qui compliquent les maladies ou les blessures. Or, en campagne, les soldats sont privés de leur famille et amis, ils sont souvent inquiets et souffrent beaucoup. C’est pourquoi le chirurgien Marquand écrit que le médecin se doit d’être « l’ami, le consolateur du malheureux, et même son unique appui[11]. » Un soldat déprimé, apeuré ou en larmes, n’est jamais sermonné par les médecins, mais toujours consolé, encouragé et traité avec bienveillance. La majorité des médecins et des officiers reconnaissent que la tristesse et la peur sont des émotions normales à la guerre, surtout lorsque l’on est loin de chez soi pendant plusieurs années. Même Napoléon témoigne de ces moments lorsqu’il évoque la retraite de Russie lors de son exil à Sainte-Hélène : « Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon[12]. »

Les médecins de la Grande Armée, tout comme les aliénistes, ont bien conscience que les évènements vécus au combat peuvent avoir des répercussions sur la psyché des soldats. Ils observent plusieurs cas où la peur intense éprouvée par les soldats les plonge dans un état confusionnel post-émotionnel qui peut se caractériser par l’hébétude, la désorientation, la stupeur, le délire, les tremblements ou une forte anxiété. Le commandant Marbot évoque cet état de stupeur à la bataille d’Eylau en 1807, après qu’un boulet lui a frôlé la tête : « Je fus comme anéanti mais ne tombai pas de cheval. […] j’entendais encore, je voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien que mes membres fussent paralysés au point qu’il m’était impossible de remuer un seul doigt[13] ! ». Il ne recouvre l’usage de ses membres que trente-six heures plus tard. De même, le chirurgien Larrey cite le cas d’un soldat qui, effleuré par un boulet à la bataille de Wagram en 1809, tombe au sol privé de la parole et demeure complètement muet[14].

Les médecins utilisent l’expression de « vent du boulet » pour désigner ces états de sidération et de stupeur provoqués par la frayeur d’avoir été frôlé par le projectile sans avoir été blessé. Ils constatent ainsi l’impact de la brutalité de la guerre sur l’esprit des soldats. La notion médicale de « vent du boulet » est utilisée tout au long du xixe siècle pour désigner les troubles psychiques du combat. Lors de la Première Guerre mondiale, lorsqu’on s’intéresse aux soldats « traumatisés », on parle au début de « syndrome du vent de l’obus » ou de « vent de l’explosif », dans la ligne directe du « vent du boulet » de l’époque napoléonienne. Cette généalogie se poursuit : le « vent du boulet » devient « hypnose des batailles », « confusion mentale de guerre », « réaction de combat », etc., pour arriver au syndrome de stress post-traumatique, le PTSD que nous connaissons aujourd’hui.

IV. Lieux d’accueil

L’intérêt des médecins envers les troubles psychiques des soldats est donc conséquent en ce début du xixe siècle. Un intérêt qui n’est sans doute pas nouveau, mais qui coïncide, comme nous l’avons vu, avec le développement de la médecine aliéniste. La redéfinition de la folie et de l’insensé permet une prise en charge différente des soldats aliénés. Lorsqu’un militaire éprouve des troubles psychiques, de la mélancolie, de la tristesse, de l’anxiété, de l’hébétude, un mutisme, etc., ce sont d’abord les officiers de santé qui le prennent en charge à la sortie du champ de bataille. Ils tentent, dans les hôpitaux de campagne, de le rendre à nouveau apte au combat en usant principalement de repos, d’encouragements, de consolations, avec des promesses d’un retour prochain au foyer. Si aucune amélioration n’est constatée, le soldat est rapatrié en France.

La première destination est souvent les Invalides, à Paris ou dans ses succursales créées en 1800 à Avignon, Louvain et Arras. Mais, face au grand nombre de blessés physiques qui s’entassent dans ces hôpitaux, il faut trouver une place plus appropriée pour les militaires ayant perdu la raison. Ils sont donc transférés à Bicêtre ou dans des asiles de province. Chaque établissement des Invalides doit contracter des marchés avec un hospice dépendant de sa circonscription pour y envoyer les vétérans insensés.

L’asile de Bicêtre à Paris demeure le plus connu. Construit au xviie siècle sur ordre de Louis XIII pour l’accueil des soldats et officiers blessés, il devient, au cours du xviiie siècle, un hospice puis un asile d’aliénés. Entre 1793 et 1795, Philippe Pinel, nommé médecin des aliénés de Bicêtre, croise le chemin de soldats transférés dans l’établissement. Il évoque le cas d’un jeune militaire de vingt-deux ans frappé de terreur par le fracas de l’artillerie : une action sanglante à laquelle il prend part aussitôt après son arrivée à l’armée bouleverse totalement sa raison, il entre dans un état d’inertie et de stupeur, et est envoyé à Bicêtre. À la même époque, l’aliéniste relate un autre exemple d’aliénation mentale chez un soldat :

« deux jeunes réquisitionnaires partent pour l’armée, et dans une action sanglante, un d’entre eux est tué d’un coup de feu à côté de son frère ; l’autre reste immobile et comme une statue à ce spectacle : quelques jours après on le fait ramener dans cet état à sa maison paternelle ; son arrivée fait la même impression sur un troisième fils de la même famille ; la nouvelle de la mort d’un de ses frères, et l’aliénation de l’autre, le jettent dans une telle consternation et une telle stupeur, que rien ne réalisait mieux cette immobilité glacée d’effroi qu’ont peinte tant de poètes anciens ou modernes. J’ai eu longtemps sous mes yeux ces deux frères infortunés dans les infirmeries de Bicêtre ; et ce qui était encore plus déchirant, j’ai vu le père venir pleurer sur ces tristes restes de son ancienne famille[15]. »

Outre Bicêtre, les militaires aliénés sont également envoyés dans des maisons de santé. Celle de Charenton se spécialise sous le Premier Empire dans l’accueil des militaires insensés. La maison de Charenton, récemment étudiée par l’historien François Houdecek[16], accueille depuis le xviie siècle des insensés. En 1804, l’abbé de Coulmiers en devient le directeur et, grâce à des appuis hauts placés, fait en sorte que les pensionnaires insensés des Invalides soient internés à Charenton. Le nombre de militaires attaqués de folie à la maison nationale de Charenton s’accroit : en 1800 il y a 26 militaires sur 200 patients ; en 1805 ils sont 46 sur 450 patients. En 1806, l’abbé de Coulmiers obtient que les militaires en activité qui ne pouvaient plus être traités convenablement par les hôpitaux militaires soient envoyés à Charenton aux frais du ministère de la Guerre.

Si le soldat est jugé incurable, il est envoyé à Bicêtre au bout de trois mois. Cette règle est d’autant plus appliquée que les places sont très demandées par le ministère de la Guerre. Les relevés mensuels montrent que sitôt un homme sorti (pour guérison, mort ou transfert à Bicêtre), un nouveau pensionnaire est envoyé par le ministère. La maison de Charenton a pour objectif affiché la guérison rapide des soldats insensés afin de les renvoyer auprès des autorités militaires pour qu’ils réintègrent le service. L’hospice se forge ainsi une solide réputation dans le soin des soldats.

À partir de 1806, le médecin en chef de Charenton est Antoine Royer-Collard. Adepte du traitement moral, il répartit ses patients par pathologie selon le classement établi par Pinel. Conscient de l’importance de l’observation dans le traitement des maladies, Royer-Collard passe des heures à analyser ses patients. Il cherche dans l’hérédité, dans les comportements, dans les caractères ou dans les symptômes physiques les déclencheurs de l’aliénation. Dans ses rapports, il n’attribue jamais la cause de la folie à la violence de la guerre en elle-même. Mais il reconnaît que les fortes émotions, comme la joie, la frayeur, la colère ou l’espoir déçu, sont des facteurs importants de dérèglement. Comme beaucoup de ses contemporains, il ne voit pas de lien causal entre la guerre et la folie : la guerre est un élément favorisant l’aliénation, mais elle n’est pas le déclencheur. Ce sont les fortes émotions, la peur lors du combat, la tristesse face à l’éloignement des proches ou la déception face à l’absence d’avancement en grade, qui provoquent la folie. Les médecins sont des hommes de leur temps qui ne dénigrent pas la guerre mais glorifient au contraire l’acte héroïque. Nous pouvons parfois déceler dans certains diagnostics la notion de traumatisme, mais pour les aliénistes, ce sont surtout les longues années de service et le style de vie aventureux et exténuant des militaires qui font la spécificité de ces malades.

Si nous ne pouvons pas attribuer de première reconnaissance officielle des blessures psychiques de guerre à l’époque napoléonienne, il est intéressant de noter la manière dont les médecins prennent en charge les troubles mentaux liés à la guerre. Les soldats que nous qualifierons aujourd’hui de « traumatisés » sont perçus comme des individus malades qu’il faut soigner, ils ne font jamais l’objet de dénigrement, de remontrances ou de moqueries. Il semble presque exister une absence de jugement négatif sur les militaires aliénés. Qu’il s’agisse des carnets de guerre des soldats ou des rapports des officiers de santé, aucun individu ne semble étonné face à la folie qui s’empare de certains combattants, comme s’il était admis que la guerre puisse amener à la démence ou au suicide.

Il semblerait que la période napoléonienne constitue l’ultime moment de ce que nous pourrions nommer « le soldat sensible », soit un militaire qui a le droit d’avoir peur, de pleurer, d’exprimer ses émotions. Les travaux des historiens ont bien démontré que par la suite, tout au long du xixe siècle, une identité militaro-virile se constitue, rejetant du côté des femmes, le sensible, les émotions, les pleurs, interdisant aux soldats toute expressivité émotionnelle. Le contraste est saisissant entre les témoignages impassibles de soldats de la fin du xixe siècle, et ceux plein d’émotions des grognards. Le soldat napoléonien est un condensé d’émotions dont les témoignages très explicites ne retirent rien à sa bravoure et à sa puissance. Un soldat devenu fou n’est pas dénigré, accusé de simuler ou rejeté du côté de la sensibilité féminine, contrairement à ce qui se fera plus tard. La preuve en est que le général Junot, affectueusement surnommé Junot la Tempête par Napoléon, a son nom inscrit sur le pilier ouest de l’Arc de Triomphe, bien qu’il soit mort fou en 1812.

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Laurine Drut,
LIR3S, UMR 7366 UBE/CNRS (Sous la direction de Hervé Mazurel)

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[1] Le décret du 10 janvier 1992 établit les règles et barèmes pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre.

[2] Thomas Dodman, Nostalgie : histoire d’une émotion mortelle, Paris, Seuil, 2022.

[3] Louis Crocq, Les traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob, 1999.

[4] Nous pouvons citer Walter Bruyère-Ostells, Benoît Pouget, Michel Signoli [dir.], Des chairs et des larmes. Combattre, souffrir, mourir dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, 1792-1815, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2020.

[5] Dont un tiers de soldats étrangers. Les guerres napoléoniennes ont mobilisé 6% de la population française (21% pour la Première Guerre mondiale) mais avec un taux de perte supérieur à 40%. Les chiffres sont tirés de Jean-Marc Marill, Histoire des guerres révolutionnaires et impériales 1789-1815, Paris, Nouveau monde, 2019 et Alain Pigeard, « Soldats de Napoléon », Napoléon Ier, le magazine du Consulat et de l’Empire, novembre-décembre-janvier 2011, n° 58, p. 66.

[6] Une concomitance qui débute en réalité un peu en amont, avec la période révolutionnaire.

[7] Le mot « psychiatre » apparait en 1802 et « psychiatrie » en 1842.

[8] Michel Foucault voit dans la naissance de l’asile une nouvelle étape du « grand renfermement » (Folie et déraison : histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961), tandis que Marcel Gauchet et Gladys Swain considèrent l’asile comme une « machine à socialiser » (La Pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980). Voir Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon, Paris, Gallimard, 2011.

[9] Etienne Esquirol, Les Passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l’aliénation mentale, Paris, Didot Jeune, 1805.

[10] M. Marquand, « De l’influence du moral sur le physique dans les maladies chirurgicales, et principalement dans les cas d’opération », Journal de médecine, chirurgie, pharmacie, etc., 1808, vol. 15-16, p. 100-106.

[11] Ibid.

[12] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Ernest Bourdin, 1842.

[13] Marcellin de Marbot, Mémoires du général baron de Marbot. Gênes-Austerlitz-Eylau, Paris, Plon-Nourrit, 1891.

[14] Cité dans Natalie Petiteau, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La boutique de l’histoire, 2003.

[15] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, Chez Richard, Caille et Ravier, 1800.

[16] François Houdecek, « Prendre en charge les militaires aliénés sous l’Empire. L’hospice impérial de Charenton », dans Walter Bruyère-Ostells, Benoît Pouget, Michel Signoli [dir.], op. cit., p. 179-201.

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Pour citer cet article :
Laurine Drut, « Quand la folie s’empare des grognards : la prise en charge des militaires aliénés sous le Premier Empire », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 25 - mis en ligne le 24 septembre 2025, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Laurine Drut
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806