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Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-UBE |
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Transversales |
Les violences et leurs traces | |||||||||||||||||||||||||||||
Le mercenaire des guerres de Religion, objet d’une haine en recomposition (xvie-xxe siècle) ? | |||||||||||||||||||||||||||||
Gary Alardin | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||||||||||||||
Haut de page ![]() RÉSUMÉ Cette étude revient sur l’usage du souvenir des mercenaires étrangers dans la société française du xvie au xxe siècle. Elle entend décrire l’évolution des perceptions de ces étrangers tout en questionnant leur utilité sociale dans différents contextes. Leur utilisation massive pendant les guerres de Religion (1562‑1598) crée les conditions d’un « trauma collectif », alimentée par les pillages et les violences dont ils deviennent l’incarnation. Ce stigmate, ancré dans la mémoire collective, se montre remarquablement plastique et utile pour la littérature polémique des époques ultérieures. La Révolution française réactive cette haine en puisant dans la mémoire des guerres de Religion. Elle dénonce les régiments suisses et allemands comme « exécuteurs des basses‑œuvres » de la monarchie en instrumentalisant le souvenir de la Saint‑Barthélemy. Elle s’en sert notamment pour justifier le massacre des Gardes Suisses aux Tuileries en 1792 et la guerre contre les monarchies étrangères. Au xixe siècle, cette figure est réinvestie par le nationalisme. Elle surgit notamment lors de la guerre franco‑prussienne de 1870 et des conflits mondiaux, où la presse entretient une germanophobie persistante jusqu’en 1945. |
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SOMMAIRE
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Restituée par l’historien François‑Auguste Mignet (1796‑1884), cette harangue de Camille Desmoulins à la foule parisienne construit sa rhétorique sur le souvenir dramatique des massacres de la Saint‑Barthélemy du 24 août 1572. Dénonçant le renvoi du ministre Necker, il évoque la présence menaçante des régiments suisses et allemands dans la capitale à qui il prête des intentions de répression meurtrière. Pour cela, il utilise un précédent historique ; celui des exécutions ciblées opérées par les Gardes Suisses du roi en 1572. Vieux de 217 ans, cet épisode des guerres de Religion a vu les principaux chefs du parti huguenot être exécutés sur ordre de Charles IX avant que la situation ne dégénère en massacre généralisé des protestants de la capitale[2]. Pourtant, Desmoulins oublie l’implication des tueurs parisiens pour attribuer plus spécifiquement la responsabilité des crimes aux seuls mercenaires étrangers qui furent en 1572 des instruments parmi d’autres de la justice retenue de Charles IX. Desmoulins les dépeint plutôt comme « les exécuteurs habituels des basses‑œuvres » de la monarchie. Cette idée est ensuite reprise et déclinée dans le corpus des propagandes révolutionnaires. On la retrouve notamment sous la plume de Jacques‑René Hébert dans Le Père Duchesne où se croisent une « Saint‑Barthélemy des Patriotes » et une haine des agents de l’étranger[3]. L’usage des mercenaires comme figure polémique de la Révolution réactive une peur ancienne. Ses origines remontent aux guerres de Religion durant lesquelles tous les partis belligérants employèrent massivement ces étrangers. Ces troupes charrient avec elles des destructions et des pillages nombreux dont le souvenir, encore vivace en 1789, est un stigmate – entendons ici une marque mémorielle – ancré dans la conscience collective et qui a su traverser les époques. Il montre la persistance dans le présent d’un trauma plus ancien dont le sens et les formes d’expression ont muté au fil du temps. Il est d’abord visible dans les chairs et dans les paysages, que ce soit par la vision des corps meurtris ou celle des maisons détruites par ces troupes. Dans un second temps, ces traces « immédiates » de la violence de guerre sont reconstruites dans des récits de natures différentes. Nous les voyons d’abord apparaître dans les pamphlets produits pendant les guerres des Religion. Cette souffrance est instrumentalisée par les polémistes huguenots, monarchistes et ligueurs pour rallier les consciences autour de leurs causes respectives. Ces écrits modifient l’identité sociale des mercenaires et les perceptions qui y sont attachées pour en faire un personnage sans humanité et fondamentalement brutal. La fin des guerres de Religion en modifie à son tour l’usage qui devient mémoriel. Désormais, il s’agit de réconcilier les Français divisés en utilisant, parmi d’autres thèmes, la figure du mercenaire pillard et violent pour en faire un bouc‑émissaire utile. En attribuant la responsabilité de la ruine du royaume aux étrangers, les mémorialistes promeuvent une sorte de « xénophobie réconciliatrice ». Dans les écrits, ils appellent les sujets du roi à oublier les vieilles querelles pour que jamais le fléau étranger ne revienne tourmenter le royaume. Ce stigmate, inscrit dans les mémoires des guerres de Religion, ressurgit régulièrement sous différentes formes et pour différents usages entre le xvie et le xxe siècle[4]. Le but est donc de retracer l’évolution de cette figure à travers les époques et les différents usages polémiques de cette marque mémorielle à travers les époques. I. L’usage massif des mercenaires pendant les guerres de Religion : les conditions d’un stigmate durable et nourri (1562‑1598) 1) Côtoyer le mercenaire : une expérience collective La détestation de la soldatesque est un lieu commun aussi vieux que la guerre elle‑même chez les populations non‑combattantes. Concernant les mercenaires étrangers de l’époque moderne, une forme de xénophobie émerge à leur égard à la fin du xve siècle avec les premiers recrutements numériquement importants. La question de la perception de ces soldats a fait l’objet de travaux récents, notamment de Nicolas Handfield qui s’est interrogé sur la représentation du lansquenet allemand en France à la Renaissance et son association systématique à la mort et la terreur[5]. Nous trouvons pour l’époque quelques traces d’interactions entre des mercenaires et les populations provinciales dans les archives, notamment des chansons qui conservent la mémoire de rapports violents et hostiles. C’est par exemple le cas de la chanson des Lansquenets à Caen étudiée par Handfield. Datée de 1514, elle brosse le portrait peu glorieux des soldats allemands de l’armée royale stationnés dans cette ville et impliqués dans de nombreux incidents. Présentés comme des ivrognes, voleurs et violeurs, plusieurs d’entre eux sont massacrés par la population locale[6]. Si elles existent, ces expériences restent limitées. En effet, durant la première moitié du xvie siècle, les guerres menées par François Ier et Henri II se déroulent pour la plupart en dehors du royaume. Les rares affrontements à l’intérieur du territoire eurent lieu principalement sur les frontières avec une faible pénétration dans le pays. Les mercenaires, engagés intensivement pendant les guerres d’Italie, circulèrent donc de façon limitée dans la première moitié du xvie siècle. La situation change drastiquement avec l’éclatement des guerres civiles en 1562. Dès lors, le conflit ne touche plus seulement les espaces frontaliers mais est porté au cœur du territoire. Il en va de même des armées étrangères qui traversèrent toutes les provinces sans exception. Pour le mesurer, on peut par exemple s’appuyer sur leurs journaux qui révèlent l’étendue de leur marche et la fréquence des rencontres avec les populations. C’est par exemple le cas du soldat suisse Anton Haffner de Soleure. Servant dans l’armée de Charles IX, il participe à trois campagnes successives dans des régions très différentes. La première le mène en 1562‑1563 sur la côte normande, la seconde dans le Poitou entre 1567 et 1570. Il effectue une troisième expédition durant laquelle il traverse la Bourgogne pour aller stationner à Fontainebleau[7]. Spatialement étendus, ces déplacements militaires sont aussi numériquement nombreux. Sur une période de trente‑cinq ans, on estime que 550 000 soldats de toute nationalité sont passés en France[8]. Cette quantité de troupes étrangères est une expérience inédite à l’époque et un moment fondateur de l’enracinement de l’identité du mercenaire violent dans les consciences. 2) Une violence de guerre particulière Les mercenaires ont‑ils été plus violents que les soldats huguenots ou ceux du roi de France ? Répondre à cette question est une gageure car nous en sommes réduits à de simples conjectures. Par leur nombre, leurs exactions sont mécaniquement fréquentes. Cela dit, les sources ne permettent pas d’en quantifier précisément l’étendue et les degrés. La situation est d’autant plus confuse que la violence est un phénomène généralisé en période de guerre civile, surtout au sein des armées de l’époque moderne. À défaut de données précises, on peut toutefois se pencher sur les opinions des populations provinciales confrontées à l’arrivée de mercenaires. Par exemple, le duché de Bourgogne – province frontalière de la Suisse, la Savoie et de l’Empire – est, à l’époque, considéré comme « le passage ordinaire de tous les estrangers qui viennent en France[9] ». Sur la période, il est successivement traversé par toutes les armées huguenotes recrutées à l’étranger, ce qui représente environ 95 000 soldats. Il faut y ajouter les régiments suisses de l’armée royale qui entrent dans le royaume par cette province soit 98 000 hommes. Ces passages fréquents ont laissé des traces importantes mais différenciées dans les archives. Vis-à-vis des troupes allemandes, l’émotion la plus commune est une détestation mêlée à une peur ancienne exacerbée par la répétition des traversées. Dans le journal du chanoine Pépin de la Sainte‑Chapelle de Dijon, l’auteur évoque, en 1587, l’arrivée prochaine « des chiens, allemands, huguenots et voleurs » recrutés par les réformés français[10]. On relève également des comportements de fuite et de vengeance, avec des traînards et des soldats blessés ou malades massacrés par les paysans locaux[11]. De leur côté, les Suisses semblent mieux tolérés et reçoivent parfois des cadeaux par les populations locales[12].Ces observations confortent l’idée admise que les armées sont une charge, plus ou moins tolérée, mais néanmoins lourde. Toutefois, les mercenaires, en raison de leur origine étrangère, semblent plus haïs que les autres troupes et les témoins de l’époque plus réactifs à cette violence, perpétrée par ceux qu’ils conçoivent comme des parasites venus « butiner » les richesses du pays. À ce titre certaines « atrocités étrangères » ont un écho particulier, c’est‑à‑dire que la nouvelle d’un massacre local marque parfois des auteurs éloignés géographiquement par le jeu des rumeurs qui circulent rapidement. Par exemple, le 25 janvier 1576, l’armée allemande du parti huguenot assiège et prend la ville de Nuits en Bourgogne. La population subit un massacre de grande ampleur au terme duquel 56 chefs de feu sont tués sur les 213 recensés. La nouvelle sème l’effroi à Paris dès le 1er février 1576 puisqu’elle apparaît dans le journal de Pierre de l’Estoile qui déplore le sort de « ceste pauvre ville [qui] fut mise à feu et à sang, beaucoup de pauvres femmes et filles violées, et les autres mises toutes nues hors la ville[13] ». Si ce massacre marque le magistrat, son témoignage ne suffit pas à dire que les mercenaires commettent des atrocités plus extrêmes qu’ailleurs car on trouve des dizaines d’exemples comparables commis par les français. Cela dit, certains de ces épisodes ont un écho particulier car les témoins de l’époque y sont réceptifs en raison d’une peur et d’une haine préexistante. Ce type d’information agit comme une prophétie auto‑réalisatrice, c’est‑à‑dire que les violences pourtant classiques confirment et justifient la réputation ancienne du mercenaire. Ce stigmate collectif ne s’est donc pas construit en raison d’une violence « particulièrement » extrême mais plutôt par l’ampleur inédite du phénomène, numériquement très important et qui renforce une xénophobie déjà bien installée. Cela dit, les propagandes de guerres donnent à ce ou ces stigmates un sens spécifique voire mystique. II – Du stigmate physique à la revendication politique : l’étranger, un bouc émissaire utile (1574-ca. 1660) 1) Une blessure sans cesse rouverte : les origines d’une contestation politique en Bourgogne Le propre du stigmate est de donner aux violences de guerre une inertie dans le temps, c’est‑à‑dire qu’elles dépassent le temps de la guérison des blessures physiques et de l’enterrement des morts. Le souvenir des armées étrangères reste inscrit durablement dans les paysages avec des bâtiments incendiés et des récoltes détruites. Dans les archives, nous trouvons des cas de villages ou de hameaux restés déserts plusieurs années après la fin de la guerre[14]. Dans l’est du royaume, le passage répété de troupes provoque également une flambée durable des prix alimentaires. En 1587, le greffier Jacques Carorguy de Bar‑sur‑Seine déplore la multiplication par six du prix du blé après l’arrivée de 30 000 Allemands et Suisses aux abords de la ville[15]. L’historien bourguignon Henri Drouot a d’ailleurs montré que le nombre de feux ruraux dans cette région a baissé entre 1565 et 1574[16]. Pendant cette période de crise, la marge de manœuvre des populations pour essayer d’entamer un processus de reconstruction est relativement réduite. Dans les séries judiciaires nous trouvons essentiellement des procès pour dettes ou impayés provoqués par des destructions attribuées aux troupes étrangères. C’est le cas d’Aubin Pitoiset, détenteur d’un bail de l’abbaye de Clairvaux sur la grange de Champigny, lequel est en conflit avec son bailleur pour n’avoir pas payé ses fermages de l’année 1587 en raison de l’incendie de son exploitation par les reîtres allemands[17]. Cet exemple montre que les razzias commises par les mercenaires génèrent à leur tour des conflits sociaux à l’intérieur des provinces et pour lesquels les populations essaient de faire reconnaître le statut de victime. Cela concerne en particulier les autorités des différents baillages de Bourgogne, chargées à la demande des villes et villages, de dresser sur procès-verbal le détail des destructions[18]. Les conséquences de la guerre nourrissant d’autres conflits, cette reconstruction est aussi régulièrement interrompue par le passage incessant de nouveaux régiments. Cette précarité durable se mue en crise politique pour le pouvoir royal à la fin des années 1570. C’est notamment le cas aux États-généraux de Blois de 1576. Les députés bourguignons utilisent le prétexte des mercenaires comme un levier de négociation avec la monarchie. Ils exigent une exemption de l’impôt au titre de dommages de guerre[19]. D’après l’historien Henri Drouot, l’incapacité de la monarchie à protéger la province des incursions étrangères contribue aussi à expliquer le basculement précoce du duché du côté de la Ligue catholique. Les Bourguignons rejettent d’ailleurs les régiments étrangers levés par le roi qu’ils n’acceptent plus de nourrir ou de loger en 1575[20]. Cette rancœur s’est donc enracinée durablement parce que la violence étrangère est expérience partagée et répétée. Dans le cas bourguignon, la réparation de ces violences de guerre devient une revendication politique et un motif de rébellion dont la propagande se nourrit. 2) Une violence de guerre particulière ? Alors que tous emploient des mercenaires, la peur et le mécontentement fiscal que ces troupes génèrent, furent instrumentalisés par les propagandes des différents partis. C’est notamment le cas des ultras de la Ligue catholique en rupture avec le pouvoir royal. En 1587, une armée de 30 000 soldats étrangers recrutée par le parti huguenot est battue par Henri de Lorraine, duc de Guise et chef des Ligueurs au cours de deux batailles successives à Vimory et Auneau en octobre et novembre 1587. Pour exploiter ce succès militaire, la propagande ligueuse instrumentalise la haine du mercenaire et l’impuissance monarchique pour magnifier par contraste, des chefs ligueurs victorieux. Cela passe par la diffusion d’opuscules imprimés pour la plupart à Paris et Lyon dans les jours qui suivirent ces deux victoires. Ainsi, Le vray discours sur la route et admirable desconfiture des Reistres, paru en 1587 présente les mercenaires allemands comme le symbole ultime de l’action diabolique des protestants français, venus avec cette armée pour « planter la cigüe de l’athéisme, d’huguenotisme, d’impiété et d’hérésie[21] ». Dans un autre texte semblable, les reîtres incarnent le fléau envoyé sur terre par Dieu pour punir les Français de leurs péchés, c’est‑à‑dire d’avoir laissé la Réforme prendre racine en France[22]. Dans un cas ou dans l’autre, l’étranger est soit la preuve de la nature diabolique de leurs adversaires ou, au contraire, le symbole de la colère divine. Les destructions et violences qu’ils répandent seraient en quelque sorte « une nouvelle plaie d’Égypte », leur donnant un sens mystique et expiatoire. Ces textes modifient l’identité du mercenaire qui n’est plus seulement un combattant mais un symbole politique. Ce faisant, la propagande décorrèle le pillage de la précarité quotidienne du soldat. Elle en façonne le sens pour servir les intérêts de la cause ligueuse en instrumentalisant une expérience traumatique répandue et visible dans l’espace quotidien.Sur le plan rhétorique, la « diabolisation du mercenaire » affecte durablement son identité sociale car c’est un thème remarquablement plastique et qui s’adapte aux évolutions du contexte. Après la paix d’Amboise qui clôt la première guerre civile en 1563, des auteurs commencent à promouvoir l’unité et l’oubli des vieilles querelles en présentant les invasions étrangères comme un malheur commun. Dans son Discours, Pierre de Ronsard parle des reîtres comme des « freslons armez » venus piller les richesses du royaume à la faveur de la crise confessionnelle qui déchire le pays. Il souhaite « qu’à jamais leur mort renommée s’esvanouisse ainsi qu’une fumée[23] ». Après 1598, un thème similaire se retrouve chez Agrippa d’Aubigné mais décliné différemment. Demeurant un farouche partisan de la Réforme, il évoque les « Reistres noirs » non pas pour en justifier l’usage par le parti huguenot mais pour les présenter comme un fléau supplémentaire qui accable la France. Cette dernière se trouve personnifiée sous la forme d’une mère éplorée qui regarde ses enfants s’entretuer dans une guerre fratricide[24]. Ainsi, le mercenaire devient dès l’époque des guerres civiles un thème littéraire remarquablement plastique. Il est adapté par les partis en guerre pour servir leurs propres intérêts en donnant un sens spécifique et mystique à cette violence pourtant ordinaire. Par la suite, elle devient un argument en faveur d’une paix nécessaire après trente‑cinq années de conflit. Ce type de discours polémique n’a pas de suite immédiate et semble s’évanouir dans les années 1620‑1630. On trouve quelques récits de batailles où apparaissent des soldats étrangers mais le ton reste résolument descriptif, c’est‑à‑dire que l’on mentionne simplement le nom du colonel et un effectif. Ces textes correspondent généralement à des « Histoires » relatant les expéditions étrangères en France du temps des guerres de Religion mais rien qui ne s’approche du registre de Ronsard ou celui d’Aubigné[25]. On peut supposer que l’éloignement de la guerre au xviie siècle s’accompagne d’un retour à une « xénophobie d’intensité normale » et qui n’est plus attisée par une expérience collective de la violence étrangère. Cela signifie que la circulation des contingents de mercenaires s’atténue drastiquement dans le royaume après les guerres civiles du xvie siècle. En effet, la plupart des batailles de la guerre de Trente Ans sont conduites au‑delà des espaces frontaliers français ; à l’exception de la tentative d’invasion de Bourgogne par Matthias Gallas en 1636 et des combats menés en Roussillon contre l’armée espagnole[26]. III – Depuis 1789 : une haine renouvelée du mercenaire étranger 1) Exhumer de vieilles rancoeurs : le cas du massacre des Gardes suisses aux Tuileries Si le rejet du soldat étranger ne disparaît pas, le processus d’encasernement qui démarre à la fin du xviie siècle crée des espaces hétérotopes avec une séparation sociale de plus en plus nette entre deux groupes désormais bien identifiés de soldats et de civils. Parallèlement, le perfectionnement de la fiscalité et de la discipline militaire réduit mécaniquement les violences faites aux populations même si des incidents demeurent. C’est en 1789 que le soldat étranger revient en force comme un objet de propagande revisité. C’est le cas d’Hébert et de Desmoulins qui exhument le stigmate des guerres de Religion. Les étrangers sont de nouveau assimilés à des commandos d’assassins agissant sur ordre tandis que les Parisiens s’assimilent à la minorité massacrée. Ces polémistes réactualisent donc une haine qui n’a pas disparu mais qui s’est apaisée depuis deux siècles. Elle surgit d’abord le 14 juillet 1789 à la Bastille où 33 soldats suisses prennent part aux combats contre les révoltés parisiens. L’ironie veut d’ailleurs qu’un ancien sergent des Gardes‑Suisses – un certain Hulin – commande les Gardes‑Françaises ralliées aux Parisiens. Pour l’efficacité rhétorique de son message, la propagande révolutionnaire gomme toute forme de nuance et oublie que les rapports entre la population et les Suisses n’ont pas été toujours conflictuels par le passé. Historiquement, ces gardes font partie de la société parisienne et logent à l’intérieur des murs de la cité. On dénombre d’ailleurs dans les archives l’existence d’unions fréquentes entre Françaises et soldats suisses[27].Cette hostilité indifférenciée redouble le 10 août 1792 avec le massacre des Gardes‑Suisses aux Tuileries. Condamnés pour leur fidélité à une monarchie chancelante et présentés comme les « porte‑flingue » du pouvoir, l’historien Alain‑Jacques Czouz‑Tornare a montré que la fidélité des soldats suisses contribue au « raidissement des positions et à la radicalisation » de l’action révolutionnaire[28]. Ce phénomène est d’ailleurs nourri par des précédents récents puisque ce sont des contingents étrangers qui conduisent la répression contre les révoltés genevois de 1782 et ceux de Hollande en 1787. Ainsi, le mercenaire devient un symbole de l’action des puissances contre‑révolutionnaires en France, telle qu’elle est par exemple reprochée à Marie‑Antoinette durant son procès. 2) Des déclinaisons au service du nationalisme français (xixe‑xxe siècles) Cette haine renouvelée du soldat étranger connaît une riche suite aux xixe et xxe siècles autour de deux évolutions notables. La première est qu’elle sort du champ proprement polémique pour apparaître chez des auteurs dramatiques. C’est par exemple le cas de Victor Hugo qui compose une « chanson barbare » sur les reîtres allemands en exploitant la figure du mercenaire joueur, pillard et paillard dans le recueil de La Légende des siècles[29]. Dans cette œuvre, il construit des figures stéréotypées, souvent morbides, qui incarnent l’esprit d’une époque. On retrouve une évocation similaire dans Ruy Blas où les reîtres « vont battant le pays et brûlant la moisson[30] ». Cette essentialisation de l’identité mercenaire – surtout allemande – est un procédé littéraire déjà en place à l’époque des guerres de Religion et qui se poursuit à l’époque d’Hugo. Dans la littérature, les Allemands n’ont pas d’identité singulière ni d’individualité. Ils sont d’ailleurs systématiquement présentés collectivement, comme un groupe homogène à qui l’on prête des comportements admis. C’est le cas du pillage vu comme un trait de caractère « naturel ». Le « Reître » est donc un concept littéraire complet et plastique, nourri par les mémoires des guerres de Religion. Il entraîne tout un imaginaire chez le lecteur que l’auteur n’a pas besoin d’expliquer au préalable[31].La seconde nouveauté est le retour d’une expérience commune « d’invasion » à partir de 1814. Elle se répète avec la guerre franco‑prussienne de 1870 ainsi que les deux Guerres mondiales. Dans ces conditions, on constate une dernière résurgence polémique du mercenaire dont la figure se recompose en fonction des circonstances. Elle apparaît dans des supports nouveaux notamment la presse à grand tirage. Par exemple, dans Le Petit Journal du 28 août 1870, le journaliste Georges Bell présente la cavalerie prussienne notamment les uhlans, comme les héritiers des reîtres et de leur violence : « […] C’est une armée de ravageurs, ce sont des reîtres et des lansquenets qui ont conservés toutes les traditions barbares du Moyen‑Âge. Pour eux, la guerre n’est que le brigandage perfectionné. Ce qu’ils veulent, ce sont nos richesses, nos subsistances, de quelque nature qu’elles soient. Leur politique, c’est le dépouillement universel. Tout ce qui se trouve sur leur passage est du butin[32][…] ». Comme en 1789, un nouveau parallèle avec les mercenaires des guerres civiles est fait par les polémistes qui choisissent un nouveau coupable. Cela ne concerne plus des Suisses assassins mais des Allemands de retour pour piller le pays. Cette thématique est d’ailleurs perpétuée dans la presse des deux Guerres Mondiales mais son inspiration est désormais double. Elle puise simultanément dans les mémoires des guerres civiles et celle de la défaite de 1870. Cette résurgence antigermanique s’infiltre aussi dans l’édition et l’écriture historique. Par exemple, l’édition des Tragiques dirigée par l’érudit Charles Read en 1896 fait le même parallèle dans son avant‑propos. Il délaisse toutefois le ton eschatologique d’Aubigné au profit d’un discours nationaliste et germanophobe ravivé par les deux conflits mondiaux[33]. Conclusion Depuis la Seconde Guerre mondiale, la figure polémique du mercenaire semble appartenir désormais à l’histoire grâce à des travaux qui éclairent de façon critique son usage par les sociétés. Les stigmates nombreux qu’ils laissèrent en France ont longtemps constitué un filon littéraire riche et remarquablement plastique qui servit d’abord les propagandes de guerre des différents partis entre 1562 et 1598. Ces derniers instrumentalisent une haine populaire assise sur la rencontre souvent désastreuse entre les soldats étrangers et les populations non‑combattantes. En recomposition permanente entre le xvie et le xxe siècle, cette haine s’est manifestée dans des registres littéraires de plus en plus variés. Elle a nourri les textes révolutionnaires et le nationalisme français sans même épargner la recherche en histoire. Si elle se perpétue, le sens de cette haine se recompose en permanence selon les nécessités politiques et sociales du moment. La chaîne mémorielle du « stigmate mercenaire » des guerres de Religion semble toutefois s’être interrompue après 1945 avec un tarissement de son usage comme si le souvenir des crimes de l’Allemagne nazie se suffisait à lui-même, sans devoir recourir à des précédents historiques pour en souligner l’ignominie.
Gary Alardin, |
Centre Lucien Febvre, EA 2273, Université de Franche Comté (Sous la direction de Hugues Daussy) |
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![]() [1] François‑Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française, vol. 1, Bruxelles, Auguste Wahlen, 1824, p. 48. [2] Sur les massacres et l’implication des Parisiens, voir Arlette Jouanna, La Saint‑Barthélemy : les mystères d’un crime d’État (24 août 1572), Paris, Gallimard, 2007. Voir aussi Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent : visages du massacre de la Saint‑Barthélemy, Paris, La Découverte, 2021. [3] Jacques‑René Hébert, « Oraison funèbre de Louis Capet, dernier roi des Français » dans Je suis le véritable Père Duchesne, 1793, 212, p. 7. [4] Voir la définition du stigmate goffmanien dans Corinne Rostaing, « Stigmate », dans Serge Paugam [dir.], Les 100 mots de la sociologie, Paris, PUF, 2024, p. 124-125. [5] Nicolas Handfield, « Ehrliche Kriegsleute » : la construction de la représentation du lansquenet au royaume de France lors de la Renaissance (1486‑1559), Université de Montréal, Mémoire ès Arts, 2018. [6] Ibid., p. 101. [7] On peut lire le récit de ses campagnes dans Anton Haffner, Chronica, Franz Raver‑Zepfel, 1849. [8] Sur les effectifs étrangers, voir Gary Alardin, Lansquenets et reîtres au service du parti huguenot. Les interventions allemandes en France pendant les guerres de Religion (1562‑1588), Université de Franche‑Comté, mémoire de Recherche, 2020, p. 389‑392. [9] Rapport de Claude de Bury, trésorier général de Dijon, non situé, 1588, cité par Charles Croix, Le passage des reîtres dans le Châtillonnais et les misères de la guerre, Châtillon‑sur‑Seine, Massenet, 1937, p. 2. [10] Joseph Garnier [éd.], « Journal de Gabriel de Breunot, conseiller au parlement de Dijon, précédé du livre de souvenance de Pépin, chanoine de la Saint‑Chapelle de cette ville » dans Analecta Divionensia – Documents inédits pour servir à l’histoire de France et particulièrement à celle de Bourgogne, t. 1, Dijon, Rabutot, 1866, p. 36. [11] Jean‑Casimir, comte palatin, à Charles IX, Bourbonne‑les‑Bains, 22 mai 1568, Bibliothèque Nationale de France (BNF), Ms. Fr. 15 608, f°141v. [12] Voir le témoignage du soldat suisse dans Ludwig Glutz‑Hartmann, Der Solothurnische Feldschreiber : Hans Jakob von Staal im hugenottenkrieg 1567, Soleure, Schwendimann, 1876, p. 26. [13] Paul Lacroix, Charles Read [éd.], Mémoires‑journaux de Pierre de L’Estoile, vol. 1 (1574‑1580), Paris, Alphonse Lemerre, 1888, p. 113. [14] Voir par exemple les villages de Corcelles‑les‑Bouzeron, Chamilly, La Forêt ou Chissey dans le Châlonnais cité dans le registre des délibérations des États, 1576, Archives Départementales de Côte d’Or (ADCO), C‑3067, f° 2v. [15] Edmond Bruwaert [éd.], Mémoires de Jacques Carorguy, greffier de Bar‑sur‑Seine, Paris, Alphonse Picard, 1880, p. 9. [16] Henri Drouot, La première Ligue en Bourgogne et des débuts de Mayenne (1574‑1579), Dijon, Bernigaud et Privat, 1937, p. 15. [17] Baux et procès contre Aubin Pitoiset pour son refus de payer le fermage sur sa grange, détruite et rançonnée par les reîtres du duc de Bouillon, 1583‑1592, ADCO, 13 h 103, non folioté. [18] Voir par exemple Henri Vienne [éd.], « Copie textuelle du procès-verbal sur l’état déplorable de la ville de Nuits après le siège de 1576 » dans Essai sur la ville de Nuits, Dijon, Lamarche, 1845, p. 238-247. Procès-verbal de visite du village de Marcilly à l’effet de constater les dommages causés par la grêle et les reîtres, 5 juillet 1569, ADCO, E-1933. [19] Remontrance des parlementaires bourguignons adressées à Henri III, Dijon, 7 février 1576, ADCO, C‑2151 (1576), f°5. [20] Dépense faite par les reîtres de M. de Schomberg, mis en garnison à Is‑sur‑Tille, mai‑septembre 1575, ADCO, C‑3 368, f°91v. [21] Le vray discours sur la route et admirable desconfiture des Reistres, advenue par la vertu et prouësse de Monseigneur le Duc de Guyse, Paris, Pierre Chevillot, 1587, non paginé. [22] La rendition et protestation de douze mille Suisses au Roy, qui s’estoyent acheminez contre sa Majesté, Lyon, Benoît Rigaud, 1587, p. 3‑4. [23] Pierre de Ronsard, Response aux injures et calomnies de je ne sçay quels Predicans & Ministres de Genève, Paris, Gabriel Buon, 1563, p. 14 et du même auteur, Discours des misères de ce temps, tome 9, Paris, Barthélemy Macé, 1617, p. 96. [24] Ludovic Lalanne [éd.], Les Tragiques par Théodore Agrippa d’Aubigné, Paris, Jannet, 1857, p. 42. [25] Voir par exemple Pierre Mathieu, Histoire des derniers troubles de France, sans éditeur, 1606. [26] Sur la Bourgogne, voir Edmond de Vernisy, L’invasion de Gallas. Tricentenaire de l’invasion allemande en Bourgogne en 1636, Bruges, Librairie de l’œuvre Saint-Charles, 1936. [27] Le conseil de Lucerne à Henri III concernant les Suisses cantonnés à Paris, Lucerne, 5 mars 1572, Staatsarchiv Luzern (StAL), Akt – 13/833, non folioté. [28] Alain Czouz‑Tornare, « Les troupes Suisses à Paris et la Révolution (1789‑1792) » dans Michel Vovelle [dir.], Paris et la Révolution, éditions de la Sorbonne, 1988, p. 237‑251. Du même auteur, La prise des Tuileries et le sacrifice de la Garde suisse (10 août 1792), Paris, édition SPM, 2017. [29] Victor Hugo, « Les Reîtres. Chanson barbare » dans La légende des siècles, vol. 1, Paris, Calmann‑Lévy, 1877, p. 171‑174. [30] Du même auteur, Ruy Blas, acte III, scène 2, Bruxelles, Hauman, 1839, p. 107. [31] Gary Alardin, « Diables cupides ou soldats chrétiens ? Regards croisés sur l’engagement confessionnel des mercenaires étrangers dans les guerres de Religion françaises (1562‑1598) », Revue d’histoire du protestantisme, 2024, n° 9, 3, p. 318‑321. [32] Georges Bell, « Sus aux Barbares ! », Le Petit Journal, 28 août 1870, 2.797, p. 3. [33] Par exemple Maurice Lagarde, « Chroniquette », La Silhouette,1911, 1 705, p. 2. Récamier, « Résistance Franc‑comtoise », La Libre Comté¸ avril 1944, 1, p. 1. « C’est chez nous, à Villersexel que votre morgue Prussienne a trébuché en cette autre année terrible de 1871 ! C’est au pont de Parcey que, face à vos reîtres, nos grands-pères ont, d’une dent rageuse, déchiré leur dernière cartouche de franc‑tireur ! ». |
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![]() Pour citer cet article : Gary Alardin, « Le mercenaire des guerres de Religion, objet d’une haine en recomposition (xvie-xxe siècle) ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 25 - mis en ligne le 24 septembre 2025, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Gary Alardin Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |