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Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-UBE |
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Transversales |
Les violences et leurs traces | |||||||||||||||||
Quand les bourreaux hantent le village. Traces invisibles et indicibles de la guerre civile espagnole à Rota | |||||||||||||||||
Etienne Kogan | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||
Haut de page ![]() RÉSUMÉ Cet article entend revenir sur les traces de la violence commise par les partisans du coup d’État militaire contre la République espagnole dans un village d’Andalousie occidentale. En me centrant sur le cas d’une milice phalangiste locale, les « Lions de Rota », j’entends montrer en quoi les traces de leur violence persistent au xxie siècle. J’appréhende la mémoire protéiforme de cette violence et de ses acteurs au travers de trois dimensions : spatiale, orale et numérique. La pluralité des supports permet de mettre en lumière la complémentarité ou les contradictions des échos qui parviennent jusqu’au temps présent, soulignant la diversité des vies posthumes de la milice. |
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SOMMAIRE
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Introduction
Cet article vise donc à revenir sur les initiatives et les silences de cette mémoire protéiforme de la violence. En proposant de l’aborder au prisme des auteurs des violences, je me centrerai particulièrement sur une milice, les « Lions de Rota », sur laquelle je réalise une prosopographie dans le cadre de ma thèse. Formé au lendemain du coup d’État, ce groupe paramilitaire a commis un certain nombre d’exactions à l’encontre de civils, principalement entre le mois de juillet et la fin de l’année 1936 dans les villages du nord de la baie de Cadix, dont les miliciens, sont pour la plupart originaires, dans la sierra à l’est de la province et sur les fronts où ils ont combattu, dans les provinces de Malaga puis de Cordoue. L’angle adopté ici suggère de traiter les traces dans la mesure où la violence continue d’affecter l’identité communautaire de Rota. Il s’agit donc d’une réflexion exploratoire, somme toute assez périphérique à propos d’une recherche en cours. Les traces de la violence déployée seront ainsi analysées sous trois aspects : la dimension spatiale, en observant les traces dans l’espace de cette violence et du conflit ; la dimension orale, en m’intéressant à la transmission mémorielle au sein du village à partir de l’analyse d’entretiens ; et enfin la dimension virtuelle à partir de l’étude de contenus numériques, notamment sur les réseaux sociaux. I. Les traces de la violence dans l’espace public Pour étudier les traces de la violence dans le champ spatial, nous pouvons reprendre la distinction proposée par les géographes entre la « trace », signe parfois involontaire, et le « marquage » désignant au contraire une volonté délibérée de spatialiser et de mettre en évidence un point précis[6]. Cette distinction permet à la fois de relever les présences explicites, comme le cas de la statue évoquée en introduction, et les absences, soit l’invisible et l’indicible en lien avec la mémoire de la violence et de ses auteurs à Rota.
Les « Lions de Rota » sont notoirement connus à l’échelle provinciale. Les exhumations réalisées entre 2016 et 2019 dans le village de Benamahoma (sierra de Cadix), où ils ont été cantonnés entre août et septembre 1936, ont mis au jour 67 corps dans le cimetière municipal, converti depuis en « parc de la mémoire[7] » dans le cadre d’un processus de patrimonialisation. Sur place, un récit est né sur ces hommes venus de Rota, dont les crimes ont été mis en lumière par les réseaux militants puis relayés par la presse locale depuis la prise en compte, au début des années 2000, de l’ampleur des violences commises. Toutefois, la résurgence mémorielle de la milice dans la sierra contraste avec le silence dominant à Rota où les fosses ne sont que des « traces », sans indication délibérée dans l’espace. La carte élaborée par la communauté autonome pour recenser les fosses communes en Andalousie permet pourtant d’en identifier deux à Rota[8]. La première correspond à l’ancien cimetière municipal aujourd’hui recouvert par le parc du Mayeto, suite au déplacement du site funéraire. Or, rien ne mentionne cette fonction antérieure du lieu, en dépit de la réutilisation de l’un des murs originels pour délimiter le parc. Aucune indication ne mentionne non plus les fosses qui y ont été recensées. Si les travaux de conversion du site ont pu impliquer la destruction des fosses, leur présence même, n’y est jamais évoquée. La seule plaque commémorative rend hommage au « mayeto », terme local pour désigner le petit cultivateur maraîcher qui a fait la renommée du village. C’est donc une mémoire agricole qui s’impose dans l’espace sans mention du lieu comme cimetière ou réceptacle des cadavres des victimes de la violence rebelle. Au-delà des fosses, l’ancien siège du parti unique de la dictature, la Phalange, lieu névralgique de la violence déployée localement (en tant que centre décisionnel mais aussi lieu de détention, de sévices et sans doute d’exécutions) est aujourd’hui un bâtiment cherchant acquéreur, et aucun élément ne vient rappeler là-aussi au passant sa fonction passée. Pour qualifier ces « traces », je reprends ici la notion de « non-lieu de mémoire » convoquée par l’historien Tièmeni Sigankwe pour désigner les chutes d’eau de la Métché d’où étaient jetés les guérilleros capturés par les militaires français dans le cadre de la guerre d’indépendance du Cameroun (1955-1971)[11]. Si les fosses communes sont des « non-lieux de mémoire », elles n’en restent pas moins une présence qui requiert un regard interprétateur. La connaissance de la fonction passée nécessite alors un savoir externe. Leur existence même constitue une trace dans l'espace qui, pour les personnes informées, inscrit et rappelle la violence dans le territoire communautaire. Comme le suggère l’historien Jérémie Foa à propos des places nées de l’arasement de maisons de l’ennemi lors des Guerres de Religion à la fin du xvie siècle, ces espaces « conjurent l’écoulement du temps par la stérilisation de l’espace ». Ainsi, « circuler dans ces lieux, c’est nécessairement pour le passant interpréter ces indices, mobiliser une mémoire urbaine permettant de voir l’invisible […]. La destruction, le manque, le vide sont des marques, des techniques d’explication de l’espace qu’il faut savoir interpréter[12]. ». Pour les contemporains des violences, vivre ou simplement circuler à proximité des fosses est susceptible de provoquer une réminiscence mémorielle qui donne sens à un espace en soi invisible, même si la terre fraichement retournée ou le surgissement d’indices (os, vêtements) à la surface a pu contribuer à l’identification du lieu. L’espace ainsi « stérilisé » entretient la terreur par son ancrage dans la communauté, couplé à la nouvelle réalité marquée par l’absence des individus exécutés. Leur absence, tout comme les sites d’exécutions, rappelle la violence exercée en la perpétuant au-delà des faits. L’ancrage paradoxal de la mémoire de la violence par l’absence, des victimes comme d’une sépulture tangible, apparait comme l’une des facettes de la domination des rebelles. Pour l’anthropologue Francisco Ferrándiz, les fosses constituent en effet des « paysages de la terreur » intimant les contemporains à se soumettre tout en redoublant la violence, devenant alors des « distributeurs de peur[13] ». Le phénomène s’applique tout particulièrement aux proches, interdits de porter le deuil et privés d’un lieu digne où enterrer et commémorer leurs défunts. A contrario, les vainqueurs, dont font partie les miliciens, bénéficient d’une reconnaissance officielle qui se traduit par une valorisation dans l’espace public au cours de la dictature. En témoigne une « croix des tombés » érigée pour commémorer le sacrifice des hommes du village pour la « Croisade » franquiste. On peut également citer les honneurs rendus à travers la toponymie, comme lorsqu’en 1965 les autorités baptisent l’une des rues d’un nouveau quartier « Lions de Rota » à l’occasion du vingt-septième anniversaire de la mort de Zamacola. Enfin, les nombreuses célébrations publiques sont autant de moyens de rappeler la violence exercée et d’intimer la peur et le silence aux vaincus. Toutefois, ces remarques valent pour la période de la guerre et de l’après-guerre car l’écoulement chronologique induit une forme d’oubli et aujourd’hui les passants ignorent largement ces espaces jadis imprégnés de violences faute de connaissance transmise et en raison de l’absence de « techniques d’explication de l’espace » pour reprendre l’expression de Jérémie Foa. Il en va de même pour les traces officielles franquistes, neutralisées, dans une temporalité et des modalités qui restent à éclaircir, et désormais invisibles. Dès lors, la réminiscence mémorielle ne peut fonctionner correctement tandis que d’autres canaux persistent. II. Saisir l’imaginaire Les entretiens conduits auprès d’habitants permettent de relever les traces discursives de la violence de la milice dans la mémoire locale. Le souvenir apparait en effet moins comme un élément heuristique sur la connaissance factuelle de la période qu’un moyen d’accéder aux traces de la violence dans l’imaginaire communautaire, d’autant que la majorité des tueurs sont originaires du village. Invité à s’exprimer sur ce que signifiait pour lui les « Lions de Rota », Lorenzo [14] N., âgé de six ans au moment du coup d’État, insiste sur les pillages, corollaires de la violence physique infligée :
« - Ils ont créé une centurie, une centurie c’était cent hommes, qui
étaient, on les appelait les “Lions de Rota” et ils avaient une réputation
assez dangereuse parce que non seulement ils étaient des lions par leur
courage mais ils volaient tous les objets quand ils entraient dans les
villages. […] quand ils entraient dans le village, qu’ils le prenaient,
alors ils s’employaient à voler tout ce qu’ils pouvaient. »
- Comment cela se savait-il ? - Cela se disait parmi les gens du village, que là-bas ils entraient dans les maisons et emportaient les montres, emportaient les bijoux, tout ce qu’ils pouvaient. - Il y a avait des gens de Rota non ? - Presque tous étaient de Rota. - Quel genre de personnes ils étaient ? - Mauvaises[15]. ». La référence à la bravoure des miliciens peut être le signe d’une persistance des représentations véhiculées pendant la guerre puis sous la dictature. Sa perception reflète l’ambiguïté de la figure du lion choisi comme symbole de la milice, associant courage et dangerosité. Un autre entretien, conduit avec Aurelio L., en présence de son fils (soit respectivement 87 et environ 60 ans), éclaire ces traces mémorielles. La participation spontanée du fils (José L.) entraine un enchâssement des récits et donne à voir la coexistence de deux mémoires de la milice, sans doute marquée par le décalage générationnel :
« José L. : Les “Lions de Rota” étaient un groupe d’hommes, presque tous
légionnaires, dans la Légion pratiquement, qui étaient de droite, qui
étaient franquistes, un groupe militaire. On les appelait les “Lions de
Rota” et presque aucun d’entre eux n’était originaire de Rota. Oui presque
aucun d’entre eux n’était de Rota.
Aurelio L. : La moitié d’entre eux étaient des prisonniers. José L. : La moitié d’entre eux étaient des prisonniers, jusqu’à ce que Franco lorsqu’il a libéré les prisons, les a mis dans l’armée, vous voyez ce que je veux dire ? C’était donc des prisonniers, des criminels et ils les appelaient “Lions de Rota” parce qu’il y en avait deux ou trois de Rota. L’on m’a raconté, on me l’a raconté à moi, je ne sais pas non plus, d’après ce qu’on m’a dit, maintenant je vous le dis et c’est vrai qu’ils ont fait des dégâts à Malaga et là, mais ils l’ont tous fait pendant la guerre. Des viols, des vols... Aurelio L. : Ils avaient une mauvaise réputation. Ils étaient très mauvais. Et ici, on dit qu’ils sont nombreux. Parce que peut-être une chose, avant la guerre, quand les républicains, ils ont pris tous les señoritos de Rota, ils les ont mis en prison et voulurent y mettre le feu. Ensuite, quand Franco est arrivé, ils ont été remis en liberté, alors ils ont pris le village, puis ils ont tué beaucoup de gens[16]. ». José L. souligne le caractère rapporté des propos tenus, marquant ainsi une volonté de se distancer vis-à-vis de leur contenu. Contrairement au témoignage de Lorenzo N., il minimise fortement l’implication des habitants de Rota, pourtant majoritaires dans la milice. Cette altération de la réalité peut s’expliquer par la plus grande distance chronologique avec les faits tout en s’inscrivant dans une logique de distanciation. Tout comme la mention des « légionnaires », le propos vise à extérioriser plus encore la milice en présentant ses membres comme extérieurs à la communauté. La Légion convoque en effet un imaginaire de l’altérité, notamment en raison de ses racines marocaines et son implication dans les guerres coloniales, ce qui exclut les habitants et les préserve de l’association à la milice, en dépit d’un nom explicite. La mention des prisonniers par le père correspond en revanche à une certaine réalité, dans la mesure où le noyau originel est composé de phalangistes emprisonnés et détenus de droit commun libérés de prison au moment du coup d’État. Leur place dans la mémoire de la milice apparait disproportionnée au regard du nombre réel d’anciens détenus mais cette qualification infamante permet de donner une clé d’explication à leur violence : parce que ce sont d’anciens prisonniers (sous-entendu ici de droit commun donc des criminels au sens large), il n’est pas étonnant qu’ils se soient livrés à des violences une fois dans la nature. Par ailleurs, la milice est toujours représentée comme un collectif anonyme, à l’exception de leur chef sur lequel je reviendrai. Le père reconnait quant à lui une origine autochtone, mais réinsère leurs agissements dans une conflictualité intracommunautaire importante, en évoquant l’arrestation préventive des notables locaux par les militants républicains suite à l’annonce du coup d’État. La violence apparait alors comme une action de représailles inscrite dans un cycle plus large. Un troisième entretien, mené avec María C., 64 ans, permet de compléter les premières remarques :
« La seule chose que je sais sur les “Lions de Rota”, la seule chose, parce
que je ne les ai pas connus, je ne connais aucun d’entre eux, je les
connais de nom parce que tout le monde… la seule chose que je sais c’est
qu’à l’époque des premiers jours avant ou après les dates je ne sais pas
s’il vous plaît, parce que je ne connais pas la date précise, je sais que
la prison du Puerto était très importante parce que plus que ceux qui ont
été emprisonnés là, pour autant que je comprenne, je ne suis pas sûr non
plus, c’est qu’ils sont venus, ils étaient comme... des gens... des gens
qui étaient socialement déstructurés. Ils venaient d’autres prisons qui les
avaient laissés en liberté. C’est en partie comme ça que les Lions de Rota
ont été formés. Je ne sais pas grand-chose, je ne peux pas vous le dire. La
seule chose que je sais, c’est qu’on entend dire qu’ils étaient agressifs,
qu’ils se déchaînaient partout où ils allaient... mais tous n’étaient pas,
comme J. l’a dit, d’ici. Il y avait un groupe très agressif qui s’attaquait
à tout ce qu’il rencontrait. Je veux dire qu’ils ne respectaient pas
l’éthique de la guerre, disons[17]. ».
María C. fait rapidement référence à la prison du Puerto, ville voisine qui hébergeait effectivement les prisonniers mentionnés, associée à l’idée d’individus « socialement déstructurés ». On retrouve ici la stratégie de mise à l’écart à travers la monstruosité des acteurs, en insistant sur de supposés troubles psychopathologiques pour expliquer les comportements violents. Cette interprétation commode permet de préserver la communauté en plaçant les miliciens du côté de l’irrationnalité, de la minorité marginale. L’altérité géographique (« tous n’étaient pas d’ici ») se double ainsi d’une altérité psychologique qui accentue encore l’éloignement de la milice : les « Lions » oui, mais hors de Rota. Le tabou qui entoure la milice, souligné par l’ensemble des enquêtés, peut aussi expliquer la brume définitionnelle qui imprègne l’unité. Faute de discours publics possibles sur la réalité de la milice au-delà de la propagande officielle, la transmission orale, sans doute marquée par la discrétion, a connu des soubresauts, des transformations et reconfigurations qui expliquent, près de 80 ans après les faits, la pluralité des définitions proposées. III. Des miliciens sur internet ? La diversité des discours portés sur la milice tient également à son appropriation par des intérêts partisans, en particulier dans le cadre de « l’inflation mémorielle[18] » que connait le pays depuis le tournant du xxie siècle. Les acteurs de la « récupération de la mémoire historique » ont érigé les « Lions de Rota » en symbole de la violence rebelle, en témoigne le cas de Benamahoma évoqué supra mais aussi le livre collectif écrit sur la répression à Rota[19]. En revanche, pour les militants d’extrême-droite, les miliciens apparaissent comme les valeureux défenseurs d’un idéal, prétendument dévoyés par une gauche adepte de la falsification historique. La milice devient ainsi un objet inscrit dans une lutte plus large sur les interprétations de l’histoire récente de l’Espagne. La page Facebook de « Memoria Azul », consacrée à la défense de la mémoire phalangiste, publie une notice intitulée « Zamacola y sus Leones de Rota ». Le chef y est alors présenté comme l’incarnation de l’idéal du phalangiste originel, intrépide mais calomnié par les « faux historiens actuels de la “dé-mémoire historique”, qui continuent à utiliser les insinuations et calomnies […] contre Fernando Zamacola, pour le qualifier d’assassin [20] ». La division mémorielle se retrouve dans les espaces d’expression en ligne où les internautes peuvent réagir à des publications. L’historien Fernando Romero fut le premier à s’intéresser aux « Lions de Rota » dans la première décennie du xxie siècle. Il a publié un résumé de ses travaux sur le site internet « Gente del Puerto », qui valorise l’histoire et le patrimoine du Puerto de Santa María[21]. La publication a fait l’objet de vingt-quatre commentaires (postés entre 2011 et 2016). Si la plupart d’entre eux conteste les conclusions voire l’intérêt même de la démarche, d’autres approuvent voire remercient. Le contenu, parfois virulent, y compris entre internautes par messages interposés, montre que les débats sur le passé national peuvent être vifs et imprègnent aussi les espaces virtuels de discussion. Un travail plus approfondi permettrait de mieux cerner les positions et leurs nuances mais l’apparition d’autant de messages témoigne d’un intérêt réel pour cette thématique, tout comme elle démontre son potentiel polémique. L’intérêt pour la milice se traduit également par son surgissement à travers des prises de parole en ligne. Sur le groupe Facebook « Gente de Rota » (groupe local dédié au partage d’informations) un internaute demande le 29 mai 2017 si « quelqu’un pourrait lui parler des Lions de Rota », générant aussitôt des réactions dans l’espace dédié aux commentaires[22]. Dans un contexte différent, un autre internaute réagit au traitement réservé à la gauche locale dans un article publié par le journal Le Diario de Cádiz le 18 avril 2022. Il déclare alors que « de Santiago [le journaliste auteur de l’article] je peux même m’attendre à un éloge des Lions de Rota »[23]. Ici, la milice est utilisée dans un sens métaphorique, comme expression usuelle pour désigner un étalon du mal, dont toute critique positive apparaitrait intolérable. Son utilisation dans un contexte sans rapport avec l’histoire récente du pays, de la guerre civile ou de la violence, démontre une certaine renommée locale et une certaine appropriation populaire de l’imaginaire milicien. Cette mémoire fait également recette, dans la mesure où les « Lions de Rota » ont pu aussi être utilisés comme élément marketing pour susciter l’intérêt, en jouant sur l’imaginaire de la peur et sur la notoriété locale de la milice. Ainsi, en 2022, un acteur de l’évènementiel décide d’organiser une soirée Halloween sur le thème de la milice avec pour slogan : « cette nuit rugiront les Lions de Rota ! ». Qui plus est, la soirée doit se tenir au parc du Mayeto, aux fonctions déjà évoquées. Par la suite, la mention de la milice disparait des éléments de communication. Si les dessous de ce retrait restent à éclaircir il est probable que la mairie, partenaire de l’évènement, ait demandé à supprimer cette référence douteuse et polémique. Si la démarche n’a pas abouti, la milice a été perçue comme porteuse d’un potentiel marketing, en jouant sur le caractère horrifique de son imaginaire. Enfin, un roman historique publié en janvier 2025 place la milice au cœur de l’intrigue narrative[24]. L’auteur, originaire de Rota, explique avoir voulu se lancer dans cette démarche suite au témoignage de son grand-père, affirmant que son père était lui-même milicien. Si la dimension autobiographique et l’aspect romanesque peuvent expliquer l’entreprise, l’auteur exploite sans doute également la notoriété controversée de l’unité. Conclusion Au cours de cette réflexion exploratoire, la mémoire des « Lions de Rota » et de leur violence est apparue polymorphe, mouvante, associant de multiples logiques et interprétations mémorielles. Toutes ces représentations charrient donc un imaginaire en constante reconfiguration. Ses variations s’expliquent par la pluralité des récits et des mémoires, elles-mêmes portées par une pluralité d’acteurs : « entrepreneurs de mémoire[25] », grand public, agents institutionnels répondant parfois à des intérêts et agendas spécifiques. À la violence originelle succèdent des modes d’expression qui incarnent et désignent autant de traces dans les différents espaces qui la structurent[26]. Les discours oraux ou numériques et les paysages rendent compte en effet de pratiques, de (non) perceptions des traces et de modalités de (non) transmission parallèles à la mémoire institutionnelle. Ainsi, les réminiscences mémorielles soulignent l’impossibilité de cantonner la violence et ses acteurs à la seule guerre civile car les débats sur sa nature, ses traces ou sa signification montrent qu’elle continue de hanter la société espagnole.
Etienne Kogan, |
LIR3S, UMR 7366 UBE/CNRS, (Sous la direction de Sophie Baby) |
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![]() [1] Loi 20/2022 sur la mémoire démocratique. [2] “Rota, la marinera, quien levanta la primera llama de la Libertad”. [3] Cette localité comptait près de 10 000 habitants en 1936 contre 30 000 aujourd’hui. [4] C’est-à-dire les putschistes qui s’insurgent en juillet 1936 contre la République légalement instituée en 1931. [5]« Una mujer empoderada que rompe con las cadenas : el monumento que Rota dedica a la memoria democrática », Diario Bahía de Cádiz [en ligne], 2 novembre 2022, disponible sur : href=https://www.diariobahiadecadiz.com/rota/una-mujer-que-rompe-con-las-cadenas-el-monumento-que-rota-dedica-a-la-memoria-democratica/, page consultée le 06/02/2025. [6] Fabrice Ripoll, « Réflexions sur les rapports entre marquage et appropriation de l’espace », dans Vincent Veschambre et Thierry Bulot [dir.], Mots, traces et marques : dimensions spatiale et linguistique de la mémoire urbaine, Paris, l’Harmattan, 2006, p. 15-36. [7] « La exhumación de las fosas de Benamahoma saca a la luz los restos de 67 personas », Diario de Cádiz [en ligne], 12 septembre 2019, disponible sur : href=https://www.diariodecadiz.es/sierra/exhumacion-fosas-Benamahoma_0_1390961232.html, page consultée le 06/02/2025. [8] Mapa de Fosas de la Junta de Andalucía, disponible sur : href=https://www.juntadeandalucia.es/organismos/culturaydeporte/areas/cultura/memoria-democratica/fosas.html, page consultée le 23/04/2025. [9] Cette base militaire a été créée au début des années 1950 suite aux accords passés entre l’Espagne et les États-Unis. [10] “El enigma de la fosa común de la Guerra Civil perdida en la base de Rota”, El País, 27/10/2022. [11] Tièmeni Sigankwe, « Des sites de massacres coloniaux comme non-lieux de mémoire au Cameroun : L’emblématique cas des chutes de la Métché », dans François Rouquet [dir.], Mémoires de massacres du XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, p. 145-154. [12] Jérémie Foa, Survivre : une histoire des guerres de religion, Paris, Seuil, 2024, p. 102. [13] Francisco Ferrandiz, « Fosses communes, paysages de la terreur », Témoigner, vol. 115, 2013, p. 44-67. [14] Les prénoms ont été modifiés. [15] Entretien réalisé avec Lorenzo N., 10 mai 2023, Rota. [16] Entretien réalisé avec Aurelio L. et son fils José L., 6 novembre 2024, Rota. [17] Entretien réalisé avec María C., 8 octobre 2024, Rota. [18] Stéphane Michonneau, « L’Espagne entre deux transitions ? De la mémoire de la guerre civile à celle de l’après-guerre (1975-2007) », Histoire@Politique, vol. 29, 2016, p. 5. [19] Mercedes Rodríguez Izquierdo et Pedro Pablo Santamaria [dir], Memoria rota: República, Guerra Civil y represión en Rota, Rota, Ayuntamiento de Rota, 2009. Le titre est un jeu de mot entre le nom du village et l’adjectif « rota », renvoyant à l’idée d’une « mémoire brisée ». [20] Memoria Azul, « Zamacola y sus Leones de Rota », Facebook [en ligne], 21 janvier 2023. Disponible sur : href="https://www.facebook.com/photo?fbid=138044692435946&set=a.106616205578795, page consultée le 06/02/2025. [21] Fernando Romero Romero, « 800 : FERNANDO ZAMACOLA. Falangistas, héroes y matones », Gente del Puerto [en ligne], 12 octobre 2010. Disponible sur : href=https://www.gentedelpuerto.com/2010/10/12/800-fernando-zamacola-falangistas-heroes-y-matones/, page consultée le 31/01/2025. [22] Publication postée sur le groupe Facebook « Gente de Rota (CADIZ) », Facebook [en ligne], 29 mai 2017, disponible sur : href="https://www.facebook.com/groups/94218196361?hoisted_section_header_type=recently_seen&multi_permalinks=10154235175316362", page consultée le 06/02/2025. [23] Fernando Santiago, « #Juanmaloharia », Diario de Cadiz (page Facebook), section commentaires [en ligne], 18 avril 2022, disponible sur : https://www.diariodecadiz.es/opinion/articulos/Juanmaloharia_0_1675632442.html?utm_source=facebook.com&utm_medium=smm&utm_campaign=noticias, page consultée le 22/09/2023. [24] Antonio Fuentes, Los Leones de Rota, Barcelone, Plaza & Janés, 2025. [25] Michael Pollak, Une identité blessée, Paris, Métailié, 1993, p. 30. [26] Sophie Baby, Juger Franco ? Impunité, Réconciliation, Mémoire, Paris, La Découverte, 2024. |
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![]() Pour citer cet article : Etienne Kogan, « Quand les bourreaux hantent le village. Traces invisibles et indicibles de la guerre civile espagnole à Rota », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 25 - mis en ligne le 24 septembre 2025, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Etienne Kogan Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |