Laboratoire
Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-UBE
Transversales
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Les violences et leurs traces
Conclusion : ouverture
Eva Debray
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

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SOMMAIRE

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Le présent numéro est issu d’une journée d’études initialement intitulée “Traces et stigmates du conflit”. C’est finalement la notion de violence qui se retrouve au premier plan. Le déplacement est notable. Si le conflit, distinct de la simple dissension, est en soi violent, la violence prend des formes qui ne sauraient être identifiées ou réduites à ses manifestations conflictuelles. Un nourrisson victime de violences sexuelles n’est ainsi pas, par exemple, en conflit avec son agresseur ; les violences conjugales ne sauraient non plus être par principe identifiées à des relations conflictuelles. Le conflit se caractérise par une forme de réciprocité se traduisant par une capacité à répliquer qu’on ne trouve pas nécessairement dans l’exercice de la violence. C’est pour cette raison que, rendant compte des massacres des villages de Montsauche et Planchez en juin 1944, Thomas Terrien caractérise ces derniers comme des « villages-martyrs », et non comme des parties prenantes du conflit dans le cadre duquel ces événements ont malgré tout eu lieu.

Par ailleurs, un conflit met nécessairement en scène plusieurs protagonistes et est inséparable de l’intention chez ces derniers de soumettre le ou les autres protagonistes impliqués, de les soumettre à leur propre volonté - ne serait-ce que pour ne pas être eux-mêmes soumis à une autre volonté que la leur. Une entrée simple par la notion de conflit invite, de ce point de vue, à se concentrer sur la conduite des protagonistes impliqués[1], à l’aune de laquelle on pourra restituer une logique d’acteur. On se concentre, en d’autres termes, sur la manière dont les protagonistes impliqués dirigent ou ont pu diriger leurs actions. Une entrée par la notion, plus générale, de violence, pourtant constitutive de celle de conflit, amène, quant à elle, à se départir de cette approche.

En effet, il n’est, tout d’abord, pas toujours possible, pour rendre compte de la violence, de partir de l’intention de protagonistes en jeu. Son « auteur » peut très bien, en tant que tel, ne pas être humain (on dira que tel orage a été violent par exemple), et même en y décelant une implication de l’activité humaine, celle-ci peut prendre des formes non intentionnelles, voire, dans cette perspective, structurelles[2]. Comme le souligne Timothée Dhotel dans sa contribution, « l’exposition chronique à une pollution » peut par exemple être « considérée comme une “violence structurelle” infligée à un individu par les structures politiques et économiques qui les sous-tendent ». De ce point de vue, la logique des acteurs, individuels ou collectifs, potentiellement impliqués dans telle ou telle violence exercée ne saurait constituer en soi un point de départ privilégié pour saisir le phénomène violent.

Mais on peut, plus fondamentalement, considérer qu’il importe, dans l’examen de toute violence, de s’écarter, au moins partiellement, de la logique des acteurs éventuellement impliqués.

L’entrée choisie par ce numéro, celle de la trace, prend tout son sens dans cette perspective. La trace est ce qui subsiste d’un événement, d’un acte, d’un mouvement violent, ce qu’ils laissent derrière eux une fois qu’ils ont eu lieu. Pourquoi se concentrer sur les traces de la violence ? La première réponse qu’on serait tenté d’apporter à cette question est que la chercheuse ou le chercheur n’a souvent qu’un accès indirect, après coup, à tel ou tel phénomène de violence, et que, pour cette raison, il y a lieu de se pencher sur les traces de la violence. Mais l’on ne fait alors qu’effleurer la perspective envisagée. Il faut en effet préciser en quoi consiste une trace : elle ne renvoie pas seulement à ce qui serait accessible une fois l’acte ou l’événement violent passé. Une photographie d’un acte de violence, ou encore un rapport transmis à un général sur l’utilisation de gaz létaux lors d’une guerre comme la guerre chimique d’Algérie, ne sauraient, à strictement parler, constituer en tant que tels des traces de la violence, alors même qu’ils permettent de documenter les violences en question.

La focale, lorsque l’on se penche sur les traces de la violence, est placée avant tout sur les effets de la violence, plus précisément sur les effets des actes ou événements violents : ces traces constituent à cet égard des indices pouvant d’ailleurs être utilisés dans un contexte juridictionnel pour prouver la survenue et l’exercice de violences (les traces de coup trouvées sur le corps par exemple). Se concentrer sur les traces des violences revient ainsi à porter l’attention sur les victimes des violences, qui subissent ces dernières, qui en pâtissent. Ce travail peut être empêché, comme le souligne Laurine Drut dans son article sur la prise en charge des militaires alors dits « aliénés » sous le Premier Empire, qui rend compte de l’« expérience sensible des soldats », « leur mal-être », « l’existence possible de troubles psychiques ». La légende des « grognards » s’élançant au combat aux cris de “Vive l’Empereur !” sans jamais faillir face à l’ennemi » a longtemps fait obstacle à ce travail historiographique, qui tend à présenter les soldats comme des victimes. Accéder à cette expérience s’avère d’ailleurs d’autant plus difficile qu’elle remet en cause le modèle « militaro-viril », comme le souligne Nina Viry. Cette dernière rend ainsi compte d’une ambivalence significative dans les récits de soldats ayant pris part aux affrontements de Lorraine durant l’été 1870 : les scripteurs soulignent certes la dureté des conditions propres à la guerre vécue, mais ne font que rarement état de leurs propres souffrances. Ils narrent plutôt, indirectement, celles d’autres soldats, présentés comme plus jeunes qu’eux et moins expérimentés.

L’entrée dans l’étude des violences par les traces qu’elles laissent conduit donc à se pencher plus sur la violence subie qu’exercée, et donc à réaliser déjà sous cet aspect un pas de côté vis-à-vis de la logique d’acteur des protagonistes commettant la violence en question.

Mais, sous un autre aspect, elle rompt, plus radicalement encore, avec une approche centrée sur cette logique. En effet, une trace ne se limite pas, par définition, à ce qui relèverait de l’intention d’un acteur : une trace est, comme cela a déjà été relevé, ce qu’on « laisse » derrière soi, et donc ce sur quoi on n’a, par définition, plus prise[3]. Envisager la violence sous l’angle des traces qu’elle laisse, ce n’est autre chose que de se départir de ce que l’auteur·e de la violence entendait faire au moment où il ou elle commettait ces agissements violents, c’est examiner ce qui, dans la violence, échappe à cet·te auteur·e et est nécessairement de l’ordre du non-intentionnel. Cela a-t-il du sens d’aborder la violence sous cet angle ? On peut légitimement au moins se le demander : la violence d’un acte, d’un événement ne se mesure pas (seulement) en référence à lui-même. Cette même tape dans le dos qui sera violente si elle est portée à un nourrisson qui ne parvient pas à se tenir droit tout seul ne le sera pas nécessairement sur un adulte. La violence, son ampleur, se mesure ainsi d’abord à ses effets. Et ce monde sur lequel nous entendons agir a une consistance propre : il ne saurait simplement se plier aux desseins que nous poursuivons. L’entrée proposée par le numéro semble bien en tenir compte. S’attacher à saisir « les violences et leurs traces », c’est ainsi ne pas présupposer un·e acteur·e omniscient·e, à même de prévoir toutes les conséquences de ses actes. C’est dans cette perspective que Gary Alardin rend compte du « trauma collectif » suscité par les pillages et violences commis par les mercenaires pendant les guerres de Religion dans la seconde moitié du xvie siècle. Il rend compte de tout un ensemble de conditions qui ont contribué à l’émergence de ce dernier, à son ampleur et à sa persistance jusqu’au xixe siècle, laissant ainsi deviner toute la complexité de la démarche consistant à déceler les traces des violences exercées. Dans une perspective semblable, l’enquête d’Etienne Kogan appréhende les traces des exactions commises par les Lions de Rota lors de la guerre civile espagnole et dont le souvenir hante encore les habitants de ce village.

 

 

 

Haut de page AUTEUR

Eva Debray, maîtresse de conférences en philosophie  
LIR3S, UMR 7366 UBE/CNRS

Haut de page NOTES


[1] Directement ou au moyen de ce qui permet de la documenter.

[2] La violence structurelle étant ici à entendre au sens d’une “violence systémique, c’est-à-dire une violence exercée indirectement par toute personne appartenant à tel ou tel ordre social” (Paul Farmer, « An Anthropology of Structural Violence », Current Anthropology, vol. 45, no 3, 2004, p. 305-325, je traduis).

[3] Même celui ou celle qui entend « laisser sa trace » ne peut définir précisément à l’avance ce que sera cette trace, elle lui échappe nécessairement, en tant que telle.

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Pour citer cet article :
Eva Debray, « Conclusion : ouverture » Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 25 - mis en ligne le 24 septembre 2025, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Eva Debray
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806