Laboratoire
Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-UBE
Transversales
LA REVUE
NUMÉROS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer

Les violences et leurs traces
La guerre chimique en Algérie (1954-1962) : traces et stigmates du conflit
Christophe Lafaye
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
Haut de page

RÉSUMÉ

Cet article met en lumière l’usage des armes chimiques par l’armée française pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), tout en s’interrogeant sur les stigmates et les conséquences de ces violences de guerre spécifiques sur les Hommes et l’environnement. La guerre chimique – conduite par la France en Algérie entre 1956 et 1962 – induit la création d’unités spéciales, un recrutement et la formation des militaires (appelés et engagés) pour l’emploi de ces armes spéciales. L’efficacité militaire commande une standardisation progressive des formes du combat, de l’usage des armes chimiques mais aussi une évolution des toxiques de guerre. Les stigmates sont importants. La guerre chimique « marque » les combattants dans le processus même de la survenue de la mise à mort de l’adversaire. Le « bourreau » peut lui-même devenir « victime », avec le risque de développer des pathologies qui le poursuivent bien après la fin de la guerre. Cette guerre chimique s’inscrit dans un espace donné (monde souterrain, caches etc.), qui matérialise et spatialise, grâce à la cartographie, l’intensité de cette guerre comme les risques d’atteintes environnementaux. Cette guerre se déroule, enfin, au milieu des populations qui deviennent des spectatrices et des victimes. Elles en portent la mémoire (massacre de Ghar Chettouh les 22 et 23 mars 1959 à Taxlent dans les Aurès). Des questions demeurent : combien de portés disparus algériens et français sont-ils encore enfouis dans le sol algérien à la suite de la guerre chimique ? Quelles sont les conséquences environnementales et sanitaires de cet épisode en France et en Algérie ? Comment tourner la page de ce conflit colonial sans évoquer les formes les plus paroxysmiques des violences de guerre ?

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : Algérie, guerre d’indépendance algérienne, armes chimiques, guerre chimique, armée française
Index géographique : Algérie, France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

Introduction
I. Une recherche empêchée ?
II. Les traces de la guerre chimique.
III. Une guerre chimique limitée ?
IV. Les stigmates de la guerre chimique
Quel bilan ?
Haut de page TEXTE
 

Introduction

Regarder la guerre en face peut être difficile, pour qui ne veut surtout pas la voir dans toute l’étendue de ses violences, de ses atrocités et de ses pratiques de cruauté.

« Nous préférons regarder la guerre de biais plutôt que de face, à tel point qu’avant de nous tromper sur la guerre, nous nous trompons sans doute sur notre propre société et sur nous-mêmes », rappelait l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau[1].

Les violences de guerre en Algérie (1954-1962) possèdent leur propre syntaxe, pouvant être vues comme un langage renvoyant vers les systèmes de représentation des acteurs sociaux qui menaient ce dernier grand conflit colonial de la France[2]. Certaines de ces violences ont été étudiées ou évoquées comme la torture[3], les exécutions sommaires, les « ratonnades »[4], les disparitions des corps, les punitions puis les massacres collectifs, l’usage du Napalm ou encore les déplacements et l’internement des civils[5]. À défaut d’avoir été jugées pénalement pour édifier les consciences, elles peinent encore à s’imposer au récit médiatique et politique sur la guerre d’Algérie. Comment a-t-il été possible, pendant tant d’années, d’ignorer la guerre chimique menée par la France tout particulièrement entre 1956 et 1962 ? Si l’usage du Napalm[6] est apparu dans les témoignages des appelés du contingent puis dans la recherche universitaire, l’utilisation des gaz toxiques demeure un angle mort de la recherche.

I. Une recherche empêchée ?

L’historiographie de cette guerre est pourtant foisonnante. En 2018, on pouvait recenser 667 thèses et mémoires en langue française[7]. Dans cette somme de connaissances, on trouve peu de choses sur l’usage des armes chimiques par l’armée française. En 1999, la thèse de Frédéric Médard expose l’importance du Sahara comme lieu d’expérimentation, entre autres, pour les armes nucléaires, bactériologiques et chimiques[8]. En 2001, un ouvrage sur les aspects militaires de la guerre d’Algérie, consacrant une décennie d’ouverture des archives militaires[9], ne fait aucunement mention de la guerre chimique[10]. Il faut porter son regard du côté de l’Allemagne pour lire une thèse présentant la genèse de ces violences spécifiques[11], sous la plume de Fabian Klose, qui dispose d’une dérogation pour consulter les cartons d’archives du Service historique de la défense (SHD) à Vincennes[12]. Il met en évidence l’emploi des armes chimiques pour réduire les refuges souterrains de l’Armée de libération nationale (ALN) mais ne va pas plus loin dans l’étude de la guerre chimique. Cette thèse est soutenue avant la promulgation de la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives. Beaucoup des documents cités sont maintenant interdits à la consultation de manière perpétuelle au titre de l’article L 213-2, II sur « les archives incommunicables »[13]. En France, une recherche doctorale intitulée « La guerre des grottes menée par l'armée française au cours des guerres non conventionnelles, de 1800 à 2011 » débute en novembre 2015. Elle est conduite par le commandant Romain Choron, officier de l’armée de Terre, à la demande de la hiérarchie. La rédaction de ce travail a été mise brutalement à l’arrêt le 13 novembre 2019, à la suite d’une perquisition de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour un soupçon de compromission du secret de la défense nationale. L’infraction supposée tient sur l’interprétation de l’impératif de déclassification des archives exploitées par le doctorant, même après l’expiration du délai de cinquante ans prévus par le code du patrimoine. Pourtant, la DGSI ne demande pas de mise en examen.

Cette saisie de documents et d’ordinateurs coïncide avec le début d’une longue séquence de fermeture des archives contemporaines du SHD, conséquence d’un conflit juridique autour de l’application de l’instruction générale interministérielle n° 1300 portant sur le secret défense et de sa supériorité supposée sur la loi du 15 juillet 2008 sur les archives. Toutes les archives portant une mention de classement après 1940 doivent être soumises à une procédure de déclassification à la pièce – si besoin en consultant le service émetteur – puis recevoir un nouveau tampon indiquant son achèvement. Les archives des armées se referment alors que les associations d’universitaires et d’archivistes se mobilisent[14]. Après une double saisine du conseil d’État pour annuler les dispositions de l’IGI n° 1300 du 30 novembre 2011, durcies de nouveau en 2020, les collectifs citoyens remportent une victoire éclatante le 16 juin 2021. Le rapporteur public, Alexandre Lallet, conclut à l’annulation de ces dispositions dans des termes extrêmement sévères. Il estime que la nécessité de cette déclassification a été « inventée pour les besoins de la cause » au moment même où s’ouvrent les archives de la guerre d’Algérie, et qu’elle avait « un arrière-goût désagréable de subterfuge »[15]. Il a également déploré le coût représenté par l’application de ces mesures de déclassification inutiles. L’adoption de la loi de prévention des actes terroristes le 30 juillet suivant permet de mettre en œuvre de nouveaux dispositifs de fermeture des archives des armées[16]. Au début de l’année 2023, Romain Choron boucle du mieux possible son doctorat. Le 7 février, le tribunal de Paris ordonne la restitution des scellés. Dix jours plus tard, une rencontre au siège de la DGSI se conclut par une absence manifeste de compromission du secret de la défense nationale. Le 19 avril, l’officier soutient sa thèse de doctorat au Centre National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris[17]. Elle est placée sous embargo de communication dans les bibliothèques universitaires jusqu’au 19 avril 2028. Si le tribunal de Paris classe sans suite son affaire le 16 janvier 2024, sa carrière en pâtit. Pourtant, de nombreux éléments sur la guerre chimique étaient déjà accessibles en sources ouvertes.

II. Les traces de la guerre chimique 

Les récits publiés par certains anciens combattants font sortir cette histoire de l’ombre. Il y a d’abord l’ouvrage du général Georges Buis sobrement intitulé « la Grotte ». Publié en 1961, il lève le voile sur l’existence de ces combats[18]. En 1981, Saïd Ferdi décrit, dans son ouvrage autobiographique, l’enfumage et la mort de quatre-vingt-dix habitants d’un douar réfugiés dans un silo à grains. Cette action est menée par une équipe spécialisée équipée de bouteilles et de masques à gaz[19]. Seize ans après, le témoignage de Roger Clair, ancien appelé du 77e bataillon du génie (BG), nous éclaire sur la bataille dans les grottes et l’usage des gaz de combat[20]. Il est suivi peu de temps après par Yves le Gall écrivant sur le génie en Algérie et les sections spécialisées dans la réduction de grottes (1960-1962)[21]. En 2003, c’est au tour d’Armand Casanova, lui aussi appelé au 77e BG, de livrer sa version de cette histoire[22]. La même année, Georges Salins témoigne de la création et des premières opérations de la batterie armes spéciales (BAS) du 411e régiment d’artillerie antiaérienne (RAA) dans un ouvrage collectif dirigé par Claude Herbiet[23]. En 2010, un autre ouvrage collectif des anciens combattants de la section de grotte de la 75e compagnie de génie aéroporté (CGAP), détaille leurs opérations, les techniques, tactiques et procédures de combat[24]. En 2013, Jean Beyer publie à compte d’auteur le récit de son passage dans la section armes spéciales de la 52e compagnie de génie de zone (CGZ)[25]. En 2015, Jean Vidalenc retranscrit son expérience d’appelé de la section armes spéciales de la 71e CGZ[26]. En avril 2022, la documentariste Claire Billet reprend une partie de ces témoignages pour rédiger une enquête sur la « Guerre des Grottes » pour la Revue XXI[27]. Une grande majorité des anciens combattants de ces unités ont préféré taire leur histoire. En Algérie, les récits sur la guerre chimique, conservés dans les mémoires locales, ont du mal à trouver un écho en France.

Comment se fait-il que la recherche historique se soit si peu intéressée à ce sujet ? Les origines de cette cécité sont sans doute à trouver dans les conditions de dénonciation de la guerre coloniale. L’éditeur Nils Andersson se souvient :

« Il y avait des informations sur l’usage de moyens chimiques, notamment du napalm, toujours démenties, pour autant certaines. Mais, contrairement aux sources d’informations sur la répression s’appuyant sur des témoignages de victimes, des témoins des exactions, des avocats ou des fuites au niveau de l’administration, assurant la vérité des faits, s’agissant des actions militaires et des moyens utilisés par l’armée, les sources d’information étaient rares et difficiles à confirmer »[28].

Les débats politiques et sociétaux se concentrent sur la dénonciation de la torture, des exécutions sommaires, des viols et des disparitions orientant le regard des historiens des années mille neuf cents quatre-vingt-dix travaillant sur les violences coloniales. Pourtant, le secret autour de la guerre chimique n’était pas absolu pour qui souhaitait enquêter. Dès 1960, dans l’ouvrage La Pacification, nous pouvions lire : « Il existe dans la banlieue d’Alger une compagnie Z formée en majorité de sous-officiers appelés ou de carrière. Leur instruction sur l’utilisation des gaz est assurée à Bourges (école d’armes spéciales). D’abord répartis dans les corps de troupe, les éléments de la compagnie Z ont été regroupés à Alger à la fin de l’année 1956. Leur rôle : participer aux opérations au cours desquelles les hors la loi sont surpris dans les grottes. L’équipe des techniciens est envoyée avec des grenades à gaz et un matériel protecteur. Les grenades sont projetées par dizaine dans l’ouverture de la grotte. Après une attente plus ou moins longue, un suspect est envoyé à l’intérieur. Si l’on tire dessus, c’est que les hors la loi sont encore vivants. On jette de nouvelles grenades… L’attente peut être très longue suivant l’état et la profondeur de la grotte. Enfin, les hommes revêtus de leurs vêtements protecteurs iront “inventorier” l’intérieur. Officiellement, c’est-à-dire à l’usage des membres de la compagnie Z, on utilise des gaz lacrymogènes “renforcés”[29], autorisés par les conventions de Genève. Or, la composition chimique de ces gaz comme les brûlures relevées sur les victimes permettent d’affirmer qu’il ne s’agit pas de lacrymogène, mais d’aminodichloroarsines (gaz très lourds, brûlant les tissus intérieurs et extérieurs, théoriquement interdits entre belligérants) ». Cette affirmation ne fut jamais contredite par la France.

L’existence d’autres unités dédiées à la guerre chimique transparait dans la littérature de dénonciation de la guerre mais aussi dans la propagande de l’armée française. Dans le livre Nuremberg pour l’Algérie !, nous pouvons lire la description d’une opération sous la plume du sergent Claude Capenol en 1960 :

« Il y a quatre jours les soldats du 2/43 nous ont amené un fell qu’ils avaient capturé en patrouille. Nous l’avons fait parler et il en est résulté qu’il nous a fourni l’endroit d’une cache d’Ain-Roua. Aussitôt opération et bouclage, c’est fini à midi. Bilan de l’opé : d’abord les militaires ont gazé la grotte qui fait 180 mètres de profondeur […]. Ils sont entrés dedans et ont sorti 12 fells dont 2 sous-chefs et 1 aspi (qui est mort suite aux gaz). Toutes les armes ont été récupérées […] »[30].

La confirmation de l’existence de ces unités est donnée par l’armée elle-même. Le journal Le Bled met à l’honneur, dans son édition du 23 février 1961, l’action des « hommes-grotte du génie » de la section armes spéciales de la 62e CGZ. La couverture présente deux soldats en combinaison butyl et masque à gaz, portant une lampe chacun et deux pistolets automatiques[31]. On peut lire :

« Aujourd’hui, une section « armes spéciales » […] se livre aux joies de la spéléologie. Lorsque des fellaghas ont cherché refuge à l’intérieur d’une grotte, il faut les en déloger et c’est à cette équipe spécialisée que l’on fait appel […]. Deux cents caches et grottes ont été visitées. Des documents et des armes furent récupérées à la suite de ces visites, et une véritable « carte d’identité » de chaque grotte est établie. Mais pour éviter qu’elles servent encore de refuges à des rebelles, elles sont souvent détruites, et un gaz, l’arsine, en rend l’air irrespirable. La section de grottes revêt un caractère opérationnel : à son bilan, quarante rebelles mis hors de combat »[32].

Ces documents soulèvent la question de la nature et de l’ampleur de la guerre chimique menée par la France en Algérie.

III. Une guerre chimique limitée ?

Entre 1956 et 1962, la France mène une guerre chimique en utilisant une partie de l’arsenal de l’état-major des armes spéciales (nucléaire, bactériologique, chimique). À la demande de l’état-major de la 10e Région Militaire (RM, Algérie), l’état-major du commandement des armes spéciales[33] (CAS) est invité à fournir une étude pour déterminer comment ces armes peuvent répondre à un certain nombre de problèmes tactiques rencontrés par l’armée française sur le terrain. La demande est transmise au général Charles Ailleret, chef du CAS, afin qu’il puisse fournir des solutions pour neutraliser, entre autres, les grottes et caches souterraines utilisées par les indépendantistes algériens. Une unité spécialisée est créée au 1er décembre 1956 : la BAS du 411e RAA[34]. Des engagés et des appelés du contingent de la 7e région militaire, après un passage à Bourges au 610e Groupe d’expérimentation et d’instruction des armes spéciales (GEIAS), gagnent l’Algérie pour mener cette guerre « spéciale ». Les attributions de cette unité sont de mener des expérimentations opérationnelles, de mettre en œuvre en opération les procédés testés et de procéder à l’instruction des autres unités pour généraliser l’emploi des armes spéciales. Entre 1956 et 1959, jusqu’à 119 unités sont créées partout en Algérie. Entre 1959 et 1962, après une rationalisation de l’organisation militaire sur le terrain, une vingtaine de sections poursuivent le combat et traitent de manière régulière les grottes avec des agents chimiques issus de la Première Guerre Mondiale pour empêcher leur réutilisation.

Une lettre retrouvée à Vincennes indique que le ministre des Armées, Maurice Bourgès-Maunoury, a voulu encadrer l’usage de ces armes chimiques : « Sur les propositions du Commandement des Armes Spéciales faites pour répondre à des demandes du Général commandant la 10e région militaire [le général Henri Lorillot], […], certains procédés chimiques pourront être employés au cours des opérations en Algérie ». Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains. Cette lettre autorise donc leur utilisation. « Ces procédés ne devront mettre en œuvre que des produits normalement utilisés dans les différents pays pour le maintien de l’ordre [souligné], c'est-à-dire limités à l’utilisation du bromacétate d’éthyle, de la chloracétophénone et de la diphénylaminochlorarsine ou de corps possédant des propriétés très voisines ». Le ministre conclut prudemment : « […] Ils ne devront être employés qu’à des concentrations telles qu’elles ne puissent entraîner aucune conséquence grave pour des individus soumis momentanément à leurs effets »[35]. Le général Lorillot accuse réception de cette lettre le 21 mai 1956 en recopiant mot pour mot son contenu de la décision ministérielle à destination des états-majors en Algérie, en y ajoutant cette précision : « Ces corps [chimiques] ne devraient être employés qu’à des doses qui ne soient pas susceptibles d’entraîner de conséquences physiologiques […], sauf si [les individus] s’obstinaient volontairement à y séjourner pendant de longs délais »[36]. Les essais en cours durant l’année 1956 ont sûrement dû déjà laisser transparaître la létalité des gaz.

Ces documents confirment les informations données par le colonel Olivier Lion :

« Les “sections de grottes” utilisèrent des projectiles chargés de lacrymogènes (grenade lacrymogène modèle 1951, chargée de 80 grammes de CN2D ou de CND – mélange de chloracétophénone et d’adamsite – ou de la grenade lacrymogène modèle 1959, chargée de 80 grammes de CND ou de CB – appellation française du CS –), pour neutraliser les occupants de refuges souterrains »[37].

Devant la faible persistance des agents chimiques lacrymogènes classiques pour empêcher la réutilisation des grottes, le gaz CN2D est élaboré pour combiner les effets de la chloracétophénone, de l’adamsite et du kieselguhr[38]. Son utilité opérationnelle est due à son extrême agressivité pour mettre hors de combat les individus à l’intérieur des cavités mais aussi à sa persistance. De multiples vecteurs de diffusion (grenades, chandelles – dispositif pyrotechnique permettant de libérer 5 kg de CN2D sous forme gazeuse –, roquettes, bombes, etc.) sont mis au point.

IV. Les stigmates de la guerre chimique

Le gaz CN2D appartient à la famille des toxiques incapacitants. L’ajout d’arsines dans la composition du mélange lacrymogène permet au gaz de se déposer sur les parois de la grotte et de demeurer actif pendant une période théorique d’un à six mois. Selon les témoignages recueillis chez les anciens combattants français, l’usage des gaz devait permettre de faire des prisonniers pour obtenir du renseignement. En réalité et en fonction de la configuration de la grotte, le gaz pouvait être rapidement mortel. Arrivés à proximité des combattants, le même spectacle dantesque s’offrait ainsi aux yeux des militaires français :

« Les corps étaient boursoufflés, de la bave jaunâtre leur sortait de la bouche. Leurs corps présentaient une érection... Comme les pendus quoi… ils étaient asphyxiés. Nous ne remontions pas les corps. […] Nous fouillions les lieux puis nous faisions sauter l’entrée à l’explosif quand cela était possible », nous confiait Yves Cargnino, ancien combattant de la section de grottes de la 75e CGAP[39].

Le CN2D pouvait aussi provoquer des lésions graves chez ceux qui l’utilisaient. Yves Cargnino fut intoxiqué au moins deux fois en opérations entre 1959 et 1961. À son retour d’Algérie, il est confronté à une insuffisance pulmonaire qui s’aggrave avec le temps. En conclusion d’un procès ouvert en 2008 pour revoir sa pension d’invalidité, le délibéré du tribunal des pensions de Besançon, du 8 décembre 2016, affirme « que s’agissant de la nocivité des gaz utilisés, la littérature […] permet de confirmer que les gaz CND CN2D et CN DM sont létaux en milieu fermé […]. Que les soldats avaient pour mission ensuite de l’explosion des grenades incapacitantes de fouiller les galeries. La dispersion des gaz en milieu confiné est donc lente et les soldats ont nécessairement respiré ceux-ci lors de leur inspection »[40]. Cette jurisprudence permet aux anciens combattants français victimes des gaz de faire reconnaître leur préjudice.

En Algérie, il est encore difficile d’évaluer l’impact humain et environnemental de cette guerre chimique. Dans les Aurès, la mémoire de certaines opérations demeure. Le 22 et 23 mars 1959, le 7e Régiment de tirailleurs (RT) mène alors l’opération 209 dans la région de l’oued Tirchiouine. Le régiment revendique officiellement, dans son journal de marche[41], la destruction d’une Katiba (compagnie) de l’ALN de trente-deux soldats. L’armée française met en place un bouclage, une sorte de nasse pour empêcher les combattants algériens de s’enfuir. Les hommes et les enfants des villages alentours, pour échapper à l’arrestation et aux interrogatoires, s’enfuient vers la grotte de Ghar Chettouh, zone refuge pour les populations de l’oued Tirchiouine[42]. Ils pensent attendre la fin de l’opération avant de rentrer chez eux. Des combattants algériens sont présents. Cette grotte est un lieu de rencontres et de réunions politiques. Mohammed Labassi Ben Slimane, alors âgé de douze ans, se souvient :

« Le matin, un avion nous a survolé. Il a vu que nous rentrions dans la grotte. L’après-midi vers seize heures, un soldat français s’est présenté devant l’entrée pour regarder. Un Moudjahidin lui a tiré dessus et il l’a manqué. Le soldat s’est enfui »[43].

Le feu se déchaîne sur cette grotte suspectée dès lors d’être occupée par l’ALN. Devant l’inefficacité des armes classiques, le commandement français utilise le gaz toxique.

« Quand l’avion est parti, c’est là que l’émission de gaz a commencé », se rappelle Mohammed Labassi Ben Slimane. « Dès les premières grenades lancées, il y avait des gens qui toussaient, d’autres qui criaient, et d’autres qui pleuraient… Surtout les asthmatiques, ils sont morts sur place. Ils lançaient [des grenades], puis ils arrêtaient. Ils envoyaient quelqu’un pour nous dire de sortir : « Si vous sortez, vous serez sauvés, mais si vous restez vous mourrez et personne ne survivra ». Il y avait des personnes qui voulaient sortir, mais elles n’ont pas pu ».

Les grenades éclatent et libèrent du gaz, très probablement du CN2D :

« [Il y avait] comme du sable qui tombait sur nous… Les gens toussaient, criaient, pleuraient… On ne se comprenait plus, on ne s’entendait plus, on ne se voyait plus. Si quelqu’un s’effondrait, raide mort, sur les genoux d’une autre personne, celle-là ne pouvait pas se débarrasser du cadavre… Elle criait « lève-toi ! lève-toi ! », mais cette personne était morte ». À l’intérieur de la grotte, c’est l’enfer : « Mon oncle était asthmatique. Il criait et j’entendais mon père lui dire : « Récite la Chahada, Aïssa ! »[44]. J’ai su qu’il était mort quand je ne l’ai plus entendu crier ». Pour résister au gaz, les plus anciens disent aux jeunes d’uriner dans leur chèche et de l’enrouler autour de leur visage. Mohammed Labassi Ben Slimane finit par s’évanouir, mais ce conseil lui sauve la vie. « Lorsque je suis sorti, il faisait jour. Les soldats ont vu qu’il y avait du sang sur mon burnous. Je pense qu’il y avait une personne morte à mes côtés et le sang avait coulé de son nez ou de sa bouche. Ils m’ont conduit au village. […] Puis je suis rentré tout seul. Les gens ont couru vers moi… Ils m’ont posé des questions sur ce qui s’est passé. Je leur ai dit que je ne savais rien ».

Cent-seize corps sont enterrés sommairement dans l’oued. L’armée française donne l’ordre de faire exploser la grotte. Exhumés après l’indépendance, leurs noms sont inscrits sur le monument qui surplombe l’oued Tirchiouine. La guerre chimique tue sans distinction, civils et combattants. Combien de cas similaires sont encore à découvrir ? C’est tout l’enjeu du développement à venir des enquêtes de terrain en Algérie. Le traité d’interdiction des armes chimiques du 13 janvier 1993 proscrit l’usage des agents antiémeute comme moyen de guerre. En France, les quatre lois d’amnisties (1964, 1966, 1968 et 1982) semblent empêcher toute poursuite contre les responsables de crimes de guerre. Les séquelles de ces combats demeurent et appellent à l’établissement de toute la vérité.

Quel bilan ?

La guerre chimique en Algérie s’inscrit dans la perpétuation de l’usage des armes chimiques par les grandes puissances occidentales en situation de police coloniale ou impériale dans la seconde partie du xxe siècle. Tirant partie des imprécisions du protocole de Genève du 17 juin 1925, la France utilise des agents chimiques pour en retirer des avantages tactiques, dont les conséquences sont lourdes pour les individus soumis à leurs effets et pour l’environnement. D’autres gaz furent-ils utilisés ? Certains témoignages et documents évoquent l’usage d’ypérite liquide. Mais toutes les archives ne sont encore pas accessibles[45]. Le total des opérations souterraines est aujourd’hui inconnu. On estime leur nombre entre 5 000 et 10 000 entre 1956 et 1962. Le bilan humain, le nombre précis de militaires français dédiés à ces opérations comme le nombre des disparus le sont tout autant. Un document du SHD laisse entrevoir, pour l’année 1961, 903 grottes « traitées » par les différentes unités spécialisées pour 317 algériens hors de combat (tués ou prisonniers)[46]. Les témoignages oraux et les archives personnelles collectées auprès des anciens combattants français suggèrent un volume très important d’opérations ainsi qu’un usage répandu de l’abandon du corps des Algériens au fond des cavités. Les grottes servant de lieux de détention pour les militaires français, des corps peuvent aussi s’y trouver. En Algérie, certains proches voudraient retrouver les dépouilles des anciens résistants, quand d’autres leur rendent hommage devant les entrées des grottes identifiées et parfois ouvertes sans précaution. Des anciens combattants et des civils vivent encore avec les séquelles de ces opérations. L’ouverture de toutes les archives est indispensable. Plus de soixante ans après les faits, il est plus que temps de regarder la guerre chimique en Algérie bien en face.

Haut de page AUTEUR

Christophe Lafaye, chercheur associé
LIR3S, UMR 7366 UBE/CNRS

Haut de page NOTES



[1] Stéphane Audoin-Rouzeau, Regarder la guerre, Introduction du sixième congrès de l’Association pour les études de la guerre et la stratégie (AEGES), Bordeaux, 23 juin 2023, 9 pages.

[2] Raphaëlle Branche, Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial, Paris, La découverte, 2022.

[3] Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001.

[4] Sylvie Thénault, Les Ratonnades d’Alger, 1956 : Une histoire de racisme colonial, Paris, Seuil, 2022.

[5] Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.

[6] Bombe incendiaire à base d’essence gélifiée, elle entre dans la nomenclature des armes spéciales. Dans les archives militaires, le terme de « bidons spéciaux » est utilisé pour maquiller son usage.

[7] Données recueillie par l’auteur en juillet 2018 à partir de l’exploitation des données du site Internet thèses.fr.

[8] Frédéric Médard, La présence militaire française en Algérie : aspects techniques, logistiques et scientifiques entre archai͏̈sme et modernité 1953-1967, Université de Montpellier 3, thèse en histoire contemporaine sous la direction du professeur Jean-Charles Jauffret, soutenance en 1999, 2 vol., 1352 pages. Sa publication est amputée de la partie consacrée aux expérimentations dans le Sahara : Frédéric Médard, Technique et logistique en guerre d’Algérie. L’armée française et son soutien (1954-1962), Montauban, Editions Lavauzelle, 2002.

[9] Sylvie Thénault, « Travailler sur la guerre d’indépendance algérienne : bilan d’une expérience historienne », Afrique & histoire, 2004, n° 2, p. 193-2009.

[10] Maurice Vaïsse, Jean-Charles Jauffret [dir.], Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Paris, Edition complexe, 2001.

[11] Sous la direction du Professeur Martin H. Geyer : Menschenrechte im Schatten kolonialer Gewalt. Die Dekolonisierungskriege in Kenia und Algerien 1945–1962. Elle est soutenue en 2007 à l’université de Munich.

[12] Fabian Klose, Human Rights in the Shadow of Colonial Violence: The Wars of Independence in Kenya and Algeria, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013.

[13] Ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirect, Gilles Manceron et Pierre Mansat, Les disparus de la guerre d’Algérie suivi de La bataille des archives (2018-2021), Paris, L’Harmattan, 2021.

[14] Catherine Teitgen-Colly, Gilles Manceron et Pierre Mansat, Les disparus de la guerre d’Algérie suivi de La bataille des archives (2018-2021), Paris, L’Harmattan, 2021.

[15] Arnaud Bélier, « Archives militaires : le Conseil d’État invite le gouvernement à revoir sa copie », Ouest France, mise en ligne le 18 juin 2021, consulté le 1er novembre 2024 [ href="https://urlr.me/HkshT"].

[16] Christophe Lafaye, « L’obstruction d’accès aux archives du Ministère des Armées. Les tabous du chimique et de la guerre d’Algérie », dans Renaud Meltz [dir.], Histoire des mensonges d’Etat sous la Ve République, Paris, Nouveau Monde Editions, 2023, p. 83-89.

[17] Romain Choron, Les combats souterrains de l’armée française dans les conflits non-conventionnels, l’exemple de la guerre des grottes en Algérie (1954-1962), Centre national des arts et métiers (CNAM), thèse en histoire contemporaine dirigée par Olivier Entraygues, soutenue à Paris le 19 avril 2023.

[18] Georges Buis, La grotte, Paris, édition du livre de poche, 1972 (reéd. 1961).

[19] Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, Paris, Virgule, p. 131-132.

[20] Roger Clair, Commando spécial. Algérie 1959-1960, Paris, Pygmalion, 1997.

[21] Yves Le Gall, Le génie en Algérie et les sections spécialisées dans la réduction de grottes (1960-1962), Paris, France Europe, 2001.

[22] Armand Casanova, Ma guerre des grottes en Algérie vécue en tant que caporal-chef, Gap, publié à compte d’auteur, 2003.

[23] Georges Salin, « Les grottes, les gaz, le dégoût… », dans Claude Herbiet [sous dir.], Nous n’étions pas des guerriers : 50 témoignages d’anciens d’Afrique du Nord (1952-1962), Paris, Société des écrivains, p. 111-118.

[24] Amicale des anciens du 17e Régiment du Génie Parachutiste (RGP), La 75e compagnie du génie Aéroporté. AFN 1956-1961, Montauban, publié à compte d’auteur, 2010.

[25] Jean Beyer, Commando « armes spéciales » - section de grottes – Algérie 1960-1961, publié à compte d’auteur, 2013, 135 pages.

[26] Jean Vidalenc, Les rats des Aurès. Les gars du génie dans la guerre d’Algérie, publié à compte d’auteur, 2015.

[27] Claire Billet, « Algérie, la guerre des grottes », Revue XXI, tome 58, avril 2022, p. 48-64.

[28] Entretien avec Nils Andersson du 13 décembre 2024.

[29] Hafid Keramane, La Pacification, Paris, Les Petits Matins, 2013 (réédition de 1960).

[30] Abdessamad Benabdallah, Mourad Oussedik, Jacques Vergès, Nuremberg pour l’Algérie !, Paris, Maspero, 1961, p. 14.

[31] Les photos de ce reportage sont conservées à l’ECPAD sous la cote BLED 61-59 (lien : href="https://imagesdefense.gouv.fr/fr/film-cgz.html").

[32] Pascal Jotreau, « Les hommes-grotte du génie », Le Bled, n° 135, jeudi 23 février 1961, p. 7.

[33] L’état-major des armes spéciales dépend en 1956 de l’état-major de l’armée de Terre. Les armes dites spéciales regroupent les armes nucléaires, biologiques, chimiques ainsi que les agents incendiaires dont le Napalm.

[34] Carton 7U1236, consulté au service historique de la défense le 21 décembre 2022.

[35] Décision n° 1152 DN/CAB/EMP du cabinet du ministre des Armées du 8 juin 1956, carton 15T582 du service historique de la défense (partiellement accessible suite à la décision de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) de décembre 2021).

[36] Décision d’autorisation des armes chimiques en 10e région militaire du général Lorillot du 21 mai 1956, carton GGA 3R 347-348 des Archives nationale d’outre-mer (ANOM), consulté en juillet 2023.

[37] Olivier Lion, « Des armes maudites pour les sales guerres ? L’emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques », revue Stratégique, 2009/1, n° 93, p. 491-531.

[38] Cette terre siliceuse se vaporise en fines particules qui permettent de porter les molécules de gaz très profondément dans l’organisme via l’appareil respiratoire.

[39] Entretien avec l’auteur du 31 mars 2017.

[40] Document remis à l’auteur le 31 mars 2017.

[41] Service historique de la défense (SHD), Journal de marche et opérations (JMO) du 7e Régiment de tirailleurs algériens (RTA), cote : 7U469, consulté à Vincennes en 2022.

[42] Actuelle commune de Taxlent.

[43] Témoignage de Mohammed Labassi Ben Slimane, collecté le 25 juillet 2024.

[44] Profession de foi de l’Islam.

[45] Christophe Lafaye, "Ce que les difficultés d'accès aux archives disent de notre démocratie", The Conversation, 24 juillet 2025, https://theconversation.com/guerre-dalgerie-ce-que-les-difficultes-dacces-aux-archives-disent-de-notre-democratie-261053

[46] « Bilan des sections de grottes en Algérie en 1961 », rapport transmis au général Charles Ailleret, carton 1H3195, consulté le 19 avril 2022 au service historique de la défense à Vincennes.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Christophe Lafaye, « La guerre chimique en Algérie (1954-1962) : traces et stigmates du conflit (1954-1962) », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 25 - mis en ligne le 24 septembre 2025, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Christophe Lafaye
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806