Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Violences et transitions | |||
Introduction
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Sophie Baby | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||
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SOMMAIRE
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Les travaux présentés ici résultent de la journée d’études doctorales organisée en juin 2021 à la Maison des sciences de l’homme, sur le campus de l’Université de Bourgogne. Une journée située, enfin, après un an et demi d’éloignement contraint des lieux d’apprentissage, de connaissance, de culture, de sociabilité que constitue l’université. La distanciation imposée par la lutte contre la Covid-19 eut des effets ravageurs sur nos doctorants freinés dans leur progression, empêchés d’accéder aux livres et aux archives, sevrés de rencontres scientifiques si essentielles à la formation du chercheur, confrontés à un isolement accru pour un travail déjà intrinsèquement solitaire. Les blocus nationaux prirent dans leur étau les étudiants étrangers, coupés de leur famille s’ils décidaient de rester, ou de l’internationalisation de leur formation, souvent indispensable à l’obtention de leur diplôme, s’ils décidaient sagement de rentrer chez eux. La matérialisation de la journée Transversales fut un petit miracle, fruit de ces circonstances inédites. Elle naquit de la rencontre virtuelle entre un doctorant espagnol, qui avait vu son séjour d’études en France brutalement interrompu par la pandémie, Victor Aparicio, et une doctorante dijonnaise, Harmonie Mariette : ces deux jeunes historiens prirent en main – à distance toujours – l’organisation de la journée autour de questionnements intellectuels communs, attirant autour d’eux doctorantes et doctorants séduits par la possibilité d’échanger à nouveau, après ces interminables temps de jeûne. Venus d’autres disciplines, l’histoire de l’art, la philosophie, la sociologie, ils réfléchirent ensemble dans une salle hélas désertée par des étudiants et des chercheurs n’ayant pas encore repris le chemin des campus. Leur présence et leurs échanges furent néanmoins riches et salutaires, le présent numéro de Transversales en témoigne. Il reflète en outre une forte cohérence des recherches menées au sein du laboratoire LIR3S, anciennement centre Georges Chevrier, qui portent depuis des décennies un regard insistant sur la violence qui structure nos sociétés contemporaines. Les numéros de Transversales en témoignent, du premier sur les « vandales et le vandalisme » (2014) au numéro sur « conflits et démocratie » (2020), en passant par ceux sur « les spectacles de la violence » (2017) ou sur les « souffrances et représentations » (2017). Celui-ci s’inscrit donc dans une vaste lignée, qui atteste la vitalité d’un axe de recherches qui ne perd rien en intensité. Il faut dire que l’intérêt des jeunes chercheurs témoigne d’une réalité de notre temps, où l’actualité est scandée par la violence dans un contexte de tension extrême, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. Depuis l’attaque du 11 septembre 2001 la violence terroriste a pris une ampleur inédite, des attentats commis par les djihadistes qui ravagent l’Afrique du Sahel, le Moyen-Orient ou l’Asie centrale et provoquent des massacres inédits en terre occidentale à ceux planifiés par les suprématistes blancs. Les relations internationales s’arc-boutent entre grands rivaux aux ambitions impériales (la Chine, les États-Unis, la Russie), la menace militaire s’intensifie tandis que la guerre devient le quotidien de certaines régions du globe, en Syrie ou en Afghanistan. Dans un contexte de crise de la représentation démocratique et d’essor des régimes d’émotion, la tension sociale est à son comble, ainsi en France de la crise des gilets jaunes à la gifle présidentielle, renforcée encore par les affrontements, les incompréhensions, les résistances à la politique de lutte contre la pandémie fortement attentatoire aux droits et libertés des individus. L’État consolide partout son monopole de la violence, resserrant les brides d’une coercition propice aux abus policiers. Tandis que se diffuse un imaginaire d’apocalypse, face à la destruction accélérée de la biodiversité, aux altérations croissantes du climat, aux spoliations massives de l’environnement, aux pollutions dévastatrices, aux conséquences irréversibles sur notre planète. Il est bien loin le temps de l’optimisme porté à la fin du siècle dernier par la chute du mur de Berlin qui mettait fin à la Guerre froide qui avait divisé le monde après la catastrophe des deux guerres mondiales, les renversements en cascade des dictatures européennes et latino-américaines, l’avènement de l’utopie démocratique et de l’État social de droit, les illusions de la modernité néo-libérale, qui firent croire à certains à la « fin de l’histoire » (Fukuyama[1]). Si seul l’avenir pourra nous dire si le xxe siècle restera le siècle de la violence de masse par antonomase, cet « âge des extrêmes » cher à Hobsbawm, le xxie siècle a bien débuté sous les auspices d’une violence endémique qui structure nos sociétés et surgit par à-coups, explosive et meurtrière. Il est donc d’autant plus nécessaire d’en poursuivre l’analyse critique portée par les sciences humaines et sociales, qui ont depuis longtemps fait de la violence un thème de prédilection. Faire un état des lieux de la foisonnante littérature scientifique sur la violence résulterait d’une gageure qui excède largement les ambitions de ce texte introductif. D’autant que la violence est un objet qui, par bien des aspects, nous échappe :
« La situation est […] tout de suite aussi claire qu’inextricable : d’un côté la violence est tout à fait réelle, d’un autre elle apparaît seulement avec un certain type de représentation du champ social. Elle a une positivité inéludable et, en même temps, elle flotte et se métamorphose au gré des convictions qui l’appréhendent. […] Tel est donc le cercle : entre un réel qui se dérobe sans cesse, des discours qui dans leur pluralité le volatilisent mais qui, en même temps, dans leur véhémence d’évaluation et leur recherche de totalisation l’épaississent[2] ». Ces mots d’Yves Michaud décrivent à merveille le paradoxe de la violence dont la nature échappe à la tentation positiviste de l’enfermer dans le carcan d’une définition figée, loin de son apparente évidence factuelle dont la présence s’impose par la souffrance qu’elle provoque. La violence, relative et subjective, est déterminée tant par le ressenti du sujet – « La réalité de la violence est bien là, massive et lancinante » – que par son historicité – Le fait violent, contingent historiquement, « se métamorphose au gré des convictions qui l’appréhendent »[3]. Ce qui ne rend que plus impérieux le défi de l’approcher. La violence est ici saisie dans sa relation avec un autre concept, plus récent et furieusement à la mode, celui de « transition ». Le mot est employé aujourd’hui massivement et pour désigner des terrains très divers : la transition peut être démographique, écologique, énergétique, technologique, sociale, politique, démocratique. Au point d’avoir été élu mot de l’année en 2014 par le jury du Festival du mot, présidé par Alain Rey, comme le rappelle le philosophe Pascal Chabot qui y a consacré un essai stimulant. Trans-ire, aller au-delà, la transition évoque le passage, le changement, en mettant l’accent sur « la manière dont le seuil est franchi », sur les moyens plus que sur les finalités[4]. L’ambiguïté du terme français de « transition démocratique » trouve ici sa raison d’être, désignant à la fois le processus démocratique de changement et l’évolution vers un régime démocratique, les moyens du changement décrits comme démocratiques et la finalité du changement qu’est la démocratie. La démocratie n’est-elle pas le lieu de la libre expression du politique, du bulletin de vote qui remplace la mitraillette comme l’exprimaient déjà les affiches promouvant le suffrage universel en France en 1848, le lieu du dialogue, de la parole en lieu et place de la violence armée ? La transition s’oppose à la révolution, autre modalité du changement, radical, où la fin utopique justifie les moyens employés. Si la révolution est rupture entre l’avant, dont on ne veut rien garder, et un après fantasmé comme un paradis perdu, la transition est réforme depuis le monde existant, pour le faire évoluer, « sur la base d’autres valeurs et d’un sens différent ». La finalité révolutionnaire justifie le recours à la violence, à la terreur robespierriste, au fanatisme, alors que la transition est une « transformation réfléchie, qui se veut mature, pacifique pragmatique » (Chabot)[5]. Deux rhétoriques, deux visions du monde s’affrontent : aux vertus de la rupture sont opposées les vertus de la continuité et de la réforme ; au langage de l’affrontement, de la révolte des petits contre les puissants, de la lutte des classes, de l’émancipation par la violence révolutionnaire, de l’utopie grandiloquente on oppose les vertus du dialogue, de la recherche du compromis et du consensus, de l’accord et du pacte, de la lucidité et du pragmatisme local. L’usage triomphant et multiple du concept témoigne de la recomposition en profondeur du langage politique depuis les années 1980, qui manifeste un nouvel imaginaire du changement socio-historique dans lequel la réforme en douceur, le dialogue, la coopération, la modération, l’adaptation pragmatique et désidéologisée du progrès aux nouveaux impératifs climatiques, écologiques ou sociaux, seraient la traduction politique de l’idéal démocratique, aboutissement ultime et rédempteur des échecs révolutionnaires et d’une violence extrême des siècles précédents. « C’est dans le deuil de la révolution que fermentent les pensées de la transition », poursuit Chabot, la fin du xxe siècle ayant consacré « la fin de l’ère révolutionnaire » et de la possibilité même de la révolution[6]. La relation entre violence et transition serait donc une antinomie, une incompatibilité essentielle : la transition serait précisément le refus de la violence pour lui préférer un chemin subtil, doux, rassurant de transformation des liens existants sans les briser entièrement. Les transitions à la démocratie des années 1970-1990, inaugurées par les démocratisations des pays d’Europe du Sud (Grèce, Portugal, Espagne), suivies des chutes des dictatures latino-américaines (à commencer par la junte militaire argentine en 1983) puis des régimes communistes d’Europe de l’Est en 1989, ont donné naissance à un courant de la science politique, la « transitologie », qui tenta de théoriser ces expériences en analysant les modalités de leur avènement, et non la finalité démocratique, horizon indépassable et peu questionné. La transition par antonomase était l’espagnole, pensée avant même la mort de Franco en novembre 1975 comme « une transition pacifique à la démocratie ». Le renoncement à la conquête armée et à la révolution pour renverser le régime avait été acté par les principaux partis d’opposition depuis les années 1960, en particulier par le Parti communiste qui avait impulsé dès 1956 la politique de la réconciliation nationale. Le changement s’opéra à mi-chemin entre la rupture symbolique et institutionnelle souhaitée par la gauche et la réforme acceptée à rebrousse poils par la droite franquiste : la démocratie fut instaurée à partir des institutions existantes, suivant le principe de la continuité de l’État et de la légalité. Dans une société hantée par le souvenir de la guerre civile de 1936-1939, cataclysme national aux centaines de milliers de morts et aux conséquences décuplées par la brutalité inouïe et durable de la dictature franquiste, dominait le consensus pour un changement pensé et voulu comme pacifique. La révolution des œillets du Portugal voisin (1974) était perçue comme l’exemple à ne pas suivre, non pas quant à la violence meurtrière quasiment inexistante, mais quant aux transgressions radicales mises en œuvre contre le pouvoir en place. Que l’ébullition ouvrière, étudiante, civile ne se transforme pas en chaos incontrôlable était une obsession du pouvoir, prêt à exercer en retour son monopole de la violence légitime (Max Weber) pour contenir les accès de violence révolutionnaire et terroriste. Or le bilan fut inversement proportionnel aux aspirations pacifiques, faisant de la transition espagnole une des plus meurtrières de la fin du siècle – plus de 700 morts dans plusieurs milliers d’actions violentes. Pourtant, la représentation mythifiée de la démocratisation espagnole continua à vanter son caractère pacifique, tandis qu’elle était exportée de par le monde comme modèle exemplaire de transition à la démocratie. Pacifiques par essence les transitions à la démocratie ? Rien n’est moins sûr et l’analyse historique est ici indispensable pour mettre à terre des représentations mythifiées en consonance avec l’air du temps. Les perspectives historiennes proposées par Victor Aparicio dans le cas de la transition espagnole, et par Harmonie Mariette dans celui de la Libération française, nous invitent à repenser cette équivalence théorique. Le désordre induit par l’interstice transitionnel, brèche ouverte entre un ordre antérieur et un ordre en construction, est propice à l’irruption de la violence. En France la violence hantait l’épuration sauvage ou encadrée au nom de la justice à la fois vengeresse et fondatrice de l’ordre nouveau dans un contexte de libération militaire du territoire, avec la perspective de mettre fin à la violence perpétrée par Vichy et le iiie Reich (Mariette). En Espagne la réalité concrète de la violence contestataire et étatique heurtait un horizon pensé sans violence, la réconciliation primant sur la soif de justice, et amenait la gauche à repenser ses projections idéologiques et sociales (Aparicio). Si les fins étaient pacifiques, les moyens ne le furent pas toujours même si, à l’inverse d’un processus révolutionnaire, planait l’ombre de l’interdit de faire un usage politique, partisan ou personnel de la violence. Les sujets révolutionnaires eux-mêmes questionnaient leur rapport à la violence qui, comme rapport social structurant et comme pratique d’émancipation, n’avait dans ce contexte rien d’évident. Benjamin Flammand s’attarde en sociologue sur le processus biographique d’engagement dans la violence, perçue comme « catégorie irradiante » aux lourds effets émotionnels. La violence des changements historiques interrogeait aussi les artistes chargés de les représenter : Emma Sutcliffe s’y intéresse par le biais d’un tableau, La Mort de César, de Jean-Léon Gérôme, qui figure la transition de la République à l’Empire romain dans une époque de transition du Second Empire à la iiie République et esquive précisément la monstration du geste violent. Si la modernité peut être interprétée, à la suite de Norbert Elias, comme un processus de civilisation déterminé par l’autocontrainte des pulsions et des comportements, conduisant au contrôle de soi et à la réduction sensible des niveaux collectifs de violence, la violence structure aussi la construction de l’État moderne. Godefroid Nzila s’interroge sur « l’héritage de la violence fondatrice » (Ricoeur) dans le cas de la République démocratique du Congo, où la violence quotidienne des massacres, des pillages, des abus étatiques, des contestations sociales motivées par la misère, la précarité, l’insatisfaction et peut-être le désir, s’exprime comme une négation du politique, d’un vivre ensemble régulé pacifiquement. De son côté l’institution pénitentiaire n’est pas restée imperméable aux dynamiques réflexives sur la place de la violence dans nos sociétés modernes. Bertrand Kaczmarek montre à quel point la critique foucaldienne des rapports de domination a imprégné l’enceinte de la prison, jusqu’à reconfigurer la légitimation des dispositifs de violence au profit d’une approche néolibérale et naturaliste centrée sur la sécurité qui rejette toute dimension morale de la peine. Pour autant, et l’ensemble de ces articles le démontre, la violence rejaillit, ailleurs, autrement, avec force, dans un monde néo-libéral qui tend, vainement, à en nier la réalité au profit de l’apologie du changement doux et apparemment pacifié, celui des transitions. |
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Sophie Baby, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS |
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Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Sophie Baby, « Introduction à violences et transitions », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 20 - mis en ligne le 12 janvier 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Sophie Baby Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |