Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Violences et transitions | |||||||||||||||||
Transition démocratique, restauration républicaine, violence politique et populaire à la Libération : le rôle des comités départementaux de Libération en Bourgogne Franche-Comté, 1944-1946 | |||||||||||||||||
Harmonie Mariette | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||
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Les Comités départementaux de la Libération sont des organisations issues de la Résistance, créés dans la clandestinité, dès 1943, sous l’impulsion du Conseil national de la Résistance. Le but de ces comités était multiple : participer à l’Insurrection et à la libération des territoires, procéder à l’épuration de la société et l’arrestation des collaborateurs, et enfin restaurer la vie démocratique notamment à travers le renouvellement du personnel politique local (municipalités et Conseil général, actuel Conseil départemental). Les comités travaillent en étroite collaboration avec les Préfets, dans un rôle qui se veut avant tout consultatif. Les comités se situent clairement dans une phase de transition politique et participent activement au rétablissement de la légalité républicaine, après les quatre années de l’Occupation. Ces années participent d’une violence politique intense, par le régime collaborationniste de Vichy, la présence et les pratiques de la force d’occupation allemande. La volonté de rupture politique, sociale et économique avec le régime de Vichy est très nette pour les comités, souhaitant insuffler un renouveau démocratique et républicain à tous les niveaux de la société. Mais l’étude précise de ces comités, de leurs engagements et comportements des acteurs, révèle une rupture moins étanche qu’il n’y paraît. En effet, les évènements de la Libération et les nouveaux enjeux politiques amènent de multiples formes de violence, politique, sociale. Ainsi, nous pouvons nous demander si les comités départementaux ont canalisé la violence politique liée aux évènements de la Libération et au retour de la République ? En sont-ils les acteurs ? Ont-ils contribué à de nouvelles formes de violence politique ? Nous répondrons à ces questions à travers l’étude des principales missions attribuées aux comités départementaux de Libération, notamment l’épuration, son organisation et sa gestion par les comités. Nous évoquerons aussi les enjeux politiques et les tensions qui en découlent au sein même des comités et de leur fonctionnement. |
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Introduction Les Comités départementaux de Libération sont des organisations issues de la Résistance, créés dans la clandestinité, dès 1943, sous l’impulsion du Conseil national de la Résistance (dirige et coordonne les différents mouvements de la Résistance intérieure française, toutes tendances politiques confondues), et légalisés par le Comité Français de Libération Nationale (CFLN) par l’ordonnance du 21 avril 1944. Ce texte législatif est particulièrement important car il est le fondement du rétablissement de la légalité républicaine et établit clairement les missions des CDL. Ainsi, le but de ces comités était pluriel : participer à l’insurrection et à la libération des territoires occupés, procéder à l’épuration de la société et à l’arrestation des collaborateurs, trafiquants (impliqués dans le marché noir et le commerce avec l’ennemi). Enfin, autre mission majeure des comités : la restauration de la vie démocratique à travers la préparation de nouvelles élections, impliquant pour la première fois le vote des femmes, et permettant ainsi, par la voix du peuple, le renouvellement du personnel politique local. Sont concernés par ces élections toutes les municipalités et le Conseil général, connu actuellement sous le nom de Conseil départemental. Dans l’échelle administrative française, les comités travaillent en étroite collaboration avec les Préfets nouvellement nommés à la Libération dans un rôle clairement défini comme consultatif selon l’ordonnance d’avril 1944. En clair, ils sont des interlocuteurs privilégiés entre la population et l’administration préfectorale mais sans aucun pouvoir de décision. Il faut bien garder à l’esprit que les membres des comités sont tous résistants, la plupart de la première heure. Ils ont généralement connu les maquis, les arrestations ou tentatives d’arrestations, ils ont vu des camarades tomber. Bref, ils ont tous, de près ou de loin, connu la répression. Cela leur donne aussi une légitimité face à la population, la plupart sont écoutés et respectés. Pour faciliter et rendre le travail imputé aux comités plus efficace, ces derniers ont mis en place les Comités Cantonaux et Locaux de Libération (CCL et CLL). Ces comités sont l’émanation des CDL et sont globalement dotés des mêmes missions. Il s’agit d’un nivellement administratif bien organisé dans lequel le CDL centralise les propositions des comités locaux (demandes d’arrestations, d’enquêtes, de nominations, de modification ou d’amélioration du ravitaillement, entre autres). Toutes les demandes, propositions, objections sont elles-mêmes soumises au Préfet pour validation, ou non.Les comités sont, encore aujourd’hui, des entités plutôt méconnues de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Leur implication administrative et politique départementale rend leur étude globale difficile voire impossible même si des caractéristiques communes sont visibles, tant sur les missions que sur la composition desdits comités. Néanmoins, de nombreuses études locales des évènements de la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement de la Libération permettent des approches locales particulièrement intéressantes. On pense notamment à la thèse écrite par Charles Riondet sur le comité parisien de Libération et les comités locaux de la Seine[1]. À l’échelle régionale de la Bourgogne Franche-Comté, nous pouvons citer, de manière non exhaustive, les ouvrages de Pierre Gounand et Jean-François Bazin pour Dijon et la Côte d’Or, l’ouvrage référence de l’ARORY pour l’Yonne[2]. On pense également à François Marcot pour le Doubs et Jean-Claude Martinet pour la Nièvre. Nous voyons implicitement que les missions accordées aux CDL excluent d’office toutes formes de violence. Il est nécessaire de rompre avec le régime de Vichy, tout comme il est indispensable d’empêcher les évènements de la Libération de saper le travail de restauration républicaine. Ainsi demandons-nous comment les comités départementaux de Libération, acteurs de la transition démocratique et républicaine, ont-ils canalisé la violence politique et populaire dans le contexte de la sortie de guerre et de la Libération ? I. Les Comités départementaux de Libération : acteurs d’une judiciarisation de l’épuration. Cette phase de la Libération nous renvoie bien sûr à des images d’une grande violence, le mot lui-même évoquant ce travail de purification d’une société et plus globalement d’une France « souillée par l’Occupation »[3]. Nous visualisons forcément les femmes tondues sur la place publique, ces tribunaux populaires et exécutions sommaires qui atteignent leur paroxysme à l’été 1944. Cette vindicte populaire reflète véritablement le besoin pour les Français d’expier quatre ans d’occupation[4] et d’aucuns en arrivent à parler d’une épuration sauvage exécutée hors de toute justice institutionnelle[5]. Se crée ainsi une forme de dualité entre cette justice du peuple, ballottée entre péjoration et légitimité d’une société en souffrance, et la nécessité de la prise en charge de la répression par l’État. Cette gestion de l’épuration est perçue dès le début par le CFLN comme une affaire d’État et de ses représentants locaux[6]. C’est donc là que les comités prennent toute leur place. Autrement dit, ils se doivent de canaliser la violence populaire et d’accélérer la mise en place des appareils répressifs à l’échelle locale. Le président du CDL de la Nièvre, M. Gauthé, évoque ses intentions[7] : « L’épuration ne doit pas prendre l’allure d’une brimade pas plus qu’elle ne doit donner l’occasion à l’assouvissement de vengeances personnelles. Elle doit être l’émanation de la justice, de la vraie justice, de la justice respectueuse de la personne humaine, mais aussi de la justice impitoyable. […] Nous devons faire abstraction de tous sentiments et remplir notre mission ; quoi qu’il nous en coûte, ce n’est pas de gaité de cœur que nous prenons ces mesures coercitives contre ces Français, ce n’est pas de notre faute, mais bien parce qu’ils l’ont voulu . » Les propos du Président Gauthé parlent d’eux-mêmes, malgré toute la subjectivité dont il pourrait et même serait en droit de faire preuve. La soif de revanche des comités est considérable mais l’esprit républicain et démocratique l’est davantage. Cela se voit dans la mise en place des nouvelles municipalités et l’organisation des élections. On ne peut pas être davantage dans une démarche démocratique et c’est même l’aboutissement du travail des Comités. L’ordonnance du 21 avril 1944 précise clairement que « Le Comité départemental de Libération cesse ses fonctions après la mise en place des conseils municipaux et des Conseils généraux ». Dans un courrier du 10 août 1944[8], le Conseil National de la Résistance évoque bien le renforcement de l’activité et de l’autorité des CDL en vue d’accélérer la libération des territoires occupés. Le CNR appelle tous les militants, CDL, et comités locaux à intensifier l’action clandestine.
« Les responsabilités incombant aux CDL sont des plus graves et des plus immédiates. Chaque CDL doit se pénétrer de cette réalité, et tout mettre en œuvre pour y faire face, avec la volonté ardente de contribuer efficacement à la restauration de la grandeur et de l’indépendance de la France. » Le CNR rappelle aux CDL leurs devoirs, leurs objectifs et l’exigence dont il faut faire preuve. Il s’agit d’unir et d’animer la Résistance, préparer et réaliser la prise du pouvoir dans leurs départements respectifs. Le noyau actif de chaque CDL doit se réunir fréquemment. Il est nécessaire que les CDL évitent l’improvisation, pour ne pas se mettre en danger et risquer de se faire arrêter par les forces d’occupation. Des commissions doivent être constituées, les plus importantes sont les suivantes : une commission d’action immédiate, une commission spécialisée de milices patriotiques, une commission d’épuration, de répression et de police, une commission des municipalités, d’aide aux victimes de l’ennemi, une commission de la propagande, de la presse et de l’information, une commission du ravitaillement et des transports, une commission de la santé et de l’assistance. Tous les CDL doivent hâter l’organisation des comités locaux de libération. Ils doivent aussi penser à s’élargir dès à présent pour s’adjoindre des personnalités locales marquantes, qui ont mené une action résistante ou au moins ont eu un comportement exemplaire de patriote durant la guerre. Nous voyons donc dans quelles mesures l’organisation des comités et leurs missions ont été préparées et pensées en amont. C’est dans ce contexte que la « justice impitoyable », dont parle Gauthé plus haut, se met en place, à travers une organisation administrative et judiciaire exigeante et qui ne souhaite rien laisser au hasard. Les commissions d’épuration (parfois appelées commissions d’arrestation) au sein des comités fonctionnent très rapidement après la Libération, il s’agit même d’une priorité. Par exemple, nous avons trace dans les archives du CDL du Doubs[9] d’une commission d’arrestation qui se réunit dès le 13 septembre alors que les territoires viennent d’être libérés. Le préfet Jacquin dans la Nièvre évoque dans un rapport[10] du 15 septembre 1944 la mise en place de la commission d’épuration de son département :
« Le CDL a organisé un service d’épuration qui est installé dans les bureaux de l’ancien service d’information allemand. Le Capitaine de gendarmerie Pierre, délégué du Service Secret de Sécurité Militaire du CNR en assume la direction sous la responsabilité du CDL. Le Parquet de Nevers, qui a rendu de grands services à la Résistance, s’est mis à la disposition du service d’épuration. Une centaine de personnes (dénonciateurs, membres de la LVF, PPF, RNP, commerçants ayant trafiqué avec l’ennemi) ont été arrêtées. Aucune exécution n’est à regretter à Nevers. » Les arrestations sont nombreuses à la Libération, pas systématiquement coordonnées, beaucoup d’entre elles ont été effectuées par les FFI dans les premiers jours de la Libération sans aucune autorisation. C’est le cas par exemple en Côte d’Or où quelque 500 personnes sont arrêtées par les FFI et rassemblées à la maison d’arrêt de Dijon. Le Président Guyot, au CDL de Côte d’Or évoque clairement cette situation lors de la séance du 15 septembre 1944[11]. Ces arrestations ont été faites dans l’agitation du moment, parfois de manière inconsidérée. Là encore, les comités souhaitent canaliser cette effervescence et l’intégrer à un processus légal. Néanmoins, de nombreuses arrestations ont été préparées en amont, beaucoup de comités locaux ont dressé, durant la clandestinité, des listes d’individus à arrêter. Le CCL de Moulins-Engilbert dans la Nièvre évoque dans sa séance du 23 août 1944[12] plusieurs listes dressées selon la gravité des actes commis par les individus concernés. Ainsi, il y a la liste A, qui concerne les cas les plus graves, et les listes B, C et D, concernant probablement des cas moins sérieux qui sont transmises au CDL après le 26 août. Les procès-verbaux de séance du CDL de Côte d’Or montrent bien la montée en puissance de la judiciarisation de l’épuration, laissant voir ainsi que l’épuration est de moins en moins l’affaire de la population. Ainsi, le 15 septembre toujours, Guyot explique que les FFI ne procèdent plus aux arrestations, des instructions doivent être données aux forces de Police et de Gendarmerie et seules les personnes arrêtées sur ordre du Préfet peuvent être placées en détention. Le 23 septembre 1944, il est nécessaire de traiter les dossiers des personnes incarcérées et de procéder à l’étude individuelle de chaque situation. Il résulte de cela qu’un grand nombre de personnes ont été arrêtées sans raison (souvent le résultat d’une vengeance personnelle, d’une fausse dénonciation). Guyot explique par exemple que 312 femmes ont été incarcérées mais 210 ont été libérées. De ces évènements découlent quasi systématiquement dans les CDL la création de commissions de criblage ou triage qui permettent d’amortir ces arrestations spontanées et constituer des dossiers précis et réguliers pour chaque personne inquiétée. À partir de là, une procédure nette se met en place, comme l’explique Guyot le 30 septembre 1944. Un dossier individuel est établi, transmis au Préfet qui le valide et le transfère lui-même au Juge d’instruction. L’appareil judiciaire se met donc en place mais allonge de fait les délais administratifs. Le 7 octobre 1944, le tri des internés à la prison est toujours en cours. Cette question de la lenteur de la justice est encore évoquée début décembre en côte d’Or[13], l’installation de la Cour de Justice a lieu le 6 novembre et le fonctionnement s’apparente à celui d’une cour d’assises. Le juge d’instruction constitue son propre dossier, convoque les témoins, il reprend donc chaque affaire. Cela allonge considérablement le traitement des dossiers, au grand dam de nombreux membres des comités et de la population. Le préfet de Côte d’Or, dans son rapport du 2 octobre 1944[14], évoque des chiffres qui peuvent impressionner : au 29 septembre, 851 arrestations ont été effectuées. Mais il est important de souligner le point suivant : la commission de justice, mentionnée plus haut et qui émane donc du CDL de Côte d’Or et du CCL de Dijon a procédé, après analyse des dossiers individuels, à la libération de 536 personnes, soit plus de la moitié de l’ensemble des personnes arrêtées. Le préfet précise que 315 personnes restent en prison et devraient être déférées au Tribunal militaire. Des commissions des municipalités sont également créées prioritairement. Celles-ci ont pour mission, en étroite collaboration avec les comités cantonaux et locaux, de reprendre la composition de toutes les communes, en excluant tous les maires, adjoints et conseillers qui ont ouvertement collaboré durant l’Occupation, qui se sont montrés hostiles à la Résistance, qui ont eu des comportements anti-français, etc. C’est un travail énorme, et même de longue haleine. Ainsi, selon les directives du Commissaire de la République, toutes les municipalités doivent avoir été « vérifiées » avant le 31 octobre 1944, ce qui n’a généralement pas été possible. L’épuration des municipalités est de plusieurs ordres : une modification partielle du conseil municipal, en général le maire, un ou plusieurs adjoints sont suspendus le temps d’analyser leurs dossiers ou totalement exclus lorsque l’action de collaboration est avérée ; le conseil peut être totalement dissous, auquel cas une délégation municipale est nommée, sur proposition des comités, pour gérer les affaires municipales en attendant les élections municipales, qui se déroulent au printemps 1945. II. Une violence de l’épuration à relativiser Ces derniers points permettent de relativiser légèrement les effets de la Libération et nous voyons clairement que les intentions des CDL ne sont pas de reproduire une violence arbitraire et répressive implacable. Parmi les personnes libérées, on peut supposer qu’une partie est innocente et que ces individus ont été arrêtés par erreur. Mais nous déduisons aussi que certaines d’entre elles ont commis des infractions mineures liées à des formes minimes de collaboration, pour lesquelles le CDL ne jugeait pas utile de faire aboutir les dossiers à des condamnations. Le CDL de Côte d’Or conserve de nombreux dossiers classés sans suite. Nous percevons ici que l’idéal de justice et d’équité doit prévaloir sur une forme exagérée et de « punition systématique ». Il en va de même pour les municipalités épurées, la majorité des conseils a été maintenue, les populations sont attachées aux personnalités municipales, beaucoup se sont insurgés contre la suspension ou l’exclusion de certains maires et/ou conseillers. Il a donc fallu aussi tenir compte d’une réalité de terrain, d’une collaboration qui n’a pas été systématiquement active, souvent subie et les comités ont globalement fait face à des querelles de clocher plus qu’à une refonte profonde et globale des municipalités. Nous avons d’ailleurs l’exemple du Sous-Préfet de Beaune[15] qui donne les chiffres suivants concernant les municipalités : Nombre de conseils municipaux : 197 Nombre de conseils modifiés : 90 Nombre de délégations municipales créées : 11 Nombre de conseils non modifiés : 66 Conseils municipaux restant à modifier : 5 Nous voyons de manière limpide que très peu de délégations ont été créées, il y a surtout eu des modifications de conseils et environ 30 % des municipalités dans l’arrondissement de Beaune n’ont pas été modifiées, ce qui représente une bonne part. Mais évidemment, tout n’est pas étanche, les comités ne sont pas exempts de comportements parfois excessifs. Cette violence de guerre et des évènements de la Libération est omniprésente et les membres des comités font face à leur propre histoire, leur propre humanité. Les discours s’emballent et s’opposent, certains membres demandent plus, une épuration jusqu’au-boutiste, où rien ne devrait être pardonné à quiconque n’a pas été assez patriote. Certains membres reviennent de déportation ou ont des proches fusillés, morts dans les camps nazis. Les procès-verbaux des séances des comités, lorsqu’ils sont présents, révèlent bien cette dualité entre un besoin démocratique de justice et la réalité des parcours et des vécus des membres et la responsabilité pesant sur leurs épaules de contribuer au redressement d’une France détruite par la guerre. La consultation des archives des comités peut créer un certain malaise pour l’historien, notamment par le nombre de dossiers constitués par les commissions d’épuration et de justice. En côte d’Or, environ 2 000 dossiers ont été dressés, suite à des signalements, des dénonciations. Il y a aussi un nombre important de demandes d’enquêtes et d’arrestations. Un dossier d’archives du CDL de Côte d’Or compte environ 700 demandes d’enquête. Sur le Territoire de Belfort, environ 800 fiches individuelles font état des suivis des dossiers et des éventuelles condamnations. L’épuration économique n’a pas été tendre avec les petits commerçants qui, suite à une pratique du commerce avec l’ennemi et une augmentation des profits considérés comme illicites, ont vu leurs commerces fermer définitivement, leurs biens mis sous séquestre et les individus eux-mêmes placés en résidence surveillée. La presse reflète aussi cette violence sourde, ce besoin de rechercher tous les collaborateurs qui ferait presque penser à une traque, une chasse aux sorcières. Le 18 septembre 1944, Le CDL de Côte d’Or publie dans le journal Le Bien Public[16] :
« Le Comité départemental de la Côte d’Or informe la population du département qu’un “Bureau des plaintes” est ouvert à chaque chef-lieu de canton (pour Dijon à l’hôtel de ville). Toute personne peut et doit y déposer une plainte motivée et signée au sujet de tout fait de : trahison, collaboration avec l’ennemi ou marché noir, qui serait à sa connaissance. Ces plaintes seront immédiatement transmises au Comité départemental de Libération qui ouvrira une enquête et proposera aux autorités administratives et judiciaires compétentes les mesures nécessaires . » Les membres des comités eux-mêmes s’interrogent, sur leur conduite, sur le travail effectué par les comités et la décence de celui-ci. Au sein du CDL du Doubs, dès le 22 septembre 1944[17], Me Minjoz souhaite démissionner de la commission d’épuration car il n’admet pas ces arrestations qui lui donnent la sensation d’agir comme ses adversaires envers leurs victimes. Ce point de vue est intéressant et révélateur d’un certain malaise face à la gestion de cette violence, issue de la guerre, de la Libération, des Résistants eux-mêmes, de leur soif de revanche voire de vengeance. Certains acteurs ont tendance à faire du « zèle », comme c’est le cas au sein du Comité cantonal de Tannay dans la Nièvre. Le courrier du sous-préfet de Clamecy du 30 novembre 1944[18] évoque même le président Bonnin, violemment pris à parti par plusieurs personnes. Il ferait preuve d’une grande ingérence dans la gestion de plusieurs communes. Apparemment, plusieurs comités locaux se sont formés seuls, leurs présidents se sont nommés seuls, les réunions n’existent pas. Bonnin nomme et agit seul, sans aucun contrôle, accomplissant souvent des vengeances personnelles et favorisant des querelles de clocher. Mais comme nous l’avons dit plus haut, l’esprit républicain est bien là et ces moments de tension sont très minoritaires. Le CCL de Dijon évoque dans la presse[19] sa volonté que la justice soit rendue :
« L’heure de la justice attendue depuis 4 ans, vient de sonner. Mais il ne faut pas que la sérénité de cette justice soit troublée par des rancunes personnelles. C’est pourquoi le CCL rappelle qu’aucune accusation anonyme ne sera prise en considération. Seuls, les faits précis, bien retenus seront pris en compte. Il compte sur la discipline et le patriotisme de ses concitoyens pour mener à bien la tâche qui lui a été confiée. Aidez-le dans sa mission, et qu’aucune vengeance particulière ne vienne souiller la pure gloire de nos soldats réguliers ou FFI ou la mémoire des fusillées ni les souffrances et les tortures des prisonniers et déportés. Le régime de la terreur, instauré par l’envahisseur et sa Gestapo, ne doit pas renaître sous une autre forme. » Conclusion D’après ces premiers éléments, nous comprenons que les comités se situent clairement dans une phase de transition et participent activement au rétablissement de la légalité républicaine, après les quatre années de l’Occupation. Ces années participent d’une violence politique intense, par le régime de Vichy, la présence et les pratiques des forces d’occupation allemandes. Les évènements de la Libération n’en sont pas moins violents, tant par les combats armés que par certaines exactions populaires, plus ou moins spontanées, exécutoire collectif répondant à l’oppression. La volonté de rupture politique, sociale et économique avec le régime de Vichy est très nette pour les comités, qui souhaitent insuffler un renouveau démocratique et républicain à tous les niveaux de la société. Cette volonté implique donc de développer une stratégie pour limiter la violence et l’endiguer. L’étude précise de ces comités, de leurs engagements et de la façon dont leurs acteurs se sont comportés révèle une rupture moins étanche qu’il n’y paraît. En effet, les membres des comités ont eu parfois des réactions surprenantes et violentes mais qui restent à la marge de l’engouement global vers le renouveau démocratique et la confiance accordée au Gouvernement provisoire et au général de Gaulle. Ainsi, nous voyons à travers tous ces éléments que les Comités départementaux sont des catalyseurs de la violence. La Libération provoque une sorte d’explosion des émotions, désinhibe les actions et le besoin presque instinctif de se libérer de l’oppression. Les membres des comités ont été continuellement guidés par le désir de rétablir la démocratie et l’unité républicaine autour du Gouvernement provisoire, quoi qu’il en coûte. Ils ont canalisé la violence en libérant la parole, en accueillant la colère d’une population pour la traduire à travers l’appareil judiciaire de l’État. Le rôle des comités a été crucial dans la gestion de la transition démocratique, au-delà des contradictions, des divisions internes, des incompréhensions sur les méthodes utilisées et leur efficacité. Les chiffres de l’épuration parlent d’eux-mêmes sur sa violence. La plupart des affaires traitées aboutissent à la dégradation nationale, la peine la plus couramment prononcée et qui correspond à la perte des droits civiques. Les condamnations à mort n’ont pas été majoritaires et les lois d’amnistie, prononcées dès 1947, marquent bien la volonté d’avancer et de « passer à autre chose ». Les Comités départementaux de Libération ont globalement achevé leurs missions, l’épuration s’est faite, quel que soit son bilan et les élections régulières et démocratiques ont eu lieu. La situation des comités était d’autant plus fragile qu’ils n’ont eu aucun pouvoir de décision. Ils impulsent un mouvement, reflètent une volonté plus ou moins générale mais toujours soumise à une autorité supérieure. Le Président Guyot évoque cela le 14 octobre 1944[20], il souligne le « freinage » persistant dans toutes les initiatives qu’il impulse, dans l’approvisionnement, les relations avec les forces de police et la difficulté à asseoir une autorité légitime face à l’administration préfectorale. D’une certaine manière, le travail des comités leur a échappé, tant par l’implication des membres dans d’autres activités, notamment politiques, que le verrouillage pensé et opéré par le Gouvernement provisoire assurant aux comités une existence éphémère inéluctable.
Harmonie Mariette, |
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean Vigreux) |
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|
[1]
Référence.
[2]
Association pour la Recherche sur l’Occupation et la
Résistance dans l’Yonne.
[3]
François Rouquet et Fabrice Virgili,
Les Françaises, les Français et l'Epuration (1940
à nos jours), Collection Folio Histoire (n° 274), Gallimard, 2018.
[4]
Idem.
[5]
Philippe Bourdrel, L’épuration sauvage,
1944-1945, Paris, Perrin, 1988 (rééd. 2008).
[6]
Marc Bergère, L’Epuration en France, Paris, Que
Sais-je, 2018.
[7]
AD58, 1067W65, Fonds du Cabinet du Préfet, Comité
départemental de Libération : notes, instructions,
modèle de statuts, liste de membres, procès-verbal de
réunion.
[8]
AD58, 111W38, Fonds du Cabinet du Préfet, Comité
départemental de Libération : notes, listes de
membres, comptes rendus.
[9]
AD25, 8W2, Fonds du Comité départemental de
Libération : registre des délibérations.
[10]
AD58, 1067W65, Fonds du Cabinet du Préfet, Comité
départemental de Libération : notes, instructions,
modèle de statuts, liste de membres, procès-verbal de
réunion.
[11]
ADCO, W20887, Fonds du Comité départemental de
Libération, fonctionnement : comptes rendus des
séances du CDL du 15 septembre 1944 au 25 octobre 1945.
[12]
AD58, 111W38, Fonds du Cabinet du Préfet, Comité
départemental de Libération : notes, listes de
membres, comptes rendus (procès-verbal de séance du CCL
de Moulins Engilbert).
[13]
ADCO, W20887, Fonds du Comité départemental de
Libération, fonctionnement : comptes rendus des
séances du CDL du 15 septembre 1944 au 25 octobre 1945
(procès-verbal de la séance du 2 décembre 1944).
[14]
ADCO W21374, Commissariat de la République de Bourgogne
Franche-Comté, esprit public : rapports au commissariat
de la République des préfets et sous-préfets sur la
situation de leur circonscription.
[15]
ADCO 1187W18, Versement de la Préfecture régionale de
Dijon puis Commissariat de la République de Bourgogne
Franche-Comté, rapports bimensuels des préfectures de
Région, décembre 1945-janvier 1946 (Rapport du
sous-préfet de Beaune, 18 novembre 1944).
[16]
ADCO PER 160/136, Le Bien public, 12 septembre
1944-décembre 1945.
[17]
AD25, 8W2, Fonds du Comité départemental de
Libération : registre des délibérations.
[18]
AD58 137W56, Fonds du Cabinet du Préfet, épuration
des parlementaires et élus locaux : avis du Comité
départemental de Libération.
[19]
ADCO PER 160/136, Le Bien public, 12 septembre
1944-décembre 1945, journal du 22 septembre 1944.
[20]
ADCO, W20887, Fonds du Comité départemental de
Libération, fonctionnement : comptes rendus des
séances du CDL du 15 septembre 1944 au 25 octobre 1945
(séance du 14 octobre 1944).
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Pour citer cet article : Harmonie Mariette, « Transition démocratique, restauration républicaine, violence politique et populaire à la Libération : le rôle des comités départementaux de Libération en Bourgogne Franche-Comté, 1944-1946 », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 20 - mis en ligne le 12 janvier 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Harmonie Mariette Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |