Laboratoire
Interdisciplinaire de
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"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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Violences et transitions
Le nouvel ordre des violences carcérales
Bertrand Kaczmarek
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

L’évolution considérable du rapport que l’institution pénitentiaire entretient à la violence trouve son principe dans la disqualification de la violence réformatrice, au profit de la consécration de la violence institutionnelle sécuritaire. Cette substitution résulte à la fois de la critique foucaldienne des disciplines et de la montée en puissance de l’éthique néolibérale naturaliste. Ce nouvel agencement des violences a pour lui sa revendication de neutralité, mais il participe activement à polariser les détentions. L’enjeu dès lors est de repérer le nouveau type de violence qu’il produit par abstention pour identifier la part manquante de la peine contemporaine. Pour ce faire, l’anthropologie de Charles Taylor se révèle pertinente, non seulement pour pointer en creux ces carences mais également pour déterminer en plein ce que serait une peine porteuse de reconnaissance.

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Mots-clés : Prison, Violence, Michel Foucault, Charles Taylor, Polarisation, Contractualisation, Pénitentiaire
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

I. Définition de la violence
II. Le primat de la violence gouvernementale
III. La gouvernementalité démasquée
IV. Vers une gouvernementalité indolore
V. L’ordre sécuritaire et juridique
VI. La polarisation des détentions
VII. La violence anti-symbolique
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La peine doit être violente. C’est son nom même qui le dit : si elle n’était pas violente, comment pourrait-elle être pénible ? Pour dissuader, ne doit-elle pas, au moins partiellement, être redoutée, donc redoutable, donc douloureuse ?

Étonnamment, la réponse institutionnelle contemporaine à cette question tend vers la négative. Le temps des disciplines étant révolu, subsisterait une violence exclusivement sécuritaire : les contraintes imposées trouveraient leur unique justification dans la nécessité de se protéger du danger que représentent certains détenus. Autrement dit, des deux missions qui lui sont confiées, la garde et la réinsertion, seule la première génèrerait désormais une violence. La fonction correctrice ou pédagogique de la peine n’en requerrait aucune, voire même l’exclurait tout à fait. Afin d’appréhender cette évolution, il convient préalablement de définir la violence.

I. Définition de la violence

En acceptant ses limites, la définition qui sera retenue ici qualifie de violent tout acte, comportement ou dispositif qui diminue physiquement, psychiquement ou moralement celui qui le subit (qui peut donc être autrui ou soi-même). Cette définition appelle plusieurs remarques :

La première est que la violence n’est pas toujours liée à la douleur. Lorsqu’on prive des enfants d’éducation, on leur fait violence mais ils n’en souffrent pas consciemment. Autrement dit, le ressenti de celui qui la subit n’est pas un critère suffisant, et il convient donc d’en appeler à une nature au regard de laquelle l’intégrité du sujet peut être considérée comme diminuée (dans l’exemple, on considère que tout enfant, parce qu’il est un être rationnel, aspire à être enseigné). La difficulté alors est de préciser cette nature.

La seconde est que la violence ne requiert pas forcément la violation du consentement, ainsi que l’illustrent les sports de combat. La prise en compte du consentement devient cependant essentielle pour déterminer si la violence est ou non légitime, en considérant généralement comme illégitime une violence infligée contre la volonté d’autrui. Ce principe doit être cependant tempéré de deux manières qui méritent d’être particulièrement réfléchies dans le cadre d’une philosophie de la peine :

D’une part, la violation du consentement ne suffit pas à rendre la violence illégitime, sans quoi cette notion n’aurait plus aucune limite. Ainsi qui souffre d’être déshonoré pour avoir détourné de l’argent public ne peut taxer cette violence d’illégitimité : c’est plutôt son refus de cette souffrance qui est injuste.

Et d’autre part, la légitimité de l’acte, du comportement ou du dispositif, peut s’avérer indécidable sur le moment et n’apparaître qu’ultérieurement, ainsi que l’expérience pédagogique donne à l’éprouver : si le travail contraint de l’élève génère des résultats bénéfiques, la violence qui l’a initié sera aisément regardée comme légitime ; au contraire, si ce travail a conduit à l’échec et à la dépréciation de soi, elle pourra alors être considérée comme illégitime. Cette temporalité du consentement frappe ainsi de contingence la valeur de l’acte posé : au moment où il agit, le violent ne dispose pas de la certitude que son acte est légitime, et ce même s’il est habité des meilleures intentions du monde.

Tant que la peine est chargée d’une fonction correctrice, c’est-à-dire qu’elle est prononcée pour que celui qui la subit décide de ne pas réitérer, ces remarques tirées du champ de la pédagogie trouvent leur application dans le domaine pénal : la souffrance des détenus ne suffit pas à rendre l’institution pénitentiaire illégitime, mais à l’inverse, la noblesse des motifs qui guident son action (par exemple, assurer la paix publique) n’est en rien le gage suffisant de sa légitimité.

Au-delà de la seule définition de la violence, s’entendre sur une typologie des principales formes qu’elle revêt apparaît donc nécessaire pour déterminer si les actes posés sont ou non légitimes, mais aussi pour comprendre comment la situation contemporaine résulte avant tout d’une réorganisation de la hiérarchie des types de violence. 

II. Le primat de la gouvernementalité

La typologie proposée par Dan Kaminski[1] clarifie avec pertinence ce qui se joue dans l’emprisonnement. Quatre formes de violence y sont distinguées, qui se démarquent d’abord selon qu’elles mettent en jeu les individus en tant qu’auteur ou en tant qu’agent, c’est-à-dire selon qu’elles sont respectivement interpersonnelles ou impersonnelles (ce terme recouvrant les violences gouvernementale, symbolique et institutionnelle).

La conception traditionnelle de la peine, telle qu’elle fut développée en France aux xixe et xxe siècles repose sur la suprématie de la violence gouvernementale : cette expression renvoie aux techniques de « guidage des hommes les uns par les autres » que Foucault nommait gouvernementalité[2]. À « l’état pur », elle s’exerça sous les espèces de la discipline : au-delà des privations (de relations hétérosexuelles, d’alcool, de tabac, etc.), les détenus étaient contraints entre autres à travailler et à écouter des prêches moralisateurs ou hygiénistes, parce que c’était cette combinaison de privation et de positivité qui devait dresser ou redresser les sujets. Cependant, elle fonctionna également comme horizon de toutes les autres formes de violence : c’est à l’aune de cette visée réformatrice que celles-ci étaient évaluées.

Il en fut ainsi de ce que Pierre Bourdieu nommait violence symbolique, désignant par là tout processus travaillant à faire intérioriser aux sujets un rapport de domination : la production de la figure repoussante du délinquant en tant qu’être radicalement différent ancrait non seulement la hiérarchie sociale dans les imaginaires, mais permettait également de façonner le public libre autant que la population captive. De l’aspect lugubre des établissements au costume pénal des détenus en passant par le discours criminologique, tout devait participer à constituer la prison comme un signe effrayant dressé au cœur des villes pour dissuader ceux qui seraient tentés de s’écarter de la voie vertueuse du travail, de la sobriété et de l’épargne. La violence gouvernementale opérait ainsi autant sur les détenus que sur les spectateurs.

De la même manière, elle recouvrait de sa légitimité morale la violence institutionnelle, c’est-à-dire toutes les contraintes imposées par l’institution pour instaurer un ordre efficace. Cela signifie que la neutralisation des dangereux n’était admise qu’à condition d’être redoublée d’une perspective réformatrice : si on empêchait les individus (d’aller et de venir, de détenir des objets pouvant servir à s’armer ou à s’évader, etc.), si on les retenait, c’était pour les transformer, et non pas seulement pour protéger le public. Ainsi Tocqueville distinguait-il entre l’emprisonnement et le pénitentiaire, le premier ne consistant qu’en une rétention, tandis que le second travaillerait à un amendement[3]. Il ne s’agissait pas seulement de deux fonctions complémentaires qu’il conviendrait d’associer : garder pour pouvoir aussi éduquer. La première était plutôt recouverte par la seconde, c’est-à-dire que la garde était pensée comme une instruction : souffrir de privation en prison enseignerait en soi la valeur de la liberté.

Ce primat de la violence gouvernementale avait également pour conséquence la réprobation de la violence interpersonnelle : en théorie, les détenus ne devaient pas faire l’objet de sévices censés être l’apanage de l’Ancien régime. Toutefois, même s’il est impossible de se faire une idée précise de l’ampleur de ce type de violence, il ne fait aucun doute qu’elle faisait partie courante de la détention. Mais même alors, le pouvoir qu’on prêtait à la violence gouvernementale était supposé transfigurer les coups portés, ainsi qu’en atteste l’expression parfois employée de « gifle éducative ».

Dès lors que l’ensemble de l’édifice reposait sur la visée de gouvernementalité, la critique de celle-ci entraîna le renversement de cet agencement.

III. La gouvernementalité démasquée

Parmi les diverses raisons qui ont conduit à la dévalorisation de la fonction pédagogique ou gouvernementale, deux paraissent particulièrement puissantes.

La première consiste dans la prise de conscience progressive de la pluralité des conceptions du bien dans les sociétés libérales. On entend par là le fait que, à la différence de l’époque prémoderne, un même pays peut regrouper des membres qui ne partagent pas une même représentation de la vie bonne. Dès lors, parce que le bien n’est plus certain, il devient impensable de prétendre y conduire autrui. Concrètement, cela signifie par exemple qu’on ne saurait contraindre les détenus à se lever le matin, qu’aucune limite autre que sécuritaire ne doit être assignée à leur consommation, pas plus que ne doit être orientée ce qu’ils écoutent, lisent ou regardent.

L’autre raison décisive vient comme en prolongement : il s’agit de la mise au jour par Foucault des rapports de domination qui sous-tendent ce pluralisme des conceptions du bien. Il présente ainsi sa réflexion comme l’effort pour déterminer si « on peut articuler cette volonté de savoir, qui a pris la forme d’une volonté de vérité, non point sur un sujet ou une force anonyme, mais sur les systèmes réels de domination » et enfin replacer « le jeu du vrai et du faux dans le réseau des contraintes et des dominations. La vérité – je devrais dire plutôt le système du vrai et du faux – aura révélé le visage qu’il a depuis si longtemps détourné de nous et qui est celui de sa violence[4] ». Cette critique allait frapper d’illégitimité toute prétention à éduquer autrui, et donc prétention à lui dire le vrai, parce qu’il n’y aurait là qu’une tentative de le soumettre : la violence gouvernementale de la discipline n’était en réalité qu’une violence symbolique cachée ou qui s’ignorait. Dès lors, pour ne pas être viciée, la peine ne doit être que réponse à une transgression, et rien de plus. Tout ce qui prétend amender le sujet constitue le pénitentiaire et doit être rejeté comme indu (sur ce point, l’opposition entre Foucault et Tocqueville est parfaite : tous deux définissent de la même manière le pénitentiaire, mais lui attribuent une valeur rigoureusement inverse).

Progressivement reçue au sein de l’institution pénitentiaire, cette critique va participer à dessiner la prison contemporaine et à reconfigurer la légitimation des différentes formes de violence : le temps de l’emprise révolu, s’ouvre celui de la pure privation de la liberté d’aller et venir.

IV. Vers une gouvernementalité indolore

Ce nouvel ordre pénitentiaire se définit donc d’abord en rupture : il s’agit avant tout pour l’institution de prouver qu’elle est désormais vierge de toute tentation d’emprise. Cela ne signifie pas que le discours éducatif disparaît, mais qu’il est largement adapté. D’une part, l’objectif n’est plus l’amendement mais la réinsertion, ce qui signifie que la perspective n’est plus morale mais économique. L’objectif est de trouver un toit et un emploi. Il y a toujours un projet normatif, mais il est considérablement simplifié, c’est-à-dire uniquement déduit d’une éthique naturaliste qui se présente comme une sorte de plus petit dénominateur commun au regard des conceptions divergentes de ce que serait une vie réussie[5]. Autrement dit, les seules orientations données doivent être certaines, ce terme étant entendu comme susceptible de recevoir l’assentiment de tous : sans emploi ni logement, le risque de récidive est objectivement très élevé. Mais du for interne et de la culpabilité il ne doit jamais être question.

D’autre part, le consentement devient, dans tout ce qui touche à l’éducation, une limite infranchissable, conformément à l’éthique minimaliste : « Dans ses versions les plus exigeantes, le minimalisme soutient que le mot “moral” ne devrait même pas être utilisé pour qualifier les devoirs positifs envers les autres (fidélité à la communauté d’appartenance, déférence envers les anciens, charité à l’égard des pauvres, etc.) Il ne conviendrait que pour décrire le souci négatif de ne pas causer à autrui de torts délibérément. Pour le minimaliste, en effet, certains de ces devoirs positifs sont supposés moraux, mais ils ne le sont pas vraiment. Ils expriment le désir de faire le bien des autres même contre leur volonté, ce qui revient à leur causer un tort[6]. » Les indices de la réception de cette éthique au sein de l’institution sont nombreux, qu’il s’agisse de la relative tolérance montrée en pratique à l’égard de la consommation de cannabis, ou du fait que tout ce qui relève de l’éducation est seulement proposé et jamais imposé : non seulement le travail n’est plus obligatoire, mais toute formation est facultative, les détenus étant libres de se porter candidats ou de s’abstenir. L’obligation inscrite dans la loi pénitentiaire de 2009 de participer « au moins » à une activité atténue légèrement cette affirmation en son principe, mais elle demeure tout à fait exacte en pratique tant en raison de la difficulté de l’administration à proposer un volume suffisant d’activités que de la difficulté à imposer le respect de cette obligation.

La forme la plus aboutie de cet appel au consentement des détenus est fournie par le recours croissant à la contractualisation, dans des dispositifs aussi différents que les modules de respect (MR) ou les unités pour détenus violents (UDV). Dans le contrat se donnerait à voir l’extrême délicatesse de l’institution incapable désormais de contraindre les détenus à participer à telle activité ou dispositif. Pour être admise dans ce nouveau régime, la gouvernementalité se doit d’être seulement suggestive. Ne pouvant imposer, l’institution se contente d’essayer d’influencer par le jeu des commodités : si vous vous engagez, vous aurez tel avantage pratique. Le détenu s’obligeant lui-même, l’institution peut réserver sa force pour assurer l’ordre.

V. L’ordre sécuritaire et juridique

À cet affaiblissement du discours de l’amendement correspond en contrepoint la consécration de la violence institutionnelle, puisque la fonction sécuritaire est désormais la première raison d’être de l’institution : afin de protéger la société la peine doit avant tout assurer la neutralisation des individus jugés dangereux. Cette reconfiguration des violences carcérales a conduit à la reconfiguration des critiques : parallèlement à cet investissement sécuritaire s’est développé un mouvement de reconnaissance des droits des détenus et de juridicisation de l’emprisonnement.

L’opposition de ces deux forces – efficacité sécuritaire et garanties juridiques – explique la situation actuelle où les seuls et uniques interdits sont motivés par le souci d’assurer la sécurité. Ainsi, la consommation de pornographie par des auteurs d’infraction à caractère sexuel ne saurait être limitée, mais les ouvrages religieux considérés comme radicaux sont interdits parce que menaçant l’ordre de l’établissement. Il y a là un argument naturaliste puissant (garantir la sécurité des personnels) rendant l’institution relativement souveraine dans son jugement de l’opportunité des moyens qu’elle met en œuvre. L’histoire récente du régime des fouilles intégrales est particulièrement significative de cette tension entre droits et sécurité : alors que l’article 57 de la loi pénitentiaire de 2009 indiquait clairement la décision de rendre cette mesure exceptionnelle, des aménagements pratiques et législatifs[7] ont progressivement atténué cette orientation pour ne faire porter la discussion que sur la manière de circonscrire son caractère systématique.

Ce rapport de force entre droit et sécurité était clairement établi dès les années 1980, mais la menace terroriste l’a intensifié et renversé : quant à sa puissance légitimatrice, le discours des droits est désormais secondaire, tandis qu’il a longtemps été mis en avant par l’institution elle-même, lavant ainsi l’opprobre des décennies précédentes. Il n’en reste pas moins que des progrès considérables ont été accomplis et le sont encore dans le respect des droits des détenus, transformant en profondeur les détentions en faisant reculer notamment de manière drastique les violences exercées par les personnels sur les détenus en dehors de tout cadre réglementaire. Il y a là un véritable changement de culture professionnelle[8] auquel participent la professionnalisation de l’emploi de la force et sa délégation à des personnels extérieurs à l’établissement[9].

Tandis donc que la violence gouvernementale a disparu grâce à la sacralisation du consentement individuel, la seule violence encore exercée serait encadrée strictement par la loi pour protéger la société. Ce nouvel agencement apparaît particulièrement rationnel : cet ordre préserverait les citoyens libres en même temps qu’il responsabiliserait les détenus, en permettant à ceux qui le souhaitent d’occuper au mieux le temps passé en prison, voire de s’engager dans un processus éducatif, sans jamais risquer qu’une conscience soit violée. Il y a là un idéal puissant, et même si l’institution s’avère toujours en défaut par rapport à lui – le droit conservant une longueur d’avance sur les conditions matérielles, il est tout à fait compréhensible qu’elle soit convaincue de la route à suivre.

Pourtant ce tableau doit être tempéré. Ce reflux vers une gouvernementalité qui se veut indolore ne va pas en effet sans poser problème : d’une part, la place donnée au consentement de chaque détenu, sous couvert de responsabilisation individuelle, tend à polariser les détentions contemporaines ; d’autre part, l’approche exclusivement naturaliste, en les réduisant à des calculateurs rationnels, fait violence aux détenus par les carences dont elle est porteuse.

VI. La polarisation des détentions

La différenciation des conditions de détention selon que les détenus s’engagent ou non dans un dispositif plus exigeant (tel que les MR), procure l’avantage important de ne pas soumettre ceux qui ne présentent pas de dangerosité envers l’établissement à une violence institutionnelle qu’ils ne « méritent » pas : il serait illégitime d’empêcher d’exercer certaines libertés (comme détenir la clé de sa cellule) ceux dont on a des raisons de penser – selon leur âge, le type de délit ou de crime commis, et plus largement leur comportement – qu’ils n’en feront pas un mauvais usage.

Cependant, si cette situation est tout à fait compréhensible pour ceux qui participent, elle devient beaucoup plus problématique pour tous les autres. Qu’ils aient refusé de se porter candidats, ou qu’ils aient été exclus du dispositif en raison d’un mauvais comportement, ils exécuteront alors leur « peine » selon le régime commun de détention, qui bien qu’appauvri (quant aux activités proposées) et plus violent (quant aux contraintes sécuritaires plus élevées, et quant à la violence interpersonnelle qui oppose les détenus entre eux) leur permet de rester oisifs voire de trafiquer. On aboutit alors à une situation qui prive ceux qui en ont le plus besoin du régime qui leur serait probablement le plus bénéfique : parce qu’ils refusent de s’engager à respecter les règles de politesse (saluer les personnels et les autres détenus), d’hygiène (nettoyer la cellule), de discipline personnelle (se lever le matin), et d’absence de trafic, ou parce qu’ils éprouvent des difficultés à le faire, on en tire la conséquence qu’il convient de les plonger pendant des mois ou des années dans un milieu où ces règles sont absentes ou considérablement atténuées.

Ainsi ce recours au consentement produit une détention à deux vitesses, où l’on soumet aux règles principalement ceux qui les respectent déjà, et où on laisse le très grand nombre évoluer dans un régime insignifiant et beaucoup plus violent. Cette répartition trouve sa justification dans l’invocation de la responsabilité individuelle, conformément au néolibéralisme pénal[10]. Ce courant, porté notamment par l’économiste Gary Becker, envisage le criminel comme un « entrepreneur en actions illégales », c’est-à-dire un être qui se déterminerait à passer à l’acte uniquement si la balance bénéfices/risques lui est favorable. Dès lors, tout détenu devient le manager de sa propre peine, ainsi que le formalise la contractualisation : chacun est libre par exemple de se saisir ou non de la chance que peut représenter un régime de détention plus exigeant.

Chacun est libre, c’est-à-dire que personne n’est contraint : on voit alors combien cette nouvelle pénalité découle de la critique de la gouvernementalité. Il ne s’agit pas de faire de Foucault un partisan du néolibéralisme, mais de pointer la pente logique qui conduit d’une lecture de la moralité en termes exclusifs de domination à une survalorisation de la responsabilité individuelle. Puisqu’on n’impose rien, tout devient facultatif, et l’individu est abandonné à ses aptitudes et à ses habitudes, peu importe la faiblesse de celles-ci ou la nocivité de celles-là : il a le choix de « vouloir » mener une vie médiocre, et la société n’a que le devoir de s’en protéger. La violence tend alors à être perçue comme extérieure à la peine : c’est le condamné lui-même qui provoque la violence institutionnelle, et il ne tient qu’à lui qu’elle n’existe pas. La création des UDV, suite au dernier mouvement social d’ampleur, incarne cette externalisation de la violence qui semble tout entière retirée dans la personne de quelques individus.

Mais cette justification par la seule responsabilité ne tient pas dès lors que beaucoup de ceux qui sont incarcérés, notamment parmi les jeunes adultes, sont seulement capables d’une autonomie personnelle très limitée. Or, au lieu que la contractualisation les fasse progresser en ce domaine, elle se contente de tirer immédiatement les conséquences de leur immaturité ou de leur hétéronomie, en les rejetant parmi les catégories de condamnés dont on n’attend ou dont on n’espère rien. Dans les faits, la polarisation désigne en effet moins l’opposition entre des régimes voulus comme très différents (le MR, fondée sur la confiance paraît ainsi une anti-UDV, justifiée par la défiance), qu’entre ces prises en charge spécifiques (auxquelles appartiennent aussi les dispositifs liés à la « radicalisation ») et l’immense masse de la détention « classique » marquée avant tout par la peur, l’ennui et l’errance.

Ainsi, l’orientation de l’emprisonnement contemporain n’est pas seulement une « montée en puissance dans le champ pénal d’une culture orientée moins vers le changement individuel du justiciable que vers le contrôle »[11]. Le processus de polarisation permet de rendre compte plus précisément de la partition à la fois de la population pénale et des missions de garde et de réinsertion : certains détenus sont assignés au contrôle, d’autres au changement. Il n’y a en effet pas de troisième voie, et qui refuse que la peine travaille au changement prône malgré lui le contrôle, parce que celui-ci apparaît comme neutre moralement : il est plus aisé de cesser de contrôler quelqu’un lorsqu’on a confiance en lui (ce ne peut jamais être une certitude et la peine requiert du courage politique), c’est-à-dire qu’on a confiance dans le fait que la peine a pu l’aider à changer. Or, la combinaison de l’intolérance grandissante de la société au danger et du développement des moyens numériques laissant craindre une intensification et un allongement important du contrôle, il devient urgent de déterminer ce qui peut être entendu par ce changement.

VII. La violence anti-symbolique

En raison du processus de polarisation, c’est au sein des dispositifs les plus spécifiques qu’il convient d’examiner le type de changement que l’institution travaille à provoquer, puisque l’autre pôle, constitué par la détention classique, se caractérise par une absence de réel projet en la matière. Que penser dès lors de cet idéal, tel que le dessinent notamment les MR ? Une première voie consiste à en déplorer le caractère managérial évoqué plus haut. Selon cette lecture, la gouvernementalité n’aurait pas reculé, mais elle aurait simplement mué en même temps que se transformait le visage de l’individu libéral qu’il convenait de produire : il s’agirait dès lors d’engendrer des monades se concevant comme totalement responsables de leur sort, permettant ainsi à la puissance publique de se dédouaner de celui-ci[12]. C’est donc par ce qu’il réaliserait que ce projet est critiquable. Si ce risque est bien réel, une difficulté paraît plus profonde, touchant plutôt à ce dont il s’abstient.

La prétendue neutralité morale de l’approche naturaliste s’accommode très bien d’obligations de ponctualité ou d’hygiène, étant donné que tout libéré aura besoin de ces qualités pour mener une vie sociale ou professionnelle. De même, une conception extensive du devoir de réserve des personnels rendant suspecte toute auto-divulgation, associée à une compréhension des détenus qui ne seraient que des calculateurs, se satisfont d’une relation purement juridique. Cependant, cette anthropologie réductrice décourage, voire interdit toute approche qui viendrait questionner l’individu quant à sa conception de la vie bonne. Or, Charles Taylor montre que le sujet « existe seulement dans un espace de questions, par la vertu de certaines visées constitutives[13] », ce que confirme l’expérience du travail en détention. Ce positionnement de tout sujet (détenu comme agent pénitentiaire) au sein d’un espace de questionnement éthique ne signifie absolument pas qu’il faille directement interroger les condamnés sur la valeur morale de ce qu’ils ont commis, dans le même esprit des projets portés au xixe siècle ; mais qu’il est impossible de considérer réellement punir des humains si on ne prend pas en compte les interrogations permanentes qui les traversent, quant à ce que signifie pour eux une vie réussie, à la fidélité à telle communauté d’appartenance, à la place accordée à l’argent, etc. Le succès relatif d’un islam « radical » en détention atteste ainsi en creux des carences de la morale naturaliste ou minimaliste : c’est notamment par sa capacité à faire droit à ces exigences éthiques et à tenir un discours sur la vie bonne que ce courant séduit ses adeptes.

Il s’agit donc moins de vouloir supprimer ces dispositifs jugés néolibéraux que de les compléter largement et profondément. C’est d’une part le contenu des engagements qui doit être travaillé en refusant de le cantonner à une approche naturaliste ou comportementaliste. Cela suppose que les différents corps de métier acceptent d’assumer une certaine violence gouvernementale, au même titre qu’ils le font pour la violence institutionnelle. Certainement pas pour en appeler au retour de l’emprise, mais afin de tirer les conséquences de deux réalités : l’abstention gouvernementale, qui se contente de gérer la dangerosité, violente les détenus à force de désintérêt ; l’espace de questionnement et de récit qui est nécessaire à tout humain ne peut être que commun. C’est donc à cette institution d’un commun que doit être employée la gouvernementalité : non seulement un commun entre les détenus (ce qui est très largement évité aujourd’hui, y compris dans les MR) mais avec les personnels : il est impossible de questionner en étant parfaitement neutre (ce qui signifie à l’inverse que tant qu’on est neutre, la peine ne questionne pas).

D’autre part, il convient d’affirmer que cette mise en travail et cette interrogation sont inhérentes à la peine, et ne sauraient donc être facultatives, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent dépendre uniquement du bon vouloir du détenu, ni être réservée à quelques dispositifs particuliers : là où les condamnés ne sont pas accompagnés dans un processus de subjectivation, il n’y a pas de peine, mais une simple mesure de rétention.

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Bertrand Kaczmarek,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean-Philippe Pierron)

Haut de page NOTES



[1] Dan Kaminski, « Violence et emprisonnement »,  Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2013, vol. 2, n° 2, p. 461-474.
[2] Michel Foucault, Dits et écrits IV, Paris, Gallimard/Seuil, 1994, p. 93.
[3] « Si ce régime [carcéral], au lieu de réformer [le condamné], ne faisait que le corrompre davantage, ce ne serait plus un système pénitentiaire, mais seulement un mauvais système d’emprisonnement. » Alexis de Tocqueville, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger , Paris, librairie Charles Gosselin, 1845, p. 87.
[4] Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir : cours au Collège de France, Paris, Gallimard/Seuil, 2011, p. 5-6.
[5] « L’une des caractéristiques distinctives du naturalisme […], c’est la croyance que nous devons concevoir les êtres humains dans les termes dérivés des sciences de la nature extrahumaine. […]. Ainsi il faut décrire, autant que possible les affaires humaines en termes externalistes, neutres par rapport à la culture. Les penseurs du courant naturaliste, quand ils considèrent l’éthique, ont naturellement tendance à penser en termes d’action. Ce courant a favorisé, dans notre culture intellectuelle, la prédominance des théories morales de l’action obligatoire. » Charles Taylor, Les sources du moi, Seuil, coll. Points, 2018, p. 139.
[6] Ruwen Ogien, Mon dîner chez les cannibales, Paris, Grasset, 2016, p. 89.
[7] Voir notamment la loi du 3 juin 2016 modifiant l’art. 57.
[8] Comme en atteste l’auto-signalement auprès de leur hiérarchie de certains agents s’étant laissé emporter. Voir par ex. Antoinette Chauvenet, Corinne Rostaing, Françoise Orlic, La violence carcérale en question, Paris, PUF, 2008, p. 186.
[9] Les agents des équipes régionale de sécurité (ERIS), sorte de GIGN pénitentiaire, ne travaillent au quotidien sur aucun établissement particulier.
[10] Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France (1978-1979), Gallimard/Seuil, Paris, 2004, p. 253-265.
[11] Gaëtan Cliquennois, « Vers une gestion des risques légitimantes dans les prisons françaises », Déviance et Société, 2006, vol. 30, n° 3, p. 355-371.
[12] Voir par exemple dans l’article précité, l’analyse que Dan Kaminsky donne de la notion d’allégeance.
[13] Ibid., p. 90.
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Pour citer cet article :
Bertrand Kaczmarek, « Le nouvel ordre des violences carcérales », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 20 - mis en ligne le 12 janvier 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Bertrand Kaczmarek
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806