Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Violences et transitions | ||||||||||||||
La violence sociale comme actant du processus de subjectivation révolutionnaire. Comment la question de la violence socialise les jeunes révolutionnaires ? | ||||||||||||||
Benjamin Flammand | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | |||||||||||||
Haut de page RÉSUMÉ
La violence est souvent analysée en science politique par ses formes, ses dégâts, ses cibles, ses auteurs, ou encore ses effets sur les structures sociales. En somme, il faut que la violence « politique » ait été performée pour qu’elle soit analysée. Sans retomber dans une essentialisation du comportement violent, on gagnerait à comprendre, avant toute institutionnalisation de la violence, comment cette dernière habite les sujets politiques. Cet article propose quelques pistes de réflexions pour envisager la manière dont la violence politique socialise les jeunes révolutionnaires au xxie siècle. La violence, à la fois comme rapport social structurant et comme pratique d’émancipation, n’a rien d’évident. Elle est une catégorie irradiante qui provoque un long travail émotionnel dont l’issue sanctionne les parcours individuels d’engagement révolutionnaire. |
||||||||||||||
Haut de page MOTS-CLÉS
|
||||||||||||||
SOMMAIRE
|
||||||||||||||
|
||||||||||||||
Haut de page TEXTE | ||||||||||||||
La question de la violence politique représente un défi pour la sociologie de l’action collective telle qu’elle s’est structurée à partir des années 1970. Soucieuse de rompre avec les traditions s’inscrivant dans l’héritage de la psychologie sociale (les modèles de « frustration – agression[1] » et de « privation relative[2] », ainsi qu’une partie des travaux de l’école de Chicago[3]), la théorie de la mobilisation des ressources a initié un tournant rationnel et acté la séparation analytique entre « mouvements sociaux » et « violence politique » (c’est aussi à cette période que les émotions ont été évincées du champ naissant de la sociologie de l’action collective[4]). Ce schisme est clairement établi dans un livre fondateur de Charles Tilly[5] : « Pour comprendre et expliquer les actions violentes, on doit comprendre les actions non violentes. Toute étude traitant des seuls événements violents a à faire aux effets de deux séries différentes de déterminants : les déterminants de l’action collective en général, qu’ils produisent ou non de la violence ; les déterminants des résultats violents de l’action collective ». De ce point de vue, les violences politiques sont perçues comme une étape subsidiaire d’un mouvement social, elles se développent à l’issue d’un processus d’action collective qui leur est étranger initialement. Cette séparation analytique a été remise en cause dès les années 1990 en même temps que s’est opérée aux Etats-Unis comme en France une critique de la théorie de la mobilisation des ressources. Parmi les auteurs de ce tournant critique, Isabelle Sommier a pu produire une lecture particulièrement stimulante du rapport entre violence politique et mouvements sociaux. Si les mouvements de contestation s’inscrivent dans une dynamique du conflit qui structure et rythme la vie politique des démocraties modernes, on ne saurait oublier que celles-ci ont connu un processus de pacification des mœurs[6] dans lequel la violence est tout sauf évidente[7] : il est donc nécessaire de développer des outils dédiés pour la comprendre. Dans son étude des groupes révolutionnaires ayant pris part aux mobilisations françaises et italiennes à partir de 1968, Isabelle Sommier soutient que l’usage de la violence dans ces mobilisations exprimait déjà un procès de pacification et de retour à l’ordre. Les violences « révolutionnaires » des années 1968 n’auraient été qu’une grande théâtralisation politique, une pratique rituelle d’envergure nationale qui aurait permis de mieux réaffirmer les normes politiques dominantes. Sommier constate 1°- un écart significatif entre la violence discursive des organisations gauchistes et la violence réellement performée qui s’expliquerait 2°- par une modération de la violence endogène à ces groupes politiques et s’achèverait finalement 3°- par la délégitimation progressive de l’usage de la violence par des vagues successives de défection militante. Finalement, les groupes gauchistes auraient exercé un contrôle d’autant plus fort sur leur usage de la violence à mesure que le passage à l’acte révolutionnaire devenait imminent. Parmi les définitions proposées pour définir la « violence politique », l’une fait généralement consensus et est reprise par Isabelle Sommier : « Des actes de désorganisation, destruction, blessures tels que leur objet, le choix de leurs cibles ou de leurs victimes, leurs circonstances et/ou leurs effets acquièrent une signification politique, c’est-à-dire tendent à modifier le comportement d’autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquence sur le système social[8] ». Cette définition, aussi englobante qu’elle puisse paraître, illustre une limite qui continue de traverser la sociologie de l’action collective : elle ne s’intéresse à la violence politique que pour autant qu’elle est manifeste, visible, performée[9]. Il s’agit ici surtout de comprendre la cristallisation située d’actes de violence et ses effets politiques sur les structures, les institutions et les interactions sociales. Si la violence politique n’a rien d’évident parce qu’elle est contrainte par un procès de pacification et d’autocontrôle, il s’agit aussi de comprendre – en amont de son événementialité – par quels processus certains acteurs en viennent à accepter, intérioriser, justifier l’usage de la violence comme pratique de transformation sociale. En d’autres termes, il est aussi nécessaire d’envisager la violence, par-delà son événement, comme un « cadre de l’action collective[10] », d’interroger le pouvoir de socialisation politique de la violence. Cet article entend proposer quelques pistes de réflexion en ce sens, et s’inscrit dans un travail de thèse en cours sur les processus d’engagement révolutionnaire des jeunes recrues trotskystes en France. Quelle place occupe la question de la violence dans la construction politique des jeunes révolutionnaires français au xxie siècle ? Comment et par quelle intensité la question de la violence révolutionnaire entre en résonnance avec le parcours biographique de ces jeunes et contribue à initier leur subjectivation politique[11] ? Parmi les jeunes rencontrés en entretien, la question de la violence est toujours un « gros morceau » biographique. On ne s’engage pas dans la violence, on s’engage dans une tradition révolutionnaire, anarchiste ou communiste, qui ménage une place théorique, historique et stratégique à la violence. Ces jeunes expriment toujours des résistances morales, connaissent un travail émotionnel[12] qui structure leur engagement révolutionnaire. À travers la présentation d’un cas, je montrerai d’abord comment la question de la violence révolutionnaire émerge dans un parcours biographique particulier et vient travailler la politisation du sujet. Je dresserai ensuite quelques pistes de réflexion autour de la violence comme actant de la subjectivation révolutionnaire des sujets : le travail émotionnel dont elle est l’objet marque les jeunes révolutionnaires, au sens rituel du terme, et participe à produire (entre autres facteurs) une « trajectoire d’activités cohérentes »[13].
Encart 1. Méthodologie Cet article s’inscrit dans une enquête en cours sur les processus de subjectivation révolutionnaire des jeunes au xxie siècle. Dans un premier temps, je réalise un travail d’observation participante des dispositifs de recrutement des trois grandes organisations trotskystes françaises (Lutte ouvrière, le Nouveau parti anticapitaliste et la Tendance communiste internationaliste) qui me permet de saisir ethnographiquement comment les modes d’engagement d’une tradition révolutionnaire centenaire sont reproduits. Dans un second temps, je mène des récits de vie (reconduits à une échéance d’un an et demi) auprès des recrues de ces organisations pour saisir comment ces jeunes se construisent progressivement comme des sujets révolutionnaires, c’est-à-dire par quels processus ils en viennent à adhérer à l’idéologie communiste, à adopter les normes et les valeurs de l’organisation, à se sentir engagés par une cause historique et les conséquences biographiques induites par cet engagement. Pour cet article, j’ai choisi de présenter un « cas limite » de mon enquête. Il s’agit d’une jeune femme que j’ai rencontrée dans le cadre de mon observation participante mais qui ne fait pas partie de mon corpus d’entretien. Son parcours m’a semblé suffisamment intéressant pour mener avec elle deux entretiens : le premier le 15 décembre 2019 et le second le 18 mars 2021. Les éléments analysés ci-dessous se retrouvent dans mon corpus d’entretiens réguliers, à ceci près que s’ajoute une variable organisationnelle dans la manière dont se socialisent les jeunes recrues trotskystes à la violence révolutionnaire.
I. Une violence sociale, une violence révolutionnaire, mais surtout une violence qui fait peur 1) Etude de cas d’un parcours biographique : éléments de contexte Marie a grandi dans un village de l’Ouest de la France (moins de deux cents habitants) avec ses parents et ses quatre frères et sœurs. Sa mère a été femme au foyer pour élever ses enfants avant de reprendre une activité professionnelle (employée dans un dispositif relais). Son père a travaillé dans la logistique puis s’est reconverti comme jardinier paysagiste. Alors qu’elle a reçu jusqu’ici une éducation catholique, ses parents décident de quitter le catholicisme pour le protestantisme lorsqu’elle est âgée de 16 ans. C’est une rupture qu’elle vit comme un ébranlement, en tout cas comme une période de remise en question de ses croyances, ses valeurs et ses pratiques religieuses (Marie : « J’ai commencé à voir tout ce qui n’allait pas dans l’Église »). Elle parvient malgré tout à obtenir son bac littéraire avec d’excellents résultats et à intégrer une classe préparatoire lettre et sciences sociales (B/L) dans la grande ville régionale en septembre 2019. Politiquement, Marie a conscience dès le lycée d’être « plutôt de gauche », toutefois sans se sentir capable de justifier profondément ses opinions. C’est la raison pour laquelle la jeune femme idéalise au lycée les personnes engagées : « j’avais envie d’avoir un avis politique […], de comprendre ce qu’il se passait autour de moi, […] j’avais envie d’être engagée ».
2) Choc moral et processus de politisation radicale À son arrivée en classe préparatoire, Marie connaît une première rupture biographique. D’abord, c’est pour elle une succession de découvertes : découverte de l’autonomie, découverte d’une grande ville, découverte de l’enseignement supérieur et surtout découverte des sciences sociales (des « nouveaux outils » pour comprendre le monde). Mais par-dessus tout, son arrivée en classe préparatoire est un choc social (Marie : « j’ai pris conscience de l’exception que j’étais [c’est-à-dire une étudiante boursière], je ne pensais pas que ça me ferait aussi mal »). Lorsque son professeur de philosophie informe les étudiants qu’il n’y a que « 5% de boursiers en classe préparatoire », Marie a du mal à rester assise et ressent une forte « envie de pleurer ». C’est de la structuration quotidienne d’une violence symbolique dont la jeune femme prend conscience à ce moment-là : « Quand j’étais au lycée j’avais absolument pas conscience des classes sociales […] je me suis rendue compte qu’il y avait pleins de gens qui n’avaient pas l’opportunité de faire des études comme je faisais. Ça m’a mise en colère ». Marie est d’autant plus agacée que ses camarades issus de milieux plus aisés ne semblent pas avoir conscience de leur chance et multiplient les remarques méprisantes vis-à-vis des classes populaires (Marie : « j’avais l’impression qu’ils étaient un peu méprisants. […] C’est juste de la connerie, ils n’ont même pas conscience que... Bref »). C’est ce décalage social qui la convainc de participer à la manifestation du 5 décembre 2019 (dans un contexte politique de lutte contre la réforme des retraites) :« Je me suis sentie d’autant plus concernée […] quand j’ai su qu’il y avait la précarité étudiante [parmi les revendications], je me suis dit “bah ouais, je veux bien y aller, pour moi ça en vaut la peine” ». C’est le temps des premières expériences politiques pour la jeune femme. Elle commence à cultiver le débat politique dans son cercle rapproché d’amies, découvre l’univers ritualisé des manifestations syndicales… et aussi les violences physiques, en particulier policières, qui rythment les mobilisations à cette période (Marie : « Ah ça se passe comme ça… C’est devenu très concret, très réel »). Forte de ces expériences, Marie se sent peu à peu capable « de mettre des mots sur ce qu’elle pense » et légitime « à parler s’il y a des discussions politiques ». C’est en discutant régulièrement avec une amie qui « réfléchit beaucoup sur le communisme et l’anarchisme » que la jeune femme s’est rendue compte de ses opinions politiques « plutôt extrêmes »[14]. « Je me rends bien compte que mon truc est extrême et qu’il serait à nuancer, vraiment. […] En terminale, je croyais encore possible de passer par le système lui-même, de passer par des lois. Là aujourd’hui j’y crois plus. Je crois plus à une tabula rasa où il faudrait tout virer et refaire. […] Mais vraiment je défendrais plutôt une ligne où j’y crois plus, je ne crois plus à un truc qui pourrait être rénové de l’intérieur […] il faudrait essayer autre chose. […] Maintenant le communisme je dirais que c’est un truc qui m’intéresse. Je m’interroge, j’ai envie d’en savoir plus. » (Marie, entretien avec l’auteur, 15/12/2019).
3) La violence comme dilemme moral : « tout virer », mais à quel prix ? Alors que pour qualifier ses opinions politiques Marie utilise le champ lexical du changement radical et mentionne l’anarchisme et le communisme, l’objet « révolution » demeure absent de son discours. Lorsque je la questionne en entretien sur cette absence, Marie tranche sans hésitation : « c’est un concept qui me fait un peu peur ».
« [En terminale] je le rejetais complètement parce que je me disais… ce serait beaucoup de morts, ce serait une guerre civile. […] C’est aussi un truc qui me retient avec l’anarchisme, j’ai peur qu’avec une révolution on n’arrive pas à… que ce soit une période de régression en fait. Je ne peux pas totalement cracher à la gueule de l’État, dans le sens où aujourd’hui il y a quand même des trucs bien. […] Est-ce qu’avec l’anarchisme on arriverait à maintenir les écoles ? Est-ce qu’on pourrait maintenir les écoles pour que tout le monde ait droit à l’éducation ? Est-ce qu’on pourrait maintenir les musées ? Est-ce que toutes les bibliothèques et tout ce savoir seraient maintenus ? […] Les révolutions c’est toujours un risque. […] C’est aussi devenu très concret avec la manif, je me suis rendue compte à quel point ça peut être violent et à quel point ça peut dégénérer. » (Marie, entretien avec l’auteur, 15/12/2019). À mesure que la jeune femme se sent de plus en plus convaincue de la nécessité d’un renversement radical, à mesure qu’elle devient concernée par les traditions anarchistes et communistes de lutte, l’objet « révolution » de ce processus de politisation fait émerger la question de la violence révolutionnaire comme moyen pratique de transformation sociale. C’est la question des « morts », de la « guerre civile », de la « régression » qui est posée ; c’est aussi celle de la déconstruction d’un processus historique : « l’État » et ses domaines providentiels : l’éducation, la santé, la culture et en creux la paix. La socialisation progressive aux modes de penser et d’agir révolutionnaires que connaît Marie se heurte aux limites imposées par la part psychogénétique de la civilisation des mœurs[15]. Il ne s’agit pas ici d’une singularité biographique. Chez l’ensemble des jeunes que j’ai eu l’occasion d’écouter en entretien, la violence révolutionnaire fait question. Elle impose chez eux un dilemme moral qui nécessite d’être traité cognitivement et émotionnellement, elle représente un tabou qui nécessite d’être écarté par un processus de transgression morale. La compréhension sociologique d’un tel processus ne peut se satisfaire que d’une approche longitudinale, et non uniquement d’une lecture rétrospective du parcours d’individus déjà socialisés par l’agir révolutionnaire.
II. Entrer en dialogue réflexif avec la violence sociale, se construire comme sujet révolutionnaire Au début de l’année 2021, la violence révolutionnaire est toujours en question chez Marie mais, reconnaît-elle, « lui fait moins peur que l’année passée » : « Tu m’aurais dit il y a un an “violence”ça m’aurait fait paniquer. Là tu me dis “violence”, je dis : oui, d’accord (rires). […] Je me suis rendue compte déjà que la violence était une question très politique. […] C’était un truc qui faisait peur dans le sens où j’avais l’impression qu’on allait perdre les acquis sociaux tout ça. […] Aujourd’hui je suis fixée sur le fait que c’est une question à approfondir. […] Il me restait peut-être des doutes, là y’a plus de doutes. Je vois pas comment ça pourrait se passer autrement » (Marie, entretien avec l’auteur, 18/03/2021).
1) Percevoir la systématicité de la violence Que s’est-il passé en l’espace de quinze mois ? Marie a connu un processus d’affirmation de ses idées politiques. Il faut ici souligner deux échelles de facteurs. D’abord, la jeune femme fréquente au quotidien un groupe social (les étudiants de classe préparatoire) qui valorise hautement les questions politiques. 1°- Avec son cercle rapproché d’amies, elles sont presque ritualisées. Il n’est pas rare que les séances de révision se transforment en débat politique sur des sujets aussi variés que le féminisme, la religion, l’éducation, la culture etc. Par exemple, ce groupe se réunit chaque lundi pour regarder ensemble les nouvelles vidéos d’Usul (« Ouvrez les guillemets ») sur Mediapart. 2°- L’intérêt croissant de Marie pour le politique trouve écho dans les thèmes et concepts de sciences sociales, et particulièrement en philosophie, matière pour laquelle elle se passionne de plus en plus. La socialisation intellectuelle qu’elle a connue depuis son entrée en classe préparatoire lui a permis de gagner en réflexivité, d’acquérir des ressources pour affiner ses idées politiques et ne plus craindre de les défendre en public (Marie : « pouvoir discuter de ça avec les gens c’est un truc que j’aurais jamais pu imaginer avant »). Aussi la jeune femme n’hésite plus à se revendiquer anarchiste et féministe lors de notre deuxième entretien. Ensuite, le contexte politique a été décisif dans l’évolution de Marie. Pendant le premier confinement, elle s’est émue des vidéos d’interventions policières violentes en banlieue qui circulaient sur internet et de la mort de Georges Floyd (Marie : « il y a eu des violences il y peu et ils osent faire passer cette loi [c’est-à-dire la Lois Sécurité Globale]. Non c’est juste pas possible ! »). À travers le prisme des violences policières, Marie commence à percevoir la violence sociale dans un cadre plus systémique. De ce point de vue, l'expérience d'une mobilisation féministe a été pour elle particulièrement marquante au début de l’année 2021. 2) Un récit alternatif de soi : prendre conscience de la violence qu’on aurait pu porter Le 31 janvier, en marge d’une manifestation de La Manif Pour Tous (LMPT), une « contremanifestation féministe » de quelques dizaines de personnes est organisée. Marie s’y rend, déterminée : « là c’est plutôt moi qui suis allée voir les gens en disant “je pense que je vais y aller”. C’est moi qui ai ramené des gens ». Le petit groupe est à peine rassemblé, loin derrière la queue de cortège de LMPT, que des militants d’extrême-droite cagoulés l’attaquent sous l’œil indifférent des CRS qui encadrent la place. Malgré tout, le groupe ne se démobilise pas et se met rapidement en marche : il s’agit de suivre LMPT, de décoller les stickers posés sur leur passage et de recouvrir les murs de slogans féministes. Marie fait un premier constat : « En fait, ça m’a énervée rétrospectivement en voyant les policiers protéger la Manif Pour Tous. C’est là où je me suis dit : moi quand je vais manifester j’ai peur des policiers, eux quand ils vont manifester ils savent qu’ils sont encadrés par les policiers. Ça n’a aucun sens. » (Marie, entretien avec l’auteur, 18/03/2021). À la fin de la manifestation, heureuse d’avoir participé à la mobilisation féministe (Marie : « je me suis enfin sentie à l’aise, j’avais moins peur de crier dans la rue. J’avais beaucoup moins ce sentiment d’illégitimité »), elle décide de passer un peu de temps à écouter les « discours pro-vie » des militants LMPT amassés sur une place.
« ça a été hyper violent. Les gens ont essayé de me rassurer en me disant que c’est qu’une minorité, tout ça, tout ça. Mais c’est une minorité que la police protège quand même beaucoup. Et ça m’a fait mal dans le sens où il y a encore des gens qui pensent ça. Je pense que c’est là où je me suis rendue compte que… c’est terrible ce mot je trouve… que c’était irréconciliable. Je me suis rendue compte qu’il y avait des choses peut-être dans le monde qui étaient irréconciliables. S’il restait encore une once d’espoir en moi je pense qu’elle a été définitivement tuée ce jour-là. S’il restait encore une once d’espoir qu’on pouvait peut-être trouver un arrangement entre tout le monde, elle a été définitivement tuée ce jour-là. » (Marie, entretien avec l’auteur, 18/02/2021). Marie insiste beaucoup en entretien sur le sentiment d’irréconciliabilité qu’elle a éprouvé (Marie : « je les regardais et je me disais “là y’a deux mondes, on n’est juste pas réconciliables” »). Si cet événement fonctionne chez elle comme un « choc moral[16] », c’est qu’elle voit se dérouler devant ses yeux un récit alternatif d’elle-même. Elle prend conscience de la violence sociale qu’elle aurait pu porter, et par cette distance réflexive constate le chemin qu’elle a parcouru ces derniers mois.
« En fait j’aurais pu être dans cette manif. J’aurais pu être dans La Manif Pour Tous. Je me suis dit, à deux trois rencontres près, à deux trois événements dans ma vie, si ça se trouve j’aurais pu être de l’autre côté de la manif. Et ça déjà ça m’a fait une grosse claque. Ça m’a fait mal aussi parce que je me suis rendue compte d’une rupture, dans le sens où je partageais leur foi il y a encore pas très longtemps et aujourd’hui je me retrouve de l’autre côté de la barrière. [Après la manifestation] il y avait surtout de la tristesse. Et quand même un peu de colère mais surtout envers moi-même. En me disant : “tu te rends compte comment tu aurais pu finir à quelques rencontres près ?” » (Marie, entretien avec l’auteur, 18/03/2021). Le parcours biographique de Marie est intéressant en ce qu’il permet de penser la violence comme une catégorie irradiante du processus d’engagement révolutionnaire. Violence sociale, violence symbolique, violence physique, violence perçue ou subie… Il importe peu de savoir si la jeune femme sera prête à « passer à l’acte », à user de la violence dans une perspective politique demain, dans dix ans ou peut-être jamais. La violence est une catégorie d’expérience et de pensée qui traverse son processus de politisation. À mesure qu’elle se familiarise avec des traditions politiques historiques (surtout le féminisme et l’anarchisme), la question de la violence comme rapport social structurant et comme moyen pratique de transformation radicale se pose à elle. Elle fait naître chez Marie un dilemme moral qui nécessite un travail émotionnel pour le dépasser. La violence ouvre un dialogue réflexif chez les sujets révolutionnaires sur plusieurs niveaux : 1°- à un niveau interpersonnel (violence vécue et perçue). 2°- à un niveau théorique, conceptuel (chez Marie à travers les concepts de sciences sociales : la violence symbolique, la lutte des classes etc.). 3°- à un niveau historique, mémoriel (en dialogue avec les expériences historiques de violence politique : Mai 68, la Révolution de 1917, la Commune de Paris etc.). La mise en récit de la violence, articulé par ces trois niveaux, fonctionne comme un processus de cadrage (au sens d’un « travail de construction de sens[17] » qui traverse et sanctionne le devenir révolutionnaire des sujets. Lorsque Marie me dit en entretien : « je me suis rendue compte que la violence est une question très politique », il s’agit bien d’un processus de transgression morale : la question n’est plus tant de condamner moralement la violence, mais de déterminer dans quelles conditions elle est légitime, dans les mains de qui et contre qui, pour quel objectif, pendant combien de temps et jusqu’à où et quand. Il y a bien quelque chose d’une socialisation contradictoire, en ce sens qu’elle contrarie l’intériorisation de la pacification des mœurs, qui, une fois actée, participe à produire le sujet révolutionnaire. Le processus d’intériorisation de la violence révolutionnaire – aussi réglée soit-elle et alors même que les jeunes révolutionnaires n’auront probablement jamais à l’utiliser – marque intérieurement ces individus. Ce processus de transgression morale gagnerait à être étudié pour lui-même comme un « rite d’institution[18] » qui consacre l’identité révolutionnaire.
|
||||||||||||||
Benjamin Flammand, LCSP, EA 7335 Université de Paris (Sous la direction de Federico Tarragoni) |
||||||||||||||
|
||||||||||||||
Haut de page NOTES
[1]
John Dollard et al., Frustration and Agression, New Haven, Yale University Press,
1939.
[2]
Ted Gurr, Why Men Rebel, Princeton, Princeton University
Press, 1970.
[3]
Robert Park et Ernest W. Burgess, Introduction to the Science of Sociology, New York,
Greenwood Press, 1969 ; Herbert Blumer, « Collective
behavior », dans Alfred McClung Lee, Principles of Sociology, New York, Barnes et Noble, 1951.
[4]
Sandrine Lefranc et Isabelle Sommier, « Les émotions
et la sociologie des mouvements sociaux », dans
Christophe Traïni, Emotions… Mobilisation !,
Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 273-293 ; Isabelle
Sommier, « Diffusion et circulation des mouvements
sociaux », dans Eric Agrikoliansky et al., Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte,
2010, p. 101-120.
[5]
Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading
(Mass.), Addison Wesley, 1978, p. 182.
[6]
Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris,
Calman-Lévy, 1973.
[7]
Isabelle Sommier,
La violence politique et son deuil. L’après 68 en
France et en Italie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 17 ;
Isabelle Sommier, La violence révolutionnaire, Paris,
Presses de Sciences Po, 2008, p. 15.
[8]
Harold Nieburg, Political Violence. The Behavioral Process,
New York, St M.’s Press, 1969.
[9]
Pour une critique plus développée de l’excès
d’institutionnalisation qui traverse une partie de la
sociologie de l’action collective – en particulier
le versant français des « carrières
militantes » – voir Benjamin Flammand,
« Se sentir politiquement engagé. Le rôle des
émotions dans la subjectivation révolutionnaire des
recrues de Lutte ouvrière », Lien social et Politiques, 2021, n° 86,
p. 132-149.
[10]
David A. Snow et al., « Frame alignment processes,
micromobilization, and movement participation », American Sociological Review, 1986, vol. 51, n° 4,
p. 464-481.
[11]
J’entends par subjectivation politique, la définition
qu’en donne Federico Tarragoni : un processus par lequel
les individus « transformés intérieurement par
l’expérience d’une domination (éprouvée
dans une sphère quelconque de la vie sociale, le
travail, la famille, la religion, l’art et la culture, etc.)
et la revendication d’un droit, en viennent à se
constituer une nouvelle identité politique en lien avec un
collectif virtuel, qu’ils considèrent comme le porteur
social de ce droit », Federico Tarragoni, « Le
roman comme analyseur du conflit social. Une lecture sociologique
de Martin Eden », Actuel Marx, 2019, vol. 65,
n° 1, p. 172.
[12]
Arlie R. Hochschild, « Travail émotionnel,
règles de sentiments et structure sociale », Travailler, 2003, vol. 1, n° 9,
p. 19-49.
[13]
Howard Becker, « Sur le concept
d’engagement », SociologieS, 2006. En
ligne : href=" http://journals.openedition.org/sociologies/642.
[14]
Cette relation a été déterminante. Il s’agit
d’une autre jeune femme que je suis également en
entretien, et qui a fréquenté un temps Lutte
ouvrière. Son nom revient régulièrement en entretien
pour souligner l’influence politique qu’elle a pu jouer
sur Marie.
[15]
Norbert Elias, op. cit., 1973.
[16]
James Jasper,
The Art of Moral Protest : Culture, Biography, and
Creativity in Social Movements
, Chicago, University of Chicago Press, 1997. Le choc moral peut
être défini comme « un événement
inattendu [qui] implique une réaction très vive,
viscérale, ressentie physiquement […] ; elle
conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la
manière dont l’ordre présent du monde semble
s’écarter des valeurs auxquelles il adhère ;
enfin, cette expérience sociale suscite un sentiment
d’épouvante, de colère, de nécessité
d’une réaction immédiate, qui commande un
engagement dans l’action », Christophe Traïni,
« Choc moral », dans Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris,
Presses de Sciences Po, 2009, p. 105.
[17]
Jean-Gabriel Contamin, « Analyse des cadres »,
dans Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de
Sciences Po, 2009, p. 44.
[18]
Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes
d’institution », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1982,
n° 43, p. 58-63.
|
||||||||||||||
|
||||||||||||||
Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Benjamin Flammand, « La violence sociale comme actant du processus de subjectivation révolutionnaire. Comment la question de la violence socialise les jeunes révolutionnaires ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 20 - mis en ligne le 12 janvier 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Benjamin Flammand Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |