Vandalisme et art contemporain :
action destructrice et/ou créatrice ? Quelques jours précédant le mardi 28 février 2012, un ou plusieurs individus armés d'une bombe de peinture noire ont inscrit sur le mur près du porche de l'entrée principale de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, sise au 14, rue Bonaparte : « Ceci n'est pas du Vandalisme ». Le ou les graffeurs étaient-ils externes ou internes à l'école ? Toutes les hypothèses peuvent être imaginées concernant les motivations de cette action. Était-ce un acte purement gratuit ou une création pour un rendu de bilan comme ils sont pratiqués par les écoles d'art ? Ou était-ce plutôt un acte délibéré de mécontentement suite à un renvoi ou à une « non-admission » ? Quoi qu’il en soit, ne faire aucune recherche complémentaire, laisse intactes les interrogations que soulèvent de pareilles actions. Néanmoins, ce tag ou graff fait explicitement référence à « la trahison des images » de Magritte. Le bien connu « ceci n'est pas une pipe » est quelque peu modifié et transmué dans un contexte autre en « ceci n'est pas du vandalisme ». Si « ceci n'est pas du vandalisme », ceci n'est peut-être que de la peinture de couleur noire apposée à la bombe sur les pierres d'un mur. Il ne s'agit certes pas de n'importe quel mur, puisque c'est celui d'une prestigieuse école d'enseignement artistique. Aussi libre et désintéressée s'imaginait-elle, cette inscription acquiert irrévocablement une dimension artistique, ayant pour support l'épiderme d'un bâtiment dévoué à la création et aux arts. Alors, le ou les auteurs jouèrent très certainement en conscience de l'image que renvoie symboliquement l'institution. De fait, le vandalisme à caractère artistique à l'âge contemporain pourrait être compris, en partie, comme une manifestation interrogeant et portant atteinte, avec plus ou moins de violence, aux images et à l'« image » en général. L'image comme substance de l'œuvre d'art D'avis, comme le rappelle Hans Belting, que « […] dans son acception habituelle, le concept d'“image” est très flou, tout comme celui d'“art”[1] », l'emploi qui sera fait ici du mot image devra être compris dans un champ de signification le plus large possible. Pour citer Bruno Latour : « […] par image nous [pouvons entendre] tout signe, œuvre d’art, inscription ou peinture servant de méditation pour accéder à autre chose[2] ». Dans son infinitude, l'« image » autonome vit de diverses façons. Pour exister, elle s'incarne généralement de manière tangible en l'œuvre d'art. C'est pourquoi Belting argue au détour d'une phrase de l'avant-propos de son essai Pour une anthropologie des images : « Toute image visible est donc nécessairement inscrite dans un médium de support ou de transmission[3]. » L'œuvre d'art est en quelque sorte transsubstantiation matérielle d'une image, c'est-à-dire qu'elle est l'objet de l'inscription d'une image en forme. Puis, cette même œuvre d'art supporte également et malgré elle d'autres images qui émanent d'appréciations des multiples regardeurs. L'art réside dans ces passages substantiels de l'essence des images, d'un corps – immatériel ou matériel – à un autre ; de l'image-idée à l'image-objet, jusqu’à la fabrique d'images mentales. Autrement dit, de l'élaboration de l'œuvre à son incarnation tangible, puis à sa présentation et enfin aux réactions de différentes natures qu'elle suscite, liées aux projections du public, à partir des composantes interne et externe à l'œuvre d'art elle-même. L'œuvre d'art contemporain « exposée aux rejets » L'une des vocations originelles et immuables de l'art est d'être montré. Les espaces qui donnent à voir l'objet artistique participent de la reconnaissance de ce dernier comme étant une œuvre d'art. Au sein de la culture occidentale, aussi différents soient-ils les uns des autres, ces lieux sont à la fois, de manière divergente et convergente, indissociables « […] de la vie publique et de la vie religieuse [...][4] ». L'on peut comprendre en ce sens que « […] l'œuvre d'art fonctionne en même temps comme le lieu d'une communication sociale et celui d'une dévotion[5] ». La monstration de l'œuvre d'art d'un temps présent suscite de la part de ses contemporains, si ce n'est de l'indifférence, des émotions d'intensités variables. Si l'on considère les réactions extrêmes que peut réveiller l'œuvre d'art, deux tendances contradictoires se dégagent : d'un côté, une attitude de profonde dévotion qui aboutit à des formes de sacralisation, et de l'autre, une attitude de violent rejet qui engendre des actes destructeurs. Ce deuxième aspect est celui qui retiendra l'attention de la présente étude. Il faut rappeler que, de tout temps, des œuvres d'art ont été endommagées voire détruites. Des fragments de cette histoire de la destruction des œuvres d'art figurent dans les ouvrages d’histoire de l'art, généralement à propos d’une époque – par exemple le Sac de Rome – ou concernant un artiste particulier, comme Tania Mouraud qui, « pour faire table rase de la peinture, […] a brûlé ses toiles des années 1960 dans un “autodafé-performance” à l’hôpital de Villejuif en 1968[6] ». Il existe donc une histoire de l’art de la création et une histoire parallèle de la destruction de l’art, qui semblent fonctionner en ambiguë complémentarité. Vandalisme et/ou iconoclasme Les mots du titre d’un livre de la sociologue Nathalie Heinich sont nécessaires pour revenir aux préoccupations de la réflexion menée ici : « L’art contemporain exposé aux rejets[7] ». La manifestation la plus spectaculaire et violente des « rejets de l’art contemporain[8] » par certains de ses spectateurs se traduit par des actes de détérioration partielle ou totale de l’œuvre d’art alors dépréciée. Le mot vandalisme, utilisé depuis son invention par l'abbé Grégoire pour qualifier ce type d'actions infligées aux œuvres d'art fait désormais partie du langage courant des commentateurs. Dans le domaine des arts dits « visuels », les malveillances destructrices apparaissent majoritairement provoquées par la « fonction imageante »[9] des œuvres d'art. C'est pourquoi l'histoire de l'art a pour habitude d'user plutôt du mot iconoclasme qui se réfère à une histoire : celle de la destruction des images. L'historien de l'art Dario Gamboni, spécialiste de ces questions dans l'art de l'époque contemporaine, préfère employer le mot iconoclasme, dont « […] le caractère savant, rare et non injurieux […] le fait toujours préférer à vandalisme[10] ». Au-delà des problématiques déterminatives, que l'acte soit qualifié de vandalisme ou bien d'iconoclasme, les effets sont similaires, et finalement « [...] la différenciation entre iconoclasme et vandalisme peut paraître de pure forme[11] ». En outre il convient de prendre en considération la diversité inhérente aux actions de destruction des œuvres d'art, dont les compréhensions diffèrent d’un cas à l’autre. Les interprétations varient suivant les contextes. Acte d'une personne isolée ou en groupe, acte d'un artiste sur l’une de ses œuvres ou sur celle d’un autre... Les exemples pourraient être multipliés à l'infini. Comme « une étude d’ensemble consacrée aux agressions dirigées contre des œuvres d’art à l’époque contemporaine épuiserait son auteur bien avant son sujet[12] », un exemple précis a été choisi, qui a retenu l'attention tant il personnifie à lui seul l'étendue des problématiques. En outre, il ne sera pas question de proposer une analyse ou une interprétation de l'œuvre elle-même, mais bien de son endommagement. Et c'est en particulier l’étude de cet endommagement qui permettra de révéler des notions liées à l'art contemporain, et plus spécifiquement aux pouvoirs de l'image. Action vandale en Avignon À peine quatre années après l’affaire du baiser de Rindy Sam sur un monochrome blanc de Cy Twombly, la Collection Lambert à Avignon était une nouvelle fois la cible d’un acte de vandalisme. Le mardi 19 avril 2011, l’on pouvait lire dans les colonnes du journal Le Monde que le dimanche 17, lors de l’exposition Je crois aux miracles, à la Collection Lambert, deux photographies de l'artiste américain Andres Serrano avaient été vandalisées : « Aux alentours de 11h30, un groupe d'hommes jeunes, entre 18 et 25 ans d'après les témoins, a pénétré dans l'exposition en s'acquittant des droits d'entrée. Trois d'entre eux se sont rendus dans les combles, où étaient accrochés les Serrano. Après avoir molesté l'un des trois gardiens présents, ils ont brisé la vitre de protection et détruit les œuvres à l'aide d'un marteau et d'un pic à glace ou d'un tournevis avant de prendre la fuite[13]. » Les deux œuvres partiellement détruites étaient Sœur Jeanne Myriam et Immersion (Piss Christ). Le 19 avril, soit deux jours après l’événement, « le musée […] rouvr[ait] ses portes […] au matin sans incident. Des menaces de mort reçues par le personnel[14] [avaient] cependant amené à renforcer la surveillance des locaux, notamment par des policiers en civil. Le portail principal menant habituellement dans la cour de l'hôtel de Caumont [était] cependant resté fermé, l'accès s'effectuant par une porte latérale plus petite où trois vigiles, employés en renfort par la direction, [avaient] procédé à des fouilles de sacs[15] ». Eric Mézil, directeur de la Collection Lambert, décida de laisser accrochées les œuvres dégradées. Les médias couvrirent abondamment l’affaire. L’exposition, son titre et son affiche La Collection Lambert, installée à Avignon depuis juin 2000 dans un ancien hôtel particulier du XVIIIe siècle, rassemble et expose le dépôt des œuvres d’art de la collection personnelle du célèbre galeriste et collectionneur Yvon Lambert. Cette institution reçoit les soutiens de plusieurs partenariats : la municipalité d'Avignon, le Conseil Régional PACA (Provence-Alpes-Côtes-d'Azur), le Ministère de la Culture, la Direction régionale des affaires culturelles et le Conseil Général de Vaucluse. Pour fêter ses dix années d’existence, le musée d’art contemporain avait programmé du 12 décembre 2010 au 8 mai 2011 l’exposition Je crois aux Miracles : « Tel un portrait en filigrane du collectionneur cette exposition s’organise selon un voyage réel et imaginaire où se télescopent des images qui mettent en résonance les grandes thématiques qui parcourent cette collection commencée dans les années 60[16]. » L’affiche annonçant l’événement avait été élaborée en relation avec le titre de l’exposition. L’illustration choisie était une œuvre issue de la collection et présentée pour l’exposition, sur laquelle on peut voir une représentation du Christ sur la Croix, apparaissant dans un environnement qui lui est habituellement étranger, d’aspect aqueux et parsemé de petites bulles. Ce crucifix est comme nimbé d’une lumière jaune oranger diffuse. Le titre inscrit en lettres blanches, Je crois aux miracles, vient renforcer la religiosité émanant de l’image. Le regardeur averti reconnaît l’œuvre titrée Immersion (Piss Christ) de l’artiste Andres Serrano. Immersion (Piss Christ) : la querelle de l’image Immersion (Piss Christ) avait déjà créé la polémique aux États-Unis en 1989 et avait même été vandalisée à coups de marteau en Australie en 1997[17]. Puis, en 2007, l’œuvre avait été exposée à Avignon dans la Collection Lambert, sans susciter la moindre réaction. Le 7 avril 2011, soit près de trois mois après l’ouverture de la manifestation Je crois aux Miracles, l'évêque d'Avignon, Mgr Jean-Pierre Cattenoz, demandait le retrait de l’œuvre, ainsi que des affiches de l’exposition diffusées dans la ville[18]. Durant ce même mois d’avril, l’institut Civitas qui « se présente sur son site Internet comme “une œuvre de reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France” ; […] en collaboration avec plusieurs associations et sites Internet catholiques (Catholiques en campagne, E-deo, Salon beige, Observatoire de la christianophobie...)[19] », lançait un appel à la mobilisation contre l’exposition. Le tract diffusé sur Internet annonçait : « L’honneur du Christ nous y oblige, tous à Avignon le samedi 16 avril à 15 h, place des Papes : pour obtenir le retrait du scandaleux cliché d’un crucifix plongé dans un verre d’urine[20]. » Environ 800 personnes, principalement de confession catholiques, voire intégristes, s’étaient rendues place du Palais des Papes. Après avoir écouté le discours d’Alain Escada (secrétaire général de l’institut Civitas) qui se félicitait d’avoir recueilli plus de 80 000 signatures sur la pétition qu’il avait lancée[21], le cortège défila dans les rues en direction de la Collection Lambert, demandant le retrait de l’œuvre d’Andres Serrano jugée hautement blasphématoire. Avant de se séparer, les manifestants se mirent à genoux pour prier en pleine rue, devant le musée d’art contemporain. Le lendemain, l’œuvre était vandalisée pendant la célébration de la messe des Rameaux. Le 19 avril, Serrano accordait un entretien à Libération, dans lequel il déclarait qu’il est « un artiste chrétien », qu’il n’avait « rien d'un blasphémateur » et qu’il n’avait « aucune sympathie pour le blasphème »[22]. Immersion (Piss Christ) : ceci n’est pourtant qu’une image L’œuvre titrée Immersion (Piss Christ), ou parfois intitulée Piss Christ, est une œuvre photographique de grandes dimensions (152,4 x 101,6 cm) sur tirage cibachrome[23], réalisée par l'artiste Andres Serrano en 1987. L'image fixée sur papier photographique – qui avait préalablement été composée, cadrée puis captée par Serrano –, est la représentation d'un crucifix « plongé dans un liquide orangé indéfinissable[24] ». L'espace incertain et aqueux dans lequel flotte le crucifix est enrichi d'une impression de mouvement provoquée par la présence de bulles éparses. Pour reprendre la description proposée par Gallien Déjean : « Cette substance trouble atténue les lignes de l'objet par un effet de sfumato classique, presque maniéré. Les variations de l'indice de réfraction de la lumière nimbent cette scène d'un halo irréel qui semble émaner de la croix elle-même[25]. » Après avoir regardé l'image, et peut-être même s'être laissé aller à quelque délectation esthétique, le spectateur se dirige vers le cartel et peut lire avec une probable stupéfaction : (Immersion) Piss Christ. La simple lecture de ce titre fait prendre à l'image une dimension tout autre. Descriptif, il entend expliciter le processus de création supposé de l'œuvre. Tout en conditionnant sensiblement les regardeurs, il semble étrangement plus iconoclaste que l'image elle-même qui, au demeurant, reste une simple représentation d'un crucifix, sur tirage papier photographique, présentée derrière une vitre. Après avoir pris connaissance de ce titre, les commentateurs se sont laisser happer par la brèche imageante de la fabrique de l'œuvre, en faisant jaillir leurs propres projections. Ils ont ainsi fini par se fabriquer des images. Les plus improbables qui puissent être ont été relayées par les médias qui, avant même l'acte de vandalisme en Avignon, s'en étaient donné à cœur joie. Le 12 avril, le journal télévisé de France 3 recevait le témoignage d'Alain Escada, proposant une description toute personnelle de l'œuvre : il expliquait que « le fait de placer un crucifix dans un bac d'urine et ensuite de le considérer comme une œuvre d'art » était une « offense à Dieu et aux catholiques ». Une telle déclaration exprime littéralement que l'artiste aurait exposé un réel bac d'urine dans lequel baignerait un crucifix... Dans un registre similaire, Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « l’œuvre est un crucifix plongé dans un bain de sang et d’urine[26] ». L'émission On refait le monde, diffusée sur RTL le 19 avril à 18 h 15[27], offrait un florilège de descriptions tout aussi alambiquées. Christophe Hondelatte commençait par dire : c'est « une photo où on voit une croix – la croix du Christ, immergée dans un verre d'urine, qui est l'urine de l'artiste ». Ici, et bien que le commentateur parle de photographie, il laisse comprendre que l'œuvre aurait représenté un verre d'urine dans lequel une croix aurait été immergée. Plus tard, Denis Tillinac lâchait : « bravo à ceux qui ont détruit la statue ! ». De fait, la photographie devenait, derrière ce présumé lapsus, une œuvre en volume autour de laquelle le spectateur pourrait évoluer. Puis, Joseph Macé-Scaron, avant de digresser sur la notion de blasphème, rattachait l'œuvre à l'art corporel et aux performances. Ainsi, du statut d'œuvre d'art, la photographie passait à un statut documentaire, c’est-à-dire qu’elle devenait le témoignage d'une action artistique passée. Ces quelques exemples témoignent de la « trahison de l'image » – trahison liée à son titre, dont le caractère iconoclaste facilite de pareilles fabriques d'images, qui n'ont de cesse de détruire à chaque fois, un peu plus, l'image première. (Immersion) Piss Christ lacérée : ceci n’est néanmoins qu’une autre image Même si les analyses de la complexité psychique des trois individus iconoclastes pourraient apporter des éléments de compréhension différents de ceux proposés ici ou là, personne ne conteste qu'ils ont effectué un acte violent et symbolique, qui vint brusquement clore la polémique que nourrissaient les médias autour de l'œuvre. Cet acte défendu comme un remède au blasphème fut d’ailleurs commis dans le contexte du « débat sur l'identité nationale » lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Quant à l'action destructive, elle a été mûrement réfléchie et calculée, jusqu'au moment même de son dénouement : durant la célébration de l'une des messes importantes du calendrier catholique, celle des Rameaux. L'œuvre grièvement endommagée fut sciemment choisie : Sœur Jeanne Myriam a été moins endommagé par les coups qu’(Immersion) Piss Christ. De ce fait, ce n'est pas la photographie Sœur Jeanne Myriam – représentation du buste et des mains d'une femme d'église vêtue d'une aube blanche – qui était visée, mais uniquement l'auteur de l'autre image. La brutalité de l'image cassée de Immersion (Piss Christ) est incontestable. Après la réouverture de l'exposition, les spectateurs purent voir le résultat du geste vandale comme une empreinte de l'endommagement physique de l'image. Les coups furent portés avec force et précision sur la représentation de la tête du Christ. L'institution muséale, lieu créditant aux objets qu'elle présente une caution artistique, prit la décision de laisser les images détériorées sur les cimaises. Même si elle montrait les images cassées pour ne pas céder aux pressions et pour dénoncer de tels actes « de barbarie[28] », elle donnait aussi à voir d'autres images. Il serait abusif d'octroyer un caractère artistique aux images vandalisées. Néanmoins, les casseurs d'images ont, indépendamment de leur volonté, créé d'autres images, et celle de (Immersion) Piss Christ le démontre parfaitement. Alors que les chrétiens faisaient bénir des Rameaux qu'après l'office ils allaient soigneusement accrocher derrière les croix de leurs foyers, en signe de vénération et de confiance envers le Christ, trois intégristes détruisaient une représentation de ce dernier. Quoiqu'ils aient imaginé faire, ces iconoclastes ont endommagé une représentation du Christ de douleur, et cette destruction peut « se comprendre par rapport à son contraire, la création d'une image[29] ». L'image créée par la destruction partielle de la représentation de l'objet de vénération représente exactement ce contre quoi les vandales semblaient s'ériger. En plus d'être restée dans l'espace d'exposition, l'image abîmée connut une très large diffusion à travers la presse, la télévision et Internet. Si on l'observe de plus près les petits morceaux de verres enfoncés sur la représentation, à l'endroit des impacts, ces derniers composent une étrange couronne d'épine. Par ailleurs, l'une des fissures de la glace en contact direct avec l'image esquisse une improbable auréole autour de ce qui reste de la tête du Christ. Puis, l'éclatement de la vitre de protection disposée légèrement en avant a dessiné une sorte de mandorle d’une forme inhabituelle, qui s'ouvre telle une blessure béante sur le corps du Christ de douleur. L'image créée par ces iconoclastes renforce incidemment la violence inhérente à la représentation originelle d'un être cloué sur l'instrument de torture qu'est la Croix.
L'étude de l'iconoclasme contemporain enseigne à un « champ élargi de l'art » qu'il peut, dans une certaine mesure, comprendre la destruction comme action créatrice. Les artistes du XXe siècle ont intégré l'acte destructeur au sein du vocabulaire artistique des avant-gardes. Le concept de rupture, motivé par un profond désir d'anéantissement de la culture du passé, est l'un des leitmotivs des avant-gardes. Au début du siècle, les futuristes ne voulaient-ils pas « glorifier […] le geste destructeur […] [et] démolir les musées, [et] les bibliothèques[30] » ? Comment ne pas penser à l'iconoclaste Marcel Duchamp inscrivant L.H.O.O.Q. et dessinant moustaches et barbiche sur une représentation de la Joconde – symbole de la culture occidentale ? À la différence d'un pur vandalisme, ce type de déclaration ou d'action est cependant resté à l'état du simulacre. En 1953, l'artiste encore peu reconnu, Robert Rauschenberg, passa un mois entier à effacer un dessin de Willem De Kooning, « […] alors “maître” de la scène new-yorkaise[31] ». L'acte opéré était un symbole fort de vandalisme qui, dans la grammaire des avant-gardes, illustre la notion de rupture perpétuelle, même s'il est aujourd'hui admis qu'il s'agissait là d'un échange concerté entre les deux artistes[32]. D'autres exemples pourraient être convoqués à l'instar d'Asger Jorn, fondateur d'un Institut du Vandalisme[33], ou encore Arman, auteur d'une œuvre intitulée Vandalisme conscient[34]. Il y a indéniablement matière à réflexion sur les rapports entre art contemporain et vandalisme, au sens large du terme, et au regard de la dichotomie particulière entre création et destruction. La destruction pourrait être considérée aussi comme prétexte à la représentation. Le triptyque photographique de l'artiste contemporain Ai Weiwei, Laisser tomber une urne de la dynastie des Han (1995) – présenté à Paris lors de l'exposition monographique Entrelacs, au Musée du Jeu de Paume en 2012 –, ouvre une autre voie de conceptualisation, liée au domaine de l'image. L'œuvre s'apparente en effet à un autoportrait de l'artiste en vandale, où la destruction est le sujet et l'objet d'une représentation. « L'iconoclasme absolu se retourne contre l'iconoclaste lui-même, le forçant au tourment perpétuel de la négation de Sisyphe[35]. » Servin
Bergeret [1] Hans Belting, Image et culte, une histoire de l'image avant l'époque de l'art, Paris, Éditions du Cerf, 1998, p. 5 [traduit de l'allemand par Frank Muller].
[2] Bruno Latour, « Iconoclash », Sur
le culte moderne des dieux faitiches, Paris,
Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009,
p. 140.
[3] Hans Belting, Pour
une anthroplogie des imag, Paris,
Gallimard, coll. « Le temps des images », 2004 [première
édition, Munchen, Wilhelm Fink Verlag, 2001], p. 8.
[4] Didier A. Chartier, Les
créateurs d'invisible, De la destruction des œuvres d'art,
Paris, Synapse, 1989, p. 50.
[5] Didier A. Chartier, op.
cit., p. 50.
[6] Eric Watier, « Je ne suis pas un vandale », Du Vandalisme, Art et destruction,
Bruxelles, La Lettre volée, 2005, p. 204. Eric Watier, artiste
et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture
de Montpellier, est aussi l’auteur de L’Inventaire
des destructions, Rennes, Incertain
Sens, 2000.
[7] Nathalie Heinich, L’art
contemporain exposé aux rejets : Études de cas,
Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2009.
[8] Nathalie Heinich, « Les rejets de l'art
contemporain », Publics et
Musées, n° 16, 1999, p. 151-162,
article consulté sur internet le 17 avril 2012 : http://www.persee.fr/web/revues…
[9] Didier A. Chartier, op.
cit., p. 33.
[10] Dario Gamboni, Un
iconoclasme moderne – théorie et pratiques contemporaines du
vandalisme artistique, Lausanne,
éditions d’en bas, 1983, p. 15.
[11] Didier A. Chartier, op.
cit., p. 43.
[12] Dario Gamboni, op.
cit., p. 7.
[13] Philippe Dagen, « Deux photographies
d'Andres Serrano on été détruites à Avignon », Le
Monde, 19 avril 2011.
[14] « (Eric Mézil) Depuis le début du
mois d'avril, au moment du débat sur la laïcité, nous avons été
la cible d'une campagne visant à saturer nos mails par l'envoi de
spams et de courriels. Cela s'est accompagné de menaces
téléphoniques. J'ai averti le conseil d'administration de la
collection et publié un communiqué de presse pour alerter sur
cette situation. J'avais sollicité la préfecture pour obtenir une
protection mais on m'avait rétorqué que c'était à la collection
de prendre des mesures de sécurité. J'ai donc engagé un vigile en
plus des gardiens ». (A-H) Depuis la dégradation du Piss
Christ, ces menaces ont-elles pris
fin ? (E-M) Non. Nous venons de déposer plainte, lundi à
15 heures, pour menaces de mort. Depuis hier, les pires menaces
sont proférées par téléphone à l'encontre du personnel. Nous
recevons également des courriels racistes et antisémites qui font
référence notamment aux musulmans ou à Anne Frank par exemple.
C'est le retour de l'Inquisition, si l'on en croit les photographies
de bûchers que nous recevons. La teneur des messages est
inquiétante : on nous dit que “cette
action n'est qu'un début” »,
Entretien d’Eric Mézil avec Anthony Hernandez, « Piss
Christ : “Nous recevons des
menaces de mort” », Le Monde.fr 18.04.2011 à 18 h 14. Mis à jour le 19.04.2011 à 07 h 58.
[15] « “Piss Christ” : l'exposition
rouvre sans incident sous une surveillance accrue », Le
Monde.fr 19.04.2011 à 14 h 50. Mis à
jour le 19.04.2011 à 15 h 35, article consulté sur internet, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/19/…
[16] Extrait du texte de présentation de l’exposition Je crois aux Miracles, http://www.collectionlambert.fr/…
[17] « En 1989, l’image est exposée au
Southeastern Center for Contemporary Art de Winston-Salem (Caroline
du Nord), qui attribue à Serrano un prix de 15 000 dollars.
Deux sénateurs du Parti républicain, Alfonse D’Amato et Jesse
Helms, s’indignent alors du fait que des fonds publics d’aide à
la culture soient attribués à des artistes dont les œuvres sont
un « outrage ». […] À Melbourne (Australie), en 1997, Piss Christ est vandalisé à coups de marteau. La National Gallery of Victoria
ferme temporairement l’exposition alors que l’Eglise catholique
d’Australie demande la fermeture définitive, ce que refuse la
Cour suprême de Victoria », Philippe Dagen, « Deux
photographies d’Andres Serrano ont été détruites à Avignon », op. cit.
[18] « La municipalité, qui subventionne la
collection, a répondu qu'elle n'avait pas “vocation à
s'immiscer dans les choix artistiques effectués par les
responsables d'un lieu qui n'est pas un musée municipal et dont la
collection appartient à un mécène privé” », « Une
photographie d'art controversée vandalisée à Avignon », Le
Monde.fr | 17.04.2011 à 17 h 28. Mis
à jour le 19.04.2011 à 07 h 58, article consulté sur internet, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/17/…
[19] Anthony Hernandez, « Qui sont ces
catholiques intégristes mobilisés contre le “Piss
Christ” ? », Le
Monde.fr | 18.04.2011 à 17 h 34. Mis
à jour le 19.04.2011 à 07 h 59, article consulté sur internet, http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/18/…
[20] Anthony Hernandez, Ibid.
[21] Caroline Vigoureux, Piss
Christ : qui sont ces chrétiens traditionalistes ?, Europe1.fr,
Publié le 18 avril 2011 à 18 h 52. Mis à jour le 18 avril 2011
à 18 h 52, http://www.europe1.fr/France/Piss-Christ-qui-sont-ces-chretiens-traditionalistes-504921/
[22] Andres Serrano à Libération,
propos transcrit par le journal Le
Monde, « Andres Serrano réagit
à la dégradation de son œuvre “Piss Christ” », Le
Monde.fr avec AFP | 19.04.2011 à
12 h 42. Mis à jour le 19.04.2011 à 12 h 42, article consulté sur
internet, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/04/19/…
[23] La technique de tirage cibachrome est l'un des
procédés de teinture argentique les plus utilisé depuis le début
des années soixante. En quelques mots, ce procédé « sert à
fabriquer des épreuves sur papier à partir de diapositives
couleurs ». Les caractérises formelles du rendu final de ce
type de tirage sont principalement : la stabilité, la netteté
de l’image et l’intensité de la traduction des couleurs, Musée
d’art moderne de Saint-Etienne Métropole, « Photographie
cibachrome », Glossaire des
techniques photographiques, p. 6 : http://www.mam-st-etienne.fr/data/documents/glossaire_photo.pdf
[24] Gallien Déjean, « Qui blasphème ? », Les grands scandales de l'histoire de
l'art, Cinq siècles de ruptures, de censures et de chefs-d'œuvre,
Paris, Beaux-Arts éditions, 2008, p. 206.
[25] Ibid.
[26] Philippe Dagen, « Deux photographies
d’Andres Serrano ont été détruites à Avignon », op.
cit.
[27] « On refait le monde », RTL,
le 19 avril 2011 à 18 h 15. Émission consultée sur internet : http://www.rtl.fr/emission/on-refait-le-monde/…
[28] Éric Mézil, propos transcrit par Portier Julie,
« Le chemin de croix de Serrano », Le
Journal des Arts, n° 346,
29 avril 2011, article consulté sur internet : http://www.lejournaldesarts.fr/jda/archives/docs_article/84086/…
[29] Didier A. Chartier, op.
cit., p. 22.
[30] Filippo Tommaso Marinetti, « fondation et
manifeste Futurisme », Art en
théorie 1900-1990, une anthologie par Charles Harrison et Paul
Wood, Paris, Hazan, 1997, p. 181.
[31] Marie Muracciole, « L'amour de l'art ou le
malentendu », Dommage(s), À
propos de l'histoire d'un baiser,
Arles, Actes Sud, 2009, p. 169.
[32] Marie Muracciole, op.
cit., p. 171.
[33] Miguel Egaña, « Présentation », Du
Vandalisme, Art et destruction, op. cit.
[34] Arman, Conscious Vandalism, 5 avril 1975, 19 heures, John
Gibson Gallery, New York, photographies Alain Bizos, Arman,
cat. expo. (Paris, Centre Pompidou – Galerie 2,
22 septembre 2010 au 10 janvier 2011), Paris, Centre
Pompidou, 2010, p. 324-329.
[35] Jean Marie Marconot, « Présentation », Iconoclasme et vandalisme, Recherche
biblique interdisciplinaire, Université Montpellier III, 2005 – (actes du colloque Iconoclasme et vandalisme qui eu lieu les 28 et 29 novembre 2003 à Saint-Gilles), p. 9 et 10.
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