Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Le spectacle de la violence | ||||
Puissance spéculaire et esthétique des images de corps violentés dans la sensibilité artistique de Michel Leiris | ||||
Camille Talpin | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | |||
Haut de page RÉSUMÉ Ami des plus grands artistes du xxe siècle, l’écrivain et ethnologue, Michel Leiris, manifeste, dès ses premières affinités artistiques, une sensibilité aiguë à l’égard de la violence à laquelle se soumettent, par exemple, les personnages de la série des Massacres d’André Masson, dessinée dans les années 1930. Envisageant la violence dans un dessein positif, Leiris n’aura alors de cesse que de manifester un vif intérêt pour la déformation des corps dans les arts plastiques. C’est à partir du milieu des années 1960 et la découverte de la peinture de Francis Bacon, que ce goût pour la violence faite au corps dans la peinture, s’intensifie. Leiris appréhende cependant moins cette violence comme un spectacle de simple divertissement, dans lequel l’artiste se plairait à peindre du monstrueux, de manière gratuite et exacerbée, qu’une inévitable évidence, transcendée par les moyens de l’art, ne faisant que dévoiler la vérité de l’être humain. Récusant ipso facto un art idéaliste, Leiris défend la représentation de la violence dans les arts plastiques, tel un moyen de percevoir, de comprendre, de vivre avec ses pairs, et, par conséquent, d’accepter, à travers le miroir de la toile, la réalité d’un monde et d’une époque bousculés. En spectateur moins complice de la violence, que simple compagnon de l’artiste dans une époque mouvementée, Leiris extrait d’un tel spectacle – signifiant, selon lui, un événement réel et parallèle à l’instant présent que nous vivons –, une forme de beauté, née d’un élément harmonieux et d’un élément dissonant, transgressif, dérangeant et violentant l’harmonie originelle. L’écrivain puise alors dans la violence des corps peints par ses amis artistes, une force, l’aidant à mieux accepter le monde angoissant qui l’entoure, et l’érige en objet duquel peut naître une forme de beauté. |
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« On ne peut tout de même pas écouter que du Rossini[1] ! ». C’est ainsi que Leiris conclut l’entretien accordé à Jean Clay en 1966, portant sur la peinture de Francis Bacon. La déclaration peut sembler paradoxale de la part de cet écrivain autobiographe, auteur de L’Âge d’homme[2] et de La Règle du jeu[3], mais aussi ethnologue africaniste et ami des plus grands peintres et sculpteurs de son temps – André Masson, Joan Miró, Alberto Giacometti, Pablo Picasso, Wifredo Lam ou encore Francis Bacon –, qui, durant toute sa vie, a témoigné d’une angoisse, déviant vers l’obsession, à l’égard de la mort, du vieillissement et du temps qui passe, affectant irrémédiablement le corps humain. Eu égard à cette situation, les affinités, que ce poète, proche du surréalisme d’André Breton durant les années 1920, a tissées avec l’art de son temps, auraient davantage pu se traduire par la quête affirmée d’une expression artistique caractérisée par une forme d’idéalisme, où les obsessions de Leiris disparaîtraient sous les traits de corps idéalisés, que véhicule, par exemple, la peinture académique s’adonnant au « nu conventionnel […] – propre et ratissé […][4] », cependant peu appréciée par Leiris dans ses jeunes années. Défendue dans la revue Documents[5] en 1929, cette position achève la rupture avec le surréalisme d’André Breton, dont il appréhende les procédés de l’inconscient et de l’automatisme, comme des phénomènes encore teintés d’idéalisme. Ainsi, Leiris se découvre davantage d’affinités avec la pensée de Georges Bataille, qui défend, au sein de Documents, les notions de laideur, d’informe ou des valeurs non nobles, implicitement vectrices d’une forme de violence à l’égard de la chair et du corps, auxquels elles peuvent être associées. La collaboration de Leiris à Documents et à son matérialisme, qui peut apparaître violent, lorsqu’il est opposé à l’idéalisme, est progressivement complétée par le contexte géopolitique européen des années 1930. Face à la violence des régimes fascistes, l’écrivain s’accorde mal avec une création plastique, qui fournirait uniquement des faux-semblants, alors que « les réalités sinistres montrent le bout de l’oreille, un lobe d’oreille obsédant, comme l’idée de mes tympans que fracasseront un jour ou l’autre les canons[6] ». Devant la violence du monde, conviennent une peinture et une sculpture, miroirs de cette même époque violentée et bouleversée. Ce constat constitue le point de départ d’une attirance pour des œuvres, dans lesquelles se dévoilent des figures bousculées et à travers lesquelles la violence est souvent latente dans leur facture ou leur répertoire formel, si celle-ci n’est pas iconographiquement présente. Cette attirance sera presque sans cesse renouvelée à chaque nouvelle amitié tissée avec les peintres et les sculpteurs de son temps. Ainsi, Leiris affectionne les personnages déliquescents des portraits de Joan Miró, peints à la veille des années 1930 (illustration). Il est, en outre, fasciné par la série des Massacres d’André Masson, dessinée entre 1930 et 1934 (illustration), ainsi que par les corps déformés des peintures réalisées par Picasso dans son atelier des Grands-Augustins sous l’Occupation (illustration). Les griffes et les dents acérées des créatures du peintre cubain Wifredo Lam, qui se déploient dans ses compositions après 1940, le portent à une même admiration (illustration). À partir du milieu des années 1960, ce sont les corps de Francis Bacon, soumis à de violentes et dérangeantes distorsions, qui animent et saisissent la sensibilité artistique de Leiris (illustration). Ainsi, à partir de cet intérêt manifeste pour une création plastique, où le corps est érigé en support émouvant pour Leiris, puisqu’éprouver, par le regard, ce que ressent le corps de l’Autre, revient à l’éprouver sur son propre corps, il est possible de se demander en quoi cette sensibilité affirmée à l’égard d’œuvres véhiculant une image de corps violentés, constitue un spectacle devenant le propre miroir de la condition de l’écrivain et de celle de l’humanité, et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le lieu où le beau parvient aussi à émerger. Dans un premier temps, sera analysée la manière dont l’œuvre d’art, chargée de violence, est érigée en objet, dont la présence et l’observation intensifient la vie et l’humanité du spectateur. Puis, l’introduction de violence dans la création plastique fera l’objet d’une observation de la singularité, qu’extrait Leiris d’un tel spectacle, à travers lequel il fait éclore sa définition de la beauté en art. I. Se sentir intensément vivant et humain dans le spectacle de la violence Émerge très tôt dans l’œuvre autobiographique et ethnographique, puis, dans la sensibilité artistique de Michel Leiris, le parti pris, selon lequel on ne peut fuir la réalité ou se dissimuler derrière des idéaux, seulement vecteurs de faux-semblants. Ainsi, à travers la fiction de l’autobiographie, l’écrivain s’engage à dire toute la vérité et à se soumettre au jugement de son lecteur, aussi violent et vindicatif puisse-t-il être. Dans son approche du discours scientifique de la discipline ethnographique, qu’il côtoie dès sa participation à la Mission Dakar-Djibouti, dirigée par Marcel Griaule entre 1931 et 1933, il défend la subjectivité de l’écriture, qui peut permettre de délivrer toutes les vérités possibles, aussi déstabilisantes soient-elles, notamment lorsqu’elles décrivent la violence de quelques méthodes d’acquisition des objets ethnographiques[7]. Quant au domaine de la création artistique, Leiris s’oriente très jeune vers la musique jazz, dont il saisit, par un schéma toutefois encore chargé de stéréotypes sur l’Afrique et les productions afro-américaines, toute la faculté à faire surgir les profondeurs de l’être humain. En effet, au cours des années 1920, le jazz apparaît comme le modèle à suivre pour l’art occidental, dont Leiris estime, qu’il ne fait que fournir « des spectacles trop fades que ne boursoufle aucune insurrection, en puissance ou en acte contre la divine “politesse” […][8] ». Le bon goût, la morale et la bienséance de la civilisation occidentale laissent endormis les instincts les plus crus, mais aussi les plus dérangeants et inévitablement violents, qui caractérisent cependant aussi l’être humain. Ainsi, le spectacle occidental fantasme la réalité, lorsqu’il ne la nie pas complètement, alors qu’au contraire, l’art se doit d’être l’incarnation, sinon le reflet, de la réalité du monde, qui tire une part dans la violence. Or, si l’on envisage la définition du spectacle, que propose Leiris, celui-ci peut rapidement se teinter de la violence, qui caractérise alors son époque, sinon de nombreuses périodes de sa vie. Né en 1901 et disparu en 1990, Michel Leiris traverse tout le xxe siècle, lui-même marqué par des faits de violence. L’écrivain connaît ainsi l’exil dans le sud-ouest de la France, impliqué par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Survivant de cette première guerre, tel qu’il le rappelle à plusieurs reprises dans son Journal, Leiris vit avec beaucoup d’angoisse les rumeurs du second conflit mondial, lors de l’ascension des régimes fascistes européens dans les années 1930. Puis, l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale le contraint à vivre au plus près des bombardements, des dénonciations, des déportations et des exécutions de résistants. Les violences du monde se poursuivent lorsqu’il s’engage, au moment de la guerre d’Algérie, dans un combat anticolonialiste, pour la défense des peuples à l’encontre desquels les puissances occidentales exercent incontestablement une violence protéiforme, qu’elle soit de nature économique, sociale ou culturelle. Face à ce contexte, pourtant angoissant pour l’écrivain, ce dernier ne cherche plus à fuir la multiplication de ces événements parfois douloureux, mais, au contraire, à défendre certains aspects, nécessaires à observer, dans l’amour qu’il témoigne pour les œuvres de ses amis artistes. Celles-ci deviennent alors un spectacle parallèle à celui qui se produit dans la vie réelle, seulement transcendé par les moyens de l’art, que maîtrise le peintre ou le sculpteur. Dans la pensée de l’écrivain, le spectacle se différencie néanmoins de la représentation, entendue selon son sens étymologique, telle l’« action de replacer devant les yeux de quelqu’un[9] ». Ainsi, dans ses « Réflexions sur la tauromachie », il observe plusieurs formes de divertissements, que sont, par exemple, la corrida, le cirque ou encore le théâtre. Les deux derniers sont précisément des représentations. Certes, le cirque propose des numéros, qui sont des faits réels, mais ils sont reproduits à l’identique chaque soir. Le théâtre, quant à lui, est aussi une situation réelle, qui s’arrête néanmoins au simulacre de la réalité. En effet, lorsque, par exemple, se produit un meurtre sur les planches, ce meurtre n’intervient jamais véritablement et s’arrête à l’imitation du geste de meurtre et du corps qui vacille sous les coups. Seule la tauromachie est un spectacle à part entière, car la mort de l’animal est réelle[10]. Certes, le spectateur est dans l’expectative et l’imprévisibilité du moment au cours duquel la violence de l’acte s’imposera à son regard, mais, il ne peut fuir cette réalité. Il ne pourra échapper au torero ou au picador, qui transplantera sa pique dans le corps du toro, ni même à ce risque toujours présent de la corne du taureau pouvant effleurer ou transpercer le torero. Le spectacle se caractérise, par conséquent, chez Leiris, par son aspect réel et il n’est, in fine, qu’un parallèle de ce qui pourrait advenir dans la vie réelle. Au cœur de sa sensibilité artistique, l’œuvre d’art prend ainsi l’allure d’un spectacle, tant la projection avec le figuré est saisissante. Par conséquent, la violence infligée au corps humain dans la composition se révèle être le parallèle de la violence, que l’artiste, comme tout individu, selon Leiris, peut être amené à observer dans la réalité. Leiris n’admire cependant pas ces œuvres pour la gratuité de la violence qu’elles exposent, ni pour une sorte de violence au premier degré, mais pour ce que cette violence peut avoir de transcendant, voire de psychanalytique et de cathartique, pour mieux appréhender celle vécue dans la vie réelle. L’analyse qu’il propose de la série des Massacres d’André Masson – un ensemble de dessins, dans lequel un colloque de personnages se livre à des meurtres effrénés –, est représentative de son regard sur une violence teintée d’optimisme et de beauté. La violence est un phénomène latent dans l’œuvre de Masson, notamment depuis sa mobilisation sur le front pendant la Première Guerre mondiale. Au milieu des années 1920, il livre ainsi une série de peintures de sable, parmi lesquelles se trouve La Bataille de poissons, réalisée en 1926 (illustration). Soumise à l’interprétation de l’historien d’art allemand, Carl Einstein, l’œuvre se teinte d’une lecture totémique, selon laquelle l’artiste se serait représenté à travers l’emblème du poisson, qui se livre, avec ses congénères, à la surface de la toile, au même combat livré par les soldats[11]. Cependant, progressivement, le peintre délaisse la métaphore du bestiaire pour représenter cette violence à laquelle se livrent les hommes, lorsqu’il se consacre à la série des Massacres, à laquelle Leiris s’intéresse. Le titre, si évocateur, et l’iconographie de ces hommes et de ces femmes se livrant à des meurtres mutuels, auraient pu conduire l’écrivain à établir un lien entre la violence de ces personnages et la violence véhiculée par l’absurdité du combat, auquel a participé son ami peintre. Cependant, la violence de la série des Massacres délivre à Leiris une impression positive, un spectacle, dont celui qui l’observe peut tirer quelque chose de grandissant. Il décrit, en effet, ces nombreux dessins comme des « colloques effrénés, table rase, rupture des limites en vue d’un recommencement[12] ». De l’instinct de mort, qui anime ces personnages, naîtrait alors une nouvelle présence vivante, une nouvelle forme de vie. Les meurtres perpétrés dans les œuvres de Masson sont chargés de cet « élan vital[13] », décrit par William Rubin, rejoignant alors le positivisme perçu par Michel Leiris, quant à la violence engagée à l’encontre des uns et des autres. Pour l’écrivain, il convient, en effet, de se délivrer d’un a priori négatif à l’égard de tout ce qui est violent, agressif et provocant, car, le fait même de refouler et d’enfouir ces comportements, qui caractérisent inévitablement l’être humain, délivrent une image incomplète de celui-ci ; l’être humain étant aussi fait d’instincts et de pulsions teintés de violence. Dans une contribution à la revue Documents, parue à l’été 1930, intitulée « L’homme et son intérieur », Leiris revendique que « le masochisme, le sadisme et presque tous les vices, enfin, ne sont que des moyens de se sentir plus humain – parce qu’en rapports plus profonds et plus abrupts avec les corps […][14] ». La puissance de l’œuvre d’art réside ainsi dans cette capacité à nous tendre le miroir de ce qui est rejeté, alors même qu’il s’agit, par ce moyen, de se sentir intensément plus humain et vivant. La puissance spéculaire de l’œuvre d’art chargée de violence se renforce pendant la Seconde Guerre mondiale, soit au cours d’une période elle-même violente, en particulier à l’encontre des chairs du corps humain des soldats ou des prisonniers détenus dans les camps de concentration. Au lieu de fuir cette violence, même momentanément, par l’esprit et le regard, comme si cette attitude n’était qu’un leurre, qui rendrait alors encore plus insupportable cette même violence lorsqu’elle ne pourrait plus être déjouée, l’écrivain choisit de s’y confronter. Au lendemain de la Libération, alors que Picasso expose au Salon d’Automne de 1944, une sélection de toiles et de sculptures réalisées sous l’Occupation et restées inédites pour le public, Leiris choisit de défendre l’ami et artiste contre les critiques véhémentes énoncées à son égard. Le peintre est violemment critiqué pour l’agressivité et le caractère inhumain, que dévoilent des toiles, telles que L’Aubade, dans laquelle le corps de la jeune femme allongée au centre de la composition est violenté par un répertoire formel dominé par la distorsion et la déformation (illustration). Si, tel que l’analyse Philippe Dagen, rien n’indique que dans cette toile, la violence faite à ce corps peint évoque celle des corps décharnés des prisonnières des camps[15], Leiris s’éloigne davantage encore de cette référence et de cette individualisation, pour porter la violence des chairs vers l’universel. Les personnages de Picasso n’ont, en effet, rien de choquant et ne sont aucunement éloignés de la réalité. Au contraire, l’artiste présente ici des miroirs de la réalité vécue par nombre de leurs pairs durant le conflit, ou, du moins, une réalité connue ; celle d’une « réalité saignante[16] ». Ainsi, « l’homme des tableaux de Picasso, c’est l’homme d’aujourd’hui[17] ». Leiris revendique alors qu’« à une époque déchirée convient cette peinture elle-même déchirée[18] ». Par les moyens de son art, Picasso crée alors des signes pour montrer un Autre, à travers lequel, et avec la violence d’une confrontation visuelle, on se découvre ; toutefois, dans une atmosphère de réconfort mutuel avec le figuré, et par une forme de complicité avec le peintre, permettant alors de mieux accepter la violence angoissante du monde. L’œuvre d’art se charge d’une dimension universelle, car l’on découvre à travers elle, sans déguisement, ce que Leiris identifiera au cours de la décennie 1960, avec l’œuvre de Francis Bacon, comme étant « notre vérité profonde[19] ». II. Une violence vectrice de beauté La « vérité profonde » existe, en effet, davantage dans la déformation, pouvant aller jusqu’à la déstructuration du corps humain, plutôt que dans l’idéalisation de celui-ci. Quelques années après cette analyse de Michel Leiris, Francis Bacon partage le même point de vue, quant à une vérité de l’être humain et de sa personnalité présente dans la distorsion, donc dans un acte de violence engagé par la main de l’artiste, par le truchement du travail de la matière picturale, éloignant nécessairement l’œuvre d’art du réalisme mimétique et de la vraisemblance. Dans le sixième entretien accordé à David Sylvester en 1979, le peintre britannique discute de deux portraits qu’il a faits de Michel Leiris ; l’un en 1976 (illustration), l’autre en 1978 (illustration). Le premier témoigne d’une intense déformation du visage du modèle. La partie gauche du crâne disparaît dans l’ombre de l’arrière-plan, l’arête nasale est fortement déviée et incurvée, l’œil gauche se confond avec l’oreille, alors que la bouche est entièrement déstructurée dans la fusion, que le peintre opère avec le menton de l’écrivain. La violence établie sur ce visage se trouve, en outre, renforcée par les larges touches blanches apparentes, qui traversent les joues et les pommettes du modèle. Le second portrait, légèrement de trois-quarts, traduit, quant à lui, une déformation plus estompée, limitée à une atrophie de la tempe droite. Bacon trouve néanmoins que, paradoxalement, des deux portraits de Leiris, « celui qui est le moins littéralement lui est en réalité celui qui lui ressemble de la manière la plus poignante[20] ». Selon lui, la tête allongée et étroite, traversée par une arête nasale légèrement courbée du portrait de 1976, mène à la plus vive ressemblance avec le visage du poète qui, en réalité, était plutôt petit et rond (illustration). Bacon revendique, par conséquent, la plus grande ressemblance dans ses portraits et la nécessité de recourir à une violence exercée à l’encontre du visage de ses modèles pour y parvenir et saisir la réalité vivante et poignante de ces derniers. Si Leiris ne s’est jamais prononcé sur ces portraits, notamment lorsqu’il fut face à celui exécuté en 1976, lors du vernissage d’une exposition personnelle de Bacon à la galerie Claude Bernard en 1977, il partage l’idée selon laquelle les personnages baconiens, déformés et actifs au cœur de situations solitaires et tragiques, ne font que révéler la vérité de l’Homme et du monde, bousculée, angoissée et angoissante. Toutefois, cette « vérité profonde » et « ce qu’est au vrai notre condition propre[21] », sont aussi chargés d’une forme de beauté, car, « transcendées par l’œuvre d’art, les vérités les plus sévères prennent un autre visage[22] ». Selon Leiris, non seulement, « les gens qui ne veulent pas regarder la vérité en face ne sont pas intéressants[23] », aussi violente cette vérité soit-elle, mais l’écrivain dépasse également le simple constat d’une peinture, miroir de son temps, par un dessein plus esthétique, s’inscrivant dans la lignée baudelairienne d’une beauté, qui existe aussi dans ce qu’il peut y avoir de plus troublant. Admirant Eugène Delacroix pour la part de cruauté et de sauvagerie qui transparaît dans sa peinture, Charles Baudelaire témoigne précisément dans une lettre adressée à Jules Janin, que s’intéresser à la tristesse, à l’horreur et à tout ce qui relève de la part non-noble de l’être humain, peut contenir une part de beauté[24]. Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire situe alors la beauté dans le contraste « d’un élément éternel, invariable » et « d’un élément relatif, circonstanciel »[25]. Dans la part d’idéal, un élément accidentel fait irruption ; acte duquel naît la beauté. Du spectacle de la violence du monde, que Francis Bacon a observé, à l’instar de tant d’autres – « Lui aussi, j’imagine, dit Leiris, a vécu la guerre, entendu parler du nazisme, des camps de la mort, d’Hiroshima[26] » –, le peintre érige ses œuvres vers une forme de beauté, que Leiris relie alors à la « beauté convulsive[27] » d’André Breton et qu’il fait naître d’un dépassement de la beauté baudelairienne. L’écrivain préfère, en effet, la notion de fêlure et de tangence, puisque sa beauté naît d’une beauté idéale, « dans laquelle apparaît une faille, une fêlure, passage que s’est frayé le malheur qu’elle doit forcément recéler[28] ». La beauté naît d’un élément dissonant, transgressif, dérangeant, et, par conséquent, violentant l’harmonie originelle. Ainsi, l’harmonie naturelle des visages de George Dyer (illustration) ou d’Isabel Rawsthorne (illustration) se trouble par une violence symbolique, que le peintre exerce à leur égard, lorsque celui-ci les déforme avec de larges touches de peinture blanche, qui les traverse de part et d’autre, ou lorsqu’il les déstructure jusqu’à une confusion de leurs différentes parties. Mais, la beauté de leur présence, intensément vivante, naît de cette convulsion plastique ordonnée par la main de l’artiste. Et Leiris de s’interroger sur ce que cette convulsion, qui transparaît dans chacune des œuvres de Francis Bacon, a de parallèle avec la convulsion du monde, dont la pleine conscience et la saisie dans son intégralité ne peuvent passer que par le spectacle de l’œuvre peinte, aussi réel que le vécu, mais transcendé par des moyens plastiques. Depuis son adhésion aux idées défendues par les différents acteurs de la revue Documents, où le matérialisme s’impose face à toute forme d’idéalisme, Michel Leiris n’a eu de cesse que de manifester une vive attention aux œuvres créées par ses amis artistes, véhiculant une forme de violence engagée à l’encontre du corps humain. Celle-ci n’est pas admirée pour ce qu’elle a de strictement violent, mais plutôt pour ce qu’elle dit de la violence même du monde. Dans la sensibilité artistique de Michel Leiris, l’intérêt à l’égard de cette violence trouve un écho avec la personnalité angoissée de l’écrivain, lorsque ce dernier perçoit dans la violence iconographique de quelques œuvres d’André Masson ou les déformations des corps de Picasso et des visages de Bacon, le miroir de ses propres angoisses obsessionnelles à l’encontre d’un monde lui-même bousculé, angoissant et inévitablement violent. L’œuvre d’art se constitue alors en un miroir réconfortant, à partir duquel les angoisses d’un individu trouvent un écho universel. De ce rôle spéculaire de la création plastique, Leiris dégage également une puissance esthétique, précisément née de la violence qui peut la traverser. Il élabore, en effet, une conception de la beauté, qu’il fait naître de l’irruption d’un élément dissonant, venant alors violenter et bouleverser une harmonie et un ordre stable. L’œuvre d’art est alors un remède pour accepter une époque bousculée, mais un remède strictement contemporain, si bien que la violence perçue dans une œuvre, dans une temporalité déterminée, ne le sera sans doute plus, lorsque la violence du monde et de l’époque à laquelle elle fait référence sera dépassée. Sans doute que, la cruauté, qui transparaît, certes, encore aujourd’hui dans la Crucifixion de Grünewald, l’était cependant davantage à l’époque du peintre[29] (illustration). Ainsi, ce qui paraissait violent à son époque, lorsqu’il commentait notamment les peintures de Picasso ou de Francis Bacon, ne le sera peut-être plus dans quelques décennies. Déjà, ne trouve-t-on pas davantage de violence à l’encontre du corps humain dans des formes d’expression artistique orientées vers la performance, par exemple, lorsque le corps lui-même devient support de l’œuvre ? Les nombreux implants que se fait poser Orlan entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, ou ce que Marina Abramovic accepte de se faire infliger de la part du public, muni d’épines ou d’un revolver, dans Rythma 0 en 1974 (illustration), peuvent, en effet, apparaître plus violents, que les déformations du visage de Dora Maar peint par Picasso (illustration) ou de celui de Francis Bacon lui-même dans ses nombreux autoportraits (illustration), aussi troublants puissent-ils être. |
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Camille Talpin, Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Bertrand Tillier) |
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Haut de page NOTES
[1]
Michel Leiris, « Le peintre de la détresse
humaine », dans Pierre Vilar [dir.], Écrits sur l’art, Paris, CNRS Éditions,
2011, p. 483-487.
[2]
Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris,
Gallimard, 1939.
[3]
Id., La Règle du jeu, tome 1, Biffures, Paris,
Gallimard, 1948 ; tome 2, Fourbis, Paris, Gallimard,
1955 ; tome 3, Fibrilles, Paris, Gallimard, 1966 ;
tome 4, Frêle bruit, Paris, Gallimard, 1976.
[4]
Michel Leiris, « L’homme et son
intérieur », Documents, 1930, n° 5,
p. 261-266.
[5]
Entre 1929 et 1930, Michel Leiris fut l’un des nombreux
rédacteurs de la revue Documents, fondée par
Georges Henri Rivière et Georges Bataille, ce dernier ayant
également été rédacteur en chef.
[6]
Michel Leiris et Jean Jamin [dir.], Journal. 1922-1989,
Paris, Gallimard, 1992, p. 302.
[7]
Dans L’Afrique fantôme, journal de bord de la
Mission ethnographique Dakar-Djibouti, publié en 1933, Michel
Leiris relate, par exemple, le vol perpétré par certains
membres de la mission, de konos – objets faits de
matériaux hétéroclites, employés lors de
rituels ou de sacrifices (Michel Leiris,
« L’Afrique fantôme », 6 septembre
1931, dans Michel Leiris et Denis Hollier [dir.],
L’Âge d’homme précédé de
L’Afrique fantôme,
Paris, Gallimard, 2014, p. 134-135). La présence de la
vérité, quant à ces méthodes
d’acquisition, dans la version publiée du journal de
bord de la mission, fut critiquée par Marcel Griaule.
[8]
Michel Leiris, « Civilisation », Documents, 1929, n° 4, p. 221-222.
[9]
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
« Représentation » [en ligne], disponible
sur
http ://www.cnrtl.fr/etymologie/repr%C3%A9sentation, page consultée le 20/03/2017.
[10]
Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet – Fonds
Leiris, LRS Ms 417, « Réflexions sur la
tauromachie ».
[11]
Carl Einstein, « André Masson : étude
ethnologique », Documents, mai 1929,
n° 2, p. 93-102.
[12]
Michel Leiris, « Idoles », dans Pierre Vilar
[dir.], Écrits sur l’art, Paris, CNRS
Éditions, 2011, p. 113-114.
[13]
William Rubin, « André Masson et la peinture du
vingtième siècle », dans Caroline Lanchner et
William Rubin [dir.], André Masson, Paris, Centre
Georges Pompidou, 1977, p. 11-77.
[14]
Michel Leiris, « L’homme et son
intérieur », Documents, 1930, n° 5,
p. 261-266.
[15]
Philippe Dagen, Picasso, Paris, Hazan, 2011, p. 283.
[16]
Michel Leiris, « L’exposition Picasso à la
galerie Louis Carré », Volontés de ceux de la résistance, 27 juin 1945,
n° 31, p. 1.
[17]
Ibid.
[18]
Ibid.
[19]
Michel Leiris, « Le peintre de la détresse
humaine », dans Pierre Vilar [dir.], Écrits sur l’art, Paris, CNRS Éditions,
2011, p. 483-487.
[20]
Francis Bacon, « Sixième entretien
[1979] », dans David Sylvester [dir.], Entretiens avec Francis Bacon, Paris, Flammarion, 2013,
p. 169-182.
[21]
Michel Leiris, Francis Bacon, face et profil, Paris, Hazan,
2015, p. 32.
[22]
Id., « Le peintre de la détresse humaine »,
dans Pierre Vilar [dir.], Écrits sur l’art,
Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 483-487.
[23]
Ibid.
[24]
Charles Baudelaire, « Lettre à Jules
Janin », dans Anne Le Bihan, Être bien dans le mal. Baudelaire, Huysmans, Bataille,
Paris, Éditions du Champ lacanien, 2001, p. 42.
[25]
Id., « Le Peintre de la vie moderne », dans
Claude Pichois [dir.], Critique d’art suivi de Critique musicale, Paris,
Gallimard, 1992, p. 345.
[26]
Michel Leiris, « Le peintre de la détresse
humaine », dans Pierre Vilar [dir.], op. cit.
[27]
André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, éd. La
Nouvelle Revue française, 1928.
[28]
Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata
Morgana, 1981, p. 36.
[29]
Id., « Le peintre de la détresse humaine »,
dans Pierre Vilar [dir.], op. cit.
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Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Camille Talpin, « Puissance spéculaire et esthétique des images de corps violentés dans la sensibilité artistique de Michel Leiris », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 11 - mis en ligne le 18 décembre 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Camille Talpin Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |