Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Le spectacle de la violence | ||||||
Figuration de la violence indicible dans des compositions espagnoles contemporaines : recherche esthétique et/ou témoignage du sensible | ||||||
Bastien Grossen | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | |||||
Haut de page RÉSUMÉ À défaut d’être visible, la violence peut être exhibée par les phénomènes sonores et leur organisation temporelle. Les figures de la violence indicible et de ses conséquences se manifestent par exemple dans la saturation des timbres, l’informe, l’altération, l’aphorie etc. En prenant appui sur deux œuvres composées sur le thème de la mort, nous interrogerons la distinction entre la teneur poétique de Tenebrae de Posadas (2013) rendant audible un véritable simulacre de ténèbres, de chaos et d’angoisse, et celle, plus commémorative, d’Officium Defunctorum de Halffter (1978) dénonçant explicitement la violence, y compris par les phénomènes sonores. La permanence de traces et de constantes conceptuelles et esthétiques pour représenter la violence et la mort tendra à l’effacer. |
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SOMMAIRE
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Désigner et raconter à leur manière, tels sont des préceptes que semblent suivre certaines œuvres espagnoles contemporaines composées du lendemain de la dictature franquiste à nos jours. Nous nous efforcerons ici de le montrer à travers l’étude de deux compositions contemporaines espagnoles : Officium Defunctorum de Cristóbal Halffter (1978) et Tenebrae d’Alberto Posadas (2013)[1], qui nous ont paru rendre de manière particulièrement sensible l’indicible de la violence ou de la mort. Il est vrai que la musique, même si elle renvoie encore en un certain sens « au monde des sentiments et des émotions » de façon « perceptible », reste souvent « polysémique, vague et parfois ambigüe »[2]. Cependant, « le seul fait que l'on puisse parler de la musique, la commenter, montre qu’elle n'est pas un système “sémantiquement clos” et qu’elle est donc signifiante voire référentielle[3] » selon Fubini. Elle se rend compréhensible, à l’image du langage gestuel ou de la danse, et « [elle] révèle, met en évidence, souligne et fait émerger ce qui dans le langage est étouffé ou demeure à l'état latent[4] ». La communication émotionnelle qu’elle propose peut même s’avérer parfois des plus transparentes. Les évènements du siècle – et plus généralement le concept de violence – prennent chez ces artistes espagnols des figurations spécifiques et une ampleur inattendue. Les phénomènes musicaux qui présentent l’indicible par l’indéfinissable, l’excès, l’effacement du sens ou la disparition s’accordent avec l’expérience de l’irruption dans le quotidien de l’évènement incommensurable, de l’impossible à dire par inadéquation du langage à le décrire ou à cause des séquelles traumatiques, de la dégradation et de la disparition des êtres ou des corps. Si le souvenir de la guerre d’Espagne sera supposé avoir influencé les compositeurs espagnols, notamment à travers ses excès : éradication systématique par les franquistes d’une communauté reliée par ses idées politiques, atrocités physiques et morales dans les deux camps pendant la guerre d’Espagne de 1936 à 1939, oppression dictatoriale ultérieure, théâtre du chaos, disparitions etc., c’est avant tout l’indicible de toutes les guerres et la profonde incompréhensibilité devant la violence et la mort qui guident le fil de ces œuvres. La teneur poétique de certaines œuvres créera un écran avec l’insoutenable horreur transmise par la musique. Pourtant, l’essence des phénomènes sonores rendant sensible l’indicible interpellera par sa constance malgré les particularités propres à chaque compositeur. Ils paraîtront témoigner du bouleversement et de la meurtrissure d’une époque – marquée par les guerres modernes, les guerres civiles et les génocides – mais surtout, plus généralement, rendre sensible la violence dans ce qu’elle possède d’indicible. L’un des intérêts de notre thèse est de montrer comment la musique parvient à signifier ces moments caractéristiques. Le tournant musicologique des années 1970 a souligné un intérêt porté à la signification musicale. Rosen (1971), Nattiez (1975), Stefani (1976), Tarasti (1978), contribuèrent les premiers à développer cet aspect complémentaire de l’analyse structurale. Le renvoi au monde extramusical s’effectue par l’intermédiaire de formules mélodiques, rythmiques, dynamiques, timbriques. Elles sont des signes d’ordre « affectif, stylistique, gestuel, moteur ou encore visuel[5] » qui renvoient à des signifiés externes. Si les musicologues des pays de l’Est des années 1960-1970, ont préféré le terme d’intonation à celui de topique[6], les anglo-saxons[7] emploient quant à eux ce terme pour désigner les « unités culturelles du monde » signifiées par la musique de diverses façons, et possédant un lien « symbolique […] irréductible ». Comme le montre Raymond Monelle, « Nous assimilons les topiques à des fragments de mélodie ou de rythme, des formes conventionnelles ou encore des aspects du timbre ou de l’harmonie qui désignent des éléments de la vie sociale ou culturelle, et par conséquent des thèmes comme la campagne, l’innocence, la plainte, etc.[8] » Le topique de la guerre peut ainsi s’entendre, dans Relojes blandos – la première Daliniana de Halffter – par les motifs des cuivres qui réfèrent par similarité aux appels militaires : le mécanisme d’analogie concerne ici simplement quelques traits spécifiques – comme le triolet rapide de doubles croches sur la même hauteur (par exemple aux mesures 115-116). Le signifiant est iconique, selon la terminologie de Peirce, dans la mesure où il ressemble à l’élément extra-musical – le motif de fanfare – qu’il rappelle. La trompette reste en outre symboliquement associée aux champs de bataille : elle a toujours accompagné les soldats au combat, soit pour donner le signal des ordres, attaque ou retraite notamment – ce que faisait le buccin chez les Romains ou la salpynx chez les Grecs. Le topique de la souffrance peut s’entendre, quant à lui, au même moment par l’intermédiaire d’une dissonance particulièrement longue dans le registre aigu (violons et trilles des flûtes) – la dissonance étant utilisée depuis des siècles pour traduire un mal-être, une douleur, une tension intérieure que produit physiquement la superposition chromatique[9]. Le topique du chaos se rend, lui, principalement audible par un éclatement et/ou une disjonction généralisés, une agitation incessante et une violence indubitable. Ainsi, dans Nacimiento de la angustia liquida (la troisième Daliniana), l’une de ses occurrences[10] se manifeste par la subite nuance extrême (fff), la superposition de motifs mélodiquement indécis avec sauts d’intervalles (de septième ou de neuvième mineure notamment), la puissance des cuivres et la vélocité percussive (doubles-croches de bongos), l’intégration de la violence de clusters.
En plus de l’observation de la permanence de certaines tournures mélodiques
ou rythmiques qui renvoient depuis l’âge baroque à un affect ou à une
sensation, nous nous sommes tournés vers des outils extra-musicaux plus
propices à l’analyse des phénomènes relevant de l’indicible – et plus
particulièrement de l’indicible violence – dans ces musiques. Les figures
et procédés pointant le dépassement de la limite et le chaos pourront ainsi
être entendus au prisme des catégories peirciennes de la signification.
D’autres méthodes issues de la linguistique seront directement appliquées à
la musique, étant donné la pertinence des résultats sur ce thème
spécifique. De l’étude des récits du génocide par Michael Rinn, nous avons
ainsi repéré l’idée d’œuvres émaillées de « disjoncteurs » qui provoquent
une dramatisation indicible, selon ses termes, en rompant par divers
procédés avec le moment précédent[11]. Ils sont audibles
dans les musiques étudiées par des paramètres adaptés : hauteur, rythme ou
mètre, tempo, timbre, densité, registre, profil thymique, texture ou
orchestration, mode de jeu... Ces disjoncteurs correspondent à des sèmes qui
s’organisent en oppositions[12] : continu/discontinu,
dense/aéré, haut/bas, intense/faible, unifié/désunifié etc. mais aussi à
des topiques contrastants : désolation/plénitude (par exemple de violence),
vie/mort... Ils participent au sens de l’œuvre, parfois en accélérant ou en
retardant la fin tragique, et associent parfois la violence de leur
surprise à la surprise de leur violence, comme dans ce passage d’Officium Defunctorum : un accès linéaire indéfinissable et
chaotique[13] rompt brutalement avec le passage précédent (en accords réitérés en décalage),
créant un contraste stylistique (organisation verticale/organisation
horizontale d’essence contrapuntique), de tempo (accélération), de mètre
(3/4 à 2/2), sémique (bref/long), sémantique : déconstruction/altérité
absolue et chaos :
(A1) I. Tenebrae d’Alberto Posadas : poétique du seuil et de l’au-delà Tenebrae, composée par Alberto Posadas et créée le 15 juin 2013 à la Cité de la musique à Paris[14], est une œuvre hautement évocatrice de la mort et de sa violence. L’inquiétante étrangeté que parviennent à susciter les alliages de timbres et le mélange entre l’électronique, les six voix solistes[15] et les instruments acoustiques[16], est suivie d’autres topiques – décelés par l’analyse – qui tissent ou présentent des liens entre eux : ceux du lugubre et de l’angoisse, du chaos, du fantastique, du diabolique et de l’insolite, de l’affliction et de la disparition, etc., présentés successivement, puis dans le désordre. Des processus d’altération, de morcellement et d’éclatement s’inscrivent dans l’esthétique de la violence, ici inhérente à la différence radicale de la mort, mais aussi à l’idée de mal. De quelle manière ces processus s’insèrent-ils dans le langage musical, quitte à le manipuler un peu, à le perturber, parfois à l’excès, de quelle écriture spéciale portent-ils le témoignage ? L’altération s’effectue ici par des transformations ou des fragmentations vocales – existant par ailleurs dans de nombreuses cultures[17] et indiquant l’idée de transgression ; des voilements ou des déchirements du timbre – comme de violents grincements d’archet : (A2), des pollutions de la hauteur ; des modes de jeu très particuliers comme cette métallisation d’une corde vibrante, matériau symboliquement lié aux rituels funéraires (A3). L’ethnomusicologue Luc Charles-Dominique remarque que les altérateurs de voix ou masques indiquent aussi les rites funéraires[18] et la souffrance : « il y a dans le traitement musical de la souffrance, l’idée de franchissement d’un seuil, non seulement dans le niveau de douleur à exprimer mais surtout dans son mode d’expression même, dans sa traduction sonore et sa mise en musique[19] ». C’est ainsi la notion de dépassement de limite qui relie l’expression musicale de la souffrance psychologique à celle de la mort. L’emploi extrême des instruments et leur détournement fonctionnel stigmatisent l’indicible, le versant sur lequel se perd le langage et qui ne réfère plus, ni à la normalité, ni à l’humain. Au début, le registre grave, les tenues sur des notes uniques ou doubles tenant lieu de fond atmosphérique et la relative aphorie[20] d’ensemble, rattache aussi iconiquement ce moment au topique du lugubre, qui, selon Guiomar, fait pressentir vaguement la mort telle une « étendue de pays singulièrement lugubre, […] alors qu’il ne s’est encore rien passé[21] » ; l’angoisse, quant à elle, est rendue sensible de manière iconique par les soufflets dynamiques sur les tenues des cordes (A4), tandis que la modification du son par les vibrations métalliques lie le topique de l’angoisse au concept d’altération. Les trilles par leur vacillation s’inscrivent dans la figuration de l’équivoque et du crépusculaire qu’explicite Guiomar. Puis, douleur et unification émanent d’un crescendo vocal démesurément long, intense et angoissant. On a l’impression d’assister à une inversion de la descente dont parle Gilbert Durand[22] dans le régime nocturne de l’image : la douce dysphorie qui la caractérise, dénuée de crainte ou d’aspirations de révolte devant le gouffre de la mort, semble s’inverser ici. L’élévation acceptée, sereine mais cependant laborieuse, s’entend dans une ascension extrêmement lente (pendant plus de 2’20), inégalement, souvent demi-ton par demi-ton (A5). André Pirro avait observé un motif chromatique ascendant de Bach, joint aux mêmes paroles qu’un motif descendant en remarquant que « le caractère douloureux […] provient surtout de l’âpreté des demi-tons conjoints, et que la direction du dessin n’y a qu’une importance secondaire[23] ». fig.1 Thème chromatique ascendant, repris dans l'ordre inverse des degrés chromatiques par la basse, sur les mêmes paroles : “par sa cruelle mort”, Johann Sebastian Bach, Cantate Jesus, der du meine Seele (1716-1724), B.G. 78, XVIII, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1870, p. 258. © Cliché de l'auteur
Cependant, la longueur de l’euphorie est aussi un atout pour signifier la solidité de l’unification nouvelle. Ce moment, qui actualise le schème de l’élévation, composé au moins d’un accroissement d’intensité dans une durée assez longue, constitue une étape majeure de la proto-narration sensible basée ici, non pas sur une transvaluation de motif(s) remarquée par Almen[24] dans la musique romantique, mais sur un mouvement sémantique et tensif : l’on s’éloigne des ténèbres pour atteindre un sommet, provisoire et illusoire. Puis, le topique du fantastique est rendu sensible par des glissandi descendants aux cordes les plus graves, accompagnés par la granulation électronique : par leur étrangeté due aux timbres inouïs et à l’indétermination des hauteurs, ainsi qu’à leur gravité, ils peuvent donner l’impression de véritables mugissements démoniaques (A6). Cet aspect surnaturel de l’œuvre rejoint une certaine conception romantique de la musique et plus particulièrement de la sonorité instrumentale[25]. Née dans la pénombre et la nuit – thème qui inspira profondément les poètes romantiques allemands – elle fait entendre des sons lancés tels des sortilèges et exploite au maximum ses potentialités indicibles. Posadas intègre ainsi des textes de Novalis, un poète qui a su si bien transmettre « l’ivresse » d’une exploration aussi inquiétante que fascinante[26], mais aussi exprimer le mal du siècle à travers ce symbole. Le symbolisme nocturne ou mortuaire est également perceptible à travers les mots de Stefan George et de Rilke, reliés au texte de la liturgie de l’Office des Ténèbres[27]. Les textes des parties vocales sont petit à petit fragmentés jusqu’au phonème, et la langue est alors réduite à son pur aspect sonore. L’évocation chaotique par la matière instrumentale atteint ensuite un sommet avant les plaintes : les grincements, sifflements semblables à ceux qui étaient « utilisés par les anciens Grecs pour évoquer la mort et le chaos en ce qu’ils ont de monstrueux, d’indicible[28] » semblent s’entendre ici (A7). Des plaintes réitérées sont évoquées par le chromatisme descendant et les figures des « sanglots[29] » inversés s’entendent par les sauts de neuvième réitérés (A8) alors même que la mort est explicitée par le texte de George (« Le deuil est profond, qui m’assombrit »/« Tief ist di trauer die mich umdustert »).
Plus tard, un canon figurant iconiquement la fuite par les motifs égrenés à
toute vitesse introduit une frénésie sonore purement instrumentale.
Celle-ci figure par l’insaisissable de la disjonction mélodique et la
violence des clusters sforzandissimo, l’altérité absolue du chaos
(A9).
II. Officium Defunctorum de Cristóbal Halffter : vers un témoignage du sensible ? Si Tenebrae sollicite d’abord la réception par l’écoute d’associations esthétiques de concepts tels que la mort, le chaos, l’étrangeté ou la disparition, l’Officium Defunctorum de Cristóbal Halffter s’inscrit d’emblée dans une visée testimoniale. L’œuvre pour soli, chœur et orchestre créée en 1978 est en effet dédiée à « tous ceux qui ont donné leur vie pour que d’autres puissent vivre[30] ». Une « construction inclusive qui rappelle et atteste à la fois, capable de […] repérer dans le temps les signes annonciateurs de l’abomination[31] » semble être à l’œuvre dans une telle composition contrastant avec le texte biblique. Halffter a-t-il souhaité que cette œuvre soit le témoin « sensible » de ce qui reste d’inhumanité dans l’homme, et sonne comme la trace indélébile des horreurs contemporaines, et ce en dépit de l’affirmation de sa foi ? Les rappels incessants de la violence et de l’altérité absolue en sont des figures, à la fois « leitmotiv » et « échos », à l’image de certains procédés d’écriture que l’on trouve dans les œuvres de Jorge Semprún[32], lui-même ancien déporté de Buchenwald, ou encore dans des textes de Blanchot ravivant des instants marqués par la mort. Le déroulement du morceau, par sa progression, semble mettre en évidence le lien entre la violence ou l’horreur indicible et la perte de repères des victimes. Dès le commencement, l’enchaînement de l’horreur insigne – par un cluster monumental tenu, qui génère une tension extrême – à un phénomène de vide créé par un intervalle d’octave témoigne d’un contraste radical. L’absence de tension ainsi que l’écart qui caractérisent ensemble l’octave, peuvent stigmatiser une absence[33], possiblement signifiante de la mort, ici entendue comme néant inconnaissable, exempt de toutes affres. Se succédant, ces figures font entendre, malgré ce contraste, une continuité. Le mi des clarinettes et du premier basson, intégré dans le cluster, est tenu seul ensuite : l’évocation de la mort vient après celle de l’horreur, et semble en découler directement. Les visages de la mort et du mal paraissent se répondre à chaque récurrence de ce diptyque musical miniature présent d’un bout à l’autre de la pièce (A10). La violence est l’un des thèmes-clés de cette œuvre. Elle peut se manifester de manière ponctuelle et tranchante, par des pèches instrumentales ou des cris, parfois répétés – auxquels peut s’ajouter la sensation de surprise (A11). La prolongation de la violence dans certains moments accroît l’indicible (A12). Plus invasive et puissante dès l’accès « horizontal » instrumental de la fin de l’extrait, la violence atteint même fréquemment la démesure. Esthétiquement, comme champ de la limite dépassée, et possiblement stigmate d’une guerre, d’un crime ou d’une ignominie quelle qu’elle soit, la démesure sera sensible à partir du moment où l’excès de matière sonore sera tel qu’il provoquera l’indistinction des figurations, c’est-à-dire l’informe, mais toujours à partir d’une acception dynamique. Celles-ci se fondront, par exemple, dans un magma inharmonieux qui les subsumera (A13). Immédiatement après les premiers cris, dans le deuxième mouvement, nous entendons les voix de femmes réaliser des lignes mélodiques plaintives et oscillantes, dont le profil ressemble aux « mélodies âpres et troublées[34] » que Jean-Sébastien Bach utilisa pour « traduire des sentiments d’incertitude, parler d’une vie douloureuse et accablée[35] » : Pirro remarque que dans la phrase « Mon âme est pleine de doutes, peut-être vas-tu rejeter ma prière », le compositeur traite le mot zweifelsvoll (plein de doutes) en « vocalise où abondent les intervalles indécis et les modulations vagues[36] » : fig.2 Johann Sebastian Bach, Cantate Ärgre dich, o Seele, nicht (1723), B.G.186, XXXVII, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1891, p. 129. © Cliché de l'auteur
Un « mouvement centrifuge […] qui se propage entre les êtres tout en les dispersant[37] », phénomène social particulièrement sensible dans les contextes de guerre, semble s’actualiser ici par les phénomènes sonores, avec ces incantations vocales indépendantes qui, ressassées, n’expriment rien d’intelligible, sinon une somme de litanies confuses. Avec la « désunification », ce passage manifeste également l’« attente vaine », autre figure – explicitée par Alain Badiou[38] – qu’Adorno conseilla d’utiliser afin de relier profondément la musique à l’expérience de l’horreur de la guerre. Ces lignes mélodiques hypnotiques s’étendent en effet sur toute la longueur du mouvement, accompagnées par la violence ponctuelle – à l’exception d’un passage faisant entendre le brouillage et le chaos[39] (A14). Une neutralisation sonore impressionnante fait suite à ces tourments mélodiques (A15), qui confère un rendu indéterminé à l’ensemble. Elle s’entend comme un stigmate de la perte de sens consécutive à l’angoisse, par une saturation de l’être[40] (incarné par les soli « soumis » aux violences orchestrales et chorales – le faire). Consécutive à une euphorie, elle est composée d’indéterminations de hauteurs et de rythmes (et de phorie). Le brouillage est ensuite un indicateur de la lente disparition de l’être fondu dans l’indistinct et dans l’aphorie stagnants – inhérents aux séquelles qui semblent découler de façon syntagmatique de la violence précédente. Les voix du chœur en double-canon micropolyphonique, dans une nuance piano, diffusent un ensemble de sons indéfinissable et agonisent très lentement, jusqu’au cluster pianississimo – pendant que les coups de cloches et de crotales ressassés confirment symboliquement la prégnance de l’idée de mort (A16). La différence de l’être (Rinn) est ainsi rendue sensible pendant ce passage. Cette dernière modalité de non-être pourrait faire référence à l’état de vie physique mais aussi de mort psychique de la victime. Le survivant « n’appartient ni au monde des vivants ni au règne des morts, mais est condamné à se diviser », ayant « traversé [la mort] [ou] été, plutôt, traversé par elle », ce qui met en exergue une fusion, du moins « une familiarité avec la mort [qui] est devenue un trait identitaire »[41] comme l’explique Semilla Duran. Halffter, comme Goya sur ce point, semble avoir l’intention de faire entendre les atrocités telles qu’elles purent être expérimentées par les victimes de l’indicible violence, du point de vue empathique de l’observateur. Une correspondance artistique se trouve dans l’estampe de Goya figurant un amoncellement de cadavres, faisant partie d’une série de 82 gravures – Les Désastres de la Guerre – réalisées à partir de la guerre d’indépendance espagnole de 1808, et d’une crudité inouïe pour l’époque. Comme le commente un médecin de la Croix-Rouge dans le contexte de l’exposition du peintre à Paris en 2013, « [dans ce tableau], on ne sait pas si ces corps sont encore vivants ou non, on ne sait pas de quel bord ils sont, de quelle pays ils viennent, tout est mélangé, etc.[42] ».
Conclusion
Par l’observation de telles figures de la mort et de la violence dans deux œuvres qui n’envisagent pas l’office des défunts sous le même angle, nous percevons des constantes compositionnelles d’ordre conceptuel (la démesure, le chaos, la souffrance durative, l’altération, la disparition[43]), formel – les disjonctions, redoublements et rémanences des phénomènes de violence et de mort articulant l’œuvre – et figural. Est remarquée l’existence permanente de liens entre les figures de la mort et de la violence, ainsi que des affects relatifs à leurs conséquences et prémices. La polyvalence sémantique attribuée à la musique semble, ici, se nuancer fortement et se recentrer autour des champs sémantiques que génèrent les idées de violence et de mort[44]. C’est donc, peut-être, la saisie de l’indicibilité-même d’un évènement-limite vécu ou imaginé qui implique la création de telles figures : devant l’impasse, la compulsion de briser les murs du signe frappe l’individu, le sensible, ici par le phénomène sonore, se substituant à l’impossible description verbale et se faisant témoin. Si les évènements terribles du siècle ont provoqué le bouleversement de l’imaginaire contemporain, les constantes d’écriture musicale autour de ces thèmes spécifiques, notamment par l’abondance des processus d’altération, de fragmentation, d’éclatement chaotique, de disjonction, d’explosion, de démesure, pourraient révéler les traces causées par la guerre. Les particularités d’écriture propres à chaque compositeur, quant à ces thèmes, élargissent la connaissance des manières de les mettre en musique ; tant techniquement que poétiquement (les enfers, le chaos chez Posadas, la démesure de violence et l’altérité absolue chez Halffter), ces œuvres dépassent la distinction entre recherche esthétique et témoignage du sensible pour transmettre auditivement les idées universelles de mort et de violence et leurs fondements esthétiques. Ces travaux apportent des éclairages artistiques mais aussi ontologiques sur la question de la destruction immémoriale de l’Autre : par l’étude des liens qui existent dans l’imaginaire créateur, ils montrent notamment les liens doubles entre le primitif, la violence et la mort[45] (l’infra-langue témoigne d’une impossibilité de dire symptomatique d’une impossibilité de construire – rappelant artistiquement la fragmentation extrême de la langue dans les topiques du lugubre et du chaos dans Tenebrae). De même, le meurtre signale le dépassement de la limite par le déni des principes de la civitas (comme les interventions violentes sur le mot Mors ou les accès frénétiques et brouillés défiant la compréhension d’Officium Defunctorum). Auditivement ici comme sociologiquement, la violence indicible s’avère liée au manque, tout du moins à une certaine pauvreté d’expérience qu’examina Walter Benjamin d’une part chez les rescapés de la guerre dans leur extrême difficulté à décrire les évènements vécus, d’autre part chez les hommes de toute une époque en gardant la trace. L’analyse esthétique permet ainsi d’éclairer autrement la violence indicible, pointant la mise en réseau sensible des phénomènes musicaux de violence de manière propre, nuançant les mots infiniment tout en les excluant tout à la fois. Table des enregistrements sonores
[A1] : Cristobal Halffter, Officium Defunctorum, Disjoncteur, IV, m.137 et al. |
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Bastien Grossen, Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Daniel Durney) |
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Haut de page NOTES
[1]
Citons aussi le
Quatuor n° 4 « Los desastres de la
guerra »
de Tomás Marco (1996) ou Daliniana de Halffter (1994).
[2]
Enrico Fubini, « Langage musical et langage verbal :
Quelle relation ? », dans Alessandro Arbo [dir.],
Perspectives de l'esthétique musicale, entre théorie et
histoire, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 55.
[3] Bernard Sève, « Marta Grabocz, Sens et
signification en musique, Paris, Hermann : Musique,
2007 »,
Filigrane. Musique, esthétique, sciences,
société
[en ligne], novembre 2010, n° 12, compte-rendu de
lecture, disponible sur
http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=312, page consultée le 10/05/2017. Il explique la pensée de
Fubini dans l’article inclus dans cet ouvrage : Enrico
Fubini, « Imagination et sentiments : du formalisme
à la signifiance », dans Marta Grabocz [dir.], ibid., p. 30.
[4]
Enrico Fubini, « Langage musical… », dans
Alessandro Arbo [dir.], op. cit., p. 55.
[5]
Márta Grabócz, « Bref aperçu sur
l’utilisation des concepts de narrativité »,
dans Márta Grabócz, Musique, narrativité, signification, L’Harmattan,
2009, p. 23.
[6]
Comme Asafiev, Jiránek et Karbusicky. Cf. Márta
Grabócz, note ci-dessus.
[7]
Ratner, Agawu, Almén, etc.
[8]
Raymond Monelle, « Sur quelques aspects de la
théorie des topiques musicaux », dans Márta
Grabócz [dir.], Sens et signification en musique, Paris, Hermann, 2007, p. 178.
[9]
Dans la musique contemporaine qui est coutumière de la
dissonance, d’autres paramètres tels que la durée
entrent alors en jeu pour saisir la signification possible de tels
phénomènes sonores.
[10]
À la mesure 72.
[11]
Michael Rinn,
Les récits du génocide: sémiotique de
l’indicible, Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1998,
p. 124-125.
[12]
Voir Eero Tarasti,
Myth and Music : A Semiotic Approach to the Aesthetics of
Myth in Music, especially that of Wagner, Sibelius and
Stravinsky,
La Haye, Mouton Publishers, 1979.
[13]
Par une superposition massive de séries de triples croches
jouées alternativement à plusieurs familles
d’instruments dans des ambitus respectifs restreints.
[14]
Créée par l’ensemble vocal Exaudi et
l’Ensemble intercontemporain, sous la direction de
François-Xavier Roth.
[15]
Deux sopranos, contre-ténor, ténor, baryton, basse.
[16]
Flûte (aussi flûte alto, flûte basse), hautbois,
deux clarinettes (aussi deux clarinettes basse, une clarinette contrebasse), trompette (aussi trompette piccolo), trombone
ténor-basse, deux percussionnistes, piano, violon, alto, deux
violoncelles, contrebasse à 5 cordes.
[17]
Par exemple dans le monde mélanésien, chez les Inuits et
au Rajasthan.
[18]
D’après Luc Charles-Dominique, « Le poids des
codes symboliques et de la prédétermination dans
l’expression musicale de la souffrance et de la
déchirure. », Insistance, n° 5,
janvier 2011, p. 83-95, disponible sur
www.cairn.info/revue-insistance-2011-1-page-83.htm, page consultée le 10/05/2017.
[19]
Ibid.
[20]
L’aphorie, l’euphorie, la dysphorie et la phorie sont
des modalités thymiques qui caractérisent des objets
(ici, les phénomènes sonores) selon des valeurs que
l’on pourrait qualifier de « positive »
(euphorie), « négative » (dysphorie), etc.
selon une relation d’homologation entre deux
oppositions : par exemple, l’euphorique est au
dysphorique ce que la vie est à la mort. La phorie,
composée de positif et de négatif, stigmatise
l’ambivalence, tandis que l’aphorie (ni positif ni
négatif) signale l’indifférence (Joseph
Courtés, L’analyse sémiotique des discours, Paris, Hachette, 1991, p. 160).
L’intensité, la durée des phénomènes
sonores, ainsi que les transformations susceptibles de les affecter
s’inscrivent pleinement dans les paramètres de
l’analyse thymique.
[21]
Michel Guiomar, Principes d’une esthétique de la mort, éd.
J. Corti, 1988, p. 174.
[22]
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris,
Dunod, 11e édition, (1ère édition 1960), 1993. L’anthropologue identifie les schèmes
pré-sémantiques dans l’univers des images, qui sont
de potentiels mythèmes universels ou culturels tels que
l’élévation ; la chute ; la
destruction ; la reconstruction ; l’errance ;
la révolte ; le dédoublement, et
s’avèrent trouver des correspondances avec des
moments-clés des œuvres musicales que nous avons
étudiées.
[23]
André Pirro, L’Esthétique de Jean-Sébastien Bach, Paris,
Librairie Fischbacher, 1907, p. 80, disponible en ligne :
https://archive.org/details/lesthtiquedej00pirr.
[24]
Byron Almen, A Theory of Musical Narrative, Bloomington,
Indianapolis, Indiana University Press, 2008.
[25]
Alfred Einstein, La musique romantique, Gallimard, 1984,
p. 46.
[26]
Ibid., p. 47.
[27]
Cf. note de programme de Tenebrae, du concert du 15 juin
2013 à la cité de la musique par l’Ensemble Intercontemporain, p. 2, disponible en ligne :
http://www.ensembleinter.com/site/images/uploads/np_12620.pdf, consulté le 15/05/2017.
[28]
Charlotte Bousquet, « Musiques de
l’indicible », dans Nathalie Prince et Lauric
Guillaud [dir.],
L’indicible dans les œuvres fantastiques et de
science-fiction,
actes du colloque des 22, 23 et 24 novembre 2007 à
l’Université du Maine (Le Mans), Paris, Michel Houdiard
éditeur, 2008, p. 168.
[29]
Cf. André Pirro, op. cit., p. 61.
[30]
Cristóbal Halffter, Officium Defunctorum, Vienne,
Universal Editions, 1979, dédicace. Trad. de
l’espagnol :
« A los que murieron para que los hombres tengan
más vida ».
[31]
María Angélica Semilla Duran,
Le masque et le masqué : Jorge Semprun et les
abîmes de la mémoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005, p. 143.
[32]
Voir notamment Jorge Semprún, L’Écriture ou la Vie, Paris, Gallimard, 1996.
[33]
Michel Guiomar considère volontiers la quinte et
l’octave « creuses » comme des figures
mortuaires, car présentant un équivoque patent par
l’absence de la tierce majeure ou mineure. Voir Michel
Guiomar op. cit., p. 62-63.
[34] André Pirro, op. cit., p. 54, disponible en ligne :
https://archive.org/stream/lesthtiquedej00pirr#page/54/mode/2up, consulté le 15/05/2017.
[35]
Ibid.
[36]
Ibid.
[37]
Marie-Chantal Killeen,
Essai sur l’indicible : Jabès, Blanchot, Duras,
Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2004, p. 25.
[38]
Alain Badiou, « De la dialectique négative dans sa
connexion à un certain bilan de Wagner »,
Séminaire Musique Philosophie, séance du samedi 22
janvier 2005, École Normale Supérieure, Paris,
transcription Nancy Mentelin, disponible en ligne :
http://www.lacan.com/badwagnertwo.htm
, consulté le 15/05/2017.
[39] Pour entendre leur inscription dans la durée, écouter à partir de 12'25 :
https://www.youtube.com/watch?v=mIsdj-oitVo.
[40] Pour les définitions de l’être et du faire, voir
Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, Presses
Universitaires de France, 1986, et pour ses correspondances en
musique, Eero Tarasti, op. cit.
[41]
María Angélica Semilla Duran, op. cit.,
p. 126.
[42]
Frédéric Joli, « Vidéo : Goya,
témoin des ‘‘désastres de la
guerre’’ », L’humanitaire dans tous ses états [en ligne], 17
octobre 2013, disponible sur
http://cicr.blog.lemonde.fr/2013/10/17/video-goya-temoin-des-desastres-de-la-guerre/, consulté le 15/05/2017.
[43]
Les trois dernières sont des moments caractéristiques des
récits du génocide relevés par Michael Rinn et
intègrent le « cycle de la victime »
qu’il a mis à jour.
[44]
Cf. les « puissances hormonales
sémantiques » repérées par Gilbert Durand.
Cf. Gilbert Durand, op. cit.
[45]
Kristeva a indiqué que l’incompréhensible,
l’excentrique, l’inférieur et le cruel entrent en
conjonction dans les définitions successives du mot
« barbare ». Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, [Paris], Gallimard,
1991, p. 75.
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Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Bastien Grossen, « Figuration de la violence indicible dans des compositions espagnoles contemporaines : recherche esthétique et/ou témoignage du sensible », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 11 - mis en ligne le 18 décembre 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Bastien Grossen Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |