Laboratoire
Interdisciplinaire de
Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Transversales
LA REVUE
NUMÉROS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer

Souffrance et représentations
Souffrances et survivances bohémiennes
Mélissa Perianez
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
Haut de page

RÉSUMÉ

Figure survivante, la bohémienne du xixe siècle se renouvelle comme avatar du groupe fille-mère/enfant naturel, en lui offrant une représentation métaphorique et consolatrice. Plus qu’un choix esthétique ou le déni d’une réalité, l’engouement pour cette représentation illustre ce que l’ethnopsychiatrie désigne comme le rôle défensif des représentations.

Les peintres ne se satisfont cependant pas toujours de cette image convenue. Les représentations sont donc elles-mêmes génératrices de souffrances et d’insatisfactions : ainsi le sujet bohémien va-t-il servir d’autres revendications. Cependant la plainte pour les Tsiganes, pour l’Autre, reste anecdotique.

Peut-on cependant analyser le « cliché » qui domine comme un rêve, pour remonter à un problème inconscient et collectif ? Si la représentation collective d’une étrangère aux origines inconnues, déguise en réalité un problème propre à un contexte général du monde contemporain, cela explique pourquoi, au fond, cette image reste si résolument éloignée de la réalité Tsigane, tout en se maintenant si résolument et en exerçant un pouvoir de fascination sur plusieurs générations.

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : Romantisme, Second Empire, Esméralda, Mignon, Bouguereau, Merle, Manet, Courbet, Maréchal de Metz, Devereux, bohémienne, Tsiganes, fille-mère, souffrance
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE

I. La bohémienne, rescapée imaginaire de l’hospice
II. Des souffrances motrices de représentations concurrentes
III. Le « cliché » pictural et l’hypothèse d’un problème collectif inconscient
Haut de page TEXTE
 

Le thème du séminaire m’a encouragée à décliner l’articulation entre les représentations artistiques de la bohémienne que j’étudie dans ma thèse[1], et les souffrances rencontrées dans l’histoire du xixe siècle. En effet, plutôt que de chercher plus avant ce que disent ces représentations sur les Tsiganes, j’envisage qu’elles informent sur des aspirations et souffrances propres à la culture française. À l’occasion de cette communication, j’ai donc cherché sur quoi fonder des hypothèses de travail, notamment sur l’existence de souffrances propres à la civilisation et sur le rôle des représentations artistiques vis-à-vis d’elles. Je rendrai plus particulièrement compte de l’apport de Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychiatrie, parce qu’il s’est intéressé justement aux rôles des productions culturelles dans la gestion des souffrances. Pour lui, la culture est « un système standardisé de défenses, pour la survie de l'espèce et de l'individu, et qui est système solidaire des fonctions du moi[2] ».

Cette définition permet d’interpréter la faveur qu’ont certaines représentations autrement que par des causes esthétiques. Il en va ainsi de la métaphore courante de la fille perdue en bohémienne, plébiscitée par une majorité du public. Cependant ces représentations ne satisfont pas tous les artistes, qui représentent différemment l’image de la bohémienne. On peut penser que le moteur de ces iconographies concurrentes est précisément une souffrance produite par le manquement des représentations à jouer un rôle de défense psychologique efficace. Malgré des différences d’intentions artistiques, un cliché formel émerge des représentations de la bohémienne, associée à la plainte à l’encontre de la vie moderne. Je formule, dans ce texte, l’hypothèse d’une origine culturelle de ce cliché, restée inaperçue, à la façon dont le rêve déguise les problèmes inconscients.

I. La bohémienne, rescapée imaginaire de l’hospice

La bohémienne occupe une place intéressante parmi les représentations de la misère, car elle est une image fantasmée de la survivance dans des conditions indigentes.

Elle s’est d’abord imposée en littérature, où le public s’est passionné pour le scénario-type dont la Gitanilla de Cervantès, repris par Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, est le modèle. Il s’agit donc d’un certain nombre d’histoires littéraires et d’opéras-comiques mettant en scène des enfants volés et élevés parmi les bohémiens, depuis La petite bohémienne[3] (1835), jusqu’au Collier du Trouvère[4] (1897). Il faut envisager qu’en mettant en scène le « vol », ces récits offrent une représentation métaphorique pour tous types de disparitions, en tant qu’événements provoquant l’absence de l’enfant au foyer, dont l’abandon de l’enfant naturel ou l’infanticide. Les « bohémiens » sont, en effet, un autre nom pour les indigents[5], dont les mutations sous l’effet du capitalisme industriel ont donné l’ampleur d’un groupe à part entière[6], et le terme « bohémienne » renvoie plus particulièrement à toute femme aux mœurs légères[7]. Les enfants et les femmes emportés dans le monde bohémien, devenus bohémiens, seraient donc une allégorie de la cause de leur marginalisation : l’emprise des passions. La figure de la bohémienne paraît particulièrement adéquate pour la représentation de l’amour hors mariage, parce qu’elle est supposée appartenir à un monde où de telles constructions sociales n’existent pas. Mais encore, elle suscite toujours une ambivalence que l’on retrouve dans la « mythologie double[8] » de l’enfant naturel. En effet, pour la sociologue Françoise Paul-Lévy, cet enfant est à la fois « l’enfant de l’amour, né de cette force-là […] [qui] atteste la promesse portée par ce qui l’a fait naître » et dans le même temps « l’enfant illégal, socialement rival des enfants légitimes, [qui] porte le trouble, le désordre le crime[9] ». Rejoindre les bohémiens, pour ces personnages incarnant un groupe marginalisé de « filles naturelles » à la fois enfants illégitimes et filles perdues, ce n’est pas être voué à la persécution et la misère, mais au contraire rejoindre un espace où l’on survit. Ainsi, en 1867, après un ancrage de ce motif littéraire, Bohémienne au tambour de basque, peint par William Bouguereau (voir l'illustration), fut initialement vendu à Goupil sous le titre de L’enfant perdue[10].

Loin d’être parfaitement inconscient de la métaphore, du moins après plus de quinze ans de telles représentations théâtrales et littéraires à répétitions, un critique des Échos de la littérature demande à préserver cette image, lorsque Jules Janin réédite L’Âne mort en 1842 :

M. Hugo avait idéalisé le type de la Bohémienne, J. J. montre la fille de joie abrutie ; […] Mon Dieu ! Avons-nous besoin de M. Janin pour savoir ce que c’est qu’une fille perdue ? Allez au musée Dupuytren, et vous aurez le mot de l’Âne Mort. Mais en trouvez-vous moins belle la création d’Esméralda, en aimerez-vous moins cette fille folle et oublieuse, capricieuse et passionnée ? – Nous dirons qu’il y a plus de vérité dans la fiction du poète que dans l’analyse banale et sentencieuse du critique. Un mal ne corrige pas, une pensée console[11].

Malgré la fin tragique du roman de Victor Hugo, le critique littéraire évoque la vie bohémienne de l’orpheline, dont l’enfance « folle et oublieuse, capricieuse et passionnée » a été protégée. L’orpheline n’a pas disparu – ou péri –, mais elle a vécu parmi les bohémiens à la Cour des Miracles.

La création même des hospices participe de ce besoin d’imaginer un autre lieu qui épargne les enfants abandonnés. Présents dans les pays catholiques dépourvus de la procédure de recherche de paternité propre aux pays protestants, les hospices représentaient un espoir pour des familles souhaitant croire à une vie meilleure pour leurs enfants dans ces institutions[12]. Cette tournure de pensée montre bien comment l’imaginaire réclame la représentation d’un lieu accueillant, où ces enfants sans leurs parents, devenus enfants « trouvés » en cet autre lieu, puissent être épargnés par la violence sociale. Pourtant, le taux de mortalité qui y règne (50 % des enfants recueillis meurent à moins d’un an vers 1850, et 80 % avant l’âge de dix ans[13]) en fait un instrument d’« infanticide social[14] ».

L’histoire de l’art informe sur les représentations dominantes, et l’ethnopsychiatrie permet de formuler une analyse du développement de ces représentations. On pourrait imputer l’essor de ces représentations aux défenses qu’elles offrent vis-à-vis de certaines souffrances. En défendant une vocation consolatrice de la représentation imaginaire, la parole de Chavigny décrit une forme de soulagement, qui correspond bien à la façon dont les productions culturelles se tiennent à disposition des individus[15] selon Devereux. Cyrulnik insiste, lui aussi, sur le rôle majeur de ce qu’il nomme le « mythe culturel », dans la résilience[16].

Le succès de cette représentation, en face d’une hausse du problème de la natalité illégitime et de la mortalité infantile qui en a résulté, permet de penser à une défense propre au fonctionnement du mythe qui, au sens de l’ethnopsychiatrie, permet d’entreposer des fantasmes individuels de façon impersonnelle[17]. Notons que pour l’ethnopsychiatre, le mythe ne contient pas d’affects refoulés, car ceux-ci seraient trop puissants, mais se retrouveraient entreposés en un discours extérieur, car trop éloignés du self pour rester personnel. Par souci de rigueur, on peut donc seulement souligner une homologie possible, d’autant que ces représentations littéraires coïncident avec la forme narrative des mythes, et que le thème de l’illégitimité a été, par le passé, privilégié comme sujet de mythes anciens.

La préférence du public pour une représentation optimiste, survivante, peut donc s’expliquer autrement que par un critère esthétique ou par le déni de réalité. L’histoire du goût s’enrichit ainsi d’une explication psychologique de la préférence pour des représentations qui semblent éluder la souffrance.

II. Des souffrances motrices de représentations concurrentes

Cependant, les représentations de la bohémienne survivante ne font pas l’unanimité, ce qui induit qu’elles ne fournissent pas de défenses hégémoniques. Le réalisme de Jules Janin est l’exemple d’un rejet des représentations dominantes de la fille-mère en bohémienne survivante. Cela rejoint ce que Devereux observe comme un processus d’assimilation de la culture par les membres d’une société[18], cette assimilation pouvant les mettre en souffrance. Lorsque les peintres ne se satisfont pas des représentations dominantes – ici la bohémienne survivante –, ce sont celles-ci qui exacerbent une souffrance, notamment le sentiment de déni. Les renouveaux esthétiques pourraient donc être regardés comme autant de critiques contre l’insuffisance des représentations à jouer ce rôle.

En effet, la représentation littérale de la souffrance en peinture est difficile à recevoir, comme le fait apparaître la thèse de Hui Kang[19] sur les représentations de la pauvreté en France entre 1830 et 1900. Plus le sujet est violent, plus il est rare, tandis que mieux il laisse imaginer une issue heureuse, comme les scènes de charité, mieux il s’est développé. L’infanticide est par exemple totalement absent quoiqu’il se soit agi d’un drame courant et en expansion.

Chez Hugues Merle, l’insistance sur le thème de l’enfant illégitime et la souffrance de la mère célibataire induit que la représentation sociale et artistique de ceux-ci n’est pour lui pas satisfaisante. Il entame une série en 1861, qui culmine entre 1870 et 1873 avec le recours au cliché de la bohémienne dans plusieurs tableaux, pour incarner la mère naturelle et son enfant contraints à la mendicité (voir l'illustration). La bohémienne habituellement associée à la fête, ici utilisée dans une scène de drame, crée l’effet d’une attaque visant le cliché de l’indigence capable de survivre.

C’est cependant surtout la condition des Tsiganes qui est occultée par la représentation fantasmée du monde bohémien. C’est pourquoi il existe une démarcation réaliste de ce thème, comme chez Manet, Courbet et Maréchal de Metz.

La peinture de Manet, Gitane à la cigarette (voir l'illustration), est saisissante par sa volonté, très précoce en 1862, d’abolir un certain idéal du beau pour substituer aux « fausses » bohémiennes d’opéra-comique, comme celle de Bouguereau, une figure plus proche de la réalité Tsigane. Exécutée d’une manière « brute », la peinture entre dans le « vif de la vie[20] », d’après Degas qui la lui a achetée. Cependant, ce qui intéresse Manet reste l’image de la survivance des bohémiens.

En 1853, dans Une Bohémienne et ses enfants (voir l'illustration), Courbet révoque tout orientalisme et traite un nomadisme contraint, un exil et non un voyage pittoresque. Ce faisant, il accentue l’ambiguïté du sujet bohémien : s’agit-il de Tsiganes ou de « bohémiens » au sens figuré ? Peut-on d’ailleurs toujours les différencier dans la réalité ? À travers le phénomène de la répression contre les Tsiganes, Courbet fait une « allégorie réelle », mais il ne conçoit pas sa peinture comme une plainte pour l’Autre. La souffrance tsigane ne peut être, chez Courbet, le seul sujet du tableau ; elle doit illustrer un phénomène ou une idée trouvant des applications plus générales.

L’exemple le plus frappant de plainte pour l’Autre – plainte pour les Tsiganes qui ne laisse pas d’ambiguïté – serait plutôt les tableaux de Laurent-Charles Maréchal, dit Maréchal de Metz. Proche des populations Sinti de Lorraine, cet artiste fait partie des très rares artistes à avoir traité l’oppression des Tsiganes en peinture, et à y avoir consacré une partie de sa vie. La figuration de la misère tsigane pose ici le même problème que la figuration de la misère en général : elle n’est présente en peinture que de façon extrêmement marginale sur l’ensemble des représentations des Tsiganes qui sont, la plupart du temps, représentés lors de leurs fêtes ou de leurs haltes, induisant qu’ils continuent de voyager, et ne disant éventuellement une précarité qu’en creux.

Sur ce constat, on pourrait formuler l’hypothèse que les représentations des Tsiganes en souffrance ne se maintiennent pas, et restent le produit d’initiatives individuelles, car elles ne trouvent pas d’utilité à former des défenses pour les souffrances sociales des français. Représenter la souffrance de l’Autre, quoique cela ait été fait par Maréchal de Metz par exemple, ne crée pas ici d’effet de mode, de « cliché » ou représentation collective rémanente.

III. Le « cliché » pictural et l’hypothèse d’un problème collectif inconscient

En peinture, à force d’apparitions depuis 1830-1840, un « cliché » de la bohémienne apparaît et se maintient aux alentours des années 1860. Figure de danseuse, elle renvoie à une maîtrise de l’expression corporelle et suggestive, sincère ou trompeuse. L’accent est toujours mis sur sa parure désordonnée, attirant l’œil sur sa beauté (voir l'illustration[21]).

La plainte associée au développement de l’image de la bohémienne est la plainte contre la vie contemporaine, déjà notée en 1822 par Clemens Brentano, pour qui la société est devenue « l’image même de l’égoïsme[22] ». Encore en 1899, dans L’idée de Ghislaine, la littérature met en scène la souffrance d’une jeune rentière qui aurait préféré être bohémienne pour ne pas avoir à subir l’« hypocrisie » de la vie civilisée :

Il me semble que tout en moi réclame cette vie de gypsy [sic], de bohémienne errante, libre comme l’air, […] ignorant les mille entraves et hypocrisies de la vie civilisée ; […] Me voici vêtue absolument comme une gravure de mode, saluant et marchant en mesure à la façon des polichinelles à ressorts […] je me demande parfois si jamais vie fut plus pauvre d’affections que la mienne[23] ?

Michaël Löwy et Robert Sayre ont décrit ce romantisme mélancolique, qui accuse la dissolution des liens sociaux en contexte capitaliste, comme « une longue lignée de héros romantiques qui se sentent seuls, incompris, incapables de communiquer d’une manière significative avec leurs semblables, et ceci au centre même de la vie sociale moderne, dans le “désert de la ville”[24]  ».

Il serait donc tentant de considérer la plainte collective à l’encontre de cette vie bourgeoise comme une souffrance symptomatique d’un problème à la fois collectif et inconscient. En partant de l’hypothèse qu’une représentation collective comme le « cliché » se maintient pour actualiser des défenses contre un problème collectif inconscient, il faudrait, pour suivre la méthode de Georges Devereux, essayer d’analyser ce poncif comme un rêve[25].

L’histoire de l’art permet de susciter les discours attachés aux représentations, mettant à jour une souffrance consciente. Notons que, dans cette plainte, s’articulent différents aspects de la souffrance : d’une part, l’isolement dans la carence affective, d’autre part, le sentiment du « faux » dans la vie sociale et souvent dans la parure. En réponse à cette plainte, on trouve des images, et le récit de ce que l’on considèrera comme un « rêve » partagé. Dans ces rêves, deux choses sont constantes.

Premièrement, il s’agit d’un rêve de fuite chez un peuple, avec lequel on peut survivre autrement, comme nous l’avons précédemment évoqué. Ainsi, de Henri Regnault, parti en 1869 vivre dans une famille gitane, qui déclare : « j’ai enfin trouvé des gens qui me comprennent ![26] ». Ces données, essentielles à la restitution des œuvres dans leur contexte, appellent une interprétation générale par leur récurrence. Théophile Gautier avait exprimé ce même vœu, et par ailleurs le même dédain pour le code vestimentaire, c’est-à-dire pour son hypocrisie (voir l'illustration[27]). La bohême formule le rêve d’une vie sans entrave, parfois en franchissant effectivement le pas de l’immersion comme Mérimée en 1830, Regnault en 1869, Richepin en 1872[28].

Deuxièmement, il s’agit toujours d’un peuple qui n’a pas de patrie, ni d’origine connue. La popularité du thème romantique remonte au personnage de Mignon (voir l'illustration[29]), créé par Goethe dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. On prête à ce peuple une forme de nostalgie, comme en parle Gautier en 1845, une « tristesse mystérieuse comme le souvenir d’une patrie absente et d’une grandeur déchue[30] », ou encore Maxime Du Camp en 1857 : « la douloureuse nostalgie d'une patrie introuvable[31] ». Le cliché de la bohémienne est donc fondamentalement celui d’une femme sans origine, et partant, dont l’identité est difficile à définir.

Finalement, le rêve révèle une fuite absolue de toute forme de Patrie. L’apport d’une analyse sur le modèle du rêve est de penser qu’il s’agit du déguisement d’une souffrance inconsciente, impossible à formuler.

Dès lors, comment trouver une souffrance inconsciente commune ? L’histoire des idées et des sensibilités met à jour un « inconscient » de la culture elle-même : le présupposé non discuté de l’assimilation du paraître à l’être[32]. Dans Le travail des apparences, Philippe Perrot démontre la fusion entre être et paraître et les souffrances que cela entraîne dans les usages de la mode[33]. Il devient évident pour tout un chacun, dans les années romantiques, que l’identité d’une personne puisse se lire dans son accoutrement, et que chacun puisse révéler sa nature, son identité profonde, par la communication. Ce que la plainte désigne dans la « patrie » que l’on souhaiterait absente, pourrait être en réalité cette injonction à se définir une identité visible et déchiffrable, ce qui expliquerait que la plainte passe très vite des convenances vestimentaires à une forme de carence affective.

Le sentiment d’hypocrisie, et la frustration d’un sujet souhaitant dire son identité profonde, sont mis en tension avec la volonté paradoxale de s’extraire du monde individualiste. La figure de la bohémienne est un fantasme de l’absence de ce problème, absence d’origine libérant le sujet de toute entrave.

Le déguisement du rêve est la figure d’une étrangère, évoquant a priori la sexualité, la danse, éventuellement la superstition ou les mystères. Les détails de ce rêve orientent l’analyse de façon cohérente vers le problème du masque social, entre sincérité et duperie, entre affirmation d’une identité individuelle et intimité dévoilée. La question de l’identité motive au fond toute la production du cliché de la bohémienne. Celle-ci renvoie consciemment à l’origine inconnue des gitans, et parfois à l’origine inconnue des enfants trouvées, mais elle est plus largement un personnage flou qui ne se définit que par son costume.

Si la représentation collective d’une étrangère aux origines inconnues déguise, en réalité, un problème de l’identité intime du sujet, propre à un contexte général du monde contemporain, cela expliquerait pourquoi au fond cette image reste si résolument éloignée de la réalité tsigane, tout en se maintenant si résolument et en exerçant un pouvoir de fascination sur plusieurs générations.

Haut de page AUTEUR

Mélissa Perianez,
Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS
(Sous la direction de Bertrand Tillier)

Haut de page NOTES

[1] La figure de la bohémienne dans la peinture française du xixe siècle, sous la direction du professeur Bertrand Tillier.
[2] Françoise Nayrou [dir.], George Devereux, Paris, Société psychanalytique de Paris, 2014, p. 40.
[3] Anonyme, Le Fils banni. La Bataille de Pultawa. La petite Bohémienne. Analyses de mélodrames, Paris, Sélier, 1834.
[4] Mme Drut Fontès, « Le collier du trouvère », Le Musée des familles, 1er juillet 1897, p. 14-17.
[5] Sylvain Amic [dir.], cat. exp., Bohèmes de Léonard de Vinci à Picasso, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 26 septembre 2012-14 janvier 2013, Madrid, Fundación MAPFRE, 6 février-5 mai 2013, Paris, RMN-Grand Palais, 2012. Marilyn Brown, Gypsies and other bohemians : the myth of the artist in nineteenth-century France, Ann Arbor, UMI research press, 1985.
[6] André Gueslin, Gens pauvres. Pauvres gens, dans la France du xixe siècle, Paris, Aubier, 1998.
[7] Emmanuel Filhol, « La Bohémienne dans les dictionnaires français (xviiie-xixe siècles) : discours, histoire et pratiques socioculturelles », dans Pascale Auraix-Jonchière et al. [dir.], La Bohémienne, figure poétique de l’errance aux xviiie et xixe siècles, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006, p. 21-43.
[8] Françoise Paul Lévy, L’amour nomade, Paris, Seuil, 1981, p. 50.
[9] Ibid.
[10] N° 3054 du Goupil Stockbook, n° 1867 / 05A du catalogue raisonné, Damien Bartoli, William Bouguereau, Catalogue raisonné of his painted work, vol. 2, New-York, Antique collectors' club, 2010, p. 97.
[11] Chavigny, « Chronique des théâtres », Écho de la littérature et des beaux-arts en France et à l'étranger, année 8, 1848, p. 223.
[12] Carlo Corsini, « Enfance et famille au xixe siècle », dans Egle Becchi et al. [dir.], Histoire de l’enfance en Occident, tome  2, Paris, Seuil, 2004, p. 304.
[13] Idem, p. 305.
[14] Ibid.
[15] L’idée du rôle de la culture dans la formation de défenses psychiques est développée par l’ethnopsychiatrie, cf. Françoise Nayrou, op. cit., et Georges Devereux, « Les facteurs culturels en thérapeutique psychanalytique », dans Essai d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, p. 334-353.
[16] Boris Cyrulnik, Autobiographie d’un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 50.
[17] Françoise Nayrou, op. cit., p. 46.
[18] C’est ce qui le pousse à se démarquer des « culturalistes » pour qui les membres d’une société sont produits par cette culture.
[19] Hui Kang, La représentation de la pauvreté dans la peinture française du xixe siècle (1830-1900), Université de Montpellier III, thèse d’histoire de l’art, 1998.
[20] Mario Bois, Manet. Tauromachies et autres thèmes espagnols, Paris, Plume, 1994, p. 78.
[21] Eugène Laclotte, Costume de Bohémienne, pour l'opéra-comique Fandango, 1877.
[22] Cité par Michael Löwy et Robert Sayre,  Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 99.
[23] Berthe Neuillès, « L’idée de Ghislaine », Le musée des familles, janvier 1899, p. 6-12.
[24] Michaël Löwy et Robert Sayre, op. cit., p. 62.
[25] Sur l’homologie entre rêve et mythe chez Devereux voir Françoise Nayrou, op. cit., p. 45.
[26] Henri Regnault et Arthur Duparc éd., Correspondance de Henri Regnault, Paris, Charpentier, 1872, p. 237.
[27] B. Roubaud, caricature de Théophile Gautier dans Le Charivari, 19 juillet 1939 : « Théophile Gautier est de ce poil énorme né coiffé !… quel toupet – puisqu’il n’est amoureux systématiquement que de la belle forme, il devrait bien changer celle de ses cheveux ».
[28] Marilyn Brown, op. cit., p. 9.
[29] Charles Baude, Mignon, gravure d’après le tableau de Jules Lefebvre, Salon de 1878, dans L’Univers illustré, 15 juin 1878.
[30] Théophile Gautier, Voyage en Espagne, Paris, Charpentier, 1845, p. 260.
[31] Commentaire de l’envoi de Valério au Salon de 1857, Tsiganes valaques des frontières de Transylvanie, dans Maxime Du Camp, Le salon de 1857, 1859 et 1861, Paris, Librairie nouvelle, 1861, p. 138.
[32] Jean Starobinski analyse ce postulat générateur de souffrance chez Rousseau dans Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’Obstacle, Paris, Gallimard, 1990. On peut considérer que cette sensibilité s’est vulgarisée et développée à travers le romantisme puis la culture dominante, voir Richard Sennet, Les tyrannies de l’intimité, trad. Antoine Berman et Rebecca Folkman, Paris, Seuil, 1979.
[33] Philippe Perrot, Le Travail des apparences ou les Transformations du corps féminin, xviiie-xixe siècle, Paris, Seuil, 1984, rééd. 1991, p. 90 sq.
Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Mélissa Perianez, « Souffrances et survivances bohémiennes », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 10 - mis en ligne le 6 février 2017, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Mélissa Perianez
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806