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Souffrance et représentations
Le temps de la commémoration ou la tentative impossible
du partage de la souffrance.
Exemple de la commémoration des 20 ans du génocide
de Srebrenica-Potocari
Célia Carrette
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Le temps de la commémoration est ce moment durant lequel on se souvient ; on se souvient des atrocités commises durant la guerre, des souffrances dont a été victime la population… Il s’agit de ne pas oublier, de faire vivre ce travail de mémoire.

Cependant, les dates anniversaires ne sont pas seulement symboliques. Elles font revivre aux victimes la douleur, les souffrances d’un traumatisme. Les vingt ans de la commémoration du génocide de Srebrenica a fait resurgir ces plaies de guerre encore à vif chez ces femmes qui ont perdu leur mari, leurs enfants et parfois toute leur famille. Le temps passé redevient celui du présent et, pour ces victimes, il s’agit de raconter, de partager avec d’autres ce qu’elles ont enduré d’atrocités et de cruauté, barbarie qui ne saurait être effacée. Aussi, ce temps de la commémoration voit se mêler, dans une composition hétérogène, des victimes exprimant leur chagrin et leur souffrance, des jeunes générations qui tentent de comprendre ce qu’ont vécu leurs parents et grands-parents, mais aussi, des anonymes venus rendre hommage aux disparus. Se mêlent donc, dans ces instants de recueillement, des chagrins divers, dans un partage impossible des douleurs et des traumatismes.

Cette donation de la souffrance comme souffrance d’un pays, d’une communauté, d’une douleur qui serait enfin partagée et reconnue, n’est-elle pas mystification symbolique de traumatismes qui seraient en leur fond incommunicables ? En ce sens, la commémoration, comme temps de recueillement institué, serait alors en contradiction même avec ce travail de reconnaissance et de justice que demande le temps de la réparation individuelle et collective. En effet, la commémoration entend réunir et englober d’un seul coup toutes les souffrances individuelles dans cet hommage. Or, ce grand cri, ce grand recueillement unitaire, ne fait-il pas taire ces souffrances individuelles, ces pleurs qui sont ceux des femmes de Srebrenica ?

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : Victime, génocide, commémoration, souffrance, Srebrenica, catharsis
Index géographique :
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

I. Introduction
II. Une souffrance protéiforme
III. La commémoration ou la cure cathartique
IV. La négation des origines de la souffrance
V. Conclusion
Haut de page TEXTE
 

I. Introduction

Aujourd'hui, ce ne sont plus tant les victoires, les héros nationaux qui sont commémorés, mais les vaincus, les victimes[1]. Ce ne sont plus les événements triomphants qui sont constitutifs de la mémoire collective[2], mais les tragédies et les drames de l'histoire. L'union, l'unité de la nation, est recherchée dans une certaine histoire qui n'est plus celle des batailles victorieuses ou des conquêtes sociales mais celle des tourments, des atrocités infligés à un peuple ou à une communauté.

L'ouvrage édité sous la direction de David El Kenz et de François-Xavier Nérard, Commémorer les victimes en Europe, parle de « lieu de mémoire victimaire » afin d'insister sur l'émergence de cette nouvelle figure[3]. C'est au cours de ce temps de commémoration, grâce à l’édification des monuments commémoratifs et à travers des pratiques commémoratives que la victime entend faire perdurer le souvenir de la tragédie qu'elle a subie et des souffrances qu'elle a endurées. Le temps de la commémoration est cet instant durant lequel on se souvient des atrocités commises durant la guerre, des souffrances dont a été victime la population… Cependant, les dates anniversaires ne sont pas seulement symboliques ; elles font revivre la douleur aux victimes et les souffrances d'un traumatisme. Est donc considéré comme victime non plus seulement celle qui a disparu, celle qui a été exécutée mais celle qui a survécu aux drames et aux atrocités commises. Aussi, on s'éloigne du sens premier du mot qui désignait à l'origine une créature vivante offerte en sacrifice aux Dieux[4]. Elle n'est plus tant le martyr qui a été sacrifié que celui qui reste, le rescapé. Cette survivance n’est pas tant un état qu’un viatique qui donne accès à certains droits – comme le droit à réparation[5] – liés à l’obtention du statut de « victime ».

Cette victime est définie d'abord par la souffrance qui est la sienne : souffrance subie lors du conflit, mais aussi souffrances dues aux conséquences de la guerre : blessures, exil, pertes de ses proches. La souffrance, si elle se lit donc dans un certain rapport au passé, dans un rapport douloureux à son passé, se vit d’abord au présent. Aussi, le lieu de mémoire victimaire est ce site au sein duquel les survivants peuvent prier, pleurer, seuls ou collectivement, lorsqu’une date commémorative est instituée ; ils pleurent ces êtres qui leur ont été arrachés et sur la tombe desquels ils ou elles ne peuvent pas se recueillir. A Srebrenica, en effet, 20 ans après la perpétuation du massacre[6], il reste encore 1200 disparus[7] dont la dépouille n'a pas été retrouvée ou identifiée.

II. Une souffrance protéiforme

Au cours des commémorations, ce n'est pas une souffrance unique qui s'exprime d'une seule voix, mais des souffrances multiples. Si la catégorie de victime unifie, la souffrance elle se dit, ou plutôt se vit sous des formes plurielles. Le temps de la commémoration voit se mêler, dans une composition hétérogène, les survivants exprimant leurs douleur et souffrances, des jeunes générations qui tentent de comprendre ce qu'ont vécu leurs parents et grands-parents, mais aussi des anonymes venus rendre hommage aux disparus.

Ce tableau doit encore être précisé si on se réfère à la commémoration des 20 ans du génocide de Srebrenica-Potocari. Le 11 juillet 2015 s’est réunie, autour du souvenir d'un même événement, une foule hétéroclite de participants.

Étaient présents au mémorial les survivants ayant subi des actes atroces et qui ont réchappé aux tueries, soit les hommes et adolescents bosniaques[8], et ceux qui ont été faits prisonniers durant les événements et qui ont été déplacés, pour la plupart les femmes et les enfants bosniaques. Ce jour-là, on pouvait aussi rencontrer les citoyens musulmans de Bosnie, des membres de la communauté internationale, des personnalités officielles, sans oublier les médias venus retransmettre l’événement.

Or, selon l'ensemble considéré, il est possible de distinguer différentes formes de souffrance grâce à l’étude de ces manifestations. Nous étudierons dans cet article deux groupes en particulier : celles et ceux qui ont été fait prisonniers et qui ont été expulsés de la zone contrôlée par les Serbes puis la communauté bosniaque qui n'a pas vécu cet évènement.

Pour les femmes de Srebrenica : la souffrance est profondément personnelle et subjective, elle est liée au deuil, à la perte d'un mari, d'un fils… C’est leur mémoire qui est célébrée durant les commémorations du génocide de Srebrenica-Potocari, événement au cours duquel se mêlent discours d'hommage, marche du souvenir et funérailles.

Pour ceux qui n'ont pas été présents sur le site du massacre et qui assistent à la commémoration, cette vision de la souffrance et ses manifestations extérieures provoquent une certaine commisération. C'est parce que l'autre est un être souffrant, d'une souffrance d'abord physique, que s'établit un rapport entre lui et moi ; c'est parce que je répugne à le voir souffrir que je lui viens en aide[9]. Or, justement, il ne s'agit pas seulement de compatir aux tourments d'autrui, mais bien davantage de ressentir la souffrance des survivants, et de la ressentir dans ce qu'elle a d'éminemment particularisante. En se faisant spectateur de la souffrance de ces veuves et de ces mères affligées, il s'agit de provoquer, de faire naître un sentiment de tristesse, de profonde désolation. Si le sentiment de pitié, tel qu’il est décrit par Rousseau, n’est pas fonction de l’intensité objective de la douleur éprouvée par autrui, il s’agit, au contraire, dans le temps commémoratif, de ressentir la souffrance de l’autre dans toute sa violence. Le spectateur n’est pas le témoin passif d’une souffrance à laquelle il assiste, mais celle-ci fonde une communauté de sentiment partagé. Durant le temps commémoratif, il s’agit non seulement de souffrir avec, mais aussi de se transporter dans l’autre afin que celui-ci ne soit plus le simple miroir d’une humanité commune. La relation à autrui ne se fait pas sur un plan réflexif, mais dans la pure immanence d’une souffrance qui fait lien entre les victimes[10]. La jeune génération veut ressentir ce que ressentent leurs aînées qui ont survécu au massacre.

L'ensemble de la cérémonie est codifié ; chaque moment est conçu et pensé dans une progression paroxysmique aboutissant à une décharge émotive. La ritualisation du processus (des discours officiels aux funérailles en passant par la prière) ainsi que son caractère public participent d'une telle visée, ils sont ce grâce à quoi les larmes pourront enfin être libérées[11].

Günter Grass, dans Le Tambour, écrit que « notre siècle sera dénommé plus tard le siècle sans larmes, bien qu'il ait apporté partout tant de souffrances[12] ». Ces larmes doivent donc être provoquées car pleurer, c'est se laver, se purifier d'une certaine culpabilité non seulement d’être vivant, mais de l’être sans avoir eu à subir la cruauté des crimes de masse.

Aussi, la jeune génération, celle d'après 1991-1995, assiste à de telles commémorations afin d'essayer de ressentir une souffrance qui n'est pas la sienne, mais dont elle se sent l'obligation morale d'être investie[13], à l’instar des personnages de Günter Grass qui descendent dans la cave aux oignons dans l'espoir d'enfin pouvoir pleurer sur leur malheur, d'enfin faire corps avec une souffrance qui leur semble étrangère.

« Et voilà pourquoi, justement, les gens qui en avaient les moyens allaient chez Schmuh, dans la Cave aux Oignons, se faisaient servir pour quatre-vingt pfennings une planchette à hacher et un couteau de cuisine, et un vulgaire oignon de jardin ou de plein vent pour douze marks, pourquoi ils le hachaient menu-menu, jusqu’à ce que le jus fît son effet. Quel effet ? Celui que le monde et la souffrance du monde ne produisait plus ! La sphérique, l’humaine larme. Alors on pleurait. Avec discrétion, avec rage, à tire-larigot. Ça coulait et ça lavait tout. C’était la pluie, la rosée virginale[14]. »

Aussi, comme l'écrit l’auteur, la pelure d'oignon n'obéit pas à un but directement utilitaire car dans la cave « on ne fait que couper des oignons[15] ». Ceux qui se massent dans la cave aux oignons ou ceux qui s'assemblent pour assister aux commémorations le font pour ressentir une douleur qui sature l'espace public, leur histoire et la mémoire de leur peuple et qui ne peut être atteinte que par des expédients. Le spectateur mime, singe des expressions, des attitudes, en espérant faire sienne la douleur de ces femmes affligées, qui est ce legs qu'elles portent pour avoir été bosniaques durant la guerre.

Cette souffrance, c'est une souffrance qui unit, mais elle n'unit qu'en tant qu'elle donne lieu à des manifestations extérieures, car elle est celle de la douleur liée au deuil des membres de la communauté de ces hommes abattus parce que bosniaques. L'union se fait donc autour d'une souffrance qui est celle de la perte des membres d'une communauté.

III. La commémoration ou la cure cathartique

Les commémorations sont ces événements au cours desquels les expressions de la souffrance sont encouragées. Néanmoins, toutes les formes de souffrance sont loin d'être admises, et toutes n'ont pas droit de cité. Sont promues les douleurs liées au deuil, le chagrin éprouvé par la perte d'un être cher. Aussi, la commémoration est ce moment au cours duquel les victimes peuvent extérioriser et se libérer de ces passions tristes. Elle permet, comme dans le processus cathartique[16], de se purger et de se purifier de ces affections violentes. Grâce à la ritualisation de l'événement et à une certaine mise en scène permettant de se représenter – et par là de revivre – les événements tragiques qui ont eu lieu en juillet 1995 dans la région de Srebrenica, il s'agit de redonner à la souffrance vécue toute son intensité afin qu'ait lieu une abréaction. Si, au cours de la commémoration, la victime peut donner libre cours à son affliction et à son chagrin, c'est parce que ce rassemblement est pour elle l'occasion de revivre son passé traumatique.

Comme dans la cure cathartique, telle que cette méthode a été exposée par Freud dans ses Études sur l'hystérie[17], il s'agit de faire en sorte que les traumatismes affleurent à la conscience afin de permettre une décharge adéquate des affects pathogènes. En effet, dans les travaux et recherches qu'il mène avec Breuer, Freud explique que grâce à la combinaison de l'hypnose et de la parole spontanée, l'affect lié au traumatisme exerçant des effets pathogènes et inhibants, peut, par cette méthode, prendre la voie de la décharge, le sujet reprenant ainsi le contrôle de ses passions. Ce qui est poison est en même temps remède car c’est en revivant le bouleversement qu’on le surmonte. Les affects qui n’ont pas pu être ressentis au moment  du choc doivent pouvoir être purgés au moyen du récit spontané et de l’hypnose, pratiques grâce auxquelles la douleur et la souffrance qui étaient refoulées peuvent  affleurer à la conscience.

Par la représentation scénique à l'œuvre dans la commémoration, c'est la guérison du malade – puisqu’il est celui dont les émotions, liées à un choc affectif ancien, restent bloquées – qui est visée. Par la répétition du souvenir, par la revivance de la souffrance et de son intensité au moment du drame, il s'agit de libérer ce qui est demeuré bloqué, permettant ainsi l'abréaction.

Cette méthode procure un soulagement à la victime  ; la répétition du traumatisme, son rappel à sa conscience, mais aussi à la conscience collective, permet une reconnaissance de cet événement dans ce qu'il a de douloureux et de profondément destructeur.

Cependant, malgré de réels résultats, la méthode de la cure cathartique fut abandonnée[18] par Freud au profit de celle des associations libres. En effet, le soulagement qui suit la thérapie n'est que de courte durée ; Freud remarque qu'au bout d'un certain laps de temps les symptômes réapparaissent et le plus souvent avec davantage d'intensité. Cette remise en cause est provoquée par une constatation au sujet de la catharsis : on ne voit pas en quoi le simple fait de revivre une scène traumatique pourrait en abolir la nocivité. En effet, pour que l'effet thérapeutique soit celui d'une véritable abréaction, le traumatisme doit être revisité afin d'être transformé. Et à cette fin, les mécanismes tels que le transfert, les résistances etc., doivent être pris en compte dans le travail psychanalytique. La simple revivance, la reproduction de l'événement dans sa nudité n'est en vérité qu'un redoublement des souffrances qui lui sont liées.

Les limites que nous venons d’évoquer concernant la méthode de la cure cathartique permettent d’éclairer le mécanisme à l’œuvre dans la commémoration. En ce sens, elle ne serait que la répétition compulsive des mêmes souffrances et des mêmes traumatismes. Et en effet, nous assistons, d'année en année, au maintien d'une forme de pathos au cours des cérémonies.

Or, pour contenir la nocivité d'un affect, il ne suffit pas de le revivre, encore faut-il effectuer un travail de réappropriation par lequel je saurai enfin faire mien mon passé. En effet, toute la souffrance, dans son caractère protéiforme, n'a pas été purgée. La libération n'est que partielle, partiale car les causes profondes du traumatisme demeurent. Revivre le drame ne suffit pas car c'est le sens de l'événement vécu qui se dérobe, c'est ce sens qui se refuse à nous et qui empêche toute perlaboration.

IV. La négation des origines de la souffrance

Au cours des commémorations, la souffrance est circonscrite à son expérience la plus sensible. Si certaines formes de souffrance sont encouragées comme celle liées au deuil, d'autres formes, plus contestataires, sont passées sous silence. En ce sens, la purification cathartique consisterait à ménager certaines satisfactions aux passions en les contenant dans des bornes évidentes.

La souffrance, dans son caractère protéiforme, est niée ; n'est admis à expression que ce que la souffrance contient de passivité. On ne veut voir représentée qu'une certaine forme de souffrance : celle attachée au deuil, au travail de deuil[19]. Seule la souffrance liée à la mort d'un proche peut accéder à la visibilité et non les souffrances subies par les survivants. Par ce partage, il s'agit de promouvoir la fonction unitaire, unificatrice de la souffrance en tant qu'elle constitue le socle d'une société politique fondée sur une solidarité négative. Aussi, on assiste, durant le temps commémoratif, à la tentative d'évacuer la charge contestataire contenue dans la souffrance. En effet, cette dernière est la première manifestation, manifestation sensible, d’une forme de protestation contre la misère qui nous étreint[20]. Ainsi, se poser comme victime n’est pas d’abord un acte politique. C’est un acte de protestation qui, pour devenir politique, doit devenir conscient de lui-même afin de ne pas demeurer pure passivité. Or, c'est cette charge subversive que la politique mémorielle entend désamorcer. Cette souffrance contient donc en germe la critique de l'état politique responsable de ces massacres.

Aussi, ce qui est mis en avant durant le temps de la commémoration, c'est la souffrance en ce sens qu'elle lie, qu'elle rapproche, mais non en tant que proto-expérience d'une forme d'indignation. À cette fin, on assiste à une hypertrophie d'une certaine forme de mémoire, celle liée au souvenir de ces hommes et des adolescents qui ont été massacrés lors de la prise de l'enclave de Srebrenica-Potocari par les Serbes, et à une amnésie concernant les tortures et les viols subis par les survivants, dont la majorité sont des femmes.

Alors que les femmes, au sortir de la guerre, se sont constituées en groupe afin d'obtenir justice (au sein d'organisations non gouvernementales comme c'est le cas des femmes de Srebrenica) et porter un message politique ; les commémorations tendent à les ramener à une position de victime : la femme serait cet être passif dont la vie aurait été sacrifiée.

Elissa Hemls, dans son article Justice et genre. Mobiliser les survivantes de guerres bosniaques[21], explique que les discours officiels, ceux des ONG, mais aussi ceux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, tendent à maintenir certains stéréotypes genrés à propos de la femme bosniaque. Sa douleur, en effet, est d'abord douleur d’avoir perdu son mari, et non douleur due aux mauvais traitements ou aux viols que certaines ont subis et auxquels elles ont survécu. Cette insistance sur la première forme de souffrance vise à perpétuer une certaine vision de la femme pour qui la perte de son mari est synonyme d'oubli social voire de mort. En ce sens, exterminer les hommes bosniaques reviendrait à laisser les survivant(e)s sans ressources et donc à annihiler l’ensemble de la communauté[22].

Comme le remarque Elissa Hemls, l'image qui est véhiculée est celle des femmes bosniennes « qui n'ont rien d'autre que leur souffrance dans ce monde patriarcal qu'est leur village[23] ». Or justement, n'est-ce pas cette image que l'on reproduit et que l'on continue de véhiculer au cours des commémorations du génocide de Srebrenica ? C'est-à-dire l'image d'une femme qui n'est que souffrance, dont l'essence est celle d'un être sensible. Cette dernière n'est plus alors que sentiment, que sensation. La seule image acceptée durant ces événements – mais aussi au-delà, dans les revendications qui sont les leurs – est celle d’une veuve, d'une mère qui pleure ses proches. Leurs revendications ne portent que sur la recherche et l'identification des dépouilles des disparus. L'immensité de cette perte occulte ainsi la souffrance due aux sévices personnellement subis. Les femmes ne se revendiquent pas d'abord femmes torturées ou violées, mais veuves de guerre. Aussi, la commémoration des vingt ans du génocide de Srebrenica-Potocari enferme les femmes dans un tel rôle et perpétue par là des stéréotypes genrés. Maintenir ainsi la femme dans un certain imaginaire social permet de reproduire cet état social afin de valider un discours officiel et de ne pas prendre en compte les revendications dans ce qu'elles peuvent avoir de multiple et de subversif.

V. Conclusion

Le corps politique national ainsi que la communauté internationale ont intérêt à maintenir la population dans cette répétition compulsive des mêmes actes commémoratifs afin d'appuyer la thèse selon laquelle ce conflit est d'abord et avant tout un conflit ethnique et non politique. Restreindre la douleur à celle du deuil vise à asseoir l'image d'un conflit à l'issue duquel chaque communauté enterre ses morts. Or, aucune véritable abréaction, pour reprendre le langage psychanalytique, ne saurait être obtenue si on ne s'attaque pas au problème des résistances à cause desquelles le sens de l'événement demeure obscur. Ces résistances, dans la guerre d'indépendance des pays de l'ex-Yougoslavie, ce sont justement les responsabilités politiques qui n'ont pas été établies ; la reconnaissance des mécanismes nationalistes à l'œuvre sur ce territoire et l’instrumentalisation des revendications ethniques. Mais finalement, n'est-ce pas cela qui est recherché grâce à l'organisation de commémorations ? Soit que l'abréaction échoue et que l'on en reste à une souffrance pure (et qui se répand à l'ensemble de la population par contagion, où le pathos des victimes devient commun aux non victimes), afin de ne pas avoir, non pas à établir les responsabilités, mais à envisager une nouvelle manière d'engager le contrat social ? Le maintien d’une remémoration cathartique des drames et le privilège donné à la mémoire affective empêchent le transfert d’avoir lieu et étouffent l’expression d’une certaine forme de souffrance, d’un chagrin qui est porteur d’un idéal de justice.

Haut de page AUTEUR

Célia Carrette,
Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uB/CNRS
(Sous la direction de Pierre Guenancia et Michaël Foessel)

Haut de page NOTES

[1] Sur l’extension du statut de victime et son lien avec la manière de considérer la souffrance, voir notamment Guillaume Erner, La Société des victimes, Paris, La Découverte, 2006.
[2] Sur la question de la mémoire, nous nous reporterons avec intérêt à l’ouvrage de Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
[3] David El Kenz et François-Xavier Nérard, « Qu’est-ce qu’un lieu de mémoire victimaire ? » dans David El Kenz et François-Xavier Nérard [dir], Commémorer les victimes en Europe. xvie-xxie siècles, Paris, Champ Vallon, 2011, p. 9-29.
[4] Dans le Trésor de la langue française, la victime est définie comme un « animal ou être humain offert en sacrifice à une divinité », disponible sur http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1169852790 [page consultée le 16/06/2016].
[5] Antoine Garapon montre comment l’extension du statut de victime est allée de pair avec une demande croissante de réparations financières dans le cadre d’un changement paradigmatique dans lequel l’histoire ne trouve plus en elle-même sa propre justification mais est sommée de rendre des comptes. Antoine Garapon, Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, Paris, Odile Jacob, 2008.
[6] Nous ne ferons pas mention dans cet article des débats portant sur la qualification des crimes qui ont été perpétrés à Srebrenica en juillet 1995. Doit-on désigner cet événement de « génocide » ou de « nettoyage ethnique » ? S’agit-il de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité ? Bien entendu, cette question et les problèmes qu'elle soulève sont essentiels à la compréhension des enjeux dans la région et ont des effets directs notamment sur la reconnaissance des victimes et sur leur statut. Cependant, le choix du qualificatif n'a pas d'incidence sur le contenu du propos que nous souhaitons développer ici. Nous reprendrons donc l'intitulé officiel de cette journée de commémoration tel qu’il a été énoncé par les responsables politiques bosniens. Cette qualification de « génocide » a été retenue par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, (lors de l’affaire Radislav Krstić, arrêt 19 avril 2004 : http://www.icty.org/x/cases/krstic/acjug/fr/krs-aj040419f.pdf), et la Cour internationale de justice (http://www.icj-cij.org/docket/files/91/13685.pdf), mais non par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Pour un aperçu des problèmes et débats soulevés par la catégorie de « génocide », nous nous reporterons à l’article de Eric D. Weitz, « génocide » dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt [dir], Historiographies. Concepts et débats, vol. 1, Paris, Gallimard, p. 1046-1061.
[8] Les Bosniaques sont les habitants de la Bosnie d’origine et/ou de confession musulmane.
[9] Rousseau parle du sentiment de pitié afin de désigner cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable ». Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes , tome 3 des Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 154. Pour l’auteur, la pitié révèle le trouble ressenti face aux malheurs d’un être sensible. Par ce sentiment je me mets à la place d’autrui. Si je peux me transporter en lui, imaginer ressentir de telles souffrances, c’est parce que je suis capable de me mettre à sa place. Si je ressens de la pitié pour mon prochain, c’est parce ses souffrances affectent mon amour de soi : ses tourments pourraient être les miens.
[10] Nous employons ici le terme de « victime » dans une extension large ; les victimes sont à la fois celles qui ont subi les exactions, les tortures, les viols mais aussi les descendants et plus largement la communauté à laquelle ces personnes appartiennent.
[11] La cérémonie n’est tant symbolique qu’elle a pour but de présider à la création d’une certaine réalité. Sa visée est donc d’abord performative puisque c’est par la mise en scène et l’énonciation de certains traumatismes subis lors du conflit armé que la douleur pourra ainsi se libérer et s’exprimer.
[12] Günter Grass, Le tambour, Paris, Seuil, 1961, p. 556.
[13] Depuis quelques années en Israël, certains petits enfants de rescapés des camps de concentration nazis se font tatouer sur l’avant-bras le matricule attribué à leurs ainés. Si à chaque fois l’histoire familiale est différente (voir le documentaire réalisé par Dana Doron et Uriel Sinai, Numbered), les justifications se rejoignent autour du devoir de mémoire, mais aussi du lien générationnel. Cette marque, dans son caractère physique, témoigne d’une souffrance qui ne sombre pas dans l’oubli et qui est ce legs que doit porter la jeune génération.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Nous ne nous attarderons pas sur la catharsis telle qu’elle a été traitée par Aristote. Pour davantage de précisions, se reporter à Aristote, La politique, Paris, Vrin, 2005, p. 580-587 (livre 8, 7) et Aristote, Poétique, Espagne, livre de Poche, 2015, p. 88-93.
[17] Sigmund Freud, Joseph Breuer, Études sur l'hystérie, Paris, Presses Universitaires de France, 1956.
[18] « Breuer qualifiait notre procédé de cathartique ; on lui assignait comme finalité thérapeutique  de canaliser la quantum d’affect utilisé à entretenir le symptôme, qui s’était fourvoyé sur de fausses routes et s’y était pour ainsi dire coincé, vers des voies normales pour lesquelles il put être déchargé [abréagi]. Le succès pratique de la procédure cathartique était remarquable. Les défauts qui se sont révélés par la suite étaient ceux afférents à tout traitement hypnotique. », Sigmund Freud, S. Freud présenté par lui-même, Gallimard, Paris, 1984, p. 38.
[19] À propos de l’expression « travail de deuil », nous nous reporterons avec intérêt à l’ouvrage de Freud, Deuil et mélancolie, Paris, Payot, 1917.
[20] Cette réflexion est à rapprocher de la critique de la religion par Marx telle qu’elle est menée dans les premières pages de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel . « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle » dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1965, p. 90. Si la religion est pour Marx une fausse représentation des conditions réelles d’existence, elle est en même temps une protestation vis-à-vis de la réalité telle qu’elle se présente. Si l’homme a créé la religion c’est donc parce qu’il ne trouve pas ici-bas les moyens de son accomplissement.
[21] Elissa Helms, « Justice et genre. Mobiliser les survivantes de guerre bosniaques », dans Isabelle Delpla et Magali Bessone [dir], Peines de guerres. La justice internationale et l’ex-Yougoslavie, Paris, EHESS, 2010, p. 249-265.
[22] TPIY, Procureur c/ Radislav Krstic, affaire n° IT-98-33-T, 2 août 2001.
[23] Elissa Helms, « Justice et genre… », art. cit., p. 254.
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Pour citer cet article :
Célia Carrette, « Le temps de la commémoration ou la tentative impossible du partage de la souffrance. Exemple de la commémoration des 20 ans du génocide de Srebrenica-Potocari », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 10 - mis en ligne le 6 février 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Célia Carrette
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806