D'une esthétique de la corporéité à l’autonomie de l’image. L’œuvre de Chaïm Soutine S’agissant de l’évolution stylistique du peintre Chaïm Soutine – artiste d'origine russe qui a participé au mouvement de l’École de Paris au début du XXe siècle – nous voudrions ici focaliser l’attention sur le paradigme esthétique de la « corporéité » et sur le paradigme esthétique de la « chair » tels qu’ils ont été mis en œuvre par Soutine dans sa remise en cause picturale du modèle figuratif de la représentation. Pour ce faire, nous entamerons une confrontation entre la peinture de Soutine et celle de Cézanne – artiste majeur ayant inspiré nombre de mouvements artistiques d’avant-garde – afin de mieux cerner la portée des nouveautés introduites par Soutine, pourtant souvent considéré comme étant resté en marge de tout mouvement artistique et, tout particulièrement, des révolutions stylistiques marquantes de son époque. Ses premiers critiques, tels que H. Serouya, Waldemar George ou Drieu de La Rochelle, l’ont jugé incapable de donner une forme stable à ses compositions picturales tourmentées. Par ailleurs, deux autres critiques, Faure et Sachs, évoquent volontiers à propos de Soutine une incarnation spirituelle passant par la matière, et ils le font en vue d’une interprétation idéaliste de son œuvre. Les études plus récentes, à partir des années 1950 et 1960, établissent, quant à elles, un lien entre Soutine et l’action painting américaine en opposition à la peinture figurative[1]. Nous essaierons pour notre part d’analyser le credo esthétique de Soutine de manière différente des oppositions classiques entre figuration et abstraction, ou entre forme et matière, car sa peinture traduit plutôt, selon nous, l’expression d’une union entre « volonté formelle » et « sensations » qui libère, sur un mode inédit, l'image de ses contenus représentatifs. Nous visons une définition de ce mode inédit en fonction d’une esthétique de la corporéité et, en référence à la détermination par Maurice Merleau-Ponty d’une esthétique de la chair, qui pourra nous permettre de dépasser les polarités des discours critiques que nous venons de mentionner. Il est à noter que les tableaux de Cézanne, comme les premières natures mortes de Soutine, sont marqués par la géométrisation, et que pourtant les schémas picturaux y sont toujours soumis à l’exigence d’un débordement du matériau : « Les ellipses sont grossies et dilatées », certains détails « se précipitent » sur le tableau contre les lois de la perspective[2]. Cela a été interprété, dans le cas de Cézanne, comme une volonté de se livrer au chaos des sensations, au « chavirement » des objets dans l'illusion d'un mouvement. Dans la vision des paysages de Soutine s'instaure de même, par le mouvement des figures, un sentiment de vertige relatif à la nature. L'ubiquité constitutive de ce vertige structure également l’espace des tableaux qui représentent d'autres sujets que le paysage. Il radicalise ainsi le procédé de Cézanne, après les premières natures mortes géométrisantes – dans la Nature morte au violon de 1922 par exemple, où « le pain et le poisson, les objets placés côte à côte en diagonale semblent vus à l'envers, comme s'ils allaient glisser vers le bas du tableau »[3]. Charles Cajori, peintre co-fondateur de la Tanager Gallery de New-York, souligne dans le même esprit la relation forte entre Cézanne et Soutine : « L'importance de la révolution de Cézanne est dans une nouvelle façon de voir. La zone que les yeux sont capables de focaliser est très réduite. Regarder le monde qui nous entoure demande le mouvement de l'exploration. Quand les yeux bougent, et recherchent une localisation, les relations sont dans un flux constant, la structure des objets et de l'espace se transforme de façon étonnante. Les axes d'une bouteille glissent, les tables se brisent, un arbre pousse contre un segment de ciel. L'espace devient fluide et exprime le flux du temps. Les yeux, en se mouvant, forment des structures nouvelles et inattendues[4]. » Le même auteur écrira encore : « Soutine, je pense, a reconnu ce monde et s'y jette. C'était la volupté et l’étreinte sentis dans la façon de voir de Cézanne. Toujours devant la nature, fidèle aux yeux, dans des attaques uniques, violentes, collines et maisons surgissent et disparaissent dans la recherche désespérée d'une localisation […] Il introduit un survol de localisation, une « zone » dépendant d'une certitude intérieure et d'un risque terrible[5]. » C'est cette recherche désespérée qui rend Soutine attentif, dans son travail, aux difficultés de Cézanne. Un tel survol de la localisation constitue une mobilité qui ne peut être opérée par un sujet extérieur à l'objet de la figuration ; bien au contraire, selon une définition de Paul Valéry reprise par Merleau-Ponty, il demande que « le peintre apporte son corps ». C’est dire que le peintre n'est pas seulement « une rétine » mais un « regard », comme Henri Maldiney l’a relevé pour décrire l'implication du peintre dans le paysage et la mobilité de la perspective utilisée pour rendre ce paysage[6]. Le regard implique « le corps » du peintre pris dans son mouvement et dans sa perception vécue : une dimension singulière de la corporéité que nous allons expliciter. Chaïm Soutine, que la critique estime généralement être un peintre désespéré, renonce, avec ses peintures anthropomorphisantes, à la recherche structurale pour suivre « le rythme de sa passion[7] ». Il a été souvent assimilé à l’Expressionnisme, mais dans son travail manquent les traces de la réflexion sociale ou politique qui a caractérisé l’Expressionnisme[8]. Il ne se définit jamais par rapport à un mouvement de ses contemporains mais, comme Cézanne, est très intéressé par l'étude des chefs-d'œuvre du Louvre et, comme nous l’a appris plus haut Cajori, c’est en réalité un peintre qui fait avant tout l’expérience d’une perception fidèle aux phénomènes, plutôt que de se vouer à l'expression d'une souffrance personnelle. Ainsi, dans sa reprise des tableaux des maîtres, Soutine n'est pas animé par une volonté de revenir à la représentation classique, mais il reste avant tout intéressé par la reconstruction du motif, par sa « remise en actes » – son reenactement, et par l'expérience de la peinture en train de se faire, par la perception vécue des phénomènes. « Les yeux qui bougent » dans la vision, produisent ce que Merleau-Ponty appelle « la perspective vécue », par opposition à la perspective géométrique utilisée par la science et par la peinture classique[9] : « Dire qu'un cercle vu obliquement est vu comme une ellipse, c'est substituer à la perception effective le schéma de ce que nous devrions voir si nous étions des appareils photographiques ; nous voyons en réalité une forme qui oscille autour de l'ellipse sans être une ellipse[10]. » Dans une Nature morte de Soutine les assiettes, les poissons, ainsi que leur support, semblent être en mouvement car l'image est en fait structurée depuis différents points de vue. La surface totale paraît alors « gondolée » et les objets animés par un mouvement. Ils ne peuvent plus être fixes, bien déterminés, munis de contours précis ; ni non plus définis d’un point de vue unique. Tout à l'inverse : « Les contours des objets, conçus comme une ligne qui les cerne, n'appartiennent pas au monde visible, mais à la géométrie » comme le rappelle Merleau-Ponty[11]. Sur ce point, il est possible constater une claire proximité entre les natures mortes de Cézanne et celles de Soutine, ainsi que sur l’instabilité de la perspective qui est également présente dans le paysage. Les deux auteurs opèrent donc selon la même relation au donné naturel[12]. Ce que Cézanne refusait en tant que contour unique n’était en fait rien d’autre que le sacrifice de la profondeur de la chose (une chose inépuisable, pour lui, dans sa réalité). Il refusait avec la même véhémence la perte d'identité dans l'absence totale de structure, et il trouvait dans la « modulation colorée » la possibilité de multiples contours : « Le regard renvoyé de l'un à l'autre saisit un contour naissant entre eux tous comme il le fait dans la perception »[13]. La nécessité de la couleur anime de même les intentions de Soutine. Ce parallèle indique que l'évolution de son style, des premières expérimentations plus abstraites jusqu'à son retour à une linéarité plus géométrisante, découle en parallèle avec l'animation interne de l'image et avec son expérience du visible. Comme tout peintre, Soutine restitue un monde dans son épaisseur, comme une masse, comme un organisme de couleurs dont les vides sont animés autant que les couleurs plus foudroyantes, où l’espace vibre des lignes de force ménagées par la modulation des plans et la fuite de perspectives. Le sujet est certes déformé, mais le vrai sujet devient l'invisible de ces forces. « Les formes sont des “cicatrices” des forces et les forces vibrent dans les formes », selon l’approche de la peinture proposée par Merleau-Ponty[14], qui fait ici écho à la réflexion de Deleuze selon laquelle, en art, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes mais de capter des forces. La tâche de la peinture est donc de « rendre visible », et la force y est mise en rapport étroit avec la sensation : « Comment la sensation pourra-t-elle suffisamment se retourner sur elle-même, se détendre ou se contracter, pour capter dans ce qu'elle nous donne les forces non données, pour faire sortir les forces insensibles et s’élever jusqu'à ses propres conditions ? »[15]. Par cette question Deleuze reconnaît implicitement que Cézanne a subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche de restitution de la sensation et qu’il a cherché à « rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination d'une pomme, la force thermique d'un paysage[16] ». Maldiney qualifie, quant à lui, l'espace cézannien de « champ de tensions » dont les éléments ou les mouvements formateurs sont eux-mêmes des événements. Grâce aux éclatements, ruptures, rencontres et modulations en résonance dans l'espace, ces éléments se trouvent en échanges réciproques, et « En cela ils sont intégrés à un espace unique, dont la genèse rythmique, seule, les fait formes »[17]. Soutine et Cézanne ont été accusés de rendre seulement « un chaos » par leur peinture. Pourtant, ils se réfèrent à un ordre bouleversant des choses simplement données, à une organisation spontanée qui passe par le rythme et le syncope d’une genèse/destruction[18]. Les images filmées d'un documentaire récemment consacré à Soutine montrent les paysages réels qui ont été peints par l’artiste : ces paysages comportent des bâtiments ordinaires, où se situe une présence humaine et la possibilité pour la nature d'être habitée, alors que dans les tableaux tout apparaît brouillé comme dans un monde en train de disparaître sous nos yeux[19]. Comme les critiques du peintre l’ont souligné, Soutine reste imperméable au calme des villes catalanes où il travaille et il produit une vision apocalyptique de paysages qui paraîtraient rassurants dans une photographie. Où se situe l’origine du chaos et du sentiment d’étrangeté donnés par le peintre ? Pourquoi ses tableaux nous donnent-ils une vision qui met hors-jeu toute possibilité de nous « emparer » du monde, de l’habiter, et qui est si différente de la vision ordinaire du même lieu ? Ses paysages tourmentés ont été commentés en ces termes par Sachs : « Les maisons quittent la terre, les arbres semblent voler[20]. » La toile Mistral, paysage avec figures, de 1920-1922 montre effectivement des personnages devant leur maison, mais on peine à reconnaître une réelle présence humaine : c'est plutôt une vision de secousse sismique, un « véritable artifice de couleurs de terre et de lumières qui ne correspond pas à la réalité de la petite ville catalane, paisible aux placettes ombragées et aux maisons blanches[21] ». C’est que le mistral, le vent invisible qui met en mouvement le sujet, est le véritable protagoniste du tableau. À propos de cette impossibilité de reconnaître « une présence humaine », et pour mieux comprendre les intentions de Soutine, on peut évoquer aussi les pages de Merleau-Ponty qui comparent la vision du peintre à la vision scientifique. La science, affirme le philosophe, nous donne une vision « opératoire » du monde ; elle réduit le mystère du visible selon une géométrie qui fait apparaître les lignes des objets comme des contours définis. Elle manipule les objets[22] selon une vision désincarnée ; elle pense les objets en général, séparés de toute dimension spatiale ou temporelle concrètement vécue. Le tableau, en revanche, ne peut pas correspondre à une vision « opératoire », mais à une modulation de l'espace en train de se faire. Le peintre, comme Merleau-Ponty nous l'apprend à propos de Cézanne, cherche une vision qui puisse correspondre au mystère du réel. De la même façon, Soutine ne renonce pas à peindre la nature, en plein air, ou en face de ses modèles[23] ; il souhaite bien plutôt laisser apparaître dans son tableau une réalité, la réalité de la sensation sans la supposition d’un ordre humain préalable. D'où l'impossibilité de voir dans ses tableaux une présence humaine qui puisse « s'emparer » du monde. Pourtant, ces œuvres ne sont pas seulement un chaos : il souhaite, comme nous l’avons dit, restituer un ordre qui puisse correspondre au mouvement du réel, sans le fixer d’après un seul point de vue ou une sensation unique. D'où la difficulté qu’il ne peut qu’éprouver à donner forme à son sujet, et, dans ses toiles, les contrastes de couleurs laissant coexister les oppositions des sensations : la ligne n'est pas vaincue par la couleur. Ce qui est exclu, en revanche, c'est la ligne de la chose, « la ligne prosaïque », le contour. La ligne ne peut plus être « objective »[24]. La peinture, en l'absence d'un discours « mimétique » et en l'absence de toute vision « scientifique » opératoire, conduit vers une nouvelle définition de la capacité d’inhérence du peintre au monde et à sa capacité de nous montrer ce qui sollicite ainsi son regard. Cela n'est pas visible dans un contexte « ordinaire », mais est pourtant à la source de ce qui est pour nous, humains, la visibilité : celle qui a été nommée par Merleau-Ponty : « visibilité seconde »[25]. Un enveloppement des phénomènes, que Cajori décrit lui aussi à propos des tableaux de Cézanne et de Soutine. C’est ce que Merleau-Ponty définit également par la notion de profondeur : « La possibilité au sens de prégnance, enveloppement d'un actuel inaccessible dans un actuel accessible [...][26] ». La recherche de cette « profondeur » est une modulation dans l'instabilité, recherche d'une unité par transcendance, d'un sujet dans les phénomènes[27]. Ce qui est d'abord chez Cézanne « modulation flottante des plans » et ce qui se reflète dans les premières natures mortes de Soutine, deviendra ensuite profondeur par la modulation de l'espace des paysages et par une « instabilité » de la couleur, par un mouvement qui établit dans la profondeur une dimension spatio-temporelle[28], car la couleur n'a pas pour but de recouvrir, d’embellir ou de masquer les choses. L'espace et les couleurs ne sont pas à entendre comme un contenant de choses, car les contours des choses débordent et l'espace n'est pas l'enveloppe qui vient limiter ce débordement[29]. Ce qui, chez Cézanne, était interprété comme un ordre naissant, pourrait être vu, chez Soutine, comme un monde en train de se consumer. La première conséquence de cette façon de figurer le paysage est un sentiment d’étrangeté, d’éloignement dû au « bouleversement » de la nature que le peintre nous donne à voir en renonçant à un point de vue unique. Si le paysage de Soutine n'est plus habitable, c’est qu’il est en train de bouger ou de brûler sous nos yeux. Cette peinture montre ainsi que la grandeur apparente qu'un corps physique prend pour nous n'est pas seulement l'indice ou le signe de son éloignement spatial par rapport à notre corps, mais est une manière d'exprimer « notre vision de la profondeur »[30]. La disproportion de la grandeur d'une maison dans le paysage de Soutine est alors compréhensible comme la perception de cette maison vue par le peintre. Dans le Paysage avec la route montante de 1921, par exemple, les maisons semblent se trouver sur une colline mais elles ont les dimensions qu’elles pourraient avoir si elles étaient au premier plan. Ce trait est poussé à l'extrême dans La Route de Cagnes de 1923, qui atteint une dimension onirique à cause de cette disproportion. La profondeur des maisons est donc rendue par le peintre d’après son expérience perceptive de la grandeur apparente en tant que « grandeur variable » de la même chose différemment située par rapport à lui. Cette variabilité perçue est la source du sentiment d’étrangeté et d'impossibilité de fixer le regard qui est éprouvé par le spectateur. La perspective ainsi élaborée correspond à l’expérience de notre perception vécue avant la synthèse des représentations qui fait considérer les choses d’un point de vue unique, abstrait, obtenu par la méthode de la perspective géométrique scientifique. La perspective planimétrique de la science « rend rigide » la perception vécue pour qu’elle soit traduisible comme l'image d'un monde dont on pourrait avoir une vision en transparence et une connaissance correspondant plutôt à celle d'un dieu qui ne serait pas pris dans la finitude. Notre perception vécue, elle, ne se plie pas à la rigidité de la perspective planimétrique[31]. Ce point implique le mouvement que les natures mortes de Soutine évoquent, comme le font aussi ses paysages et ses portraits. C’est pourquoi il faut parler, avec Maldiney, d’un paysage tel qu’il est donné par « le regard » dans sa mobilité[32]. Le refus de la rigidité de la perspective planimétrique se traduit bien dans la définition du mouvement pour Merleau-Ponty : « La peinture est un mouvement, un mouvement qui germe dans l'apparence, qui est dicté par elle, nullement un mouvement inspiré par l'intelligence[33] », où par « intelligence » le philosophe désigne l’expression d'une élaboration conceptuelle, d'un Logos scientifique ; et où le terme de « mouvement » ne se réfère pas tout simplement au paradigme de la mobilité spatiale de notre corps et, donc, de notre regard. Cette abolition du point de vue unique en peinture est en fait le symptôme d'un changement de posture du sujet vis-à-vis du monde[34]. On se souvient que, selon Alberti, en peinture, la perspective classique a pour paradigme celui de la fenêtre : « Le tableau est une fenêtre ouverte sur le monde[35]. » Ce qui induit une relation d’opposition entre un « dedans » et un « dehors », mais aussi du sujet vis-à-vis de son objet. À l’inverse de cette perspective classique, l'effort de la peinture moderne, dont le travail de Soutine est un exemple, est un effort pour libérer la figure de tout vis-à-vis : « La vision n'est plus regard sur un “dehors”, représentation[36] », elle a lieu dans l’inhérence du sujet au monde. Cette inhérence est déterminée par ce « mouvement » des yeux qui se rapporte à la « portée » du corps dans et sur le monde : « [....] Voir et se mouvoir sont deux faces du même phénomène : mon corps compte au monde visible et celui-ci est inclus dans la “portée” de mon corps[37]. » Pour Merleau-Ponty, la peinture moderne est le paradigme d'une dimension au sein de laquelle on ne peut pas envisager la relation de sujet et objet en termes d’opposition, de face-à-face, et dont le corps n’est pas non plus le centre comme simple moteur (ou véhicule) de notre regard sur le monde. C’est pourquoi le corps, d’abord défini comme un « je peux » dans la Phénoménologie de la perception, est défini ensuite comme « schéma corporel », « fond d’une praxis » et « ouverture »[38]. À partir des recherches que Merleau-Ponty conduit sur l’expression de la motricité, le mouvement devient lui-même dans sa valeur ontologique « rassemblement de sens[39] », « expression » du monde sensible. En effet, dans le cours du Collège de France de 1952-1953, intitulé « Le monde sensible et le monde de l’expression », la jointure entre le sensible et le symbolique, entre l’organique et la culture, est explorée à partir du mouvement, pour parvenir à une théorie de la perception comme « expression », ou plus exactement comme « mouvement expressif ». Le mouvement ainsi conçu précède le mouvant et le mobile, comme la vision en relief des images stroboscopiques précède par son mouvement de précession les deux images présentées et appelées, l’une et l’autre, à fusionner[40]. Revenons dès lors à la notion de la profondeur telle qu'elle est traitée dans Le Visible et l’invisible. La profondeur est : « Le moyen qu’ont les choses de rester nettes, de rester choses, tout en n’étant pas ce que je regarde actuellement. C’est la dimension par excellence du simultané. Sans elle il n’y aurait pas de monde ou de l’Être, il n’y aurait qu’une zone mobile de netteté qui ne pourrait se porter ici sans quitter tout le reste,- et une synthèse de ces ‘‘vues’’. Au lieu que par la profondeur, elles coexistent de proche en proche, elle glissent l’une dans l’autre et s’intègrent. C’est donc elle qui fait que les choses ont une chair : c’est-à-dire opposent à mon inspection des obstacles […]. Le regard ne vainc pas la profondeur, il la tourne[41]. » L’identification de deux vues incompossibles est opérée « parce que la profondeur m’est ouverte, parce que j’ai cette dimension pour y déplacer mon regard, cette ouverture là[42] ». L’ouverture permet un mouvement qui est déjà expression de l’Être. Deux vues incompossibles coexistent ainsi, comme dans l’espace pictural par le rythme d’ensemble que présente le tableau. De la même manière, dans la perception la cohésion du simultané n’est pas indistinction mais empiètement au sein d’un Être d’indivision[43]. Revenant maintenant sur les déformations de Soutine, nous pouvons préciser la valeur ontologique de cette relation au sensible. En effet, répétons-le, c’est le mouvement même du visible qui définit la vision comme « errance ». La posture des sujets de Soutine n’est dès lors rien d’autre qu’une posture prise dans la durée, qu’on ne peut voir sinon par un mouvement qui est celui du chiasme spatio-temporel même. Il faut voir le sujet figuré comme une ex-stase, qu’il soit un paysage ou un portrait chaque sujet figuré est précisément hors de lui, comme la chair dont il est la présentification est une chair en excès de elle-même, en procès de différenciation, en tant qu’elle est cette « chair du sensible » que Merleau-Ponty nomme précisément la « profondeur ». Ce point est fondamental car il fait considérer le temps et le mouvement au-delà de leur saisie par (et dans) la conscience. La simultanéité que Merleau-Ponty trouve dans la profondeur, doit dès lors être davantage un empiètement qu'une coïncidence car elle est toujours imminente. Elle révèle la réversibilité de la dimension temporelle, du passé et du présent, du présent et de l’avenir, comme aussi la réversibilité du temps et de l’espace, sans que la conscience doive pour autant opérer ce que Husserl appelait une « rétention intentionnelle[44] ». C’est ce phénomène qui donne aussi à la profondeur son sens de transcendance constitutive, au sujet de laquelle Merleau-Ponty écrit : « les choses ont une chair : c’est-à-dire opposent à mon inspection des obstacles » ; c’est-à-dire : elles ne constituent pas une transcendance qui pourrait en principe être progressivement éliminée, mais une transcendance qui, en tan qu’obstacle irréductible, est elle-même l’être comme chair. Cette notion de « chair », pensée non à partir du corps mais à partir du mode d’être du sensible, pensée donc comme chair du sensible, permet de réhabiliter le monde sensible en lui conférant un statut ontologique à part entière. Il s’ensuit que l’expérience de l'image acquiert chez Merleau-Ponty une valeur autonome : elle n'est pas simplement une représentation du réel, la présentification seconde d'un réel absent, mais la « création d'une présence qui n'a jamais été présente auparavant[45] ». Il s'agit d'une présence qui est proprement la « latence du visible ». C’est, selon nous, cette notion de « chair des phénomènes » qui est au plus haut point emblématique du travail des artistes contemporains, dont Soutine est un exemple. La négation du paradigme classique de la représentation devient en effet, dans l'œuvre d'art contemporaine, négation de l'œuvre comme « objet », sans qu’il y ait cependant renoncement aux contenus propres à l'œuvre. L’expressivité propre du tableau consiste désormais dans sa capacité de conversion de l’objet ordinaire en un lieu polarisé par l'œuvre, un lieu qui n’est pas objectivable et qui, toujours, demeurée en ontologiquement mouvement. L’œuvre fait ainsi signifier ses signes et son espace par eux-mêmes. Les figures de Soutine, par l'empâtement des couleurs et par leur manière de rendre la chair du corps, se présentent comme autonomes vis-à-vis de tout projet de représentation objective. Elles ne constituent pas davantage l’expression de la « vie intérieure » de l'artiste, et elles ne sont pas non plus la reproduction, une copie-doublure du réel. Elles inaugurent un espace autre. Ce faisant, elles nous font voir et éprouver que l'image picturale peint les conditions de notre visibilité : la transcendance constitutive des phénomènes. Chiara Palermo [1] Sur le dualisme caractérisant la critique de Soutine, nous renvoyons à notre travail « La matière de l’image. Les dualismes de la critique », La Licorne, Presse universitaire de Rennes, à paraître.
[2] M. Merleau-Ponty se réfère en ces termes à
Cézanne, « Le doute de Cézanne », in Sens
et non-sens, Paris, Nagel, 1966 ;
Gallimard, 1996, p. 17.
[3] M.-C. Decroocq, in M.
Restellini [éd.], Soutine,
Catalogue de l'exposition à la Pinacothèque de Paris, éd.
Pinacothèque de Paris, 2007, p. 90.
[4] C. Cajori, cité par E. Dunow et M. Tuchman,
« Soutine and his legacy », Soutine
and Modern Art: The New Landscape/The New Still Life, op. cit.,
p. 12 (nous traduisons de l’anglais) sans numérotations.
[5] M. Merleau-Ponty,
« Le doute de Cézanne »,
in Sens
et non-sens, op. cit., p. 13.
[6] Sur la différence entre « rétine »
et « regard », cf. H. Maldiney, Regard,
Parole, Espace, Lausanne, L'Âge
d'homme, 1973 ; rééd. 1994, p. 14.
[7] Cf. P. Courthion, Soutine,
Lausanne, Lazarus, 1972.
[8] Cf. S. Krebs, « Soutine et les débats de
son époque », in A. Dufour et alii [éd.], Chaïm Soutine (1893-1943).
L’ordre du chaos Catalogue de
l’exposition, Paris, Musée de l’Orangerie, Hazan, 2012,
p. 14-28 ; Id.
« Soutine, entre rejet et intégration », in M. Restellini [éd.], Soutine, op. cit.,
p. 32-43.
[9] M. Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », in Sens
et non-sens, op.
cit., p. 19.
[10] Ibid. p. 19.
[11] Ibid. p. 22.
[12] Sur la proximité et les différences concernant
la réflexion de H. Maldiney et M. Merleau-Ponty, cf.
M. Carbone, Il Sensibile e
l'eccedente, Milano, Guerini &
Associati, 1996, p. 31-36.
[13] M. Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne », in Sens
et non-sens, op. cit., p. 20.
[14] M. Merleau-Ponty, Notes
des cours au Collège de France : 1958-1959 et 1960-1961, Texte
établi par S. Ménasé, Paris, Gallimard, 1996, p. 173.
« Organisme de couleurs » est une définition donnée
par Merleau-Ponty pour la peinture de Cézanne, cf. Id.,
« Le doute de Cézanne », in Sens et non-sens, op. cit., p. 20.
[15] G. Deleuze, Bacon, Logique
de la sensation, Paris, Éd. De la
Différence, 1981 ; Paris, Seuil, 2002, p. 57.
[16] Ibid., p. 58.
À propos de cette proximité entre Merleau-Ponty et Deleuze,
A. Bouaniche propose une distinction : là où les forces
décrites par Merleau-Ponty sont les conditions purement optiques de
la visibilité des choses, « lumières, éclairage, ombre,
couleur » (M. Merleau-Ponty, L'œil
et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964 ;
réed. Folio-Essais, 2012, p. 29, cité par A. Bouaniche, Gilles Deleuze, une introduction,
Paris, la Découverte, 2010, p. 210), les forces qui agissent
en peinture et sur lesquelles Deleuze attire l'attention, sont de
véritables forces cosmiques qui agissent sur les sujets dont le
peintre nous donne la figuration (ibid.).
On peut trouver néanmoins chez Merleau-Ponty une valeur ontologique
de l'opposition des forces dans le visible et une définition de
l'invisible comme « chair » qui ne peut pas se résoudre
par une simple « condition optique » et qu’on ne peut
pas reconnaître dans les conditions empiriques de la vision. La
réflexion sur le visible représentera pour Merleau-Ponty un effort
pour penser une « endo-ontologie » de l'être comme
« éclatement » des phénomènes, qu'il concevra avec
une « cosmologie du visible » (cf. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible,
texte établi par C. Lefort, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
des Idées », 1964 ; « Tel », 2001, p. 313,
notes de travail datée de 1960).
[17] H. Maldiney, Art
éclair de l'être, Chambery, éds.
Comp'Act, 1993 p. 131. Cf. Mauro Carbone, Il
Sensibile e l'eccedente, op.
cit., p. 58.
[18] Cf. M. Merleau-Ponty, « Le Doute de
Cézanne », in Sens et non-sens, op. cit. Le
philosophe attribue à une relation au sensible et à la perception
vécue cet ordre naissant du monde qui produit un effet de
dépaysement. Dans cet essai Merleau-Ponty fait écho à la théorie
de la perception de la phénoménologie de Husserl. J.-F. Lyotard
s’intéressera comme Merleau-Ponty à la peinture de Cézanne pour
ce même aspect, mais il évoquera d'une expérience de
« dépossession » n'ayant plus à voir avec « un
ordre naissant » de la perception correspondant, selon
Lyotard, à une problématique téléologique à dépasser. Pour
lui, seul « le désir » peut rendre compte du processus
de « dé-représentation » mis en acte par Cézanne
(Lyotard, Discours, Figures, Paris,
Klincksieck, 1971 ; 5e éd.).
La critique de Lyotard envers Merleau-Ponty sur ce sujet se fonde
néanmoins sur une époque de la pensée de Merleau-Ponty qui a
ensuite évolué par rapport au texte Le
Doute de Cézanne et liée aux
théories élaborées également dans la Phénoménologie
de la perception. Cf. M. Carbone, Il Sensibile e l'eccedente, op.
cit., p. 41-74. Sur l’évolution
de la pensée de Merleau-Ponty, en rapport à l’interprétation de
Cézanne de Lyotard et de Deleuze, cf. M. Carbone, « La
déformation en tant que principe de déformation », Nouvelle
Revue d'esthétique, n° 12,
Paris, 2013.
[19] Sur cet aspect, cf. M. Merleau-Ponty sur
Cézanne, « Le Doute de Cézanne », in Sens et non-sens, op. cit, p. 18-19 ; cf. H. Maldiney, Regard,
Parole, Espace, op.
cit., p. 13-14. Concernant
Soutine, voir en particulier le documentaire réalisé sur Soutine
qui met en place un mécanisme efficace de confrontation entre les
lieux filmés ou photographiés et les tableaux du peintre inspirés
par ces lieux. Chaïm Soutine,
documentaire filmé de Valérie Firla et Murielle Levy, réalisé
par Valérie Firla, couleur 16/9e,
52 min, Les Productions du Golem, éd. Réunion des Musées
Nationaux, paru le 1er mars
2008.
[20] M. Sachs, « Soutine », Nouvelle Revue Française, avril 1937, sans numérotation.
[21] M.-C. Decroocq, in M.
Restellini [éd.], Soutine, op. cit.,
p. 87.
[22] Cf. M. Merleau-Ponty, L'œil
et l'esprit, p. 7-9. Sur
l'opposition à la science, cf. H. Bergson, La
Pensée et le mouvant, Paris, PUF,
Quadrige n° 78, 3e éd.,
Paris, 1990.
[23] Soutine peint toujours en présence d’un sujet,
soit les objets d’une nature morte, soit le paysage, soit le
portrait. Même quand il s’inspire des thèmes de la tradition, il
n’utilise pas l’image d’un autre tableau, mais toujours un
sujet de la nature. D. Sylvester, « Introduction »
à The Arts Council 1963 : Chaïm
Soutine, 1893-1943, Catalogue de
l’exposition au Arts Council de Londres, éd. Art Council, 1973,
p. 8.
[24] Merleau-Ponty, Notes
de cours au Collège de France : 1958-1959 et 1960-1961, op.
cit., p. 171.
[25] Ibid.
[26] Ibid., p. 168.
[27] La profondeur développée dans la Phénoménologie
de la perception par Merleau-Ponty est
proche des analyses de E. Husserl et représente un effort pour
résoudre les problèmes liés à la définition du « corps
propre » et de sa fondation dans les phénomènes. Dans les
analyses postérieures « la profondeur » sera, pour
Merleau-Ponty surtout, liée à l’exigence de définir une
nouvelle ontologie, « l’endo-ontologie », sous la
forme d'un « en-être » qui est aussi dépassement de la
dimension d'un être dans les phénomènes. Merleau-Ponty cherchera ainsi à dépasser
l’opposition entre immanence et transcendance. (cf. P. Rodrigo, L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et
d’esthétique, Paris, Vrin, 2009,
p. 47).
[28] Cette dimension « spatio-temporelle »
concrète sera définie par Merleau-Ponty comme « endo-temps »
et « endo-espace » pour décrire la dimension de l'être
trouvant sa représentation dans la peinture. Cf. Le
visible et l’invisible, op.cit.
[29] M. Merleau-Ponty, L'œil
et l'esprit, op.
cit., p. 46-47.
[30] Id., Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, 1945 ; rééd. Tel, 2003, p 300.
[31] Id., La
Prose du monde, Paris, Gallimard,
1969 ; rééd. Gallimard, Tel, 2008. Le
point de vue fixe et immobile correspond à la volonté d’appliquer
à la vision un schéma abstrait. Sur la perspective vécu, voir
Panofsky, Die Perspective als
« symbolische Form » « Vortrage der Bibliothek Wrbourg » hrsg.von F. Saxl,
Vortrage 1924-25, B. G. Teubner, Leipzig, Berlin, 1927, p. 257
sq. tr. fr. sous la direction de G. Ballange in Id., La perspective comme forme symbolique
et autres essais, précédé de la La
question de la perspective, par M.
Dalai Emiliani, Paris, Minuit, 1975, p. 37-182. Cf. M. Carbone, La Visibilité de l’Invisible,
Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust,
Hildsheim, Zurich, New-York, Olms, 2001, p. 19.
[32] Infra, p. 19.
[33] Merleau-Ponty, Notes
de cours, op.cit., p. 56.
[34] Les cours que Merleau-Ponty a consacrés à
l'ontologie cartésienne prennent en effet comme exemple la position
de Descartes sur la peinture pour analyser les fondements de sa
pensée. Le fait que Descartes n’ait pas étudié en détail la
peinture est l’indice d’une théorie qui conçoit la vision
comme subordonnée à la pensée. Cf. Ibid., p. 167-177.
[35] L. B. Alberti, La
Peinture, trad. fr. th. Golsenne, B.
Prévost, Y. Hersant, Paris, Seuil, 2004.
[36] M. Merleau-Ponty, Notes
de cours, op.cit., p. 170.
[37] Ibid., p. 173. Id., L'œil et l'esprit, p. 16.
[38] Cf. P. Schilder, The
Image and the Appearance of the
Human Body, (1935), trad. fr. F.
Gantheret et P. Truffert, L’image
du corps. Étude des forces constructives de la psyché, Paris,
Gallimard, 1968. ; repris par Merleau-Ponty notamment lors de
la définition du schéma corporel dans son cours de 1953 au Collège
de France, cf. M. Merleau-Ponty, Le
Monde sensible et le monde de l’expression, Cours au Collège de France, Notes de
1953, Genève, MetisPress,
Contrechamps, 2011, p. 132-165.
[39] Cf. M. Merleau-Ponty, Le
monde sensible et le monde de l’expression, op. cit., p. 66. Dans ce cours, les thèmes de l’ontologie du dernier
Merleau-Ponty sont anticipés, en particulier dans la notion de
mouvement dans l’espace pictural. Pour Merleau-Ponty la perception
et la peinture sont expressions,
en tant que langages.
Le mouvement de la peinture aura un rôle fondamental dans le cadre
de l’ontologie et des thèmes repris dans L’œil
et l’esprit. Pour une étude
détaillée des points principaux de ce cours, voir l’essai d'Anna
Caterina Dalmasso, « Il rilievo della visione. Movimento,
profondità e cinema ne Le Monde
sensible et le monde de l’expression »,
in Philosophie et mouvement des images, Chiasmi International n° 12,
Vrin / Mimesis / Penn State University, 2011, p. 77-104.
[40] Sur la vision en relief, cf. M. Merleau-Ponty, Le
Monde sensible et le monde de l’expression, Cours au Collège de France, op. cit.,
p. 82.
[41] M. Merleau-Ponty, Le
visible et l’invisible, op. cit., p. 268.
[42] Ibid., p. 269.
[43] « Les chevaux du Derby
d’Epson de Géricault « courent
sur la toile, dans une posture pourtant qu’aucun cheval au galop
n’a jamais prise », M. Merleau-Ponty, L’œil
et l’esprit, op. cit., p. 80 ; Id., Notes de cours, op. cit., p. 172.
[44] M. Merleau-Ponty, Le
visible et l’invisible, op. cit., p. 292.
[45] Cf. M. Carbone, La
Chair des images, Paris, Vrin, 2011,
p. 11.
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