Que peut le corps face au processus de
vieillissement ? Introduction De nombreuses études, dont l’enquête « Handicap-Incapacités-Dépendance » conduite par la Direction de la Recherche des Études et de l’Évaluation Statistique en 2006[1], illustrent le lien entre perte d’autonomie et avancée en âge. Dans un contexte démographique de vieillissement global de la population, le maintien des personnes âgées en bonne santé devient un enjeu de santé publique majeur. Dans ces conditions, l’alimentation des seniors constitue une problématique centrale car elle est non seulement une composante indispensable au maintien de la vie, mais aussi un facteur essentiel de santé et de bien-être. Le principe même de l’alimentation est de couvrir l’ensemble des besoins, tant au plan qualitatif que quantitatif, en nutriments, oligoéléments, vitamines… On sait que la dénutrition des personnes âgées, reconnue par la Haute Autorité de Santé[2] comme étant à la fois une maladie et l’un des objectifs principaux du Plan National Nutrition Santé, peut avoir de lourdes conséquences sur la santé et l’autonomie de ces personnes. Notre travail aura donc pour objectif de mettre en avant l’impact du vieillissement et, en particulier, la perte d’autonomie fonctionnelle survenant avec l’avancée en âge sur le comportement alimentaire des personnes âgées à différents niveaux : approvisionnement alimentaire, préparation alimentaire et repas. Nous montrerons ainsi quelles sont les difficultés rencontrées par les seniors au cours de ces différentes activités et quelles stratégies ils développent par cette population pour faire face aux contraintes physiques du vieillissement et préserver une certaine autonomie. En premier lieu, nous montrerons comment le processus de vieillissement transforme le corps de la personne âgée en limitant ses capacités physiques et en la rendant progressivement dépendante. Dans ce contexte, nous nous intéresserons plus particulièrement à la problématique de la dénutrition pour mettre en évidence l’existence de liens entre la perte d’autonomie fonctionnelle, c’est-à-dire la diminution des capacités physiques et l’augmentation du risque nutritionnel. Parallèlement, nous nous attacherons à donner au vieillissement une dimension sociale en montrant que celui-ci n’est pas uniquement un processus physiologique privant l’individu de tout moyen d’action. Nous détaillerons ensuite les difficultés rencontrées par les personnes âgées lors de l’approvisionnement alimentaire, la préparation alimentaire et le repas. Nous montrerons d’une part, les conséquences que peut avoir la perte des capacités fonctionnelles sur le statut nutritionnel du sujet âgé et d’autre part, que les personnes âgées savent faire preuve d’ingéniosité pour faire face à ces contraintes. Les effets du vieillissement sur le corps
Vieillir est un phénomène universel, continu et irréversible qui ne constitue en rien une pathologie. Le vieillissement est la résultante des effets de facteurs génétiques (vieillissement intrinsèque) et de facteurs environnementaux auxquels est soumis l’organisme tout au long de sa vie. Il s'agit d'un processus lent et progressif qui doit être distingué des effets des maladies. L'état de santé d'une personne âgée résulte habituellement des effets du vieillissement et des effets additifs de maladies passées (séquelles), actuelles, chroniques ou aiguës. D’un point de vue physique, le vieillissement se traduit tout d’abord par un changement d’apparence : les cheveux deviennent gris/blanc et leur quantité diminue, la peau plisse (rides) et la taille diminue de quelques centimètres. Le corps devient également plus lent car les réflexes diminuent, la coordination musculaire devient plus difficile et l’équilibre plus précaire. Au plan cognitif, le nombre de neurones diminue et la circulation cérébrale se ralentit ce qui peut entrainer des pertes de mémoires et des difficultés de concentration. En ce qui concerne le métabolisme, la régulation de l’appétit peut être altérée et la composition corporelle se modifie avec une réduction de la masse maigre et une augmentation de la masse grasse. Enfin, le vieillissement sensoriel, aspect souvent négligé, pourtant au-delà de la baisse de l’ouïe et de l’acuité visuelle, l’avancée en âge entraine également des modifications du goût et de l’odorat. En bref, le processus de vieillissement entraîne une diminution des réserves physiques, des modifications physiologiques, une altération des sens, une diminution des capacités mentales et cognitives ainsi que des modifications sociales. Si ces changements ne sont pas de nature pathologique, il en résulte un état de fragilité et de vulnérabilité propice à l’apparition de maladies, d’infections et de troubles nutritionnels.
La malnutrition ou dénutrition est le trouble nutritionnel le plus fréquent du sujet âgé. Elle se développe lorsque les apports alimentaires de l’individu ne correspondent plus à ses besoins nutritionnels. Lorsque la balance énergétique d’une personne est négative de façon importante, prolongée ou répétée, on voit s’installer ou s’aggraver des maladies infectieuses, inflammatoires ou tumorales. D’une manière générale, on peut dire que la dénutrition est un facteur de risque de mortalité, de morbidité et de perte d’autonomie du sujet âgé[3]. En effet, au-delà de son impact sur la qualité de vie et sur l’état général de la personne, la dénutrition expose la personne âgée à des risques majeurs et peut, dans certains cas, avoir des conséquences sur le pronostic vital. M. Ferry évoque une « spirale de la dénutrition[4] » pour désigner les conséquences successives qu’entraîne cette pathologie. En outre, la dénutrition est un phénomène multifactoriel et on sait qu’il est très difficile pour un individu en état de dénutrition de retrouver son statut nutritionnel initial si la prise en charge n’est pas adaptée et individualisée. En 2009, une enquête menée par l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments[5] a montré que 4 à 10 % des personnes âgées vivant à domicile et 30 à 90 % de la population âgée hospitalisée ou institutionnalisée étaient dénutries. Ces chiffres mettent en avant le lien étroit qui existe entre dépendance et dénutrition. En effet, si on compare les données obtenues par différentes études relatives à la dénutrition des personnes âgées, on observe une gradation du risque de dénutrition en fonction de la situation de vie et du niveau de dépendance[6]. Ainsi, dans un contexte de vieillissement global de la population française, la prévention du risque de dénutrition chez la personne âgée, compte tenu des conséquences qu’elle génère, apparaît comme un enjeu essentiel.
Il convient de distinguer le vieillissement, en tant que processus physiologique, de la vieillesse qui constitue quant à elle une construction sociale visant à catégoriser les individus en fonction de leur âge. Il n’existe pas de définition « officielle » de la vieillesse. L’Organisation Mondiale de la Santé utilise le critère d’âge de 65 ans et plus[7] : d’un point de vue médical, ce mode de catégorisation apparait comme relativement pertinent car il coïncide statistiquement avec l’apparition des premières dégradations physiques et psychiques générées par le processus de vieillissement. Michel Foucault met en avant la « normalité » de la vieillesse tout en soulignant la contrainte que celui-ci fait peser sur l’individu : « Le régime normal de vieillissement conduit au fait vital de la vieillesse comme incapacité vitale et sociale de surmonter le vieillissement[8]. » Plus globalement, on constate que la philosophie a une tradition de représentations négatives de la vieillesse aux antipodes de la conception classique de la philosophie qui tend à associer sagesse et philosophie à l’image stéréotypée d’un vieillard à la barbe blanche. Pour Nietzsche par exemple, la vieillesse est caractérisée par une usure du cœur et de l’esprit. La vieillesse apparait alors comme une sorte de malédiction de la vie dont il convient de se prémunir en restant jeune très longtemps[9]. Spinoza, quant à lui, associe le corps et l’esprit en valorisant la capacité physique : « Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande partie est éternelle[10] .» Cette dimension physique du vieillissement est également évoquée par Elias qui considère le vieillissement physique comme « une violence faite au corps[11] ». Or, le corps physique a longtemps été occulté par les sciences sociales dans l’analyse du vieillissement ; Oberg rédigea d’ailleurs en 1996, un ouvrage intitulé « The absent body. A social gerontological paradox[12] ». Cependant, la littérature récente témoigne d’une réhabilitation du dualisme entre le corps comme « fait biologique » et le corps comme « entité sociale » garante du maintien de l’identité individuelle. En effet, de nombreuses théories relatives au concept de « résistance » au vieillissement montrent qu’à travers diverses stratégies, pratiques et attitudes, l’individu ne cherche pas à rester jeune, mais à rester soi face aux nouvelles contraintes que le processus de vieillissement fait peser sur lui[13]. Dans cette perspective, occulter son corps, c’est nier les dégradations corporelles qui deviennent très prégnantes et pourraient nuire à la volonté de maintenir son identité[14]. Pour Feillet, le vieillissement rend visible les dégradations irrémédiables du corps qui sont insupportables car elles font émerger l’idée de la mort[15]. Pourtant, cette dernière explique que la majorité des individus s’adaptent et compensent ces transformations corporelles pour continuer à vivre le mieux possible et écarter l’idée d’une vieillesse « vulnérable ». Les notions d’ « emprise » et de « déprise », développées par Caradec[16] dépassent ce concept de « résistance » au vieillissement. En effet, la notion de déprise peut être définie comme un « processus de réaménagement de la vie » qui passe par l’abandon de certaines activités et la recherche de nouvelles activités. Ces différents éléments théoriques serviront d’appui à l’analyse qui va suivre pour montrer comment les individus font face à l’augmentation des difficultés physiques dans le domaine de l’alimentation et quelles sont les stratégies qu’ils développent pour compenser ces pertes. L’impact des difficultés fonctionnelles dans le champ des activités alimentaires
Les résultats présentés ici sont extraits du projet AUPALESENS dont le premier volet inclut une enquête quantitative ayant pour objectif une caractérisation multicritères de la population âgée. Cette étude nous a permis de recruter 559 personnes âgées de plus de 65 ans (dont 464 sujets vivant à leur domicile avec ou sans aide et 95 sujets vivant en institution) à travers quatre villes de France : Nantes, Dijon, Brest et Angers. La population enquêtée est composée de 31 % d’hommes et 69 % de femmes, ayant en moyenne 79 ans (± 8,15 ans), vivant majoritairement seuls (61,5 %) et principalement issus de la classe moyenne (anciens employés, professions intermédiaires et cadres représentent 81 % des sujets de l’échantillon). Le volet sociologique de cette enquête dont sont issus les résultats présentés ici comportait trois questionnaires : un questionnaire commun à l’ensemble des sujets et deux questionnaires spécifiques : l’un à destination des personnes âgées vivant à domicile et l’autre pour les personnes âgées vivant en institution. Ces outils ont permis de recueillir des données concernant les caractéristiques sociodémographiques de cette population, leur vie sociale, leur situation financière, les difficultés rencontrées au quotidien, leur degré de satisfaction et leur autonomie au plan alimentaire. Un des points particulièrement intéressants ici était lié aux difficultés rencontrées par les sujets pour les activités en lien avec l’alimentation, soit lors de l’approvisionnement alimentaire (courses), la préparation des repas et le repas lui-même. Parmi les activités évoquées précédemment, ce sont l’approvisionnement et la préparation alimentaires qui apparaissent comme les plus problématiques : elles sont respectivement perçues par 26 et 25 % des sujets comme une activité difficile contre 8 % concernant l’acte de manger. Si on analyse plus particulièrement le détail de ces difficultés, on observe une prédominance des difficultés d’ordre fonctionnel. Lors des courses, les difficultés à porter (43 % des sujets en moyenne) et à marcher (25 % des sujets en moyenne) constituent un obstacle plus important que les difficultés à lire (16 % des sujets en moyenne) ou à trouver les produits en rayon (10 % des sujets en moyenne). La même constatation s’impose pour la préparation des repas où la difficulté à rester debout durant cette activité apparait comme prépondérante (38 % des sujets en moyenne) comparativement à d’autres difficultés impliquant, dans une moindre mesure, les capacités physiques de la personne âgée telles que la difficulté à se souvenir de l’endroit où sont rangés les produits / ustensiles dont on a besoin (13 % des sujets en moyenne) ou la difficulté à utiliser les équipements électroménagers (9 % des sujets en moyenne). Les principales difficultés rencontrées lors des repas sont les difficultés à mâcher (14 % des sujets en moyenne), difficultés à couper (9 % des sujets en moyenne), à porter les aliments en bouche (5 % des sujets en moyenne) et à avaler (4 % des sujets en moyenne). Ces résultats constituent une illustration des effets que peut avoir la perte des capacités physiques liée au processus de vieillissement dans le domaine de l’alimentation.
Le vieillissement physiologique génère une diminution du capital musculaire associée à une mauvaise qualité du muscle appelée sarcopénie[17]. D’une manière générale, la sarcopénie augmente la vulnérabilité des personnes âgées en contribuant d’une part, à une diminution des performances physiques et en renforçant d’autre part, la fragilité du statut nutritionnel. Parallèlement, la dénutrition provoque une perte de masse musculaire et aggrave la sarcopénie : elle est associée aux troubles de la marche, à une diminution de la mobilité et à l’augmentation du risque de chutes et de fractures[18]. Ainsi, l’observation de liens réciproques reliant la sarcopénie à la dénutrition chez la personne âgée incite à approfondir l’analyse statistique des relations qui associent capacité physique et statut nutritionnel au sein de la population étudiée. En effet, parmi les tests réalisés au cours de l’enquête, nous avons mesuré le statut nutritionnel des sujets au moyen du Mini Nutritionnal Assessment[19] : un outil utilisé en milieu hospitalier pour dépister la dénutrition et permettant d’obtenir un score qui révèle soit un état nutritionnel normal (24 ≤ score ≤ 30 points), soit un risque de malnutrition (17 ≤ score ≤ 23.5 points), soit un mauvais état nutritionnel (score < 17 points). Parallèlement, nous avons utilisé le Short Physical Performance Battery[20] pour évaluer la capacité physique ou fonctionnelle des sujets. La corrélation statistique entre les scores obtenus au Mini Nutritionnal Assessment (MNA) et au Short Physical Performance Battery (SPPB) met en évidence une relation significative[21] entre la diminution des capacités physiques et l’altération du statut nutritionnel. Nous avons également réalisé une analyse de régression pour ces deux scores qui montre que la variabilité du score MNA (statut nutritionnel) peut être expliquée à hauteur de 40 % par le score obtenu au SPPB (capacités physiques) et réciproquement. Nous avons ensuite voulu comprendre dans quelle mesure les difficultés rencontrées par les sujets dans la réalisation des activités alimentaires pouvaient être liées à une diminution des capacités fonctionnelles (score SPPB) et/ou à une baisse du statut nutritionnel (score MNA). Nous avons ainsi pu observer une relation entre la capacité fonctionnelle, mesurée par le score SPPB, et les difficultés à faire les courses. La perception des courses comme étant une activité difficile[22], les difficultés à marcher[23] et à porter[24] pour les courses sont les variables qui sont le plus fortement associées au score SPPB. De même, pour la préparation des repas, la capacité fonctionnelle mesurée par le score SPPB est significativement liée[25] aux difficultés à préparer les repas. La perception de la préparation des repas comme étant une activité difficile[26], les difficultés à manipuler les ustensiles culinaires[27] et à rester debout pendant la préparation des repas[28] sont les variables les plus en lien avec le score SPPB. Enfin, concernant les repas, la capacité fonctionnelle (score SPPB) est aussi associée significativement aux difficultés à manger (à l’exception des difficultés à avaler) avec une prédominance de la difficulté à couper les aliments qui permet d’expliquer à hauteur de 17 % la variabilité du score SPPB. Ainsi, ces différentes analyses statistiques nous permettent de montrer comment la perte des capacités fonctionnelles liée à l’âge peut influencer l’alimentation des personnes âgées en augmentant les obstacles que celles-ci rencontrent lors de l’approvisionnement alimentaire, la préparation alimentaire et le repas. La portée de ces résultats est confirmée par l’analyse des liens existants entre ces difficultés et le statut nutritionnel des sujets. En effet, les obstacles liés aux courses, à la préparation et la consommation des repas sont associées significativement[29] au statut nutritionnel des sujets (score MNA). De manière plus détaillée, la perception des courses[30] et de l’acte de manger[31] comme étant une activité difficile, les contraintes rencontrées pour marcher[32] et porter[33] les courses ainsi que les difficultés à rester debout pendant la préparation des repas[34] sont les variables qui influencent le plus le score MNA. Ainsi, ces différentes analyses contribuent à montrer comment la diminution des capacités physiques liée au processus de vieillissement physiologique peut se représenter sur l’état nutritionnel du sujet âgé par l’intermédiaire des activités alimentaires, augmentant alors le risque de dénutrition de celui-ci. Or, comme l’illustre parfaitement la « spirale de la dénutrition » de M. Ferry, ce processus conduit à un cercle vicieux qui augmente la fragilité des personnes âgées.
Le processus de vieillissement, par les transformations physiques qu’il engendre, est à l’origine de nombreuses contraintes dans la vie quotidienne des personnes âgées. Cependant, comme le montrent les théories de la « résistance » et de la « déprise », face à ces contraintes, les individus âgés conservent une marge de manœuvre qui leur permet de surmonter ou de compenser certaines difficultés. Une enquête qualitative effectuée dans le cadre du projet « SENIOR ACT’ », dont l’objectif est d’améliorer la connaissance des pratiques alimentaires des personnes âgées vivant à domicile, a permis d’identifier les stratégies d’adaptation développées et les difficultés rencontrées lors des courses et de la préparation des repas. Cette étude a été réalisée au moyen d’entretiens et d’observations filmées portant sur les pratiques d’approvisionnement, les habitudes alimentaires, culinaires et de préparation alimentaire des seniors. Au total, 24 personnes (21 femmes et 3 hommes), ont été recrutées pour cette étude, âgées en moyenne de 74.6 ans (±7.3 ans). Pour s’adapter aux modifications physiques, les individus sont contraints de contourner les barrières physiologiques ou pathologiques pour s’approprier de nouvelles pratiques ou règles de conduite qui leur permettent de continuer à effectuer les gestes du quotidien. Nous avons vu en préambule que le vieillissement générait de nombreuses modifications, nous avons choisi ici de nous intéresser plus particulièrement aux adaptations mises en place par les personnes âgées face aux problématiques physiques. En premier lieu et de manière inéluctable, au cours du vieillissement, chaque individu voit sa taille diminuer de 5 à 10 centimètres : cette perte est la conséquence d’un tassement des vertèbres cervicales. Dans ce contexte, la hauteur des placards peut devenir un obstacle ; pourtant, les habitudes de rangement sont quant à elles immuables et font partie d’un vécu prégnant : « je rapetisse alors regardez, c’est dur hein ». Pour atteindre certains appareils ou produits situés trop haut, que ce soit dans leur cuisine ou dans les surfaces d’approvisionnement alimentaire, les personnes âgées vont rechercher différentes astuces, parfois insolites, pour parvenir à leurs fins : « un gratte-dos ! il faut se débrouiller quand on est seule», ou encore « le balai ». Il arrive même que l’individu nie l’évidence et veuille outrepasser ses capacités : « Tant que je peux, je mets en haut […] quand je ne pourrai plus [atteindre le robot du placard du haut], je verrai ». Le manque de force musculaire (lié à la sarcopénie), par contre, est quant à lui souvent évoqué de manière spontanée au cours de l’acte culinaire. Entre 20 et 80 ans, l’être humain perd en moyenne 30 % de sa masse musculaire. Pour surmonter cette difficulté, les sujets évoquent parfois le recours (souvent dangereux) à des objets tels qu’un couteau ou un manche de cuillère qu’ils utilisent pour ouvrir divers emballages (bocaux, emballages thermocollés…). Certains s’équipent même d’appareils « dits » adaptés pour s’aider, mais leur utilisation s’avère souvent inefficace : « ouvrir des pots, surtout, […] j’ai bien le truc mais seule c’est pas facile […] c’est la force ». L’équilibre précaire est quant à lui un sujet qui n’est jamais abordé par les sujets eux-mêmes mais dont l’impact a souvent été observé. Son rôle dans l’apparition des chutes au domicile est pourtant non négligeable et il est souvent une cause d’entrée en milieu hospitalier. Cet équilibre précaire est une conséquence de la perte de la masse musculaire mais aussi du vieillissement cognitif (troubles visuels, vestibulaires, proprioceptifs…). L’équilibre est pourtant souvent sollicité pour porter des produits ou les atteindre, accéder à un domicile inadapté par des escaliers de plusieurs étages ou accéder à certains produits en magasin : « Et c’est vrai, faut monter sur le rebord du […], de celui d’en dessous, ça c’est pas très bien. Pour les grands, pour ceux qui ont l’équilibre, ça va ». Enfin, les problèmes articulaires et les douleurs sont aussi le lot quotidien de nombreux participants. L’épluchage des légumes contraint par exemple certains sujets à mettre en place des pratiques qui leur permettent d’éviter les douleurs ou de les réveiller le moins possible : « j’ai du mal en levant les bras quand j’épluche les légumes ». Les gestes sont alors moins ou plus précis. Certaines difficultés peuvent aussi être liées aux emballages dont l’ouverture est dite « facile », mais qui nécessitent de bonnes articulations doublées d’une force considérable. Conclusion Devenir vieux, c’est perdre progressivement l’autocontrôle de son corps et ce « lâché-prise » imposé par le processus de vieillissement crée une contrainte à laquelle les individus doivent faire face. Pour « résister », les personnes âgées utilisent différents moyens et stratégies qui peuvent parfois apparaitre comme des « prises de risque », mais qui leur donnent le sentiment d’agir et de lutter ainsi contre l’image de la dépendance et de la perte d’autonomie qui est traditionnellement associée à la vieillesse. Dans son analyse en termes de « déprise », CARADEC précise que cette notion peut être différenciée en deux modes selon que l’individu anticipe ces réajustements (déprise « stratégique ») ou que ceux-ci soient imposés par les contraintes des modifications corporelles (déprise « tactique »). Notre étude des difficultés rencontrées par les personnes âgées lors de la réalisation d’activités alimentaires nous a essentiellement permis d’observer des stratégies correspondant à des déprises « tactiques ». Cependant, notre travail confirme l’existence, dans la vie des seniors, de pratiques inhérentes à l’avancée en âge qui nécessitent une flexibilité et des capacités d’adaptation importantes. Au plan nutritionnel, nos observations mettent en avant l’impact important de la perte d’autonomie physique qui est corrélée à une diminution du statut nutritionnel. Ainsi, cette perte d’autonomie fonctionnelle, liée au processus de vieillissement et aux transformations corporelles que celui-ci engendre, expose les sujets âgés à une plus forte vulnérabilité nutritionnelle et donc à un risque accru de dénutrition. Cependant, nos observations tendent à montrer que l’individu n’est pas uniquement le sujet d’un vieillissement qui le placerait dans une position de victime. À l’inverse, par les choix qu’elles opèrent, les décisions qu’elles prennent et les comportements qu’elles développent, les personnes âgées sont bel et bien « actrices » de leur vieillissement : les seniors évoluent certes sous contraintes, mais pas sans ressources grâce à un processus de négociation constant, à la fois imposé et créatif. Références bibliographiques 1. Enquête
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[21] P ≤ 0,001.
[22] R2 = 0,374.
[23] R2 = 0,406.
[24] R2 = 0,220.
[25] P ≤ 0,001.
[26] R2 = 0,158.
[27] R2 = 0,157.
[28] R2 = 0,33.
[29] P ≤ 0,001.
[30] R2 = 0,257.
[31] R2 = 0,149.
[32] R2 = 0,239.
[33] R2 = 0,150.
[34] R2 = 0,149.
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