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L’objet et la production de commun(s)
Du matériel au ségrégatif :
l’objet comme outil de régulation de l’espace public
Léa Mestdagh
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Si la privatisation de l’espace public s’illustre de manière particulièrement vive dans la production d’un mobilier urbain hostile à certaines catégories de citadin·es, d’autres formes de matérialités plus subtiles opèrent également des effets de tri social. Ces aménagements, relevant de projets dits « participatifs », se matérialisent par la présence d’un corpus d’objets récurrent, basé sur un référentiel esthétique et symbolique précis, qui marque socialement l’espace en question. Ils sont pourtant largement décrits par une rhétorique municipale, professionnelle et associative qui en souligne la dimension de « communs ». Cet article vise à interroger cette ambivalence en analysant les objets sur lesquels s’appuient ces projets participatifs dans une perspective critique. On s’appuiera pour ce faire sur l’exemple de Paris et sur les résultats d’un travail de thèse en sociologie consacré aux jardins partagés et de recherches post-doctorales s’intéressant aux tiers-lieux.

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Mots-clés :Urbanisme, Participatif, Ségrégation, Paris, Inégalités spatiales
Index géographique : Paris
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

I. Définition de l’espace public comme espace de co-présence
II. Réguler la ville : le mobilier urbain hostile
III. L’idéal du participatif : la promotion d’un urbanisme « pour tous »
IV. Formes matérielles de l’urbanisme participatif : un marquage social par les objets
Conclusion
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Introduction  

« Il n’est pas vrai que la société ne soit composée que d’individus […] le fait social se matérialise parfois jusqu’à devenir un élément du monde extérieur. Par exemple, un type déterminé d’architecture est un phénomène social […] la vie sociale qui s’est ainsi comme cristallisée et fixée sur des supports matériels, se trouve donc par cela même extériorisée et c’est du dehors qu’elle agit sur nous »[1].  

Ainsi que l’indiquait déjà Emile Durkheim à la fin du xixe siècle, les structures de la vie sociale s’incarnent au travers de formes matérielles et invitent à porter une attention sociologique aux objets dans leur dimension performative, en particulier lorsque ceux-ci se trouvent au cœur d’interactions et de luttes entre acteurs du monde social. Dans cette perspective, l’espace public constitue le support par excellence d’une telle investigation, dans la mesure où il contient, qu’on le considère dans son acception matérielle ou métaphorique, une dimension d’accessibilité et de co-présence ancrée dans la notion de communs.

Depuis déjà plusieurs décennies, la recherche urbaine révèle une tendance à la privatisation de l’espace public : les places, rues, parcs se voient investis d’une manière qui contraint de fait les usages de l’espace et la présence citadine associée. Cette privatisation s’illustre de manière particulièrement vive dans la production d’un mobilier urbain inhospitalier, voire hostile à certaines catégories de citadin·es et aux usages qui leur sont prêtés. En revers de ces manifestations ostentatoires de mise à l’écart, d’autres formes de matérialité, plus subtiles, interviennent aussi dans l’espace public avec des effets de tri social. Les projets urbains dits « participatifs » tels que les tiers lieux, friches culturelles, jardins collectifs, appropriations éphémères apparaissent ainsi comme autant d’opérations de normalisation d’espaces vacants du tissu urbain qui pourraient accueillir – ou accueillaient auparavant – des populations ou activités marginales. Ces aménagements se matérialisent par la présence d’un corpus d’objets récurrent, basé sur un référentiel esthétique et symbolique précis, marquant socialement l’espace en question[2]. Ils sont d’autant plus difficiles à critiquer qu’ils sont valorisés par une rhétorique municipale et associative qui en souligne la dimension de « communs », de « lien social », de « vivre ensemble ».

Il s’agit donc ici d’interroger cette ambivalence : considérer les objets placés dans l’espace public dans une perspective critique, c’est-à-dire révélatrice des structures de pouvoir, en soulignant leurs caractères politiques et performatifs, qui illustrent, en même temps qu’ils entérinent, les distinctions établies entre différentes catégories de citadin·es, plus ou moins légitimes dans l’espace public contemporain. On s’appuiera pour ce faire sur l’exemple de Paris, capitale particulièrement investie par ces formes matérielles de régulation.

I. Définition de l’espace public comme espace de co-présence

Le terme « espaces publics » est apparu au pluriel en 1977 dans des textes institutionnels liés à l’aménagement urbain[3]. L’utilisation d’une désignation spécifique marque une volonté politique de développer ces espaces de vie collective. Une réflexion émerge qui va perdurer jusqu’à aujourd’hui sur leur rôle au sein de la ville. Un détour par les sciences de la communication nous permet d’emprunter une définition à Jürgen Habermas, qui considère l’espace public comme la scène d’exercice de la raison critique. Habermas évoque un « processus au cours duquel le public constitué dindividus faisant usage de leur raison sapproprie la sphère publique contrôlée par lautorité et la transforme en une sphère la critique s'exerce contre le pouvoir de lÉtat. »[4] Ce processus, apparu au xviiie siècle consiste en une forme particulière de ce que Habermas nomme la « publicité » au sens de force critique exercée par la bourgeoisie et limitant le pouvoir de l’État. Intéressé en particulier par la dimension communicationnelle, Habermas évoque plutôt une sphère publique qu’un espace public, un cadre dédié à l’esprit critique de l’opinion publique[5]. Il souligne son évolution, dans le monde contemporain, vers des discours au service d’intérêts privés, dénués de sens, qui marquent le passage d’une culture discutée à une culture consommée. La philosophe Hannah Arendt, attachée elle aussi à la qualité de « scène » de l’espace public, en propose une définition phénoménologique fondée sur l’apparition du politique à un public. Celui-ci le reçoit et y applique un jugement aboutissant à la formulation d’une sorte de sens commun. Ces deux approches se focalisent sur la dimension communicationnelle de l’espace public et la notion d’esprit critique à même de s’y épanouir.  

L’espace public peut également être perçu comme un espace de co-présence. Caractérisé par des pratiques de coexistence, il permet alors de maintenir un certain ordre public. Ainsi, le sociologue Richard Sennett voit dans la foule l’expression du vivre ensemble et d’un engagement mutuel, mais considère que dans la société contemporaine, le domaine public se résume à l'acceptation passive de l’État de la part des individus. De même, il décrit les interactions avec autrui dans l'espace public comme formelles voire factices[6]. L’espace commun aurait donc évolué à la fois vers une soumission au pouvoir et un affaiblissement de l’engagement envers les autres. Pour l’interactionniste Erving Goffman, la vie sociale assimilée à une scène de théâtre induit que les individus en respectent la mise en scène. L’espace public est donc caractérisé par l’inattention polie portée par les un·es aux autres, remarquant autrui mais limitant son attention afin de ne pas lui signifier être un objet de curiosité. L’espace public serait donc le lieu du respect de l’anonymat[7]. Ces deux approches définissent ainsi l’espace public non par sa dimension communicationnelle mais par les interactions permanentes qu’y développent ses usager·es, caractérisant une forme de vivre ensemble.  

Enfin, l’espace public peut être simplement compris dans une acception de sens commun comme étant potentiellement à l’usage de tous et toutes. C’est la définition retenue dans l’ouvrage  “Cest ma ville !” De lappropriation et du détournement de l espace public :

« “Espace public” étant une notion aux définitions multiples, nous avons choisi de l’entendre comme “espace à l’usage de tous”. Les rues et monuments, les parcs et jardins, les transports en commun et autres gares sont la propriété d’instances diverses ; mais ce n’est pas tant l’identification de ces propriétaires qui nous intéresse ici que ces espaces puissent être fréquentables par l’ensemble de la population. »[8]

Défini en négatif, l’espace public est l’opposé de l’espace privé qui permet l’existence d’une intimité par la soustraction au regard d’autrui et de l’État. L’espace public serait-il, à l’inverse, le lieu de la rencontre avec l’autre, et d’un partage de la jouissance d’un lieu commun à tou·tes ? Doit-il être un lieu où l’on reste ou la possibilité du passage suffit-elle à caractériser un espace public ? Doit-il mélanger les groupes sociaux et les activités afin de permettre la rencontre ? Doit-il être prescripteur d’usages ou au contraire malléable afin de laisser aux usager·es la liberté de le définir par leurs pratiques ?

Je retiendrai de ces différentes approches de l’espace public les notions d’ouverture et de co-présence : il s’agit d’un lieu où chacun·e peut se rendre et où s’exerce une certaine forme de vie publique par l’opportunité de rencontre et d’interaction avec autrui (et ce, même lorsque l’interaction se résume à une inattention polie comme chez Erving Goffman). Je me rapproche en cela de ce que Pierre-Yves Cusset désigne sous le terme d’« espaces publics concrets » à savoir les « rues, places, parcs, transports en commun, salles de cinéma, centres commerciaux, etc. », ces espaces étant publics « dès lors qu’ils impliquent la coprésence avec des anonymes »[9].

L’espace public dans cette acception constituerait une forme de commun, utilisable et parcourable par l’ensemble des citadin·es, dans une perspective de co-présence. Pourtant, les espaces publics n’échappent pas aux phénomènes de ségrégations urbaines. Au contraire, ils se trouvent souvent au cœur de stratégies d’appropriation et révèlent en creux des inégalités d’accès aux logements, aux services et d’une manière générale aux biens urbains, matériels, sociaux et symboliques. Ces inégalités constituent d’ailleurs l’un des constats énoncés par Henri Lefebvre dans Le Droit à la Ville[10], ouvrage publié en 1968 et concept éponyme à la forte postérité scientifique et militante ayant ouvert la voie aux théorisations des communs.

II. Réguler la ville : le mobilier urbain hostile

À partir du travail d’Henri Lefebvre, de nombreux travaux en sociologie et géographie ont analysé les villes contemporaines et leurs manquements au Droit à la Ville[11]. Les chercheur·es ont décrit la ville « capitaliste », la ville « néolibérale », ou encore la ville « revanchiste »[12] comme autant de manières d’analyser une production urbaine soumise aux logiques marchandes et sécuritaires, excluant les populations les plus défavorisées des centre-villes[13]. À l’appui d’une telle définition, la question des objets placés dans l’espace public apparaît comme un enjeu politique : quels sont ces objets ? S’interroger sur leur nature implique également d’analyser leurs fonctions : comment ces objets agissent sur l’espace public ? Il s’agit ainsi de soulever la dimension performative des formes matérielles, à la fois comme révélatrices des structures sociales mais également comme agissantes sur ces structures sociales.

Dans ce cadre, depuis les années 2000 ont été identifiés des objets conçus pour réglementer les usages de l’espace public en en restreignant une partie des possibilités. Considérés comme visant spécifiquement certaines catégories de citadin·es, ces objets ont parfois été regroupés sous la désignation de mobilier anti-SDF ou mobilier urbain hostile et dénoncés par des collectifs citoyens, militants, d’artistes et de professionnel·les de l’urbanisme. Il peut s’agir d’éléments décoratifs inconfortables installés sur les surfaces planes vides, empêchant de s’y allonger ; de chaises écartées ou hautes ne permettant pas une position autre qu’une assise droite, de lumières ou de sons continus désagréables empêchant de stationner longtemps dans un même lieu... Certains de ces objets sont devenus de véritables symboles, à l’image du Camden Bench.

Le Camden Bench est un banc de béton commandé en 2010 par le Camden Council à une entreprise britannique de design de mobilier urbain, la Factory Furniture. La commande était spécifiquement formulée pour empêcher ce qui était désigné comme « des formes de comportements anti-sociaux et criminels, typiques des centre-villes ». Il s’agissait, selon les commanditaires, de répondre aux plaintes des riverain·es et d’éviter le retrait total des assises dans les espaces considérés. L’entreprise a conçu un mobilier irrégulier permettant de s’asseoir à différentes hauteurs et inclinaisons, de placer son sac derrière ses jambes dans des renfoncements, de toujours bénéficier d’une surface propre en raison du matériau non poreux. Surtout, le Camden Bench ne permet pas de s’allonger, de faire du skateboard, d’en taguer ou peindre la surface. Il sert également à empêcher les véhicules de se garer, sa forme lui permettant même de bloquer un camion. La Factory Furniture a reçu le prix Keep Britain Tidy best practice pour cet objet.

La multiplication de ce type d’objets dans l’espace public a entraîné des réactions de l’opinion publique, des pétitions[14] et des articles dans la presse généraliste[15], mais aussi des initiatives symboliques[16], artistiques ou citoyennes. Ainsi, en 2019, un artiste strasbourgeois anonyme a démonté les planches d’un banc anti-SDF pour en faire une charpente qui, couverte d’une bâche, permet de s’abriter en lieu et place du précédent mobilier. Depuis 2016, à Bruxelles, le collectif Design for everyone conçoit des aménagements pour contrer les effets du mobilier urbain hostile et le rendre utilisable pour s’allonger ou se reposer. Par exemple, sur un banc à accoudoirs rendant la position couchée impossible, le collectif a installé une structure en bois permettant de retrouver une assise. Ce type d’initiative constitue une réponse symétrique à la mise en place de mobilier urbain hostile, une réaction aux objets s’exprimant par les objets. Dans le même temps, des revendications plus larges sur la jouissance de la ville se sont développées, à travers d’autres formes de matérialité.

III. L’idéal du participatif : la promotion d’un urbanisme « pour tous »

Depuis la fin des années 60, la France a connu un engouement pour les « luttes urbaines », c’est-à-dire les « mobilisations sur le logement, les équipements, l’environnement, contre la spéculation immobilière et l’urbanisme technocratique, luttes appréhendées comme le signe de l’ouverture d’un nouveau front dans la lutte anticapitaliste »[17]. À l’époque, ces initiatives ont été perçues comme le signe d’un changement politique à venir, dans la lignée des idéaux de mai 68, invitant à « changer la vie » et en l’occurrence, la ville[18]. Elles ont notamment débouché sur la promotion de lieux alternatifs tels que des squats ou des espaces autogérés à vocation artistique et / ou sociale, parfois soutenus par les municipalités. Elles ont également nourri des discours sur l’urbain associant la notion de lien à celle de lieu et fait émerger dans les années 80 la Politique de la ville, basée sur l’idée que les difficultés sociales sont engendrées par la vie urbaine et sont donc solvables par un investissement institutionnel à l’échelle locale. Cette focalisation sur la localité contribue depuis à la valorisation de dispositifs d’aménagement urbain[19] perçus comme concrets et donc légitimes. La « concertation », la « participation », la « co-élaboration »[20] se retrouvent ainsi dans l’ensemble des discours sur ce type de projets, alors même qu’ils sont en partie impulsés et largement encadrés par les pouvoirs publics. Il s’agit de promouvoir une activité ancrée dans un territoire donné, le quartier, et perçue comme créatrice de lien social, celui-ci étant alors défini comme la rencontre d’une certaine diversité de voisinage (sociale, générationnelle, culturelle).

Ce terreau idéologique a favorisé l’engouement auquel on assiste aujourd’hui pour les projets urbains participatifs : tiers lieux, friches culturelles, jardins partagés, urbanisme interstitiel, appropriations d’espaces urbains en tous genres etc. Ces projets aux activités très diverses reposent sur des principes similaires : co-construits par des individus regroupés en association ou en collectif, ils valorisent le « faire ensemble » à la fois pour leurs propres conception et gestion mais aussi en tant que supports d’autres projets. Ils partagent également une rhétorique, centrée sur la notion de lien social et sur des valeurs reprises des mobilisations des années 70 telles que « l’authenticité, le local, l’histoire, le culturel, la mémoire collective et la tradition »[21] auxquelles on peut ajouter le respect de l’environnement.

IV.  Formes matérielles de l’urbanisme participatif : un marquage social par les objets  

Ces projets se matérialisent au sein de l’espace urbain à la fois par le tracé de frontières entre la rue et l’espace considéré et par la présence d’un corpus d’objets récurrent, basé sur un référentiel esthétique et symbolique précis qui marque socialement l’espace en question. Ce corpus d’objets peut être analysé à partir d’une typologie à deux entrées : artistique / culturel et environnemental / végétal.  

Le type artistique / culturel désigne les œuvres d’art ou d’artisanat, les installations artistiques ainsi que la valorisation d’objets pour leur dimension artistique ou esthétique, faisant disparaître leur usage pratique. Ces œuvres, relevant le plus souvent du land art, sont exécutées soit par un·e artiste professionnel·le membre ou proche du collectif du projet, soit par un·e membre amateur ou amatrice ayant développé une pratique artistique, soit par le collectif lors d’un atelier artistique organisé. Ce type comprend également des objets artistiques qui ne relèvent pas du land art mais dont la forme et le matériau permettent leur exposition à l’extérieur, comme par exemple : des céramiques, des sculptures en bois ou en métal, des affiches et dessins plastifiés, etc. Il peut également s’agir d’installations artistiques organisées pour un événement ou une festivité, transformant l’espace urbain en lieu d’exposition qui peut même être investi de visites guidées à cette occasion[22]. Cette présence significative d’œuvres et d’objets artistiques s’articule avec un vif intérêt porté à la récupération et à la culture populaire. Une telle dualité imprègne les projets urbains participatifs d’une esthétique particulière, marquée par l’hybridation entre le populaire et le distingué[23]. Les objets du type artistique / culturel comprennent ainsi des formes de folklorisations d’éléments issus de la culture populaire : des outils anciens, tels que la grelinette ou la serpe, valorisés d’un point de vue esthétique (objet en fer perçu comme « élégant ») et historique (rappelant les méthodes traditionnelles du travail agricole), des matériaux industriels, objets en métal brossés, lampes industrielles à l’esthétique rappelant les faubourgs franciliens. L’hybridation entre le populaire et le distingué traverse également les activités mises en place dans ces lieux. Celles-ci relèvent en effet d’un ingénieux mélange entre culture légitime (atelier d'écriture, exposition de sculpture, accueil d'artistes en résidence, etc.) et populaire (récital de Bobby la Pointe, nuit à la belle étoile, repas de quartier, troc, etc.). Cette hybridation, propre aux classes moyennes dont l’aisance leur permet à la fois distance et usage des éléments du goût populaire, façonne l’identité de ces projets participatifs reposant sur une esthétique et une ambiance particulières, incarnées à travers les objets disposés dans l’espace urbain.  

Le type environnemental / végétal désigne à la fois les éléments végétaux naturels, plantés sur des murs, dans des bacs, des sacs ou tout autre contenant ainsi que les objets réalisés dans un objectif environnemental ou illustrant une pratique environnementale identifiée comme telle : mobilier en matériaux de récupération (principalement des palettes de bois), récupérateur de compost, nichoir pour oiseaux, hôtel à insectes, etc. Ces éléments correspondent à une esthétique bien précise, à l’opposé de l’alignement au cordeau et de l’agencement géométrique qui caractérisent le style des jardins populaires, ils illustrent une esthétique du foisonnement. Ce qui pourrait « faire sale » et déranger dans un potager populaire[24] est à l’inverse valorisé dans la mise en scène d'une sorte de « nature naturelle », ébouriffée, perçue comme libre et écologique. Ce parti pris s’oppose à ce qui est perçu comme trop réglementé, trop symétrique, trop taillé pour permettre l’épanouissement de la nature. Cependant, en dépit du rejet de la géométrie et de la rigueur, ce style végétal « sans règles » demeure un lieu de nature policée. Les normes esthétiques ont certes changé mais persistent néanmoins, reléguant l’ordre et la symétrie au profit du foisonnant et d’une représentation de la spontanéité qui relève d’un spectacle de « nature naturelle »[25] fortement associé aux goûts d'une fraction spécifique de la population, correspondant aux profils massivement présents parmi les membres des projets urbains participatifs. De même, les objets réalisés dans un objectif environnemental correspondent aux normes de bons comportements valorisés par les municipalités et par les collectifs de ces projets. Ces comportements (composter ses déchets verts, jardiner biologique, laisser les plantes « libres », utiliser des matériaux de récupération en bois, etc.) sont considérés comme des témoignages d’une adhésion à un univers progressiste et à la notion d’intérêt général. Ils constituent ainsi un marquage social, dessinant en creux les normes de l’acceptable et du légitime dans le rapport à la ville contemporaine.

Conclusion  

L’exemple des projets urbains participatifs permet d’analyser les objets placés dans l’espace public dans une dimension performative. Loin d’être neutres, les goûts exprimés à travers les productions et installations artistiques, la capacité à hybrider références populaires et distinguées, la définition d’un certain type de nature à sauvegarder et la valorisation de comportements environnementaux considérés comme vertueux participent d’une normalisation de l’espace urbain en accord avec un segment spécifique des populations citadines. La multiplication d’objets chargés symboliquement, si elle n’est pas aussi frontale que celle du mobilier urbain hostile, opère néanmoins un marquage social de l’espace public et entre en tension avec sa définition comme espace de co-présence. Cette tendance des projets urbains participatifs est d’autant plus ambivalente qu’elle est décrite, à la fois par les municipalités qui la promeuvent, par les citadin·es qui la portent et par les urbanistes qui l’accompagnent, avec une rhétorique valorisant les « communs », le « lien social » et le « vivre ensemble ». Pourtant, en régulant l’espace public, ces projets matérialisent une forme de tri social entre des usages valorisés et d’autres repoussés, entre des catégories de citadin·es bienvenues ou inappropriées, légitimes ou illégitimes. Ils participent ainsi à la mise à l’écart de populations considérées comme marginales ainsi qu’à un effacement des mémoires populaires, la folklorisation d’un corpus d’objets sélectionnés et détournés de leur usage ne constituant qu’une des formes de construction de l’oubli[26] des cultures et des pratiques citadines populaires. On assiste ainsi à un déplacement des rapports de classe vers des enjeux plus symboliques, à travers l’objet comme médium des concurrences entre groupes sociaux.

 

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Léa Mestdagh,
Enseignante à l'Université Sorbonne Paris Nord ; chercheuse associée au Cerlis (UMR 8070) Université de Paris – Sorbonne Nouvelle – CNRS

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[1] Emile Durkheim, Le suicide, Paris, Presses universitaires de France, 1997 (1897), p. 35
[2] Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre, « Introduction », Norois, 2005, n° 195, p. 7-15.
[3] Christophe Betin, « La construction de l’espace public. Le cas de Lyon. », Géocarrefour, n° 1, Lyon, Association des Amis de la Revue de Géographie de Lyon, 2001, vol. 76, p. 47.
[4] Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, p. 61.
[5] Jürgen Habermas, Lespace public, Paris, Payot, 1993, p. 14.
[6] Richard Sennett, Les tyrannies de l'intimité, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 12.
[7] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975, p. 12.
[8] Nicolas Hossard, Magdalena Jarvin [dir.] « Cest ma ville ! » De lappropriation et du détournement de lespace public, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 21.
[9] Pierre-Yves Cusset, « Les évolutions du lien social, un état des lieux », Horizons stratégiques n° 2, Paris, La Documentation Française, 2006, p. 28.
[10] Henri Lefebvre, Le Droit à la Ville, Paris, Economica, 2009 (1968).
[11] David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, Paris, Amsterdam, 2011.
[12] Neil Smith, The New urban frontier : gentrification and the revanchist city, New York, Routledge, 1996.
[13] Julie-Anne Boudreau et Luca Pattaroni, « Ville, capitalisme et souffrances. Quelques repères sur le renouvellement de la théorie urbaine critique », Métropolitiques, 25 mai 2011. En ligne : https://metropolitiques.eu/Ville-capitalisme-et-souffrances.html.
[14] Pétition « Contre la ville hostile, faisons le Paris de l’hospitalité ». En ligne : https://contrelavillehostile.wesign.it/fr.
[15] « Des aménagements urbains “hostiles” pour éloigner SDF et migrants », Ouest France, 1er mars 2017. En ligne : https://www.ouest-france.fr/societe/des-amenagements-urbains-hostiles-pour-eloigner-sdf-et-migrants-4826626 ; « Le pire du mobilier urbain anti-SDF », 20Minutes, 27/12/2017. En ligne : https://www.20minutes.fr/societe/2193895-20171227-video-pire-mobilier-urbain-anti-sdf « Existe-t-il des limites à l’installation de mobilier urbain “anti-SDF” ? », Libération, 30/07/2019 « Paris se hérisse de mobilier anti-SDF », Le Parisien, 30/12/2009. En ligne : https://www.leparisien.fr/paris-75/paris-se-herisse-de-mobilier-anti-sdf-30-12-2009-759673.php.
[16] Cérémonie des Pics d’Or de la Fondation Abbé Pierre.
[17] Jean-Pierre Garnier, « Le droit à la ville de Henri Lefebvre à David Harvey. Entre théorisations et réalisation », LHomme & la Société, 2014, vol. 191, n° 1, p. 59-70.
[18] Ibid.
[19] Philippe Genestier, « La mixité : mot d'ordre, vœux pieux ou simple argument ? », Espaces et sociétés n° 140-141, Toulouse, Érès, 2010, p. 28.
[20] Ibid ., p. 24.
[21] Jean-Pierre Garnier, 2014, op cit., p. 59-70.
[22] Par exemple, le jardin Potager des Oiseaux a été l'objet de visites à l’été 2014 dans le cadre du parcours artistique, Nomades, organisé par la mairie du 3e arrondissement de Paris.
[23] Anaïs Collet, « Montreuil, le 21ème arrondissement de Paris ? », Actes de la recherche en sciences sociales Paris, Le Seuil, 2012, n° 195, p. 32.
[24] Florence Weber, Lhonneur des jardiniers. Les potagers dans la France du XXe siècle, Paris, Belin Socio-Histoires, 1998, p. 220.
[25] Martine Bergues, « Fleurs jardinières et fleurs fleuristes », Ethnologie Française, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, vol. 40, p. 652.
[26] Matthieu Adam et Léa Mestdagh, « Invisibiliser pour dominer. L’effacement des classes populaires dans l’urbanisme contemporain », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, 2019, n° 43. En ligne : https://journals.openedition.org/tem/5241.
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Pour citer cet article :
Léa Mestdagh, « Du matériel au ségrégatif : l’objet comme outil de régulation de l’espace public », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 19 - mis en ligne le 2 juin 2021, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Léa Mestdagh
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806