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L’objet et la production de commun(s)
La connaissance comme objet commun : La critique du capitalisme immatériel par André Gorz
Céline Marty
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

 

Dans L’immatériel (2003), André Gorz analyse les mutations de la fin du xxe siècle comme la transformation du capitalisme industriel en un capitalisme immatériel, où la connaissance, savoir produit et entretenu par un collectif, considéré alors comme un objet commun, devient la force productive principale. Trois problèmes se posent alors :

1)  Dans quelle mesure la production de valeur par la connaissance bouleverse-t-elle les catégories traditionnelles d’analyse du capitalisme industriel ? Ce general intellect ne se réduit pas au travail mort fixé dans la machine, mais est aussi un travail vivant impossible à quantifier, stocker et formaliser.

2)  Dans quelle mesure le capitalisme tente-t-il alors de s’approprier cet objet commun ? Il annexe une valeur marchande à des connaissances dont il privatise l’accès, mais elle s’amoindrit par leur reproductibilité à l’infini. Dans le capitalisme financiarisé et le capitalisme des plateformes, les technologies d’information et de communication sont utilisées dans des conditions d’exclusivité pour échanger des données, financières et numériques, valorisées parce qu’exclusives.

3) Dès lors, quelles sont les nouvelles perspectives d’émancipation vis-à-vis du capitalisme dans cette nouvelle structure productive ? Gorz propose l’allocation universelle pour émanciper les travailleurs du marché de l’emploi et la diffusion gratuite du savoir, pour protéger la connaissance du capitalisme.

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Mots-clés : André Gorz, marxisme, capitalisme, immatériel, connaissance, commun, financier
Index géographique : Monde
Index historique : xxe siècle, xxie siècle
SOMMAIRE

I. Le capitalisme immatériel : la connaissance comme force productive
1) Du capitalisme industriel fordiste au capitalisme immatériel
2) La connaissance comme savoir vivant impossible à réifier
II. L’appropriation capitaliste de la connaissance et des technologies de l’information et de la communication : un capitalisme exclusif
1) Le capitalisme des marques : l’exclusivité de la propriété intellectuelle
2) Le capitalisme financiarisé : l’exclusivité de l’information financière
2) Le capitalisme des plateformes : l’exclusivité des données
III. Vers une société de l’intelligence : la connaissance comme objet commun à préserver
1) La connaissance comme objet commun opposé aux propriétés économiques du capital
2) Vers un socialisme de la connaissance
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Introduction

Wikipédia, Youtube, les logiciels libres et les sites de streaming et téléchargement laissent penser que la connaissance, objet commun résultat de l’ensemble des savoirs théoriques et savoir-faire, est aisément accessible par Internet. Savoirs théoriques et savoir-faire deviennent objet commun en tant qu’ils sont les produits d’une culture commune et de recherches antérieures inappropriables parce qu’on ne peut les attribuer à quelques individus en particulier. Ce commun produit devient lui-même facteur de production, dans les services qui échangent informations et communications, tout comme dans l’intelligence artificielle. Malgré ce caractère commun, le capitalisme tente d’en privatiser certaines formes, en commercialisant et monopolisant les fruits de ces savoirs. Dès lors, la connaissance est-elle un objet commun qu’il faudrait protéger de l’appropriation capitaliste ? Dans quelle mesure le capitalisme immatériel est-il radicalement différent du capitalisme industriel, qui déposait déjà des brevets et jouait aussi de la réputation des marques ?

André Gorz conceptualise le capitalisme de la fin du xxe siècle comme « immatériel » en considérant la connaissance comme objet commun devenu force productive principale. Il déplace certaines analyses marxistes du general intellect en montrant que les concepts traditionnels du capitalisme industriel, que sont le temps et la force de travail, l’objet et la marchandise, la propriété privée, la plus-value, le salaire et le capital, perdent complètement leur sens plutôt qu’ils ne le transforment. Mais comme avec tout objet commun, le capitalisme tente de se l’approprier, en le privatisant, pour maximiser ses profits, qui se réduisent pourtant dans la production matérielle. Nous montrerons alors, avec la critique de la valeur allemande (Wertkritik) et les recherches sociologiques d’Antonio Casilli sur le travail numérique, comment le capitalisme utilise ces données individuelles et les technologies d’information et de communication à des fins de rentabilité. Les perspectives d’émancipation consistent alors à s’émanciper de la dépendance au marché, de l’emploi et de biens, par l’allocation universelle et la diffusion gratuite du savoir : les technologies et connaissances, objet commun résultat d’une histoire collective, devraient être protégées du capitalisme et utilisées pour développer une société de l’intelligence.

I. Le capitalisme immatériel : la connaissance comme force productive

1) Du capitalisme industriel fordiste au capitalisme immatériel

Le capitalisme industriel fordiste entre en crise à la fin des Trente Glorieuses quand la consommation est saturée parce que les ménages des pays développés sont déjà équipés en biens ménagers, alors que la production matérielle nécessite de continuer de croître pour maintenir le taux de profit. Même s’il cherche à continuer de stimuler la demande et la consommation par l’obsolescence programmée et la publicité, le capitalisme déploie aussi d’autres stratégies que la production matérielle pour faire de la valeur.

Dans L’Immatériel, André Gorz analyse les mutations de l’économie provoquées par les technologies de l’information et de la communication. D’une part, la productivité a augmenté et le besoin de travail vivant s’est réduit, conséquence classique de l’usage d’une nouvelle technique de production. D’autre part, la production et le travail se sont dématérialisés en raison de l’intégration dans les machines d’un ensemble de savoir-faire humains. La connaissance, elle-même produit de connaissances et savoir-faire antérieurs, devient alors la force productive principale du capitalisme immatériel :

« La forme la plus importante du capital fixe est désormais le savoir stocké et rendu instantanément disponible par les technologies de l’information, et la forme la plus importante de la force de travail est l’intellect[1] ».

Le travail matériel disparaît-il pour autant ? Pierre Veltz[2] montre que l’impression de disparition de la production matérielle dans les pays capitalistes avancés est due à la délocalisation de ces activités de production dans les pays en cours de développement. Cette disparition n’est donc pas absolue, à l’échelle de l’économie mondiale, mais seulement relative à certains pays, qui se concentrent sur l’économie des services. Ainsi, comme l’écrit Gorz, dans ces pays, « la fourniture de services, le travail immatériel, devient la forme hégémonique du travail, le travail matériel est envoyé à la périphérie du procès de production ou est carrément externalisé[3] ». C’est une division internationale du travail où les tâches les plus intellectuelles de conception de produits et d’ingénierie restent dans les pays développés alors que leur fabrication matérielle est externalisée aux pays en développement à la main d’œuvre bon marché.

Quels sont les savoirs au cœur du capitalisme immatériel ? D’une part les connaissances du travailleur, connaissances techniques acquises par une formation spécifique (hard skills) et ses connaissances relationnelles facilitant le travail collectif (soft skills), d’autre part les connaissances produites par les sciences et les technologies pour développer de nouvelles activités de production, qui s’incarnent dans les techniques et outils de production. Ces connaissances objectivées et formalisées sont réifiables dans du capital fixe, informatisables et reproductibles à l’infini, alors que les savoirs vivants et vécus n’existent que dans le travail vivant et ne sont ni réifiables ni reproductibles. Ces derniers sont entretenus par les travailleurs dans une « production de soi », où ils développent leurs capacités d’action, de communication, de création et de cognition. L’activité de production dans le capitalisme immatériel ne se réduit donc pas à une force physique dont résulte un produit matériel mais mobilise un ensemble de connaissances, à la fois celles réifiées dans le capital fixe et celles activées par le travailleur dans toute sa subjectivité. Le capitalisme contemporain ne cherche pas seulement à s’approprier les connaissances objectives, qui pourraient résulter de sa recherche et développement interne, mais il vise aussi les connaissances subjectives des travailleurs, en tentant de les objectiver, par une formalisation de leur expertise, pour les en déposséder. Il les incite à leur entretien permanent, chaque travailleur étant alors chargé de son employabilité.

Dans quelle mesure est-ce radicalement nouveau ? Il y avait bien des connaissances scientifiques et techniques productives dans le capitalisme industriel. La nouveauté du capitalisme immatériel ne se trouve pas uniquement dans l’usage de la connaissance pour produire, mais dans la possibilité de l’émancipation de la connaissance vis-à-vis du capital, parce que, dématérialisée, elle n’est plus fixée à un support matériel qui serait propriété exclusive des capitalistes. Elle peut alors être reproduite indéfiniment à moindre coût. Dès lors, le capitalisme immatériel n’a plus le monopole de la connaissance scientifique et technique comme il l’avait dans le capitalisme industriel où il la réifiait dans des machines dont il avait la propriété exclusive.

2) La connaissance comme savoir vivant impossible à réifier

C’est justement parce que la connaissance ne se réduit pas à des technologies incorporées dans les machines qu’elle pose problème à l’appropriation capitaliste : elle recoupe tous les savoirs et savoir-faire du travailleur, activés lors de l’activité de production et entretenus par-delà. Dès lors, Gorz la considère comme un travail vivant, réalisé toujours en situation, impossible à complètement réifier, quantifier, formaliser et stocker, impossible donc à approprier :

« Les savoirs communs activés par le travail immatériel n’existent que dans et par leur pratique vivante. Ils n’ont pas été acquis ou produits en vue de leur mise au travail ou de leur mise en valeur. Ils ne peuvent être détachés des individus sociaux qui les pratiquent, ni évalués en équivalent monétaire, ni achetés ou vendus. Ils résultent de l’expérience commune de la vie en société et ne peuvent être légitimement assimilés à du capital fixe[4] ».

Ce facteur de production n’est pas entièrement mesurable, parce que les connaissances utilisées englobent une « grande diversité de capacités hétérogènes, c'est-à-dire sans commune mesure [5] ». Gorz dépasse ainsi les analyses de Marx et des postopéraistes Toni Negri et Yann Moulier-Boutang qui interprètent ce general intellect comme du travail mort, fixé dans la machine sous la forme de savoirs technologiques produits par la science appliquée.

Dès lors, l’estimation de sa valeur et de la valeur de son produit est aléatoire. D’une part, le critère classique du temps de travail ne mesure plus le travail vivant puisqu’il ne suffit plus d’être à la disposition de son employeur pour une certaine durée pour le réaliser effectivement. Si l’imagination, l’intelligence, la coopération sont des facteurs de production, leur productivité ne se quantifie plus en temps de travail individuel, ce pourquoi aucun revenu individuel équivalent à une quantité de travail ne peut en découler. On pourrait dire que c’était déjà le cas des ingénieurs et patrons du capitalisme industriel, mais on ne considérait pas leurs inventions comme fruit de leur travail productif, concept réservé à la classe ouvrière salariée directement productrice de biens matériels. Le capitalisme immatériel met en crise la conceptualité du capitalisme industriel décrivant le travail de la masse des salariés, dont le capital exige à présent d’autres activités de production.

D’autre part, même si le marché tente de lui assigner une valeur économique arbitraire, le potentiel productif des créations cognitives est impossible à prédire. Les tentatives de valorisation économique de la connaissance, par l’estimation du potentiel économique d’une découverte scientifique ou technique, ou par l’estimation des compétences techniques ou relationnelles des travailleurs, sont toujours artificielles et aléatoires.

Or, le capitalisme a besoin, pour échanger les marchandises d’après un étalon de valeur, de mesurer ses facteurs de production, aussi bien les connaissances objectivées dans le capital fixe que les connaissances à l’œuvre dans le travail vivant. L’impossibilité de les réifier, de les mesurer et de les comparer fait entrer en crise les conceptions traditionnelles du capitalisme industriel, fondées sur le concept de valeur économique, qui implique une quantité de travail abstrait comme étalon de mesure pour établir des équivalences entre les biens et services. Le capitalisme immatériel représente donc une économie paradoxale qui s’appuie sur des valeurs non mesurables, non échangeables et non comparables, mais qui parvient tout de même à échanger des biens et à produire de la valeur, par une tentative d’appropriation de la connaissance et des technologies de l’information et de la communication, sans que la valeur produite ne corresponde à une valeur matérielle réelle tangible et stable.

II. L’appropriation capitaliste de la connaissance et des technologies de l’information et de la communication : un capitalisme exclusif

Le capitalisme immatériel s’est approprié la connaissance et les technologies de l’information et de la communication pour maximiser ses profits, par des marques monopolistiques, la spéculation financière et la valorisation des données numériques, qui se caractérisent tous par des conditions d’exclusivité plutôt que par leur caractère commun.

1) Le capitalisme des marques : l’exclusivité de la propriété intellectuelle

Jeremy Rifkin[6] analyse le capitalisme immatériel comme une économie fondée sur une nouvelle conception de la valeur des produits : elle ne dépend plus des produits en eux-mêmes, mais de la capacité d’une firme à breveter des connaissances, qu’elle s’approprie pour conférer une valeur symbolique à la marchandise, ainsi qu’à s’attacher une clientèle par celle-ci. Les firmes de marque externalisent leur production matérielle à des sous-traitants et ne conservent que l’ingénierie, le design et la communication, qui fondent leur identité. Dans le franchising, c’est la production la vente et la location de marques qui devient facteur de production : la firme-mère crée une rente de monopole en louant sa marque à des franchisés, qui lui versent des redevances.

Gorz en conclut que c’est « la dimension immatérielle des produits qui l’emporte sur leur réalité matérielle[7] » au sens où c’est la valeur symbolique, esthétique et sociale qui prime sur la valeur d’usage et même sur la valeur d’échange : on dit qu’on « paie la marque ». Si ces phénomènes de mode valorisant tel bien ou tel service pouvaient exister avant la fin du XXe siècle, ils ne concernaient pas aussi massivement la production matérielle, aussi bien industrielle qu’agricole, qui se divise à présent entre production des marques et des sous-marques.

L’industrie du marketing, de la publicité et du design remplit alors une fonction double : d’abord, économique et commerciale parce qu’elle permet d’ajouter aux produits une valeur symbolique, non mesurable mais si déterminante qu’elle peut rendre l’article de marque non interchangeable, le soustrayant ainsi de la concurrence. Ensuite, une fonction politique en produisant des consommateurs par la production de désirs, de styles de vie qui les transforment en acheteurs et stimulent leur consommation. Cette production de consommateur envahit tout l’espace public, comme le montre Naomi Klein dans No logo où elle analyse la mainmise de la publicité sur les espaces publics et la résistance qu’elle suscite pour reconquérir le domaine public, la culture commune et la vie quotidienne. Dès lors ce capitalisme des marques valorise une connaissance en fonction de sa capacité à monopoliser son utilisation. Elle utilise pour cela la propriété intellectuelle et le secret d’entreprise, mais les tâches de monopolisation demandent des investissements financiers supérieurs à ceux demandés par la production de connaissance de base.

2) Le capitalisme financier : l’exclusivité de l’information financière  

Gorz analyse l’émergence du capitalisme financier, où la Bourse échange des actifs immatériels. L’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication a augmenté les masses de capital financier : en effet, elles ont allégé les structures productives, augmenté les profits et les dividendes distribués, sans que ce capital financier ne soit utilisé pour investir dans l’économie productive en raison du manque de perspectives d’investissement rentable. Dès lors, le capital financier s’est concentré sur le crédit, aussi bien aux ménages qu’aux pays émergents et aux entreprises.  

La valeur boursière d’une entreprise se fonde sur sa capacité à transformer son invention en marchandise dont elle a le monopole, ce qui lui fait escompter des profits futurs. Le capital immatériel est alors le plus à même de faire espérer des plus-values boursières illimitées puisqu’il n’est pas déterminé par une valeur matérielle réelle. Mais il faut préciser que le capitalisme financier spécule tout autant sur les matières premières et les biens physiques. Dès lors, Gorz prédit en 2003 l’explosion de ces bulles spéculatives, qui font « de l’argent en achetant et en vendant des centaines de fois par jour rien d’autre que de l’argent fictif [8] », qui n’est pas fondé sur une valeur échangeable. Le capitalisme se maintient artificiellement en produisant de la valeur fictive, sorte de « capital fictif » d’après Norbert Trenkle[9], économiste du courant de la critique de la valeur : il désigne ainsi les actifs financiers échangés sans correspondance réelle avec la production matérielle, dans le seul but de faire augmenter la production de valeur. Oskar Negt, sociologue du courant de la critique de la valeur, prend l’exemple suivant en 2009[10] : le PDG de Porsche déclare 8,5 milliards de profit pour un chiffre d’affaires de 5,3 milliards d’euros. La différence de 3 milliards naît de la spéculation financière. Dès lors, non seulement une partie du bénéfice d’entreprises productives est réalisée sur les marchés financiers mais en plus cette somme n’est pas réinjectée dans la production industrielle.

Cette massive production de valeur n’est pas due à une valorisation de la connaissance commune mais est rendue possible par l’exclusivité de certaines informations financières. Gorz ne dit pas qu’il faudrait que ces informations soient rendues publiques, mais il considère le capitalisme financier comme un exemple d’une appropriation illégitime des technologies de l’information et de la communication par le capitalisme immatériel qui produit artificiellement de la valeur par la communication d’informations et l’échange fictif de biens, mobilisant ainsi des technologies et une force de travail considérable dans un seul but de spéculation financière.

3) Le capitalisme des plateformes : l’exclusivité des données  

Dans son étude sociologique sur le travail numérique, Antonio Casilli[11] montre que les plateformes numériques créent de la valeur sur les données individuelles qui les alimentent : les informations sur l’offre, c'est-à-dire les marchandises du vendeur et sur la demande, c'est-à-dire les besoins et les préférences du consommateur. C’est la mise en relation de ces données, d’ordre privé et réalisée en exclusivité par les plateformes, qui produit la valeur des plateformes numériques, complètement déliée de la production matérielle étant donné qu’elles ne possèdent pas d’appareil productif. La valeur n’est pas alors produite par la connaissance en tant que savoir commun produit par un groupe, mais par l’utilisation de données individuelles, qui ont de l’intérêt précisément parce qu’elles sont individuelles et permettent d’adapter l’offre de marchandises à la demande spécifique du consommateur pour maximiser sa satisfaction. Les technologies de l’information et de communication sont alors utilisées pour maximiser la correspondance entre production et demande : elles ne sont pas mises au service de nouveaux espaces et modes de liberté pour les usagers, mais sont utilisées par les firmes pour étendre la sphère de la consommation en stimulant la demande.

Mais ces tentatives du capitalisme pour s’approprier la connaissance et les technologies de l’information et de la communication ne suffisent pas à les déterminer et maîtriser entièrement.

III. Vers une société de l’intelligence : la connaissance comme objet commun à protéger du marché

1) La connaissance comme objet commun opposé aux propriétés économiques du capital

La nouveauté du capitalisme immatériel se trouve dans la possibilité de l’émancipation de la connaissance et de ses techniques vis-à-vis du capital, parce qu’elle ne se réduit plus à un support matériel qui serait propriété exclusive des capitalistes. Ce n’est pas un simple facteur de production privé, mais un commun qui ne fonctionne pas selon les propriétés économiques du capital. D’une part elle n’est pas produite par le capitalisme mais par une communauté sociale qui entretient, diffuse des savoirs et qui socialise les individus aux compétences sociales. Elle n’est d’ailleurs pas acquise ou produite pour devenir une propriété privée mais au contraire, elle s’enrichit par les connaissances supplémentaires, son utilisation et son partage. Elle n’est pas accumulée pour des fins instrumentales mais pour des fins autonomes : la passion de connaître, le goût du vrai plutôt que ses applications pratiques comme moyens de produire. Elle est source de richesse intrinsèque même quand elle ne produit pas une marchandise. Sa valeur et sa productivité ne viennent donc pas de son appropriation privée mais de son caractère commun.

Puisque le capitalisme n’arrive pas à la produire et à l’entretenir lui-même, il ne fait que la capter une fois qu’elle est produite par des institutions publiques et des communautés sociales. Il tente de la faire fonctionner comme du capital en l’altérant avec les formes traditionnelles, financières et matérielles du capital : il privatise les connaissances par le brevetage des produits, l’édition privée des résultats de la recherche et la formalisation des savoir-faire individuels. Ainsi, les connaissances de recherche et développement sont produites pour être incorporées dans des marchandises qui vont être échangées : par exemple, les connaissances biologiques, à la fois les savoirs théoriques mais aussi les savoir-faire du personnel ingénieur, servent à produire des médicaments. Mais leur coût de production reste toujours imprévisible en raison des aléas de la recherche-développement et de l’impossibilité de mesurer les connaissances-produits en unités de produit. Cette privatisation est-elle légitime parce que l’entreprise a son propre secteur de recherche et développement ? Gorz considère que ce faisant, elle privatise illégitimement le vrai, la connaissance objective, qui en tant que telle devrait être accessible à tous les intéressés par sa recherche. En plus, elle bénéficie souvent des recherches antérieures et des infrastructures des institutions publiques, comme la NASA aux Etats-Unis, à l’origine du développement de l’informatique et d’Internet. Elle s’approprie donc des résultats économiques qui n’auraient pu voir le jour sans ce soutien public et sans l’histoire collective des savoirs en jeu.

Le coût de production de la connaissance est donc fortement incertain, mais il est aussi radicalement différent du coût de sa reproduction, qui tend vers zéro : ainsi le coût marginal unitaire d’une marchandise dont la matérialité, d’un coût unitaire très bas, n’est que le vecteur de son contenu immatériel, est très bas. En fait, la seule façon pour le capitalisme de garantir une valeur d’échange pour rentabiliser son investissement de recherche est de limiter la diffusion libre de la connaissance produite, par des moyens juridiques de garantie de la propriété privée. Dès lors, la valeur de la connaissance n’est pas fondée objectivement mais institutionnellement et artificiellement, sur les limitations établies dans l’accès à la connaissance et sur le pouvoir de les garantir. Non seulement elles ne peuvent que temporairement freiner l’imitation ou la réinvention de la part d’autres producteurs potentiels, sans arriver à l’empêcher radicalement, mais en plus l’absence de diffusion de la connaissance réduit son potentiel productif.

La connaissance, non seulement n’a pas de valeur d’échange objective, mais en plus peut être partagée gratuitement, sans avoir à passer par la forme-valeur, parce qu’elle est reproductible en quantités illimitées à un coût négligeable, et d’autant plus accessible par Internet. Cette possibilité laisse alors envisager sa soustraction à l’appropriation privée et au marché.

2) Vers un socialisme de la connaissance

Reprenant la dialectique marxiste des forces productives, Gorz considère que le capitalisme immatériel met en crise la rationalité capitaliste tout en comportant les nouvelles possibilités d’émancipation : en exploitant un commun gratuit, non produit par la sphère marchande et qui lui échappe toujours, il montre son incapacité à l’utiliser au mieux, parce qu’il ne peut ni le produire ni l’entretenir. Il donne alors à voir une économie de la gratuité fondée sur des formes de production, d’échanges et de consommation coopératives.

En effet, la science ne peut se développer pleinement en se soumettant à des intérêts privés déterminés par les besoins de la production capitaliste qui bornent son développement sans pouvoir le maîtriser totalement, parce que le scientifique a toujours une part d’autonomie telle qu’on ne peut l’empêcher de se poser des questions différentes de celles qu’il est censé résoudre dans un cadre déterminé. L’autonomie de l’activité de connaissance échappe à la détermination par le capital en cherchant des savoirs objectifs et partageables. Seule une forme de socialisme reconnaissant sa valeur intrinsèque, indépendamment de ses applications productives contingentes, peut la développer, l’entretenir et la préserver de la détermination par des intérêts privés.

Gorz voit ainsi dans l’économie de la connaissance l’occasion de l’avènement de la société de culture qui développerait les activités non instrumentales, comme celles artistiques et de loisirs. Le revenu universel serait un remplacement du salaire, obsolète dans le capitalisme immatériel, pour émanciper chacun du marché économique en déliant l’emploi de la protection sociale. Il permettrait de développer les activités créatrices, qui ont leur fin en elles-mêmes et qui ne peuvent être entretenues par le marché. Le numérique et les nouveaux outils de production plus conviviaux c'est-à-dire à l’échelle humaine, plus aisément compréhensibles et maîtrisables que les technologies industrielles du fordisme, comme les imprimantes 3D, incarnent de telles possibilités parce qu’ils permettent la déprofessionnalisation de la production et des savoirs. En remettant en question la propriété privée des moyens de production et le monopole capitaliste de la détermination de l’offre, ils réduisent le monopole industriel sur la production et la consommation et favorisent l’autoproduction hors du marché, construisant ainsi une économie de la gratuité. Les mouvements des makers et des fablabs se développent justement sur de tels principes. L’informatique en tant qu’instrument de connaissance, technique de fabrication et instrument de coordination permet donc d’abolir aussi bien la division du travail et la domination des producteurs par le capital et qu’une partie des échanges marchands en rendant possible une reproduction rapide et gratuite des contenus immatériels.

Mais cet usage non-marchand des technologies numériques n’a rien d’évident ou d’automatique. Gorz prévient que c’est un combat politique pour éviter l’appropriation capitaliste et l’extension de la marchandisation de la société :

« Si la société ne s’empare pas de la micro-informatique pour préparer, par l’extension des espaces d’autonomie et d’autogestion, une sortie de crise en rupture avec le capitalisme, celui-ci l’orientera « spontanément » vers un nouveau type d’industrialisation qui […] marquera le triomphe absolu du règne de la marchandise [12] ».

Cette transformation sociale doit donc faire l’objet d’un projet politique commun, pour éviter que ces nouvelles techniques ne servent au renforcement de la domination dans le travail et la vie privée. Aucun système technologique n’est intrinsèquement émancipateur : certains reposent sur des technologies-verrou, qui interdisent une utilisation conviviale parce qu’elles exigent la centralisation des décisions et la parcellisation des tâches, tandis que d’autres reposent sur des technologie-carrefour, qui peuvent permettre aussi bien l’émancipation que le renforcement de la domination. Il faut alors que le numérique soit utilisé d’après des valeurs de partage pour subvertir la rationalité capitaliste, et protégé pour éviter qu’il soit principalement utilisé pour capter les données individuelles à des fins d’exploitation commerciale ou de surveillance.

Conclusion

André Gorz analyse le capitalisme immatériel comme une nouvelle forme de production, par différence avec le capitalisme industriel, où la connaissance, à la fois savoirs et techniques objectivés et savoir-faire subjectifs réalisés dans l’activité de production, est un objet commun devenu force productive. Alors qu’elle ne peut être mesurée, le capitalisme la fait fonctionner comme du capital, en la privatisant et en l’utilisant pour produire de la valeur fictive, décorrélée de la production matérielle, facteur de crises économiques passées et à venir. La protection de ce commun par des politiques publiques ciblées semble alors une condition nécessaire pour faire advenir la société émancipée du marché que dessine Gorz.

On peut néanmoins questionner la légitimité méta-éthique du fondement de ce projet émancipateur dans une analyse du capitalisme immatériel qui rassemble sous le concept de connaissance des pratiques très hétérogènes : Gorz conserve la méthode marxiste en déduisant le projet d’émancipation du développement des forces productives mais ce faisant il construit peut-être une hypothèse ad hoc avec une analyse de la société de la connaissance lourde en présupposés, plutôt que d’assumer le caractère construit de son idéal normatif.

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Céline Marty,
Laboratoire Logiques de l’Agir, EA2274 (Sous la direction de Laurent Perreau et Vincent Bourdeau)

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[1] André Gorz, Misères du présent, richesses du possible, Paris, Galilée, 1997, p. 18.
[2] Pierre Veltz, La société hyperindustrielle, Paris, Seuil, 2017.
[3] André Gorz, L’immatériel, Paris, Galilée, 2003, p. 17.
[4] Ibid, p. 40
[5] Ibid, p34
[6] Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, Paris, La Découverte, 2005.
[7] André Gorz, L’immatériel, op. cit., p. 49.
[8] Ibid., p. 55
[9] Norbert Trenkle, La grande dévalorisation, Fecamp, Post-éditions, 2014.
[10] Oskar Negt, « L’espace public oppositionnel aujourd’hui », Multitudes, 2009/4 (n° 39), p. 190-195.
[11] Antonio Casilli, En attendant les robots, Paris, Seuil, 2019.
[12] André Gorz, Les chemins du paradis, Paris, Galilée, 1983, p. 59.
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Pour citer cet article :
Céline Marty, « La connaissance comme objet commun : La critique du capitalisme immatériel par André Gorz », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 19 - mis en ligne le 2 juin 2021, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Céline Marty
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806