Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
L’objet et la production de commun(s) | ||||||||
Pavillon et bricolage. Quelles possibilités de faire “communs” ? | ||||||||
Charly Dumont | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | |||||||
Haut de page RÉSUMÉ
À partir d’entretiens et d’observations réalisés dans une banlieue pavillonnaire, cet article propose une réflexion concernant les pratiques quotidiennes des bricoleurs et bricoleuses. L’importance des sociabilités dans les milieux pavillonnaires et les nombreux échanges de conseils et d’outils entre les habitants orientent notre analyse sur ces pratiques diffuses de “communs”. Nous verrons qu’il existe une tension entre la familiarité que les habitants tissent avec leurs objets, et les pratiques de sociabilités quotidiennes invitant à l’échange. Cette tension éclaire ce qui pourrait être le terreau d’un “communs”. |
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SOMMAIRE
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I. Le bricoleur atomisé ? On se représente habituellement les habitants des pavillons comme des personnes individualistes qui défendent un intérêt personnel, renfermées dans un chez-soi protecteur et qui ne participent pas à la sociabilité que pourrait avoir un quartier, un village ou une communauté. Atome isolé dans une société anomique et individualiste, l’habitant pavillonnaire bricolerait dans son atelier fermé. Si en plus de cela, ces habitants sont propriétaires de leur maison et de leurs outils, alors les clichés sur la morale petite-bourgeoise qui défend son pré-carré s’invitent rapidement. Les habitants des zones pavillonnaires sont l’objet de représentations critiques[1] étant donné que les prénotions concernant ces lieux réapparaissent régulièrement dans l’espace public. Néanmoins, de nombreux travaux ont remis en cause cette image caricaturale[2]. De même, les bricoleurs ont pu être dépeints à la fois comme de simples consommateurs ignorants, ou comme les acteurs de la prochaine révolution industrielle et écologique. Il s’agit pour nous de rendre compte des activités des habitants pavillonnaires. En étant rarement des thématiques centrales, les pratiques de bricolage et de jardinage dans ces espaces devraient être étudiées avec plus d’insistance tant ils correspondent au vécu de nombreux individus. Nous nous inscrivons à la suite de ces travaux qui tentent de dépeindre la vie quotidienne typique des habitants pavillonnaires. Prendre pour objet d’étude les activités de bricolage et de jardinage dans les zones pavillonnaires, sert à retrouver le “communs”[3] là où il est le moins attendu. Les pratiques de bricolage ou de jardinage dans les zones pavillonnaires ne se donnent pas à voir facilement comme accompagnant l’émergence de biens communs. En effet, les habitants possèdent généralement leurs outils tout comme ils possèdent leur maison, et on a du mal à imaginer qu’il puisse émerger, en l’occurrence, quelques pratiques collectives. Si nous sommes amenés à s’imaginer les relations de la sorte c’est parce que le paradigme de la propriété privée obscurcit notre regard. En effet, celle-ci cache des pratiques diverses derrière un même qualificatif. Nombre de nos représentations nous amènent à penser une opposition radicale et tranchée entre le privé et le public. On le verra tout au long de l’analyse, le rapport de propriété, en l’occurrence de propriété privée, ne nous permet pas d’atteindre les pratiques que nous observons. Cette notion de propriété masque une majorité des pratiques et des outils que nous avons observés. En effet, les enquêtés ne se posent pas tant la question de savoir s’ils sont propriétaires de telle tondeuse, telle perceuse ou tel sécateur, ils se posent davantage de questions sur les conditions d’utilisation de ces outils, nous allons revenir sur ce point. La notion de “communs” nous permet de dépasser les limites liées à l’idéologie de la propriété. En effet, le sens de la propriété ne réside pas dans l’objet lui-même[4]. La question n’est pas tant de savoir si tels outils sont des propriétés privées, ou des propriétés publiques, ou encore des « biens communs ». L’essentiel se trouve plutôt dans l’identification d’un agir commun : les pratiques dans lesquelles les outils sont embarqués. Nous verrons alors que les outils personnels sont loin d’être réservés à l’usage exclusif de leur « propriétaire ». En outre, le bricoleur use de ses outils pour des travaux dont il ne retire que rarement des bénéfices économiques. On n’utilise pas ses outils strictement pour un usage privé et encore moins lucratif, et même dans le pavillonnaire. Prenant acte de cela, cet article s’arrête principalement sur les diverses façons, même lucratives, d’employer des outils de bricolage et de jardinage. En s’appuyant sur des observations et des entretiens approfondis dans les zones pavillonnaires des agglomérations de Nancy et Nevers, nous pouvons décrire diverses pratiques sociales bien plus complexes que de simples pratiques radicalement individualisées, pratiques qui s’écartent des visions stéréotypées mettant en scène un bricoleur individualiste et intéressé économiquement. C’est à l’aide de la notion de communs que nous rendrons compte de toute l’épaisseur de la réalité. Pour éviter les écueils pointés par Dardot et Laval[5] relativement aux différentes circonscriptions de la définition des “communs”, nos questionnements porteront sur les modalités des outils en ce qu’ils sont inscrits dans une pratique sociale. C’est-à-dire que l’argumentaire de cet article ne se fonde pas sur l’essence, le statut juridique ou la valeur marchande des outils, mais sur le faire. Dans un premier point nous verrons que les outils, de bricolage et de jardinage en l’occurrence, sont pris dans des relations sociales variées. Les outils s’échangent aisément au sein des espaces pavillonnaires. Ils changent d’utilisateur bien plus souvent que nous pourrions le penser. Pour s’en rendre compte il faut suivre avec précision les outils de bricolage et de jardinage au sein des foyers et des biographies individuelles. Cette focale permet de constater où se nichent les outils et selon quelles modalités ils rentrent en contact avec les personnes environnantes. Une fois ce constat posé nous pourrons caractériser la place que ces objets prennent dans les relations quotidiennes et ainsi ébaucher quelques pistes concernant leur mise en commun. II. L’immense réservoir Bricolage et jardinage sont des pratiques qui ne se soumettent pas à des règles explicites comme peuvent l’être certaines activités professionnelles ou sportives. Même s’il existe des manuels et des formations le bricolage s’apprend de façon informelle. L’étude de sa pratique est idéale pour illustrer des logiques diffuses, notamment des logiques créatrices de “communs”. Le bricolage et le jardinage ne sont pas l’apanage de personnes enfermées dans un atelier ou un jardin, solitaires ou isolés. En effet, les individus doivent trouver des matériaux, des outils, des savoirs au-delà de leurs foyers, ateliers et jardins personnels. Le bricoleur décrit par Lévi-Srauss[6] est cette personne qui doit sans cesse se retourner vers un ensemble d’objets et de matériaux déjà constitué. Ce sont des stocks préexistants avec lesquels il doit composer. Derrière l’adage que « tout peut servir », le bricoleur emmagasine de nombreux objets auxquels il trouvera une seconde utilité. Cette habitude est partagée par la majorité d’entre eux. Chacun sait qu’il existe plusieurs « gisements », dans les grandes surfaces de bricolage bien sûr, mais aussi au sein des amis, voisins, familles. Il faut bien réaliser que le stock potentiel ne se réduit pas à tout ce qui se trouve dans le foyer, mais bien au-delà. En effet, si les bricoleurs et jardiniers semblent trouver les sources de leurs travaux principalement dans leur maison, ils sont aussi beaucoup à solliciter l’aide d’un membre de la famille, voisin, ou ami, ainsi que toute la sphère marchande. Un jardinier n’est pas seulement riche de son potager, de ses fruits et de ses outils. Il sait aussi qu’il peut compter sur les récoltes de ses voisins, de leurs graines, de leurs outils. En retour, ses propres outils sont mis à disposition des voisins, amis et famille. Les personnes enquêtées se souviennent très bien que tels vis, telles graines ont été empruntées et que des outils sont échangés. Les objets sont partout et sont facilement accessibles aux personnes via des réseaux de sociabilités divers et diffus. Le stock dans lequel peuvent puiser les pavillonnaires est bien plus grand que celui à portée de main. Par exemple, Maxime et Sarah viennent d’emménager dans un pavillon mitoyen dans lequel il n’y a pas de grosses rénovations à entreprendre. Bien que très bricoleur depuis son enfance Maxime ne s’est pas fait un atelier à la mesure de ses compétences pour une raison très simple : son père peut mettre très facilement à sa disposition un espace et des instruments de bonnes qualités. Maxime justifie cela, car les travaux qu’il aurait à faire nécessitent l’achat d’outils trop onéreux pour une utilisation plus rare. Comme lui, Josie met spontanément ses ressources à disposition, tout comme elle bénéficie des ressources de son entourage : « Alors, il y en a que j’achèterais pas, par exemple tout à l’heure, on parlait du Karcher, ça je l’achèterai pas. On se passe des choses… peut-être plus au niveau de la peinture, tu vois… des manches pour faire les plafonds… des trucs comme ça… emprunter alors… si à une époque j’avais emprunté la grelinette d’un copain parce que je voulais voir comment ça faisait, etc, et comme c’est un amour il me l’a laissé, il me l’a donné ! Donc elle est encore là ! [rires] » On le comprend, le bricolage et le jardinage sont loin d’être des activités renfermées dans un univers matériel restreint et renfermé dans l’univers du foyer. Les outils se partagent au sein de sphères différentes : familles, amis, voisin ou travail. Nous reviendrons sur ces distinctions plus tard. Mais notons déjà que l’univers concret est large, et la pratique fait intervenir des objets dont on ne soupçonnait pas l’existence. Si le partage d’outils est vecteur de sociabilité, ces liens ont une valeur et sont recherchés pour eux-mêmes. Ce n’est pas seulement l’espace matériel qui est large, c’est aussi l’espace social. Les deux dynamiques se répondent avec tant d’aisance que les pratiques de prêt d’outils et d’autoconstruction au sein des zones pavillonnaires sont des moments fondateurs des sociabilités vicinales[7]. En effet, en plus de ne pas toujours utiliser ses propres outils, le bricoleur et le jardinier se retrouvent seuls moins souvent qu’on ne le pense. Sur ses chantiers et dans ses pratiques, il faut souvent faire appel à l’aide de famille, amis et voisins. Ce sont souvent les mêmes personnes qui participent à une aide matérielle et qui se déplacent en personne pour « donner un coup de main », mais ce n’est pas systématique. Les personnes qui donnent un coup de main peuvent parcourir de longues distances simplement pour un conseil, ou parfois plusieurs week-ends d’affilée pour proposer une aide conséquente comme ce fut le cas pour Marielle lors de la réfection de sa terrasse qui a reçu l’aide de son père, résidant à 130 km. En plus des coups de mains, ce sont les astuces et les conseils qui sont nombreux et l’objet de longues discussions et débats. On échange facilement des bons plans, des conseils et des avis sur les pratiques des uns et des autres. C’est au détour de conversations quotidiennes, lors de période de travaux au sein d’une maison, ou bien même lorsque le moment est venu de tailler sa haie : tout le monde regarde et prend conseil sur ses voisins[8]. On le comprend bien, les pavillonnaires qui s’adonnent au bricolage ou au jardinage sont encastrés dans un espace social et matériel qui dépasse les limites cadastrales de leur propriété. Loin d’être entièrement individualisés, les habitants sont pleinement insérés dans une sociabilité qui prend appui sur une pratique concrète. Les liens se forment et se maintiennent grâce à une activité manuelle : les prêts d’objets viennent matérialiser les amitiés. Mais cet espace élargi correspond à bien plus que des échanges de conseils, d’outils ou de matériel. Il structure la pensée et les façons d’agir de chacun des habitants qui se sait déjà pris dans une totalité plus large. En effet, au cours des entretiens, tout se passe comme si les personnes se répondaient les unes aux autres. Lorsque nous posions des questions, les enquêtés ne répondent pas seulement à l’enquêteur, mais ils se placent dans un vaste espace dialogique diachronique à l’intérieur duquel circulent déjà des outils comme des arguments. Les discussions sont rattachées à un contexte. Les entretiens sont parsemés d’expressions comme : « on vous dira le contraire, mais », « je sais bien qu’il ne faut pas faire comme ça, mais moi… », « il y en a qui disent que… », « ma façon de faire à moi qui est pas très… ». Ces phrases ponctuent les explications concernant les pratiques quotidiennes, en se positionnant par rapport à une sorte de notice de groupe qui définirait les bonnes manières. D’éternels débats ponctuent les entretiens. Ils concernent notamment les « gourmands » des tomates, les batteries des outils électroportatifs, la qualité de certains matériaux, etc. Ces échanges, ces préoccupations personnelles, trahissent une tension entre la pratique individuelle, et quelque chose d’un ordre plus collectif qui pourrait être le terreau d’un commun. Pour le moment nous affirmons : les habitants s’échangent régulièrement des outils et des conseils. Puisque ces échanges sont foisonnants, au point que certains objets ne semblent plus avoir de propriétaire, ils ne peuvent être sans conséquence sur un sentiment et une pratique commune. Au travers de l’enquête, nous nous apercevons que ces pratiques s’insèrent dans une dynamique large qui doit prendre en compte un rapport au monde plus complexe que ce qui était proposé dans les sciences sociales jusqu’à une période récente : les outils et les humains ne sont pas deux vases clos juxtaposés. III. Outils et humains : une histoire commune ? Il se trouve, à nos yeux, trois points importants qui permettent de comprendre la complexité d’une pratique du “communs” à l’œuvre dans les espaces pavillonnaires sachant la densité des échanges. D’abord il faut revenir sur l’idée que les objets ne seraient que des ustensiles neutres qui n’entrent en rapport avec les humains qu’en tant que marchandise et moyen efficace. Nous pouvons affirmer que les objets prennent une place importante dans les processus sociaux, qu’ils servent de distinction, qu’ils sont porteurs de normes. Les outils et les humains entretiennent des rapports qui dépassent la simple instrumentalité. En laissant une place importante aux outils de bricolage et de jardinage, notre perspective permet de saisir les instants où le commun est en train de se créer. En se figurant d’où viennent les outils qui peuplent les pavillons, dans quels contextes ils sont intégrés dans un foyer, nous pouvons déjà entrevoir les modalités pratiques de réalisation de “communs”. Que les objets puissent être considérés par la sociologie autrement qu’au travers d’un prisme qui serait aveugle aux différentes propriétés sociales de ceux-ci est un point important de notre enquête : les outils ne sont pas que des outils aux yeux des habitants. Ils sont d’emblée pris dans des rapports avec les humains qui ne peuvent se réduire à un rapport économique. Bien qu’ils aient été acquis au sein d’une société capitaliste dans laquelle la valeur des objets est déterminée par des relations de marché, et à plus forte raison au cœur même d’une transaction marchande, les objets ne peuvent se réduire à leur valeur d’échange. La critique de l’économicisme qui préside à cette vue a beaucoup insisté en sociologie sur le réductionnisme qu’elle opère lorsqu’elle tente de comprendre les individus comme des homo œconomicus. En effet, les individus ne se comportent pas comme si leur décision était basée sur un calcul coûts/bénéfices. De même, nous affirmons que les objets ne sont pas simplement des marchandises, tout comme les humains ne sont pas que des consommateurs. Les considérations de Pierre Bourdieu concernant l’« univers objectif »[9] peuvent nous aider à préciser notre point de vue. Nous considérons avec lui que les objets qui nous entourent quotidiennement, et avec lesquels nous évoluons, forment ce que nous sommes. Nous baignons dans un monde d’objets dès notre naissance. Ils sont autant de repères que nous apprenons à reconnaître, à manipuler. Le monde des objets est « une sorte de livre » au travers duquel nous apprenons à lire le monde et où « toute chose parle métaphoriquement de toutes les autres »[10]. Puisque les habitants ne sont pas que des consommateurs et que leurs outils ne sont pas que des marchandises, des perspectives s’ouvrent et permettent de complexifier les relations que les humains fondent avec leurs outils. En cela, nous suivons en bonne partie le constat de Bruno Latour[11] selon lequel la sociologie, et plus largement les sciences sociales, ne laissent pas suffisamment de place aux objets dans leurs analyses. Les outils de bricolage et de jardinage se retrouvent chez les individus. Ces objets ont été acquis très souvent par un acte marchand : l’achat dans une grande surface. Cependant on peut acquérir des outils de plusieurs façons : don, héritage cadeau, prêt. Il ne faut pas regarder seulement les outils en tant qu’ils sont des propriétés individuelles sans quoi nous manquerions beaucoup des objets et du monde matériel existant, qui se trouve concrètement dans les ateliers et les habitations. Il y a tout un univers matériel au cœur des maisons situé au-dehors de cet univers strictement marchand. Beaucoup d’outils sont recyclés, prêtés, rafistolés, hérités ou échangés. Lorsqu’on porte attention aux outils des individus on se rend compte qu’ils se mêlent très rapidement à la biographie de ceux-ci. C’est en ce sens là que les individus s’accompagnent, s’équipent, d’objets au fur et à mesure de leur existence. Beaucoup des enquêtés témoignent d’une transmission d’outils de parents à enfants, majoritairement de père à fils. En effet, il semble assez courant de faire un don d’outils et d’ustensiles à ses enfants. Ces dons interviennent à des moments particuliers de la vie, aux instants précis de construction, ou d’évolution, du foyer. Comme le note Martine à ce propos, ces transmissions d’objets au sein de la famille sont d’une grande diversité. Comme nous, on a un fils qui a construit et qui est en train de faire ses abords. Il a fait exactement la même chose que nous, il a fait une palissade comme ça, sauf qu’il est en train de travailler sa terre et tout. Et je sais que mon mari lui a ramené sa bêche… il lui a retransmis des outils, ouais. Que lui n’utilise plus ? Pas besoin vu que le paysagiste vient de le faire ! Nous on s’amusera plus jamais à refaire donc il lui a retransmis ses outils et il est content de les avoir !Ah j’ai l’impression que ça se fait beaucoup ça ! Ah Ouais ? Et puis franchement il m’a dit « elle est géniale la bêche ! », je dis « oui », mais elle date déjà de ton grand-père alors ! Alors… ouais, ouais ! C’est drôle parce que moi ça m’a fait sourire « ouah transmettre une bêche », enfin un râteau, je trouvais ça un petit peu… [nul]. Mais bon on se transmet bien de la vaisselle, des trucs comme ça, donc à la limite pourquoi pas ! On le voit, les outils s’échangent dans un milieu d’interconnaissance En suivant des réseaux, souvent déjà existants, familiaux, vicinaux, amicaux ou de travail, on peut « suivre » les objets et leurs utilisations. Selon l’intégration de chacun dans ces différents espaces de sa vie, les échanges constants participent à la création primitive d’une mise en “communs”. Les enquêtés sont entièrement conscients de ces espaces d’échanges où un fonctionnement solidaire, se rapprochant d’une théorie du don, agit comme un allant de soi. Les multiples aides, prêts et échanges ne sont pas dus à une simple coprésence sur un lieu restreint. Du lotissement n’émerge pas automatiquement le partage, bien au contraire il faut pour cela prendre appui sur des réseaux multiples dans lesquels traversent des objets. Ceux-ci sont intimement liés aux biographies individuelles, en s’entremêlant celles-ci permettent la création de liens sociaux[12]. Les prêts et les aides fournies par les foyers que nous avons rencontrés se sont ainsi orientés vers divers espaces selon la période biographique dans laquelle ils se trouvaient. Ainsi, les jeunes couples sont ceux qui semblent avoir des échanges dans des espaces les plus divers : familles, amis, travail. Tandis qu’au sein des foyers plus âgés les prêts d’outils se concentrent plutôt sur des liens qui se sont tissés au travers des sphères associatives ou dans le voisinage. À des étapes de la vie correspondent des espaces sociaux spécifiques, facilitateurs de lien social. Cependant, puisque profondément ancrés dans les échanges quotidiens les objets se chargent progressivement de sentiments, de souvenirs et d’émotions. Porteurs d’une histoire, il devient difficile de se séparer des objets qui ont permis l’édification du foyer. Beaucoup d’enquêtés racontent les ateliers, caves et greniers remplis d’objets, qui sont comme « mis en pause »[13] ou désactivés dans leur fonction même. En tant que rupture biographique, le divorce est souvent raconté comme un nœud où le partage des objets du foyer est souvent très conflictuel et révèle l’attachement que les individus portent à leurs objets et dont la valeur dépasse grandement un prix d’achat ou un usage. Par exemple, Jacques raconte que lors de son divorce il a laissé tous les outils qui lui appartenaient à sa femme, à l’exception de ceux auxquels il était le plus attaché. Les outils les plus anciens, ceux qu’ils affectionnaient particulièrement, et même un objet dont la valeur politique correspondait à sa façon personnelle de jardiner sont restés dans sa cabane de jardin. Il est suffisamment proche de certains objets pour ne pouvoir s’en défaire facilement. On aperçoit en filigrane une tension dans la relation entre le rapport intime qu’un individu peut entretenir avec un objet et la possibilité d’une création de “communs”. IV. Quels “communs” en pratique ? Compte tenu du fait que les outils entretiennent des relations parfois intimes avec les individus, nous souhaiterions explorer les possibilités ou difficultés, de création de “communs” que produit la réelle présence des objets. Les outils, de par leur existence, semblaient jusqu’à présent participer à une certaine dynamique de mise en commun. En étant insérés dans des biographies individuelles, ils se chargent de significations, ils viennent matérialiser des relations, ils rappellent un don à rendre : ils entretiennent les relations sociales qui sont propices à la création d’espace où l’idée de “communs” est possible, où il n’est plus question de propriété. La bêche de Philippe n’est pas qu’une possession qui permet à Philippe de bêcher. Transmise de père en fils, elle matérialise un lien, une relation qui permet d’affirmer que la bêche revient à celui qui en a le plus besoin.
Néanmoins, ces mêmes outils se personnalisent progressivement, et
peuvent s’user dans les mains d’une seule personne pour devenir
spécifique. Dans quelle mesure cela peut-il être un frein à
une dynamique solidaire ?
Aussi abstrait que cela puisse paraître, cela correspond à une gêne lorsque l’enquêteur demande si tel outil spécifique pourrait être l’occasion d’un prêt. Les objets sont parfois si personnalisés que l’utilisateur ne voit pas bien ce que quelqu’un d’autre pourrait faire avec un objet individualisé : une règle pas droite, une binette cassée (« mais je m’en sers pas pour ça »), ou bien une gouge qui sert « à savoir où est le rang d’asperge ». En plus d’être familiarisé à un certain niveau, les outils entrent dans un système de mémoire qui handicaperait les utilisateurs s’ils étaient déplacés[15]. Les objets sont des repères pour l’action. Ces repères étant construits, s’ils ne sont pas partagés ils ne peuvent être compris. On le comprend, la coprésence d’outils et d’humains de façon prolongée tend à ne pas faciliter la création d’un terreau fertile aux “communs” dans le sens où ils empêcheraient la lecture des objets et outils.
Pour revenir à l’idée de “communs”, nous prolongeons
l’idée que les “communs” ne sauraient reposer sur une essence
matérielle des objets. Comme Pierre Dardot et Christian Laval le
soulignent dans leur ouvrage, la notion de “communs” peut difficilement
reposer sur un quelconque essentialisme qui verrait immédiatement dans
les objets des propriétés appelant le “communs”. Si la
présence même des objets invitent des individus à s’en
saisir, ce n’est que parce qu’ils ont été
relativement familiers à ces objets, non pas dans un rapport de
propriété. La gestion collective des objets pour jardiner,
bricoler dans les espaces périurbains poursuit une logique de
coprésence entre les individus et les outils. Ce n’est pas dans
la reconnaissance de l’universelle humanité dans le rapport aux
objets qu’il est possible de trouver le commun. Ce n’est donc
pas dans l’objet lui-même mais dans la reconnaissance
d’une relation envers cet objet que peut se fonder un dialogue, un
échange, une prise en main partagée.
En définitive, nous pouvons revenir sur plusieurs points. Dans les
espaces pavillonnaires les relations sociales sont loin d’être
atones. Plusieurs enquêtes ont précédemment
démontré qu’il existe une sociabilité dans ces
milieux. À ceci nous voulions insister sur l’importance de la
place que les objets peuvent prendre dans les relations du quotidien. Cette
thématique nous semble importante pour éclairer les processus
à l’œuvre dans notre société contemporaine compte
tenu de l’essor des pratiques de jardinage et de bricolage ainsi que
du nombre important de pavillons ainsi et du succès croissant de ces
deux secteurs auprès des Français. Il semblait important de
chercher ce qui peut permettre le “communs” ou bien ce qui peut
l’empêcher là où nos sociétés libérales
semblent créer des conditions matérielles imposantes :
pavillons et outils peuplent le territoire.
C’est lorsqu’on regarde de près les agissements individuels que l’on mesure toutes les potentialités de “communs” qui se nichent dans les relations quotidiennes. Diffus et souterrains, ces « allants de soi » structurent profondément les relations qu’entretiennent les individus avec leurs semblables, probablement autant que les grandes surfaces de bricolage et les « pavillonneurs ». Loin d’être le simple reflet de structures qui les dépassent, les individus reprennent et définissent ce qui importe vraiment, ils braconnent[17]. La pratique ne demande alors plus qu’à devenir une praxis. |
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Charly Dumont, LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Hervé Marchal et Matthieu Gateau) |
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Haut de page NOTES
[1]
Cf. Notamment : Jean Rivière,
« Des ploucs de droite aux pavillonnaires
lepénistes. Sur la construction médiatique du vote des
ruraux », Agone, 2013, vol. 51, nᵒ 2,
p. 65-83.
[2]
Voir : Henri Raymond, L’Habitat Pavillonnaire, L'Harmattan, 2001. Marie
Cartier ed.,
La France Des « “Petits-Moyens” :
Enquête Sur La Banlieue Pavillonnaire,
La Découverte, 2008. Éric Charmes,
La Vie Périurbaine face à La Menace Des Gated
Communities,
L'Harmattan, 2005. Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé,
« Où en est le pavillonnaire ? Introduction du
Dossier », SociologieS, 2017. En ligne :
https://journals.openedition.org/sociologies/5880.
[3]
Nous reprenons ici la terminologie de “communs” au
pluriel en référence à l’ouvrage de Pierre
Dardot et Christian Laval,
Commun : Essai Sur La Révolution Au xxie
Siècle,
La Découverte, 2014.
[4]Ibid.
[5]Ibid.
[6] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Presses Pocket, 2010.
[7]
Matthieu Gateau, Hervé Marchal,
« Les zones pavillonnaires donnent-elles à voir des
formes de convivialité ? », Revue du MAUSS, 2019/2, n° 54, p. 187-200.
[8]
Pauline Frileux, « À l’abri
de la haie dans le bocage pavillonnaire », Ethnologie française, 2010, vol. 40, nᵒ 4,
p. 639-648.
[9]
Pierre Bourdieu, Le Sens Pratique,
Éditions de Minuit, 1980.
[10] Ibid.
[11]
Bruno Latour, « Une sociologie sans objet ?
Note théorique sur l'interobjectivité. », Sociologie du travail, octobre-décembre 1994, 36ᵉ année, n° 4, p. 587-607.
[12] Claire Bidart, Alain Degenne et Michel Grossetti, La vie en réseau, Presses Universitaires de France,
2011.
[13]
Sofian Beldjerd et Stéphanie Tabois, « Le
grenier, espace de retournement des choses » Socio-anthropologie, 2014, 30.
[14]
Laurent Thévenot, « Le régime de
familiarité. Des choses en personne », Genèses. Sciences sociales et histoire, 1994,17(1),
p. 72‑101.
[15]
Edwin Hutchins, « Comment le
“cockpit ” se souvient de ses
vitesses ». Sociologie du travail, 1994, 36(4), p. 451‑73.
[16] Michel Lallement, L’âge du faire : hacking, travail, anarchie,
Éditions du Seuil, 2015.
[17]
Michel de Certeau et Luce Giard, Arts de faire. 1. L’invention du quotidien. Paris,
nouvelle éd, Gallimard, 2010.
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Haut de page RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Charly Dumont, « Pavillon et bricolage. Quelles possibilités de faire “communs” ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 19 - mis en ligne le 2 juin 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Charly Dumont Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |