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Le jeu au prisme des sciences humaines et sociales
Le sérieux du jeu : le concept du jeu gadamérien et son rôle
dans l’expérience de l’art et de la vérité
Man Chun Szeto
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Hans-Georg Gadamer (1900-2002)[1] développe son concept du jeu en visant deux présuppositions qui sont très répandues : la première, affirmée non seulement par Johan Huizinga (1872-1945)[2] et Roger Caillois (1913-1978)[3] mais aussi par Aristote, dit que le jeu n’est pas chose sérieuse ; et la deuxième, dominant dans l’esthétique, magnifie l’expérience subjective du jeu. Afin de dévoiler la structure essentielle du concept du jeu, Gadamer examine les usages métaphoriques du mot « jeu ». Sa thèse n’est peut-être quelque part pas si éloignée de celle de Huizinga : le jeu fait partie des éléments les plus fondamentaux de la vie humaine. Leurs concepts du jeu divergent néanmoins parce que Gadamer ne traite pas le jeu du point de vue d’un sujet ou, autrement dit, d’un joueur qui participe au jeu mais le regarde dans sa totalité qui dépasse la conscience de ceux qui jouent. Ce qui caractérise le jeu en tant qu’une entité qui concerne non seulement les joueurs, mais aussi le monde engendré par le jeu, est l’auto-représentation. Éloignée d’une expérience subjective et restrictive du jeu, la question de la productivité du jeu prend une nouvelle forme : en tant que l’auto-représentation, le jeu atteint son accomplissement dans ce que Gadamer appelle « transmutation en œuvre ». La fonction représentative du jeu, qui crée un monde et des mesures avec lesquelles toutes valeurs sont évaluées, est aussi le moyen par lequel une œuvre d’art exprime sa vérité. Alors que Huizinga adopte une approche sociologique dans son étude du jeu, l’approche philosophique (ou même phénoménologique) de Gadamer lui permet d’encadrer l’enjeu du concept du jeu dans les structures les plus fondamentales de l’expérience humaine.

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Mots-clés : Hans-Georg Gadamer, philosophie allemande, herméneutique philosophique, Vérité et méthode, jeu, l’œuvre d’art, transmutation en œuvre
Index géographique : Allemagne, France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

I. Introduction
II. Le sujet du jeu
III. L’espace du jeu et l’expérience de l’art
IV. L’enjeu de jeu dans la vérité
Haut de page TEXTE
 

I. Introduction

Une définition simple du jeu est probablement celle-ci : une activité divertissante ou une récréation. Bref, ce n’est pas chose sérieuse. Tout au  moins, le jeu n’est pas sérieux  par rapport à la vie pratique et sérieuse. Quand on joue néanmoins, il faut s’engager sérieusement au jeu. Il y a un sérieux propre au jeu. On reconnaît facilement la différence entre un dilettante et une personne qui est vraiment sérieuse au jeu. Il semble ainsi qu’il y ait deux sortes de sérieux : celui de la vie pratique et celui qui est propre au jeu. Quelle est la relation entre les deux ? Est-ce que l’un est plus valable, plus important que l’autre ? On pourrait peut-être penser que les jeux ne sont qu’une partie de notre vie, et qu’il faut donc accorder la priorité aux activités appartenant à la vie pratique. Mais on peut se demander si c’est aussi simple. Le dévouement d’un athlète pour son sport n’est-il pas aussi admirable que le travail le plus fastidieux d’un artisan ? Ou, mais c’est peut-être moins évident : l’enjeu d’une décision pour un parieur n’est-il pas aussi grand que les activités qu’on estime plus respectables ? Du point de vue du parieur, rien n’est plus sérieux dans le monde à l’instant où il place sa mise. Si le but du jeu est le divertissement, pourquoi se retrouve-t-on aussitôt en face d’une autre forme de sérieux ? En jouant, est-ce qu’on renonce à une sorte de sérieux simplement pour s’immerger dans une autre sorte ? Nous nous trouvons face à une idée du jeu qui semble au premier abord paradoxal. Mais c’est effectivement le cas, comme le suggère Hans-Georg Gadamer, seulement parce qu’on doit comprendre le jeu comme un objet qui demeure dans la conscience du joueur. Le fait d’entendre la relation joueur-jeu en tant que relation sujet-objet empêche de comprendre complètement notre expérience du jeu. La thèse de Gadamer conteste deux présuppositions très répandues :

  1. la première, présente non seulement chez Huizinga et Caillois mais aussi chez Aristote, dit que le jeu n’est pas chose sérieuse ;
  2. la deuxième, dominant dans l’esthétique, magnifie le caractère subjectif du jeu (notamment dans une expression comme le « libre jeu [freeplay] de l’imagination »).

En examinant l’expérience du jeu comme une structure plus englobante que la séparation binaire sujet-objet, Gadamer montrera aussi la limite de cette structure sujet-objet dans l’expérience de l’art et la connaissance de la vérité. L’objectif de la communication aujourd’hui est double :

  1. présenter l’analyse chez Gadamer de la structure du jeu et voir l’application de ses idées dans les domaines de l’art et de la communication ;
  2. prendre en considération le fait qu’il y a, de nos jours, de nouvelles expériences, particulièrement des jeux vidéo et du partage de l’art sur internet qui n’existaient pas au temps où Gadamer a écrit ses œuvres, et qui nous permettent de mieux comprendre ses idées.
L’analyse de Gadamer sur l’expérience du jeu est riche, nous ne pouvons que souligner trois points essentiels, dont chacun occupera une des sections suivantes.

II. Le sujet du jeu

D’abord, Gadamer veut se débarrasser du réflexe qui consiste à traiter le jeu du point de vue du joueur. C’est-à-dire, de ne le traiter que comme un objet dans la conscience du joueur. Pour cela, Gadamer examine les usages métaphoriques du mot, comme Huizinga l’avait aussi fait. Car, selon lui, les applications des mots en dehors de leur champ initial de signification révèlent souvent certains sens qui ne sont autrement pas apparents. Dans les usages comme : « jeu de la lumière », « jeu des vagues » ou « jeu de forces », ce qui ressort est le « va-et-vient d’un mouvement[4] ». Cela décrit, par exemple, les mouvements ou les transformations des lumières ou couleurs qui, ensemble, forment un spectacle du jeu de la lumière. On ne dit pas que c’est une lumière qui joue, mais on appelle l’interaction de toutes les parties, qui sont indivisibles, un jeu de lumière. Plutôt qu’être un objet, le jeu se déroule comme un processus. En effet, « le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour la définition essentielle du jeu, écrit Gadamer, qu’il est indifférent de savoir quelle personne ou quelle chose l’exécute.[5] » Pour décrire ce mouvement de va-et-vient, Gadamer défini le jeu comme un « processus moyen[6] » qui permet aux parties de jouer. Ici, le mot « moyen » signifie deux choses : première chose, le jeu est entre la subjectivité et l’objectivité ; il n’appartient ni à l’un ni à l’autre. En revanche, et c’est la deuxième chose, le jeu opère comme un lien intermédiaire qui permet à tous les partis de jouer ensemble. Dans ce sens, c’est le jeu lui-même qui joue, non pas les joueurs.

Revenant aux cas humains, Gadamer évoque d’autres usages métaphoriques. Une personne qui joue avec des possibilités est celle qui ne s’est pas encore arrêtée à une décision et qui est encore libre de choisir. Mais cela implique aussi que ce jeu se présente comme un risque. Car il y a toujours la possibilité que, par son indécision, elle se fasse prendre à son propre jeu. On voit encore que le jouer et le jeu ne sont pas nettement distincts. C’est la raison pour laquelle Gadamer dit que « jouer » est toujours aussi un « être-joué », car « le jeu s’empare de celui qui joue »[7]. Ce qui est révélé par ces usages figuratifs du « jeu », c’est l’interdépendance de tous les éléments dans le jeu. Il faut considérer le jeu non pas simplement comme une activité ou un comportement qui existe dans la conscience d’un sujet, mais, ainsi que nous l’avons déjà indiqué ci-dessus, comme un « processus moyen ». « Le véritable sujet n’est pas le joueur, écrit Gadamer, mais le jeu lui-même[8] ». Jean Greisch explique très clairement cette idée en comparant le joueur à un « participant » au jeu, plutôt qu’à un « exécutant»[9].

III.  L’espace du jeu et l’expérience de l’art

Ayant montré l’indépendance du jeu par rapport à la conscience du joueur, nous pouvons nous pencher sur la structure du jeu. Le jeu se déroule dans un espace délimité et réservé pour lui-même. Pour comprendre cela, Gadamer nous renvoie aux études d’Huizinga sur le jeu sacré. Dans le jeu sacré du culte, selon Huizinga, il n’y a pas de différence entre « jouer » et « être », ou, autrement dit,  entre la simulation et la croyance. Le jeu sacré crée un domaine sacré qui annule nos croyances normales. Gadamer compare le domaine sacré à l’espace dont le jeu a besoin dans son déploiement. C’est un espace délimité et réservé au mouvement de va-et-vient du jeu. Il y a une séparation entre le jeu et la vie pratique. Le monde du jeu est un monde fermé, séparé du monde pratique. Alors, qu’est-ce qui caractérise le monde du jeu ? Gadamer nous rappelle qu’en jouant, on joue toujours à quelque chose. Le mouvement du jeu n’est pas sans but ; il est ordonné par les tâches propres au jeu. Même quand on joue tout seul, on s’impose des tâches. Dans un sens, on se libère des buts du monde quotidien pour poursuivre d’autres buts dans le monde du jeu. Bien que le but du jeu ne soit pas toujours l’accomplissement de ces tâches, celles-ci organisent le mouvement du jeu et notre conduite dans ce monde car le but du jeu ne consiste souvent qu’en la représentation. Revenons au jeu sacré, par exemple, dont toutes les activités visent la représentation d’une déité ou d’une scène divine. Gadamer cite quelques exemples de jeu dans lesquels la représentation est un trait essentiel : les jeux d’imitations, le jeu théâtral et le jeu compétitif. Il y a néanmoins une différence curieuse entre ces exemples. Dans les jeux d’imitations, particulièrement pour les enfants, il s’agit de l’auto-représentation. L’enfant ne joue que pour lui-même et ne représente qu’à lui-même les objets du jeu. Mais dans les deux autres cas, comme ce sont des spectacles, il faut que le jeu apparaisse pour le spectateur. Est-ce que, dans ces cas, le monde du jeu reste fermé en lui-même ? La réponse de Gadamer est affirmative. Rappelons que le véritable sujet du jeu est le monde du jeu lui-même auquel le joueur se prend. Or, le monde du jeu ne se limite pas au joueur. « Le jeu lui-même, écrit Gadamer, est l’ensemble composé des joueurs et des spectateurs[10] ». Tandis que les joueurs jouent ses rôles, les spectateurs participent également à la réalisation du jeu. Il y a deux façons par lesquelles on peut comprendre cette idée. D’abord, les spectateurs se perdent dans le jeu comme les joueurs. Ils entrent dans la réalité du monde du jeu. Mais surtout, les spectateurs sont indispensables parce que les acteurs au théâtre jouent leur rôle en vue des spectateurs. Non seulement dans les théâtres, mais aussi dans les stades du sport, les spectateurs ont une influence directe et concrète sur le déroulement du jeu. Les spectateurs ne sont donc jamais simplement des spectateurs passifs, ils se prennent aussi au jeu et sont enfermés dans le monde du jeu.

C’est avec de bonnes raisons que le théâtre est un exemple important et récurrent pour Gadamer. Nous avons vu que le théâtre porte la structure du jeu en tant que « processus moyen ». Mais il n’est pas seulement un jeu, c’est également de l’art. Et Gadamer veut montrer que tout art, et pas seulement l’art du spectacle, partage cette structure du jeu, c’est-à-dire qu’il faut aussi se libérer d’une vue purement subjective (ou même purement objective) de l’art. Ce ne sont ni l’auteur ni les acteurs ni même les spectateurs seuls qui imposent leur optique au jeu et lui donnent sa valeur. La musique, par exemple,  n’est pas simplement des symboles sur des feuilles, elle doit être jouée par des musiciens devant des spectateurs. C’est clair dans tout l’art du spectacle où la pièce ne parvient à sa plénitude que lorsqu’elle est jouée. Une œuvre d’art n’est pas achevée lorsque l’auteur y met la touche finale. Elle doit être jouée ce qui signifie que les interprètes, soit les acteurs soit les spectateurs, doivent se perdre dans le monde du jeu. C’est un processus composé non seulement de l’auteur et de ses contemporains, mais aussi des interprètes et des spectateurs de la postérité. En effet, la thèse de Gadamer affirme non seulement que l’art partage la même structure que celle du jeu, mais elle est son accomplissement plein. Il appelle la transformation du jeu en art « la transmutation en œuvre[11] ».  Sans entrer dans les détails, ce que Gadamer souligne dans tous les arts, y compris les arts plastiques et les arts littéraires, c’est le trait du « processus moyen ». L’art, comme le jeu, n’existe pas simplement dans la conscience de quiconque, il n’existe pas non plus purement objectivement sans avoir aucune référence à ses participants. Gadamer nous prévient clairement que « l’œuvre d’art ne peut pas être purement et simplement séparée de la “contingence” des conditions d’accès sous lesquelles elle se montre[12]. »  C’est plutôt ce processus, ce mouvement de va-et-vient auquel l’artiste, l’œuvre et les spectateurs appartiennent tous, qui est le véritable sujet de l’œuvre d’art.

Certes, le théâtre est un exemple important dans l’explication de Gadamer parce qu’il montre facilement la structure du monde fermé du jeu et il est le lien entre le jeu et l’art. Nous avons aujourd’hui des nouvelles formes de l’expérience du jeu et de l’art qui peuvent renforcer les idées de Gadamer. Un trait important dans le théâtre est l’existence simultanée de deux mondes dans le même espace physique. Un acteur est à la fois le personnage qu’il joue et l’acteur qui joue le rôle. Nous n’avons pas tous l’expérience du jeu théâtral, mais il y a une expérience similaire qui est, peut-être plus répandu aujourd’hui. Le jeu vidéo nous entoure aussi d’un autre monde dans le même espace physique. Cela nous rappelle le domaine sacré d’Huizinga. Dans le monde du jeu, il y a un changement radical dans notre comportement au monde. Par exemple, on ne « court » ou on ne « saute » pas en exerçant les muscles de nos jambes. C’est la manipulation du contrôleur de jeu par des mains et des doigts qui nous permet de « courir » ou « sauter » dans ce monde. Quand on entre vraiment et que l’on se perd dans le jeu, on ne pense plus à la manipulation du contrôleur mais on « court » et « saute » simplement et directement. Le monde du jeu ouvre à un monde ordonné par des règles qui diffèrent de celles du monde pratique. L’expérience du jeu vidéo montre aussi bien que le théâtre l’idée que « celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse.[13] » Or, nous sommes toujours encore dans le monde pratique. S’il y a un incendie dans la salle où nous nous trouvons, nous sommes toujours capables de courir et sauter avec nos jambes. Comme l’acteur en scène, nous pouvons passer d’un monde à l’autre.  

Le deuxième point que Gadamer tire de l’exemple du théâtre est le rôle des spectateurs dans le jeu et dans l’art. Nous avons aussi de nouvelles expériences liées à l’âge informatique qui peuvent nous aider à mieux comprendre les idées de Gadamer. Sur la plupart des plateformes internet qui facilitent le partage et la diffusion de l’art, les commentaires de spectateurs sont devenus de plus en plus importants. Par exemple, les sites comme Youtube, Tumblr, DeviantArt permettent aux spectateurs de laisser des commentaires. Mais, plus important, les commentaires sont affichés à côté ou au-dessous de l’œuvre principale comme s’ils faisaient aussi partie de l’œuvre. Ce nouveau moyen pour les spectateurs de « jouer » dans le processus de la transmutation en l’œuvre d’art, renforce l’idée gadamerienne que l’œuvre ne consiste pas seulement en ce que l’auteur avait créé. C’est l’ensemble de l’œuvre principale et de ses commentaires ; l’auteur et les spectateurs font le véritable être d’une œuvre d’art.

IV.  L’enjeu de jeu dans la vérité

Pour la dernière partie, voyons une implication un peu plus lointaine mais aussi importante de l’analyse de jeu chez Gadamer. Si nous éprouvons parfois le jeu comme une réalité, l’inverse n’est-il pas aussi possible ? Ne pouvons-nous pas voir la réalité comme le jeu ? Chez Platon, il y a d’innombrables métaphores de la vie comme étant une comédie ou une tragédie. On s’engage dans les rôles qu’il faut jouer dans le monde comme les acteurs dans une scène. Mais nos rôles dans le monde sont multiples. Nous nous trouvons donc dans des mondes entrelacés. C’est toujours à partir de certains rôles et à travers certains intérêts que nous nous comportons envers le monde. C’est aussi à partir de notre rapport au monde que la notion de vérité montre son importance pour Gadamer. Ce dernier ne s’intéresse pas à une vérité totalement objective, qui est une vérité détachée du monde et qui est vidée de tout intérêt, c’est-à-dire une sorte de vérité absolue. Peut-être ne pense t’on jamais à l’idée d’une vérité absolue. Mais chaque fois que l’on dit : « c’est le fait, point final. », on évoque cette idée que le fait, la vérité peut exister sans rapport au monde. « Le fait » est le fait objectif. C’est quelque chose d’ultime, qui dépasse toutes les subjectivités, toutes les circonstances et tous les intérêts qui y étaient rattachés. Ce n’est pas le fait objectif et ultime auquel l’analyse de Gadamer vise. En revanche, le jeu révèle la nature de la vérité précisément parce qu’il a la structure d’un processus qui englobe la distinction simple du sujet et de l’objet. On ne parvient à la vérité, comme l’accomplissement du jeu ou de l’art, pour ainsi dire, qu’en « jouant ». Cela veut dire qu’il ne consiste ni en un acte de découverte, ni en un décret qui atteint la vérité d’un seul coup, mais dans l’interaction continuelle de toutes les personnes dans la communauté. Cette conception de la réalité comme jeu est plus importante si l’on considère que tout le monde est entouré d’un monde fermé, imposé par le rôle que chacun joue dans la vie à un moment donné. Ce qui est important dans la communication et l’interprétation des autres, c’est d’entrer véritablement dans leur monde, selon la manière par laquelle on entre dans le monde du jeu ou de l’art. Gadamer appelle le phénomène par lequel deux interlocuteurs tentent d’entrer réciproquement dans le monde de l’autre la « fusion d’horizon[14] ».

Un exemple peut illustrer la portée de cette idée. La diffusion des fausses nouvelles (fake news) pendant l’élection présidentielle américaine de 2016 reste frappante après l’élection. Certains médias ne cessent jamais de diffuser des reportages purement fabriqués. La réponse de médias plus fiables est compréhensible. Ils les attaquent en réfutant des fausses nouvelles et en citant les faits. Il semble que rien n’est plus clair que la faiblesse des fausses nouvelles face à la vérité inébranlable. Les médias traditionnels se félicitent d’avoir redressé les torts alors que beaucoup de personnes continuent à croire aux fausses nouvelles. Ils sont stupéfaits par le fait que les personnes peuvent s’attacher aux fausses croyances en dépit des faits qui les contredisent. Après tout, la vérité objective n’est-elle pas toujours préférable à la croyance subjective ? Ayant suivi l’analyse de Gadamer, nous voyons que l’opposition simple entre la subjectivité et l’objectivité n’est pas suffisante pour comprendre la communication. Si les deux reportages contradictoires appartiennent à des mondes séparés, la vérité ou la fausseté de l’un n’a aucune conséquence sur la vérité ou la fausseté de l’autre. Nous avons déjà vu cela dans le cas du jeu. Dans le monde du jeu, « croire » est « être ». Sur la scène, l’acteur est Hamlet ; et cela ne contredit pas le fait qu’il n’est pas véritablement Hamlet hors de scène. Ou encore, le fait de sauter avec les jambes ne contredit pas le fait de sauter en manipulant le contrôleur du jeu. Le but de la communication n’est pas une course vers la vérité objective en réfutant les autres. Tous les obstacles pour parvenir à se comprendre les uns les autres tiennent à la difficulté d’entrer dans un monde avec les autres. Il n’est pas toujours évident de savoir comment entrer dans un monde différent. Peut-être que cette expérience est comparable à celle de celui qui n’arrive pas à entrer dans le jeu, dans une pièce de théâtre ou dans un film, et s’ennuie parce que ceux-ci lui sont extérieurs. Également difficile, est l’acte de faire entrer l’autre dans un monde. La communication n’est pas unilatérale. Il n’est donc pas suffisant de lancer unilatéralement un débat sans faire entrer tous les participants dans un monde commun qui leur permet de communiquer. La « fusion d’horizon » dont Gadamer parle ne s’achève peut-être jamais complètement. Or, cela nous donne l’élan pour essayer de comprendre les autres en permanence. Ce n’est pas si loin du jeu dont l’attrait se manifeste dans le mouvement de va-et-vient qui ne s’achèvera jamais.

On doit enfin se demander si la comparaison entre le jeu et le processus de la connaissance ne met pas en doute l’universalité de la vérité ? Pour répondre à cette objection, Gadamer recourt de nouveau à la langue. Cette fois, il fait référence non pas à la ressource de la langue, mais par contre, à la limitation du langage. La vérité en question quand on parle de l’universalité est la vérité propositionnelle. Ce sont des vérités qui ne sont transmises que par le langage, soit un langage naturel, soit un langage formel. Simplement dit, c’est un « jeu de mots » dans lequel on doit entrer pour que la vérité soit possible. Et nous croyons à ce jeu chaque fois que nous parlons, en pensant que les mots signifient quelque chose de semblable pour nous et pour notre interlocuteur. La limite de la vérité est imposée par l’usage nécessaire du langage, et non par l’incapacité d’entendre la vérité en tant qu’un processus. C’est, en revanche, avec l’analyse du jeu que Gadamer peut nous donner cette nouvelle conception de la vérité.

Si la signification de la thèse d’Huizinga est de mettre en relief le jeu comme un élément fondateur de la culture, l’analyse du jeu chez Gadamer approfondit cette thèse. Car, Huizinga se contente de trouver des similarités entre le jeu et la culture humaine sans examiner la structure de notre rapport au monde. En franchissant le pas, Gadamer découvre la structure propre au jeu, c’est-à-dire un mouvement de va-et-vient qui englobe les joueurs, ou en d’autres termes, un processus moyen. Et cette structure est aussi la structure fondamentale de notre rapport esthétique et épistémologique au monde.

Haut de page AUTEUR

Man Chun Szeto,
Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS
(Sous la direction de Jean-Claude Gens)

Haut de page NOTES

[1] Hans-Georg Gadamer (1900-2002), philosophe. Il est surtout connu pour le développement de l’herméneutique philosophique dans Wahrheit und Methode (1960) (Vérité et méthode, [1976- 1996]) dont la première partie est consacrée à l’expérience du jeu et de l’art. Le but de son analyse du jeu est néanmoins plus général qui porte sur la relation intime entre la vérité et l’interprétation. 

[2] Johan Huizinga (1872-1945), historien et philosophe. Son oeuvre principale, Homo ludens (1938, 1988 en français),  porte sur la question du rôle social du jeu. La thèse qu’il appuie est que plutôt que d’être un phénomène social, le jeu est constitutif de la culture humaine elle-même.
[3] Roger Caillois (1913-1978), sociologue. Les thèmes de ses oeuvres sont très variés. Celle qui porte sur le jeu est un essai, Les jeux et les hommes (1958), introduisant une classification du jeu en quatre rubriques : « agôn » (compétition), « alea » (hasard), « mimicry » (imitation) et « ilinx » (vertige).
[4] Hans-georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Le Seuil, 1996, p. 121.
[5] Ibid., p. 121.
[6] Ibid., p. 122.
[7] Ibid., p. 124.
[8] loc. cit.
[9] Jean Greisch, «  Le phénomène du jeu et les enjeux ontologiques de l’herméneutique  », Revue internationale de philosophie, 2000, no 213, p. 447-468, p. 456.
[10] Gadamer, op. cit., p. 127.
[11] Ibid., p. 128.
[12] Ibid., p. 134.
[13] Ibid., p. 127.
[14] Ibid., p. 328.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Man Chun Szeto, « Le sérieux du jeu : le concept du jeu gadamérien et son rôle dans l’expérience de l’art et de la vérité », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 12 - mis en ligne le 30 janvier 2018, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Man Chun Szeto
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806