Parcours de l'individu dans le groupe professionnel : le cas des infirmières

Introduction

Nous allons nous intéresser à un type particulier de groupe : le groupe professionnel[1]. C'est l'ensemble des individus ayant la même activité professionnelle, regroupés sous une même dénomination, et se reconnaissant comme faisant partie de ce groupe. Les individus qui en sont membres partagent un certain nombre d'intérêts communs ainsi qu'une vision du monde commune. D'après Yvette Lucas et Claude Dubar, les groupes professionnels sont « des processus dynamiques ayant une histoire et présentant variations et diversité selon notamment les champs professionnels – les conditions sociales d'émergence – les modes de construction, de légitimation et éventuellement d'institutionnalisation. » (Lucas et Dubar 1994 : 20)

Plus précisément, il va être question du groupe professionnel des infirmières[2]. En France, l'histoire de ce groupe professionnel débute réellement au XIXe siècle. C'est à cette époque que les premières professionnelles laïques font leur apparition (Petitat 1994). Cette évolution est liée à celle des hôpitaux. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ils deviennent des lieux de soins ouverts à l'ensemble de la population, loin des hospices pour indigents qu'étaient les Maisons-Dieu. L'infirmière, alors « dotée d'un bagage scientifique et médical, […] voit sa respectabilité augmenter » (Petitat, 1994 : 240). En France, dès leur laïcisation, les infirmières sont pensées comme étant les assistantes des médecins, placées sous leur contrôle. Au cours du XXe siècle, le groupe professionnel des infirmières s'est battu pour faire reconnaître sa légitimité et pour s'émanciper de la domination du corps médical. Elles ont notamment obtenu, en 1978, la reconnaissance de leur rôle propre, qui vient s'ajouter au rôle sur prescription. Cependant, il semble que cette reconnaissance ne soit pas suffisante pour fonder l'autonomie de ce groupe professionnel (Acker 1991 ; Lert 1996). C'est dans ce contexte que nous nous intéressons au parcours des individus au sein du groupe professionnel des infirmiers. Si les modalités de sorties de la profession sont diverses (retraite, arrêt anticipé, réorientation professionnelle), les modalités d'entrée sont semblables puisque pour exercer en tant qu'infirmière il faut être détentrice du Diplôme d’État (DE) infirmier, qui s'obtient après trois années d'étude au sein d'un Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI).

Pour réaliser notre étude, nous nous sommes appuyée sur une méthodologie qualitative, notamment en réalisant des entretiens semi-directifs et de types biographiques, à la fois avec des professionnelles, des étudiantes et des formatrices. Les formatrices exercent au sein d'un même IFSI et sont affectées aux différentes années d'études. Les étudiantes sont issues des trois années d'étude. En ce qui les concerne nous avons réalisé un suivi de cohorte de plusieurs années[3]. Elles ont été contactées pour partie via leurs formatrices, puis nous avons laissé une petite annonce à l'IFSI et les contacts se sont alors établis sur la base du volontariat. Les rencontres avec les professionnelles sont encore en cours aujourd'hui. Elles sont issues de différents lieux d'exercice : libéral, maison de retraite, éducation nationale, centres hospitaliers publics et privés et de différentes unités de soins. Nous avons également réalisé une période d'observation in situ dans un service de rééducation d'un centre hospitalier universitaire pour mieux appréhender les encadrements des étudiantes en soins infirmiers dans la pratique et le fonctionnement du service. Enfin nous avons assisté aux entretiens de sélection pour le concours d'entrée en IFSI de soixante-quatre candidates dans deux IFSI différents. Cette méthodologie résolument qualitative a pour objectif de recueillir le point de vue de chacun des acteurs et de les mettre en perspective pour comprendre les processus qui amènent un individu à devenir membre de la profession infirmière. Elle sera en outre complétée de statistiques démographiques de la profession pour permettre une mise en perspective de nos résultats.

À travers l'exemple des étudiantes en soins infirmiers, nous verrons, dans un premier temps, par quels processus les individus deviennent membres du groupe professionnel et les conséquences de cette intégration sur l'identité individuelle. Dans un second temps, nous verrons que derrière cette unité dénommée « groupe professionnel », il existe en fait des réalités différentes. Comment les étudiants composent-ils avec les différences au sein du groupe ? Quelles influences cela a-t-il sur leurs parcours individuels ?

Premiers pas dans le groupe professionnel : être étudiante en soins infirmiers

En France, comme nous le disions en introduction, le seul moyen pour exercer en tant qu'infirmière est d'obtenir le Diplôme d’État. Le groupe professionnel des infirmières fait donc partie d'un marché du travail que l'on qualifiera de fermé (Paradeise 1988) : ne peuvent exercer en tant qu'infirmière que les individus pouvant justifier du diplôme ad hoc. L'accès au groupe professionnel passe donc nécessairement par un institut de formation, qu'il soit privé au public, régit par un même référentiel de formation[4]. Cette fermeture du marché du travail est à la fois économique, c'est un « monopole légal de certaines personnes sur certaines activités », mais aussi culturelle par la « reconnaissance d'un savoir légitime acquis, sans lequel l'exercice professionnel serait impossible ». Cette fermeture que nous qualifierons, avec Magali Sarfati Larson, de « fermeture sociale » est le fruit de stratégies professionnelles en vu d'établir un monopole sur un segment spécifique du marché du travail (in Dubar, Tripier, Boussard 2011 : 136). Toutefois, si la profession infirmière a la charge du recrutement des étudiantes, elle ne maîtrise pas la totalité des procédures puisque c'est l’État qui définit les quotas d'étudiantes via les Agences Régionales de Santé (ARS).

L'accès des études au sein des IFSI est sanctionné par un concours. C'est un moyen pour les membres du jury – qui sont membres de la profession infirmière pour deux tiers d'entre eux[5] – d'opérer une première sélection parmi les candidates. Comme le dit Isabelle Baszanger, « s'interroger sur une période de temps – les études – qui donne accès à une profession, c'est s'interroger sur la manière dont une profession trace ses propres frontières et détermine son identité à travers des mécanismes de sélection et de rejet de ses nouveaux membres » (Baszanger 1981 : 223). En nous interrogeant sur les points communs des étudiantes en soins infirmiers, il est apparu qu'elles sont issues de milieux sociaux très divers : cadres supérieurs, employés, ouvriers ou bien encore agriculteurs ou commerçants[6], et cela aussi bien dans notre échantillon qu'au niveau national (Jakoubovitch 2012). Si les parents sont assez souvent évoqués lors des oraux en tant qu'ils représentent un soutien financier, les candidates ne sont que très rarement interrogées directement sur leur profession[7]. Si elle est en lien avec le monde de la santé, la profession du père ou de la mère peut être évoquée spontanément par la candidate. Toutefois elle n'a pas un impact automatique sur les délibérations du jury. Il ne suffit pas d'avoir un parent dans le milieu de la santé pour être admis au concours. L'origine sociale des étudiantes n'est donc pas être un critère de sélection. Comme pour les origines sociales, les parcours des étudiantes avant l'entrée en IFSI sont très hétérogènes : certaines ont tenté les concours directement après le baccalauréat. D'autres ont d'abord fait des études supérieures : en médecine mais aussi dans d'autres filières comme les langues ou le droit. Il existe également des étudiantes qui sont en reconversion professionnelle et qui s'orientent vers l'IFSI après avoir déjà eu une carrière dans un autre secteur. Enfin, certaines étudiantes sont d'anciennes aides-soignantes qui arrivent à l'IFSI par la voie de la promotion professionnelle. Le seul point commun de toutes les étudiantes en soins infirmiers est d'avoir passé et réussi le concours d'entrée.

Une fois le concours réussi, les années d'études sont l'occasion pour les étudiantes d'affronter la réalité du travail d'infirmière. C'est lors de cette période qu'elles vont apprendre le métier. Il s'agit de s'approprier les notions, les concepts et les techniques utilisés quotidiennement au travail, mais pas seulement. Il s'agit aussi « [d'] être initié au rôle […] et [de] se convertir à la vision du monde et de soi qui permet la pratique de ce rôle » (Dubar, Tripier, Boussard 2011 : 109). Ce processus, nommé socialisation professionnelle (Dubar 2002 ; Darmon 2010), permet aux futurs professionnelles d'apprendre ce dont elles auront besoin pour exercer leur métier, mais également de s'approprier une certaine vision de la santé et de la médecine. La socialisation professionnelle est une initiation à la culture professionnelle autant qu'une conversion de l'individu à une nouvelle identité. Ainsi, devenir étudiante en soin infirmier c'est intégrer un entre-deux, entre le monde des profanes et celui des professionnelles. De leur propre aveu, les étudiantes en soins infirmiers sont assez peu informées de ce qui les attend une fois entrées à l'IFSI, y compris lorsqu'elles ont eu l'occasion de discuter avec des professionnelles en activité et des étudiantes déjà en formation. Dans la mesure où ils constituent une initiation à une culture nouvelle, ces premiers temps de formation peuvent être déconcertants. La confrontation à la réalité du métier constitue, comme l'explique Hughes, un « passage à travers le miroir » (Hughes 1958 : 119). Lors de ce passage, les représentations profanes des étudiantes – c'est-à-dire les stéréotypes véhiculés par leur société à leur époque – concernant leur future profession sont remises en cause. Pour poursuivre leur conversion identitaire, les étudiantes devront abandonner ces représentations concernant « la nature des tâches, la conception du rôle, l'anticipation des carrières et l'image de soi » ; ce qui ne va pas sans difficultés (Dubar 2002 : 139). Pour Claude Dubar, surmonter ces difficultés serait une question de temporalité. Cette transformation des individus devrait, pour être réussie, avoir lieu « au bon moment ». Certes, chacune des étudiantes a un parcours particulier et arrive à l'IFSI à un moment différent de ce parcours, mais il nous semble qu'il y doit avoir plus qu'une question de temporalité pour que la conversion identitaire ait lieu.

Cette conversion difficile n'a rien d'anecdotique. Il y a environ 20 % d'étudiantes qui ne vont pas jusqu'au bout de leur formation, selon l'étude de Rémy Marquier. Cet écart n'est pas seulement dû aux redoublements, il « semble pour partie dû à des abandons en nombre significatif » (Marquier 2006 : 26). La sélection des futurs membres de la profession ne se réduit donc pas au concours d'entrée en IFSI. Cependant, toutes les étudiantes que nous avons rencontrées – qui sont donc toujours en formation – ont dû affronter le difficile abandon de leurs idéaux profanes au profit de la vision du monde professionnelle. Elles ont toutefois pu les surmonter et se sont finalement senties « à leur place ». Qu'est-ce qui a permis à certaines étudiantes de résister à ces difficultés, tandis que d'autres ont abandonné ? Quels sont les facteurs qui contribuent à cette l'initiation à la culture professionnelle, à cette conversion identitaire ?

L'IFSI constitue la première instance de socialisation des étudiantes en soins infirmiers. C'est là où leur sont transmises les connaissances théoriques dont elles auront besoin, mais également certaines connaissances pratiques puisque les étudiantes réalisent des Travaux Pratiques (TP) et sont parfois évaluées sur ces enseignements. C'est surtout là qu'elles acquièrent la vision du soin qui sera ensuite commune à l'ensemble de la profession : l'importance de prendre soin du patient. Les acteurs de cette socialisation au sein des IFSI sont les formatrices, par le biais des cours et des Travaux Dirigés (TD), où sont travaillés les concepts, mais également lors du suivi pédagogique personnalisé des étudiantes. Sur notre terrain d'enquête une formatrice est responsable du suivi pédagogique de vingt et une étudiantes qu'elle suit durant leurs trois années d'étude. Il s'agit pour la formatrice de rencontrer individuellement chacune des étudiantes et de discuter avec elles de leurs résultats et de leurs projets. Le premier entretien intervient en tout début d'année. Il est l'occasion pour les formatrices de porter un premier regard sur l'étudiante en la questionnant sur sa vision du métier. Une fois en formation, certaines étudiantes qui avaient pourtant été retenues lors de l'oral, s'avèrent « ne pas être faites pour ce métier ». C'est lors de ces temps de rencontre que les formatrices apprennent à connaître leurs étudiantes et qu'elles les voient évoluer. Les formatrices sont des personnages importants de la scolarité des étudiantes : ce sont elles qui sont chargées de faire le bilan entre théorie et pratique et de rendre un avis pour chacune.

« On transmet du savoir aux étudiantes, mais on est plus là pour voir justement quelle professionnelle va émerger de cet individu en formation. » (Élodie Daret, Formatrice IFSI)

Les formatrices ont donc un rôle qui ne se limite pas au rôle d'enseignement des savoirs, elles ont une responsabilité dans la désignation des futures professionnelles. Les étudiantes sont jugées selon leur capacité à être, ou à ne pas être, des infirmières en devenir. Dans les discours des formatrices des IFSI, l'argument du niveau revient très souvent, et puis très rapidement apparaît celui de la motivation, comme nous le dit cette formatrice.

« Il faut qu'ils l'intègrent avant qu'ils vont perdre trois ans. On s'est trompé, je ne suis pas en capacité, je n'ai pas le niveau, ou finalement ça ne me plaît plus. Il faut un moment arriver à ce qu'ils fassent leur choix de dire “ben non, il faut que j'aille ailleurs”. » (Hélène Manthe, Formatrice IFSI)

Les formatrices dénient à certaines étudiantes la capacité à apprendre. Elles ne sont pas reconnues comme de futures professionnelles potentielles. Alors, les formatrices ne leur permettent pas de poursuivre le processus de conversion identitaire et les invitent à quitter la formation. La plupart du temps lorsqu'elles ne sont pas désignées, les étudiantes sont amenées à quitter la formation en douceur, de leur propre chef, sans qu'elles aient l'impression d'y avoir été poussées. Cependant, dans certains cas, extrêmes et rares, cette non reconnaissance de l'être en devenir apparaît de façon flagrante. C'est le cas de cette étudiante :

« On a tout fait […] on a même été franches avec elle, on lui a dit “mais écoutez, nous on ne vous voit pas dans la profession” mais c'est quelqu'un qui n'entend pas. […] Il va falloir qu'on passe son dossier au conseil pédagogique pour l'arrêter. » (Pauline Olliver, Formatrice IFSI)

L'étudiante n'a pas pris d'elle-même la décision de quitter la formation, malgré les avis négatifs des formatrices et de la direction de l'IFSI. Il existe alors des procédures plus visibles qui prennent le relais pour que cette étudiante, qui n'a pas été reconnue apte à apprendre le métier, ne poursuive pas sa formation. Ces procédures sont rares mais quand elles surviennent, elles permettent d'observer les effets de la non-désignation. Si cette étudiante quitte la formation, c'est justement parce qu'elle n'a pas été désignée. À l'inverse, les étudiantes qui sont désignées bénéficient d'un soutien plus important lors de cette phase difficile du processus de conversion identitaire. Cette phase où les individus doivent abandonner leurs représentations profanes et s'immerger dans la culture professionnelle. Ainsi, cette conversion identitaire ne peut avoir lieu que si elle est accompagnée par des professionnelles expérimentées. La désignation serait une étape nécessaire de ce processus, puisque seules les étudiantes désignées comme aptes à devenir infirmières pourront réellement apprendre à exercer le métier. Les formatrices n'ont aucun doute sur le devenir de ces étudiantes : elles seront de bonnes professionnelles, reste à trouver dans quel service.

À l'IFSI, les étudiantes qui sont désignées aptes à suivre la formation sont donc progressivement immergées dans la culture infirmière. Cependant, si depuis le début de ce texte nous parlons du groupe professionnel des infirmières et de la culture professionnelle infirmière, il existe en réalité une multitude de positionnements infirmiers. Les étudiantes vont faire l'expérience de ces différents positionnements lors de leurs stages. C'est ce que nous allons voir maintenant.

Diversité des cultures au sein du groupe professionnel infirmier

Au fur et à mesure qu'elles vont avancer dans leur découverte de la profession, les étudiantes en soins infirmiers vont prendre conscience des tensions existantes dans les représentations de leur futur groupe professionnel. Les infirmières sont soumisses à des exigences difficilement conciliables dans la définition de leur fonction. Entre rôle propre et rôle prescrit (Acker, 1991), entre soins techniques et soins relationnels (Vega, 1997), les infirmières doivent surtout composer avec cette fonction d'intermédiaire qui est la leur, entre patient et médecins. Elles occupent aussi une position centrale entre les aides-soignantes qui n'ont pas, ou si peu, accès aux connaissances médicales et les médecins qui ne s'occupent que de cela. Les étudiantes en soins infirmiers devront apprendre à composer avec les exigences de cette place d'intermédiaire et cette relative indétermination de leur fonction au sein de la division du travail infirmier (Acker, 1991). Les années d'études et notamment les stages pratiques vont ici jouer un rôle central. Les stages sont les moments privilégiés au cours desquels les étudiantes seront face aux situations de travail, en tant qu'observatrices ou en tant qu'actrices, suivant leurs années d'études. Ils interviennent relativement tôt dans la formation, au bout de quelques mois seulement pour le premier d'entre eux. Ils sont l'occasion, pour les étudiantes, d'entrevoir la réalité du métier, d'être au contact des patients et de réaliser leurs premiers soins. Les lieux de stage sont des lieux privilégiés pour l'apprentissage du métier :

« Alors là-bas [en stage] qu'est-ce qu'ils apprennent ? Ils apprennent le geste, ils apprennent les gestes, ils apprennent à respecter... les protocoles, à respecter les prescriptions, ils sont au pied du lit du malade, ils apprennent vraiment leur métier. Ils adorent aller en stage. [...] Ils sont dans le bain. » (Élodie Daret, Formatrice IFSI)

Les stages constituent la seconde instance de socialisation. C'est là que les étudiantes seront au contact de la culture et de la vision du monde des professionnelles. Elles constateront alors que cette culture et cette vision du monde varient d'un service à l'autre. Au sein des hôpitaux, il apparaît que chaque unité de soin possède sa propre façon de travailler, sa propre définition du travail bien fait et ses propres routines qui permettent un déroulement plus fluide de l'activité de soin (Véga 1997). Ainsi, exercer sur un lieu de vie, comme une maison de retraite ou un lycée, requiert a priori moins d'actes techniques que d'attentions personnalisées. Tandis qu'être infirmière en chirurgie, dans un Centre Hospitalier Universitaire (CHU), demandera a priori plus de savoirs techniques et moins de connaissances personnalisées des patients du fait de la courte durée de leur séjour. En fonction de la spécialité médicale du service, les discours des professionnels ne seront pas totalement identiques. On retrouve toujours les deux grandes thématiques des soins relationnels et des soins techniques. Ces derniers sont un moyen d'acquérir de la reconnaissance pour les infirmières en se rapprochant des savoirs médicaux, mais en même temps et assez paradoxalement ils placent les infirmières sous le contrôle des médecins, freinant ainsi leur autonomie. Les soins dits « relationnels » quand à eux, manquent encore aujourd'hui de conceptualisation pour être reconnus comme des savoirs à part entière et pas seulement comme des qualités « féminines », mais en même temps ils sont ce qui constituent la particularité des infirmières. En tant que groupe professionnel, les infirmières revendiquent les deux versants de cette fonction, mais à des degrés différents.

Ce qui nous intéresse, c'est qu'il existe effectivement des disparités dans la façon de concevoir l'exercice infirmier et que les étudiantes vont devoir, à terme, se positionner dans cette palette de représentations et de pratiques. Ce constat ne nie pas l'existence d'un groupe professionnel infirmier qui possède une culture commune. Il postule simplement l'existence de segments professionnels infirmiers (Strauss 1992). Toutes les infirmières reconnaissent par exemple que leur objectif principal est de prendre soin de leur patient, mais elles n'ont pas toutes la même façon de le réaliser. Cette différence entre les segments professionnels est appréhendée par les étudiantes durant leurs stages.Si la façon de réaliser les actes les plus courants ne varie pas beaucoup d'un service à l'autre, il existe des techniques de soins qui sont spécifiques à certains services. Toutefois, ce qui est important ce ne sont pas tant les gestes techniques – que les étudiantes doivent de toute façon savoir faire pour valider leur diplôme – mais bien la sensibilité à la culture du service.

Si les étudiantes, lorsqu'elles arrivent à l'IFSI, ont des représentations profanes sur ce qu'est le métier d'infirmière, elles en ont également en ce qui concerne les diverses spécialités. Lors de leurs stages elles vont donc découvrir la réalité du métier d'infirmière, mais également la réalité du métier de telle infirmière dans tel service spécifique. Les représentations profanes sont plus fortes dans des spécialités comme la psychiatrie ou le bloc opératoire qui sont beaucoup représentées dans les œuvres de fiction cinématographiques ou télévisuelles. Tout comme pour la profession d'infirmière elle-même, il va leur falloir abandonner ses représentations profanes afin de pouvoir s'immerger dans la culture professionnelle spécifique à ce type d'exercice. Prenons l'exemple de la pédiatrie, très souvent appréhendée comme un travail « auprès d'enfants ». Une formatrice nous explique :

« Au début, elles disent « j'aimerais bien travailler en pédiatrie, j'aime bien les enfants. J'ai déjà fait du baby-sitting ». […] Après on voit bien l'évolution de ce projet professionnel… on s'aperçoit que finalement faire les soins aux enfants ben c'est tout sauf simple, c'est complexe parce que ça demande des compétences spécifiques, techniques, ça demande des compétences relationnelles spécifiques et le droit à l'erreur est… faible. Donc souvent ben il y a une… réorientation enfin, rediscussion du projet et souvent le projet il peut carrément évoluer vers quelque chose de totalement différent du départ. » (Émilie Atrin, Formatrice IFSI)

La découverte du décalage entre représentations profanes et culture professionnelle peut faire suite à la description qu'en font les formatrices ou les autres étudiantes, mais il nous semble que ce n'est qu'après être allée en stage dans un service de pédiatrie que le projet professionnel se concrétise ou bien est abandonné. Toutes les étudiantes qui passent en stage de pédiatrie ne renoncent pas à leur projet, certaines au contraire se voient confirmer dans leur choix ou voient dans cette spécialité un projet potentiel auquel elles n'avaient pas pensé. Nous voyons là un effet de la désignation effectuée par les professionnelles de terrain qui permettent à certaines étudiantes, considérées comme des collègues potentielles dans ce service, de s'approprier les représentations et les pratiques qui y ont cours. Notons qu'ici les propriétés sociales des étudiantes semblent jouer un rôle dans l'orientation vers un service particulier. Ainsi, la majorité des étudiants hommes que nous avons rencontrés (4/6) se destinent à être anesthésiste, tandis que parmi les deux autres l'un envisagent plutôt une carrière en psychiatrie et l'autre est encore indéterminé. Chez les étudiantes femmes, les projets de carrière sont beaucoup plus diversifiés même si on trouve une légère prédominance des étudiantes voulant travailler en pédiatrie. L'impact du genre a été beaucoup étudié sous l'angle d'une naturalisation des compétences. Une femme serait « naturellement » plus compétente auprès d'enfants tandis qu'un homme serait « naturellement » plus compétent dans un service technique ou bien en psychiatrie là où il faut maîtriser la violence des patients. Nous nous demandons alors si la désignation peut se baser sur des critères de genre et quelles en seraient les raisons. Ce point reste encore largement à travailler.

Dans les stages comme à l'IFSI il existe une désignation par les professionnelles de terrain. Tous les stages ne se passent pas bien, mais même lorsqu'ils se passent bien les étudiantes peuvent être plus ou moins sollicitées. Les étudiantes qui seraient pressenties comme de bonnes infirmières en devenir, dans la spécialité, seraient plus sollicitées lors du stage. Les professionnelles des services amèneraient les étudiantes désignées à prendre plus d'autonomie, plus rapidement. Pour les autres, « on leur permet d'approcher une culture plus qu'on ne leur transmet un travail » (Girard, Schepens 2012 : 122). Ainsi les étudiantes désignées sont en mesure de s'approprier la culture du service, ce qui n'est pas permis aux autres. C'est ce qui explique au moins en partie la préférence des étudiantes pour telle ou telle spécialité avant même la fin de leurs études.

Conclusion

Nous avons vu que l'appartenance à un groupe professionnel n'est donc pas donnée une fois pour toute, il s'agit d'un processus long et dynamique. Nous nous sommes intéressée à la socialisation professionnelle, processus par lequel les individus sont initiés à une nouvelle vision du monde, propre au groupe dont ils font ou feront partie. Cependant, ce processus de socialisation n'est pas automatique. Il ne suffit pas de le vouloir pour être socialisé, pour pouvoir s'approprier la vision du monde du groupe dont on souhaite être membre. N'importe qui ne peut apprendre le métier. Cela ne signifie pas qu'il ou elle qui n'en ait pas les capacités, mais bien qu'apprendre un métier représente plus qu'un apprentissage de savoirs théoriques et pratiques. C'est une véritable conversion identitaire qui doit être réalisée par les étudiantes. Pour pouvoir réaliser cette conversion il est avant tout nécessaire d'être désignée comme une future professionnelle potentielle, avant même de pouvoir poursuivre sa formation. Cette première étape est nécessaire, mais non suffisante pour espérer devenir membre d'un groupe professionnel. Nous avons ensuite souligné l'existence d'une diversité de représentations et de pratiques au sein du groupe professionnel des infirmières. A travers leurs stages pratiques, les étudiantes seront sensibilisées à l'existence de ces différences. Toutefois pour devenir membre d'un service particulier, il est nécessaire d'avoir été désignée, non plus seulement comme une infirmière en devenir, mais comme une infirmière de ce service en particulier. Si nous avons beaucoup parlé des étudiantes en soins infirmiers, selon nous les processus de désignation et donc de socialisation professionnelle se poursuivent au-delà des études, lors des expériences en tant que professionnelle.


Références bibliographiques

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- Darmon M., La socialisation, Paris, A. Colin, 2010.
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- Dubar C., La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles, Paris, A. Colin, 2002.
- Girard L., Schepens F., « Savoir et être. Ou comment devient-on un professionnel », in Jacques-Jouvenot D., et Vieille Marchiset G., Socio-anthropologie de la transmission, Paris, l’Harmattan, 2012.
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- Jakoubovitch S., « La formation aux professions de la santé en 2010 », DREES, Série Statistiques, n° 165, 2012.
- Lert, « Le rôle propre peut-il fonder l'autonomie professionnelle des infirmières ? », Sciences sociales et santé, vol. 14, n° 3, 1996, p. 103-115.
- Lucas Y. et Dubar C., Genèse et dynamique des groupes professionnels, Lille, Presses universitaires de Lille, 1994.
- Marquier R., « Les étudiants en soins infirmiers en 2004 »,  DREES, Série Étude, n° 55, 2006.
- Paradeise C., « Les professions comme marchés du travail fermés », Sociologie et sociétés, vol. 20, n° 2, 1988, p. 9-21.
- Petitat A., « La profession infirmière », in Aïach Pierre et Fassin Didier, Les métiers de la santé : enjeux de pouvoir et quête de légitimité, Paris, Anthropos, 1994.
- Sicart D., « Les professions de santé au 1er janvier 2014 », DREES, Série Statistiques, n° 189, 2014.
- Strauss A., La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, l’Harmattan, 1992.
- Vega A., « Les infirmières hospitalières françaises : l’ambiguïté et la prégnance des représentations professionnelles », Sciences sociales et santé, vol. 15, n° 3, 1997, p. 103-132.

Lucile Girard
Centre Georges Chevrier,
UMR 7366 CNRS-uB
(sous la direction deMichèle Dion)


[1] Nous parlons ici de groupe professionnel pour éviter les confusions liées à l'utilisation du terme profession, qui dans la sociologie anglo-saxonne désigne les professions établies – dont les médecins et les avocats sont de bons exemples – en opposition avec le terme occupation qui désignerait toutes les professions non établies.
[2] Malgré la règle de grammaire, nous féminisons la profession au regard de la majorité démographique : 87,1 % de femmes au 1er janvier 2014 (Sicart 2014). Cette féminisation tient compte de la minorité masculine, aussi il faut lire partout infirmiers/infirmières, étudiants/étudiantes et formateurs/formatrices.
[3] Ce suivi est toujours en cours actuellement.
[4] Dans le cas des infirmières, le référentiel des études a été modifié en 2009. Les étudiantes en soins infirmiers bénéficient aujourd'hui du grade licence et sont intégrées à la formation universitaire.
[5] Les jury des oraux d'admission d'entrée en IFSI sont composés de trois personnes : un cadre formateur de l'IFSI qui enseigne dans l'institut, un cadre d'unité, qui exerce dans un service, et une personne extérieure qualifiée en  pédagogie ou en psychologie.
[6] Sont pris en compte ici la Profession et Catégorie Sociale (PCS) du chef de famille, qui est, bien souvent, le père.
[7] Le cas s'est présenté une seule et unique fois sur 64 candidats.

Pour citer cet article :
Lucile Girard, « Parcours de l'individu dans le groupe professionnel : le cas des infirmières », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 6 - mis en ligne le 22 septembre 2015.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/transversales/Individu_et_societe/L_Girard.html
Auteur : Lucile Girard
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