Peintre et pastelliste de la seconde moitié du XIXe siècle, Eva Gonzalès (1849-1883) fait partie de ces femmes artistes, à l’image de Berthe Morisot et Mary Cassatt, qui ont côtoyé les plus grands peintres impressionnistes. Mais contrairement à celles-ci, elle est moins connue, et très peu citée dans les ouvrages d’histoire de l’art, si ce n’est pour préciser qu’elle fut l’unique élève d’Edouard Manet. Comment expliquer ce manque de reconnaissance ? Certainement parce qu’elle n’a jamais vraiment fait partie des impressionnistes, ne s’est jamais revendiquée comme telle, et n’a jamais présenté ses œuvres lors de leurs expositions de groupe, tout comme Edouard Manet, qui ne reste que l’inspirateur et le proche de ces artistes, quoiqu’il soit considéré comme le peintre impressionniste par excellence. La peinture d’Eva Gonzalès est malgré tout plus que marquée par ce mouvement artistique et par ces artistes qu’elle côtoie dans l’atelier de son maître. C’est pourquoi son œuvre est aujourd’hui entièrement associée à la leur.

« L’impressionnisme n'a jamais agi que de façon assez indirecte sur cette vision et sur cette palette. Peut-être, néanmoins, Eva fût-elle alors assez troublée de voir l’art évoluer si rapidement[1] », déclarera l’historien de l’art Claude Roger-Marx dans son étude consacrée à l’artiste, publiée en 1950. Entre les sujets et techniques impressionnistes, et le choix de la diffusion de ses œuvres par la voie officielle du Salon, l’œuvre d’Eva Gonzalès connaîtra un véritable paradoxe.

Formation artistique auprès d’Edouard Manet, chef de file de la peinture moderne

Après une formation artistique académique auprès du peintre de la bourgeoisie parisienne Charles Chaplin, pendant laquelle Eva Gonzalès se montrera soucieuse de représenter, toujours dans un style très classique, l’atmosphère et l’attrait de la vie domestique, quotidienne et intime, la jeune femme éprouve, à dix-neuf ans, un besoin de liberté et d’indépendance. Elle quitte Charles Chaplin et ressent alors une profonde admiration pour l’œuvre controversée du peintre Edouard Manet. Elle connaît les œuvres de l’artiste qui ont fait débat lors des précédents Salons, comme Le déjeuner sur l’herbe[2], exposé au Salon des Refusés de 1863, ou Olympia[3], présentée au Salon de 1865. Elle le rencontre en 1869 par l’intermédiaire du peintre belge Alfred Stevens, ami de la famille Gonzalès, mais aussi intime d’Edouard Manet et de son cercle de relations. La jeune femme trouve en Manet celui qui perfectionnera sa formation artistique et qui la poussera à faire carrière. Eva Gonzalès devient son élève et sera en effet la seule à travailler sous sa direction. Adolphe Tabarant, dans son ouvrage sur Manet paru en 1947, parle de l’arrivée de la jeune artiste dans l’atelier du peintre :

« Février 1869 vit l’apparition, rue Guyot, d’une jeune fille délicieuse, éblouissante de jeunesse et de beauté, Mlle Eva Gonzalès, amenée par Alfred Stevens. […] elle entrait dans sa 20^e année, et depuis deux ans, élève de Chaplin, […] elle était toute à la peinture. Elle admirait Manet, brûlait du désir de recevoir ses conseils. Stevens était l’ami d’Emmanuel Gonzalès, la présentation avait été facile[4]. »

Rue Guyot, puis rue de Saint-Pétersbourg, à Paris, Edouard Manet donne ses leçons à Eva Gonzalès, tout en travaillant à ses propres toiles, et surtout en recevant ses amis.

L’atelier de Manet était toujours ouvert, même pendant ses heures de cours avec sa jeune élève. Jusqu’à sa mort en 1883, les habitués venaient en groupes, vers cinq heures de l’après-midi. Ces habitués se nommaient Auguste Renoir, Claude Monet, ou Paul Cézanne. Eva Gonzalès côtoie donc dans l’atelier de son maître les futurs grands noms de l’impressionnisme. Prônant une nouvelle esthétique et souhaitant rompre avec la tradition, ils considèrent Manet comme leur chef de file, se retrouvent dans son atelier, mais aussi au Café Guerbois, rue des Batignolles. Monet témoigne de ces rassemblements autour de la figure du peintre :

« Il [Edouard Manet] m’invita à venir le retrouver tous les soirs dans un café des Batignolles, où ses amis et lui se réunissaient, au sortir de l’atelier, pour causer. J’y rencontrai Fantin-Latour et Cézanne, Degas, […] le critique d’art Duranty, Emile Zola qui débutait alors dans les lettres, et quelques autres encore. J’y amenai moi-même Sisley, Bazille et Renoir[5]. »

Cette place importante qu’occupe l’artiste au sein de ce groupe est visible dans la toile Un atelier aux Batignolles, peinte en 1870 par Henri Fantin-Latour[6]. Manet est représenté au centre d’un cercle, au sein duquel figurent Auguste Renoir, Emile Zola, et Claude Monet, entre autres. Roger Marx, dans La Gazette des Beaux-Arts de 1907, ne comprendra pas l’absence d’Eva Gonzalès et de Berthe Morisot de cette œuvre : « L’Atelier des Batignolles par Fantin-Latour a désigné aux analystes quels peintres s’étaient placés sous l’égide de Manet ; on doit regretter, pour la vérité historique, que Berthe Morisot et Eva Gonzalès, sur lesquelles son emprise fut la plus forte, aient été exclues du cénacle[7]. »

Ces artistes admirent l’esprit novateur du travail de Manet, sa façon de représenter la vie contemporaine, en esquissant les personnages par des tâches de couleurs, et en rendant violemment le contraste entre l’ombre et la lumière. Ils décident tous de s’attacher, dans leurs œuvres, à représenter la réalité qui est la leur, celle qui apparaît sous leurs yeux, comme un instantané de leur temps. Par cette volonté de saisir l’instant, ils peignent directement en plein air, sur le motif, privilégient la couleur par rapport à la forme, et revendiquent leur subjectivité, l’importance de la vision du peintre.

Avec cette génération d’artistes commence donc un nouveau chapitre de l’histoire de l’art : au milieu d’une scène artistique majoritairement hostile à leur art, leurs techniques et sujets de prédilection – une scène artistique particulièrement imprégnée par les institutions académiques conservatrices comme l’École des Beaux-Arts et le Salon, qui refusent leurs œuvres et leur nouvelle manière de peindre –, ces jeunes artistes doivent s’organiser, s’occuper eux-mêmes de leurs expositions, trouver leur public et surtout leurs acheteurs et leurs collectionneurs. Ils se retrouvent soudés en un groupe contraint de chercher ses propres principes généraux et de nouveaux lieux de rassemblement et d’expositions publiques. Ce sont les cafés parisiens, comme le Café Guerbois, et les différents ateliers d’artistes, comme celui d’Edouard Manet, qui deviennent les lieux d’expression de leurs nouvelles idées.

Le critique Albert Wolff écrit en 1886 : « À notre époque, le peintre n’est plus l’artisan laborieux qui s’enferme dans son atelier, condamne sa porte et vit dans un rêve ; il s’est jeté la tête la première dans le mouvement mondain et fait partie du Tout-Paris élégant ; il a son jour où son atelier se transforme en salon et où il reçoit l’élite de la société cosmopolite[8] ». Edouard Manet fait partie de ces artistes. Il devient la référence intellectuelle et artistique de ce qu’on appelle tout d’abord le « groupe des Batignolles », dont les membres se réuniront plus tard au sein de la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, puis sous le terme d’« impressionnistes ». Manet partage les mêmes pensées que ces peintres, partage leur anti-académisme, décide également de sortir de son atelier pour aller peindre en plein air et d’éclaircir sa palette. Au contact de son maître et de ces artistes, l’œuvre d’Eva Gonzalès va, elle aussi, prendre un nouveau tournant.

Techniques et sujets impressionnistes dans l’œuvre d’Eva Gonzalès

Après l’envoi au Salon de 1876 du Petit Lever[9], dernière toile d’Eva Gonzalès aux couleurs sombres et contrastées, encore influencée par sa formation académique auprès de son précédent maître Charles Chaplin, son travail, qui comportait jusqu’ici une majorité de portraits en intérieur, s’ouvre peu à peu vers l’extérieur, vers la peinture sur le motif. Ce changement s’explique par le contact direct avec l’entourage de son maître.

Il est évident qu’Eva Gonzalès est proche des impressionnistes, de ces chroniqueurs de la vie moderne, dans la mesure où elle est proche d’Edouard Manet, l’un de leurs précurseurs. À partir du milieu des années 1870, la jeune femme ne demeure pas insensible aux thèmes et techniques de cette vague impressionniste qui attire ses contemporains. Alors qu’elle voit son maître se laisser entraîner dans le mouvement, dans ses couleurs pures et sa touche fragmentée, elle décide, elle aussi, de sortir de son atelier pour peindre sous la lumière du jour. Les sujets et les caractéristiques de cette peinture impressionniste se diffusent alors dans ses œuvres. Elle éclaircie sa palette, et dissout les formes et les contours dans des coups de pinceaux rapides et fragmentés, à la manière de Renoir, Monet ou Pissarro. Comme eux, Eva Gonzalès va puiser ses sujets dans les loisirs de la société, mais aussi dans son intimité familiale et dans les paysages qu’elle va découvrir pendant ses séjours à la campagne ou au bord de la mer. Marie-Caroline Sainsaulieu qui, en 1990, a constitué le catalogue raisonné de l’artiste en conclut que « l’âme d'Eva Gonzalès […] se découvre malgré elle, impressionniste[10] ».

Avant les paysages et les scènes de plein air auxquels elle consacrera les dernières années de sa vie, Eva Gonzalès se fait l’écho, à la manière des impressionnistes, d’une distraction de la société de son temps : le théâtre. Une Loge aux Italiens[11], trouve en effet sa place dans les scènes de la vie moderne qu’Edgar Degas, Mary Cassatt ou Auguste Renoir peignent dans ces années 1870. Les thèmes du théâtre et de la loge sont fréquents dans la production impressionniste, car ils permettent aux peintres d’étudier les effets de la lumière artificielle des lampes à gaz sur la salle et ses spectateurs. Une Loge aux Italiens d’Eva Gonzalès se rapproche, par son cadrage et le sujet représenté, de l’œuvre de Renoir, La Loge[12], exécutée la même année, en 1874. Elles dépeignent toutes deux un homme et une femme dans une loge de théâtre. Nous ne distinguons ni la salle, ni les autres spectateurs. Pour chacune des toiles, la femme est représentée à gauche, face au spectateur, accoudée à la balustrade, les cheveux relevés en chignon et décorés d'une fleur. L'homme, quant à lui, occupe la place de droite et ne regarde pas dans notre direction. L’œuvre de Renoir a-t-elle exercé une quelconque influence sur celle d’Eva Gonzalès ? Il est difficile de répondre à cette question, mais ce qui est certain, c’est qu’à l’époque, de tels sujets sont bien dans l’air du temps.

Bien loin des divertissements de la vie parisienne, ce sont les paysages de bord de mer et les scènes de plein air que la jeune femme affectionne dans la seconde moitié de la décennie 1870. Les paysages marins deviennent des sujets prisés des peintres impressionnistes et également d’Eva Gonzalès. De ses longs étés passés en Normandie, en compagnie de ses parents, de sa sœur et de son époux, l’artiste rapporte dans ses bagages tableaux à l’huile et pastels représentant les plages désertiques, ponctuées de bateaux et de quelques personnages solitaires. La Normandie devient à l’époque une véritable station balnéaire appréciée de la société parisienne et des peintres impressionnistes qui viennent y dresser leurs chevalets. Grâce à ses côtes rocheuses et à ses étendues de plages, à ses paysages aussi bien maritimes que ruraux, la région offre à ces artistes une infinité de motifs à peindre, auxquels s’ajoutent deux éléments essentiels pour ces peintres épris de lumière et d’impressions fugitives : l’omniprésence de l’eau, et la mobilité des ciels, qui sont sans cesse changeants sous l’effet des vents et des marées. Plusieurs marines d’Eva Gonzalès témoignent des recherches atmosphériques auxquelles la jeune femme se prête lors de ses étés normands : Plage de Grandcamp[13], réalisé entre 1877 et 1878, se rapproche de La plage à Trouville[14] de Claude Monet, peint en 1870. Nous percevons, dans chaque tableau, trois espaces distincts : le ciel, qui occupe la partie supérieure de la toile, la mer, composant la moitié gauche du tableau, et enfin la plage et les habitations de bord de mer qui en occupent l'autre moitié. Cette vue permet à Eva Gonzalès de se libérer des traits et contours précis dont elle aimait remplir ses œuvres auparavant. Les éléments qui apparaissent dans le tableau – un bateau, trois pontons, des rochers, les maisons, mais aussi la présence féminine assise sur le sable – sont exécutés par petits coups de pinceaux rapides, annonçant une évolution dans le traitement de ses toiles.

Dans Bateaux à marée basse[15],  peint dans ces mêmes années, Eva Gonzalès représente deux bateaux échoués sur un banc de sable, devant lesquels nous apercevons, une fois de plus, une présence féminine. La masse noire de la coque centrale, marquée d’une touche rouge vif, contraste avec la transparence du sable mouillé, moucheté de taches grises et bleues, reflétant un ciel incertain. Le thème des bateaux échoués apparaît également dans l’œuvre de Manet avec La plage de Berck-sur-Mer[16], réalisé en 1873.

La présence humaine n’est jamais totalement absente des marines d’Eva Gonzalès. La jeune femme se consacre alors aux scènes de plein air en y intégrant des personnages, et en grande majorité sa sœur. Dans les blés[17], peint à Dieppe entre 1875 et 1876, représente Jeanne, sa cadette, de dos dans un champ de blés. À la palette extrêmement claire de cette toile, répond une tache rouge, celle de la veste qu’elle porte sur son bras gauche. Elle attire le regard du spectateur à la manière des Coquelicots[18] de Monet, peint en 1873. Les sujets sont d’ailleurs semblables, ils évoquent l’atmosphère d’une promenade à travers champs lors d’une journée d’été.

Miss et Bébé[19], peint à Dieppe entre 1877 et 1878, s’ajoute à ces compositions de scènes quotidiennes en plein air réalisées par Eva Gonzalès. Une gouvernante est assise au centre du tableau, un bouquet de fleurs à la main. À sa droite, la petite fille qu’elle garde se tient debout devant une barrière. L’attitude de la fillette évoque celle de la petite fille présente dans Le Chemin de fer[20], exécuté par Manet entre 1872 et 1873. Cette œuvre, comme celle de l’élève, représente une dame tenant compagnie à une enfant, devant la gare Saint-Lazare.

Eva Gonzalès partage encore avec les impressionnistes d’autres sujets similaires : celui de la lecture avec Dans le parc[21], comparable à La Liseuse[22] de Claude Monet. La jeune artiste montre une femme lisant sur un banc, dans l’allée d’un parc. Ce moment privilégié de la lecture est traduit avec la même atmosphère tranquille et sereine dans la toile de Monet. De la même manière que la femme, dans le tableau d’Eva Gonzalès, s’adonne à sa lecture dans un parc ombragé, celle de Monet parcourt les pages d’un livre sous l’ombre d’un arbre feuillu.

Enfin, le thème du canotage, fréquent chez les peintres impressionnistes, qui leur permettait d’étudier l’eau et ses reflets, apparaît également dans l’œuvre d’Eva Gonzalès avec En Bateau[23], réalisé entre 1875 et 1876. Sa sœur Jeanne, assise dans une embarcation, tourne la tête au spectateur et observe ce qu’elle est en train de pêcher. Nous pouvons rapprocher cette œuvre de celle de Berthe Morisot, Jour d’été[24], dans laquelle deux femmes se livrent au plaisir du canotage. Seule importe ici l’étude de deux figures en plein air soumises aux variations d’une lumière estivale miroitant dans l’eau.

Cette relation directe ou indirecte avec les peintres impressionnistes a donc des conséquences sur l’art d’Eva Gonzalès. A-t-elle connu personnellement tel ou tel peintre ? Sa correspondance, conservée à la Fondation Custodia à Paris, ne relève, pour l’ensemble, que de l’intimité, et en aucun cas elle n’y évoque ses relations impressionnistes. Nous savons néanmoins qu’elle les a côtoyées dans l’atelier d’Edouard Manet pendant son apprentissage, qu’elle ne les connaissait peut-être pas intimement, mais que leurs œuvres ont eu une très grande influence sur son art. Nous savons également, grâce à la correspondance de l’artiste impressionniste Berthe Morisot – une autre protégée d’Edouard Manet –, qu’une rivalité régnait entre les deux femmes. L’ouvrage de Denis Rouart[25], qui a rassemblé cette correspondance, est l’un des seuls ouvrages révélant des preuves de la proximité entre Eva Gonzalès et les peintres impressionnistes.

Le choix de l’éloignement : la diffusion de ses œuvres au Salon officiel

Les œuvres que nous avons citées précédemment nous font deviner les prémices d’une évolution de l’art d’Eva Gonzalès vers un style impressionniste, aussi bien dans la technique utilisée que dans les sujets représentés. Mais en dépit de ces toiles, l’artiste préfère finalement suivre la direction qu’elle juge la plus adaptée à son tempérament calme et discipliné, et rester résolument à l’écart de la vivacité et de la fièvre des peintures et des peintres impressionnistes. Elle ne participera à aucune de leurs expositions, préférant diffuser son œuvre par la voie officielle du Salon, à l’instar de Manet.

Pourquoi privilégier le Salon ? Parce qu’il s’agit d’une exposition officielle, contrôlée par l’État, et les distinctions qui peuvent couronner les artistes les distinguent de leurs pairs. Cette exposition est, d'une certaine manière, un tremplin pour tout artiste désireux de se faire un nom. C'est le cas d'Eva Gonzalès, qui, en y participant, fait honneur à Charles Chaplin, son premier professeur et membre du jury, mais aussi et surtout à son maître Manet. Comme lui, elle souhaite parvenir au succès par la voie officielle de cette manifestation, et bien qu'ils essuient tous deux parfois des refus, ils persistent à y diffuser leurs œuvres pour qu’elles y soient jugées par des professionnels de l’art. Manet influence donc son élève dans le choix de la diffusion de ses toiles. Eva Gonzalès choisit cette voie officielle – celle qui est probablement la mieux adaptée à son tempérament.

Au printemps 1874, la jeune artiste ne participe donc pas à la première exposition impressionniste, imitant en cela Manet. La Société anonyme des artistes-peintres, sculpteurs, graveurs est à l’origine de cette exposition qui s’ouvre le 15 avril à l’adresse du photographe Nadar, boulevard des Capucines. Cette Société est créée en 1874, suite aux nombreux refus du jury du Salon essuyés par les œuvres de Monet, Cézanne, Degas, Berthe Morisot, Pissarro, Renoir ou Sisley. Leur but est donc de présenter des expositions libres, sans jury et sans récompense honorifique. Suite à cette première exposition, le journaliste Louis Leroy, dans un article du Charivari du 25 avril 1874, leur donne ironiquement le nom d’« impressionnistes », en réaction au tableau de Monet Impression, soleil levant[26]. Cette exposition illustre la volonté de ces artistes de se rassembler et de s’occuper personnellement de la promotion et de la mise en vente de leurs œuvres. Ces manifestations, huit au total, qui s’échelonneront de 1874 à 1886, susciteront de très vives réactions de la part des critiques et du public, mais permettront néanmoins aux artistes d’être vus et de faire parler d’eux.

Edouard Manet et Eva Gonzalès refuseront toujours de participer aux expositions impressionnistes organisées par leurs amis. Le fait de ne pas s’associer officiellement à ce groupe coûtera sans doute à Eva Gonzalès sa postérité. En effet ces artistes impressionnistes, qui ont frappé fort avec leurs expositions indépendantes, et dont la popularité ne cesse de grandir depuis la fin du XIX^e siècle, ont relégué au second plan les autres artistes qui exposaient, à l’époque, au Salon. Et pourtant, dans les dernières années de sa carrière, l'évolution de l’œuvre d’Eva Gonzalès vers une peinture impressionniste est flagrante aux yeux du public et des journalistes. Henry Havard relève ce changement à l'occasion de la présentation du pastel Au bord de la mer (Honfleur) au Salon de 1882 : « Il y a aussi des recherches très remarquées de plein air dans le Au bord de la mer de Mlle Eva Gonzalès, et même de plein air teinté d'impressionnisme. On n’est pas pour rien élève de Manet[27] ».

Pendant les trois dernières années de sa vie, entre 1880 et 1883, Eva Gonzalès se détache peu à peu de Manet, s’éloigne des impressionnistes, de la société parisienne, de ses mondanités et de ses divertissements. De longs séjours sur la côte normande, en compagnie de sa sœur et de son époux, l’entraînent peu à peu dans une sorte de retraite. Elle prend pour modèle ses proches, dans des scènes de leur vie quotidienne, relevant de l’intimité ou de l’isolement, et privilégie désormais le pastel à la peinture. Bien qu’elle ne s’inscrive donc pas pleinement dans le courant impressionniste, à l’inverse de Berthe Morisot, les œuvres de ses dernières années peuvent s’apparenter à celles de cette artiste, qui incline, elle aussi, à représenter son bonheur familial à travers les figures de son époux et de sa fille Julie. Mais, chez Eva Gonzalès, ce bonheur est de courte durée, puisque la mort vient la faucher à seulement trente-quatre ans, le 6 mai 1883, quelques jours après avoir donné naissance à un fils, et six jours après le décès de Manet.

À l’inauguration de son exposition rétrospective organisée deux ans après sa mort dans les salons du journal La Vie moderne, tous les grands artistes impressionnistes étaient présents : « Le Tout-Paris artistique s’était donné rendez-vous chez nous », déclare le journaliste Paul Ferronays dans son article du 24 janvier 1885. « Nous notons, […] au fur et à mesure de leur entrée : […] Monet, […], Degas, Pissarro […]. Mmes Edouard Manet, B. Morisot […]. M. Renoir […]. Le grand succès de l’exposition des œuvres d’Eva Gonzalès a été reconnu et consacré par l’unanimité de nos confrères »[28]. Deux ans après sa mort, Eva Gonzalès est légitimée par les artistes impressionnistes qu’elle côtoyait depuis presque quinze ans, qui étaient devenus les amis de son maître, et avec qui, pourtant, elle avait refusé de s'associer.

Conclusion

« Rares les femmes qui peuvent aujourd'hui, comme elle, et sans en être éclipsées, tenir à côté de Manet, de Degas et de Renoir[29] ». Le critique d'art Claude Roger-Marx écrit ces mots en 1959 à l'occasion de l'exposition consacrée à Eva Gonzalès par la galerie Daber, à Paris, et la place ainsi au rang des grands peintres impressionnistes. Eva Gonzalès mena une vie passionnante à leurs côtés, les côtoyant dans l’atelier de Manet, partageant les mêmes pensées, la même vision de la modernité, attirée et influencée par leurs techniques et sujets de prédilection, qu’elle reprendra à son compte dans ses propres œuvres. Mais sa nature discrète, réservée, docile et disciplinée aura raison d’elle, puisqu’elle n’adhèrera jamais complètement à cette mouvance, restant finalement indécise quant à sa véritable position artistique.

Pourtant, en l’étudiant, en étudiant ses relations artistiques, en comparant ses œuvres à celles des peintres impressionnistes, les historiens de l’art du XXe siècle ont décidé de rattacher Eva Gonzalès à ces artistes, d’exposer son œuvre à côté des leurs lors des grandes expositions consacrées à l’impressionnisme[30], et de la considérer comme une des femmes artistes à part entière de ce groupe – à l’image de Berthe Morisot et de Mary Cassatt. Définir le travail d’Eva Gonzalès comme impressionniste, tel que le font la plupart des ouvrages qui lui sont voués ou qui la mentionnent, n’est-ce donc pas, en conséquence, la classer dans une catégorie, alors qu’elle-même ne désirait pas y être officiellement assignée ?

Julie Maraszak
Centre Georges Chevrier,
UMR 7366 CNRS-uB
(sous la direction de Bertrand Tillier)