L'intérêt de la démarche prosopographique dans l'étude du mouvement communiste

Une définition de la prosopographie

La prosopographie est une méthode consistant à étudier des biographies collectives d’individus. Il s’agit d’étudier les parcours individuels des membres d’un groupe que l’historien aura déterminé en amont. Il existe des prosopographies en histoire sur des périodes très variées, que ce soit sur l’ordre équestre dans la Rome antique ou sur les parlementaires sous la IIIe République. Elle n’est pas un monopole de l’histoire contemporaine. La prosopographie est donc une méthode, un outil de la recherche et non une fin en soi.

Le mouvement communiste, en France, dans les années 30

Le mouvement communiste est un sujet bien trop vaste pour que nous puissions l’évoquer dans son ensemble. Nous nous focaliserons sur mon terrain de recherche, à savoir le Parti communiste français dans les années 1930.

J’ai choisi de m’intéresser aux cadres régionaux du PCF à la fin des années 1930, plus précisément sur une période allant du Front populaire à l’interdiction du parti en septembre 1939. Ces cadres, qui sont-ils ? Ce sont schématiquement des militants se situant entre ce qu’il est convenu d’appeler la « base » et les « centres de direction ». Des militants qui en province accèdent à un certain nombre de responsabilités au sein du parti. Pourquoi un tel découpage chronologique ? Car le changement de ligne de 1934-1935 correspond à un véritable tournant dans le mouvement communiste international, un moment clé de l’histoire du PCF. C’est le moment des Fronts populaires antifascistes, moment où le PCF s’intègre véritablement à la nation, reprenant par exemple la symbolique républicaine. Pour la première fois le PCF arbore le drapeau tricolore et chante la Marseillaise, aux côtés du drapeau rouge et de l’Internationale. C’est un moment de fusion entre l’internationalisme des débuts et un patriotisme, un républicanisme de gauche. Le PCF passe d’un parti minoritaire, certes actif mais sans incidence sur le cours de la vie politique française, à un véritable parti de masse.

Il s’agira alors d’étudier les ruptures et/ou les continuités entre deux générations de cadres communistes : une première génération, fondatrice du parti, qui traverse notamment la phase de bolchevisation et la période sectaire du « classe contre classe » ; et une seconde, accédant aux responsabilités pendant ou après le Front populaire.

Cette étude s'appuie sur les archives de l'Internationale communiste, sur celles du PCF, direction nationale et fédérations et enfin sur les archives de surveillance et de répression.

La démarche

Pourquoi donc adopter une démarche prosopographique ? Que nous révèle-t-elle des interactions groupe/individu ?

Ici le groupe social est quasiment le groupe social par excellence. Il s’agit d’un parti politique, on y adhère volontairement, il ne s’agit pas d’une catégorie sociale à laquelle on serait assignée selon la définition de tel ou tel sociologue, penseur, etc.

L’objectif premier est bien évidemment de placer les acteurs au centre du propos. Il s’agit d’aller au-delà d’une simple histoire des idées, ou d’une histoire des « élites » ou des centres militants. Des travaux prosopographiques existent bien entendu sur le PCF. Les précédents travaux de ce type sur les cadres du PCF ont porté sur les élus, la direction (membres du Comité Central, biographies de dirigeants), ou les cadres parisiens. Nous pensons notamment aux travaux de Bernard Pudal ou de Paul Boulland. Ce projet souhaite donc combler un « vide » historiographique en se penchant sur les militants de province.

Il ne s’agit pas, pour autant, de retourner à une histoire quantitative « pure » où le chiffre est roi, et où ce qui ferait sens serait la recherche de la variable sur le temps long. Cette démarche n’a de sens que si elle est reliée à un questionnement qualitatif. La prosopographie reste un outil, non un but en soi.

De plus, des déductions pertinentes peuvent êtres obtenus, aussi bien avec 10 noms qu’avec 1000. De même il s’agit de se méfier, dans ce type de travail, de l’illusion de l’exhaustivité. Celle-ci n’a pas de sens. Que ce soit tout d’abord sur le fond : il faut prendre du recul et bien concevoir que l’on étudie des vies. L’article de Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique[1] », est à ce titre toujours pertinent : comment prétendre connaître une vie ? Comment voir la complexité, les doutes, les hésitations, dans ce qui peut apparaître comme le « cours normal » de la vie ? Méfiance enfin de forme : toutes les données recueillies ne seront sans doute pas publiées. Il faut établir un tri. C’est un travail demandant du temps, le chercheur ne peut pas tout dire, tout restituer. Enfin, il s’agit de se méfier de cette prétention à l’exhaustivité compte tenu tout simplement de l’état des sources disponibles.

Étudier le parcours individuel, l’environnement, qu’il soit social ou familial peut nous en dire beaucoup sur le groupe étudié, ici le Parti Communiste Français. Prenons deux exemples, imbriqués.

Intéressons-nous tout d’abord aux dates d’adhésions des militants, membre des Comités régionaux,  relevées à partir de l’enquête de l’Internationale communiste (IC) de 1939.

Source : Enquête de l’Internationale communiste (IC) de 1939, RGSAPI 517-1-1908 et 1909

On connaît la date d’adhésion de 951 de ces militants. Ces dates, nous les avons divisées en quatre grandes périodes chronologiques : « fondation », « bolchevisation », « classe contre classe » et enfin « Front populaire », cette dernière à partir de 1934. Tout d’abord la majorité, 487 face à 464, des militants dont la date d’adhésion est connue adhère au PCF à partir du tournant « Front populaire ». C’est dire la confiance de l’institution, du groupe, de sa direction vis-à-vis de ces nouveaux membres qui accèdent finalement rapidement à de postes à responsabilités. Nous avons là une illustration de la transformation du PC en un « parti de masse ».

Cependant on constate également une forte prégnance des militants ayant rejoint le PCF à l’époque du « classe contre classe », période dure, sectaire, marquée par le refus des alliances. Force est de constater que beaucoup d’entre eux sont encore présents après le tournant stratégique, à des postes de responsabilités. Un champ de questionnement très riche s’ouvre alors. Ces militants sont-ils de « bons petits soldats », suivant le parti dans ces changements d’orientations stratégiques sans faire de vague ? Ou bien le « classe contre classe » s’est-il réalisé de telle façon qu’il n’a pas empêché le tournant de 1934-1935 ? En d’autres termes : la période fut-elle si sectaire qu’on le dit pour ne pas freiner l’élan unitaire ?

Allons plus loin dans l’aspect « individu » de la recherche. Je veux parler ici des prénoms des militants étudiés. Plus que des détails, ces prénoms peuvent apparaître comme les signes d’une culture politique familiale. Toujours à partir de l’enquête de l’IC, nous avons relevé 7 personnes aux prénoms « marqués » politiquement : Floréal, Kléber, Danton, Marceau (deux fois), Robespierre et Voltaire. Nous voyons bien dans quelle culture politique nous nous situons…

Une première conclusion, un peu trop rapide, pourrait envisager l’adhésion de ces militants à un parti ayant retrouvé ses « racines républicaines », son histoire nationale, etc. Des militants ayant donc adhéré à partir du changement d’orientation de Front populaire.

Sur ces 7 militants, nous connaissons ou devinons la date d’adhésion au parti de cinq d’entre eux. Tous adhèrent avant le Front populaire. Focalisons-nous sur l’un d’entre eux, Danton Thibes, dont le frère se prénomme… Diderot. Pas d’hésitation ici, nous sommes dans une famille de cultivateurs du Gard, baignant dans une culture républicaine rurale de gauche. Or ces militants accèdent à de petites responsabilités locales en pleine période « classe contre classe », au tout début des années 1930.

De là plusieurs interrogations possibles : cette adhésion au communisme s’est-elle réalisée en opposition au milieu familial ? Ou au contraire – et plus vraisemblablement – ce terreau rural, républicain « rouge » a-t-il favorisé cette adhésion ?

Évitons évidemment le déterminisme, mais constatons, à l’aide de l’historiographie passée, que le communisme en France s’installe dans un environnement républicain, selon les époques avec lui, sans lui voire – plus rarement – contre lui. Nous renvoyons ici à la biographie de Jean Vigreux sur Waldeck Rochet[2] et ses travaux sur le communisme rural[3] et l'importance de l’héritage républicain. D’autres études, portant sur des périodes et des pays différents aident à comprendre le phénomène communiste et l’interaction entre « petite » et « grande » histoire. Nous ferons référence ici à l’article d’Osvaldo Fernandez Diaz, docteur en philosophie à l’université de Paris I, « Le PC chilien amorce une nouvelle étape[4] ». L’auteur y relève trois types de parcours chez les militants durant la dictature d’Augusto Pinochet : une brève période d’illégalité puis l’exil, l’illégalité permanente, de longues années d’exil. Ces militants qui se retrouvent à la fin de la dictature n’ont pas le même vécu, les mêmes expériences, et donc pas le même type de pratique politique. Cela se retrouve dans les débats sur l’élaboration de la ligne du parti. Les parcours individuels des uns et des autres agissent dans la façon de concevoir le fait politique. Militer en exil, au grand jour, ou participer à des combats clandestins, parfois à la lutte armée, connaître la répression, ne conduit évidemment pas à la même appréhension du fait politique.

Établir une dialectique entre l’individu, ici le cadre régional du PCF, et le groupe, le parti, permet donc plusieurs choses. Tout d’abord, très largement, une meilleure compréhension du phénomène communiste. On connaît les grandes phases de l’histoire, les retournements stratégiques, le parcours des grands dirigeants. Mais savoir qui adhère au parti, quand ces militants accèdent aux responsabilités, s’ils se maintiennent ou non et pourquoi, toutes ces questions permettent d’établir une histoire « par le bas », d’enrichir, confirmer, ou remettre en cause certaines conclusions de l’historiographie passée.

Cette démarche permet de s’éloigner de la vision encore trop répandue d’un communisme monolithique et figé.


Pour aller plus loin, deux références parmi d’autres de prosopographies pour l’histoire contemporaine

- Rémi Skoutelsky, L’espoir guidait leurs pas, les volontaires français dans les Brigades internationales, 1936-1939, Paris, Grasset, 1998.
- Nicolas Patin, La catastrophe allemande (1914-1945), Paris, Fayard, 2014.
- Source : Enquête de l’Internationale communiste (IC) de 1939, RGSAPI 517-1-1908 et 1909.

Dimitri Manessis
Centre Georges Chevrier,
UMR 7366 CNRS-uB
(sous la direction de Jean Vigreux)


[1] P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en Sciences sociales, 1986.
[2]J. Vigreux, Waldeck Rochet, une biographie politique, Paris, La Dispute, 2000.
[3]J. Vigreux, La faucille après le marteau. Le communisme aux champs dans l’entre-deux-guerres, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2012.
[4]O. Fernandez Diaz, « Le PC chilien amorce une nouvelle étape », Nouvelles FondationS 3/ 2007 (n° 7-8), p. 198-202.


Pour citer cet article :
Dimitri Manessis, « L’intérêt de la démarche prosopographique dans l’étude du mouvement communiste », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 6 - mis en ligne le 22 septembre 2015.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/transversales/Individu_et_societe/D_Manessis.html
Auteur : Dimitri Manessis
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