Francine Rapiné : une jeune étudiante, porteuse de valise à la faculté de Besançon[1]

Besançon, ville modérée, influencée par le catholicisme, accueillant le siège de l’un des plus grands diocèse de France. Cette ville moyenne de l’Est de la France semble moins concernée par le processus de décolonisation, à l’inverse des cités du Sud ou des grandes agglomérations industrielles. La guerre d’Indochine, ainsi, déclenche peu de réactions, hors du monde communiste, même si quelques catholiques s’associent à la protestation. Ces derniers appartiennent au MLP (Mouvement de Libération du Peuple)[2] et constitueront le noyau du PSU (Parti Socialiste Unifié) en 1960[3]. Cette histoire vue d’en bas, permet ainsi d’évaluer si ce processus a touché en profondeur ou non la société française[4]. Or, comme dans l’ensemble du territoire français, la guerre d’Algérie change quelque peu la donne. Besançon est une ville de garnison, une ville qui dans l’après guerre s’industrialise et accueille une part de plus en plus importante de main d’œuvre algérienne, mais surtout une ville universitaire. Or les étudiants sont l’un des éléments de la société française les plus critiques vis-à-vis de cette guerre. À Besançon, cette règle s’applique, mais avec une intensité que l’on attendait peut-être pas à priori. L’expérience de Francine Rapiné en est une illustration à la fois exemplaire et exceptionnelle. Ainsi, en décembre 1957, dans l’atmosphère feutrée d’une ville moyenne, plutôt bourgeoise, l’arrestation d’une jeune étudiante pour atteinte à la sécurité de l’État résonne comme un coup de tonnerre. 

Comment expliquer, au-delà du choix de l’individu, cet engagement précoce et extrême de Francine Rapiné ? Existe-t-il au sein de la communauté bisontine, et plus particulièrement du monde étudiant, des facteurs explicatifs ?

Nous examinerons, tout d’abord, le moment du procès qui souligne le caractère radical et exceptionnel de l’engagement de cette jeune étudiante. Puis, dans un second temps nous envisagerons les éléments contextuels qui expliquent que cet engagement ait été possible à Besançon.

Francine Rapiné, le choix de l’engagement

Le procès[5] « Mathiot-Rapiné » comme l’intitule la presse connait un retentissement local et national[6]. Le tribunal « est pris d’assaut » par les Bisontins, et nombreux sont ceux qui ne peuvent entrer dans la salle d’audience.

Les faits

Francine Rapiné, fille de douanier, est originaire de Belfort, ville située à une centaine de kilomètres au nord de Besançon. Elle a 21 ans et est étudiante en propédeutique en lettres à Besançon. Issue d’une famille catholique, elle est responsable de la JECF (Jeunesse Étudiante Catholique Féminine) à Belfort. Arrivée à Besançon, elle s’engage très vite en étant élue par les propédeutiques pour les représenter à l’AGEB (Association Générale des Étudiants de Besançon). La JEC est alors très influente au sein de l’AGEB. La jeune fille participe activement aux débats alors très vifs à la faculté sur la guerre d’Algérie. On retrouve ainsi sa signature, au bas de comptes rendus d’assemblées générales étudiantes houleuses sur la question coloniale, dans les quotidiens locaux Le Comtois, appartenant à SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) et La République, appartenant à la droite catholique modérée. Mais ce sont ses seuls faits d’arme publics, avant son arrestation. Elle est alors relativement peu connue, y compris dans le milieu étudiant, hors du cercle de ses camarades les plus actifs.  Le 11 décembre 1957, elle est arrêtée en même temps que l’ancien secrétaire de l’UGEMA (Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens) à Besançon, Mohamed Ben Abderrahamane, étudiant en médecine, parti poursuivre son cursus à Genève. À Belfort, le pasteur Mathiot est également arrêté. Francine Rapiné est accusée d’avoir été la secrétaire, l’agent de liaison, la boîte aux lettres, et la trésorière de Laouedj Salah, dit Si Ali, responsable du FLN pour le Nord-Est de la France[7]. Devant la menace d’une arrestation, Si Ali passe en Suisse dans la voiture du pasteur Mathiot, accompagné de sa femme et de Francine Rapiné. Elle connait le pasteur Mathiot, qui comme d’autres pasteurs et prêtres, a aidé des Algériens recherchés par les autorités françaises, notamment en les faisant passer en Suisse.

Le procureur réclame 4 ans de prison pour Francine Rapiné, 6 mois à un an pour Ben Abderrahamane et s’en remet à la sagesse du tribunal pour le Pasteur. Le verdict tombe, 3 ans pour Francine Rapiné, elle qui a trahi son appartenance à la communauté française en ralliant la cause algérienne, 8 mois pour le Pasteur Mathiot et 3 mois pour Ben Abderrahamane.

Les raisons de la condamnation

La transgression est forte de la part de la jeune étudiante. Son engagement en faveur de la cause algérienne s’oppose au discours normatif déployé par l’ensemble des élites nationales et locales. En ce début des années cinquante, ces jeunes catholiques sont « triplement minoritaires : dans le pays,  dans la gauche et dans leurs Églises »[8], selon l’expression empruntée à Étienne Fouilloux. Le choix de l’anticolonialisme suppose une rupture en triptyque : rupture avec la communauté urbaine, avec le discours colonial de l’Église, avec celui de la gauche non communiste et majoritaire. La SFIO, nationalement comme localement, dès 1947 et avec l’affirmation du contexte de guerre froide, a évincé sa composante anti-coloniale[9]. Le gouvernement Guy Mollet, avec le choix de l’intensification de la guerre par l’envoi du contingent, confirme cette ligne politique. Localement, le consensus colonial est d’autant plus puissant que Jean Minjoz[10], principal représentant de la SFIO locale, maire de Besançon, est nommé en 1956 secrétaire d’État dans le gouvernement de Guy Mollet[11]. En mars 1958, le temps est alors celui des rapatriements des corps des jeunes soldats partis combattre dans les Aurès. Fraterniser avec le FLN, c’est donc pactiser avec l’ennemi. Le Procureur lit ainsi en séance une lettre d’une association des parents de tués en Algérie.

La presse locale La République, Le Comtois, ou encore Cité Fraternelle[12], hebdomadaire sous le contrôle de l’évêché, font l’éloge de l’œuvre française outre-mer, reprenant le thème fondateur, héritée de la IIIe République, de la « mission civilisatrice »[13]. La supériorité présupposée de la métropole doit ainsi libérer les peuples d’outre-mer des féodalismes (sociaux, politiques et religieux) qui les asservissent. Les médias comtois  déclinent cette vision reprenant à différentes reprises l’image du peuple enfant qui passe par le stade de l’adolescence avant d’accéder à l’âge adulte, celui d’une indépendance qui n’est pas encore venue. Cette conception peut se lire en creux dans les articles concernant le procès. Dans Le Comtois, Abderharhamane est ainsi « de type kabyle », « il est de culture française et aime la France ». Le journal reprend, ainsi la traditionnelle division entre kabyle et arabe, qui laisse supposer que les premiers sont plus perméables à la civilisation, assimilée à l’occident[14].

Lors du procès, rien de surprenant à ce que les journalistes locaux condamnent sans appel la jeune étudiante. Malgré la notoriété des témoins en faveur des inculpés, Le Comtois souligne « les faits sont pourtant là ! ». Les termes sont particulièrement sévères pour la jeune étudiante, le journaliste reprenant à son compte les expressions du procureur, qualifiant la jeune fille de « cerveau de l’opération » et de « quelque peu illuminée ». Et comme une réponse au choix de Francine Rapiné, dans le même numéro du quotidien, un papier se félicite du démantèlement d’un réseau FLN (Front de Libération Nationale) dans la région, grâce à « une enquête magistralement menée » qui a abouti à « ce magnifique résultat ». La presse locale est ainsi à l’unisson d’une partie de la presse nationale, qui a envoyé ses reporters dans la capitale comtoise. Le Figaro, L’Aurore condamnent tout autant l’étudiante. L’Aurore constate « l’aveuglement de Francine Rapiné l’a entrainé bien loin », c’est-à-dire selon les mots mêmes du président du tribunal vers « des actes de véritables trahison ».

Les « chrétiens progressistes » à la barre

Mais d’autres positions peuvent également se lire dans la presse nationale. Dans Le Monde, Poirot-Delpech conçoit le jugement comme la condamnation « des symboles de l’amitié «franco-musulmane ». L’Humanité ou La Croix proposent des analyses nuancées. L’approche prend les dimensions d’un débat national, rejoignant ainsi les développements des témoins venus à la barre[15]. Que se soit pour le pasteur ou pour l’étudiante, de grands noms se succèdent à la barre pour prendre leur défense : le pasteur Westphal, vice-président de la fédération protestante de France, André Philip ancien député SFIO, ancien ministre, André Mandouze, ancien recteur de l’académie d’Alger et alors recteur de l’académie de Strasbourg ou encore Paul Ricoeur. La jeune étudiante trouve des soutiens locaux au sein de l’université avec le doyen Leurat et du barreau franc-comtois avec maitre Kohler, par ailleurs responsable du parti radical bisontin et adjoint au maire, qui plaide l’acquittement. Les arguments déployés, par les accusés, par les témoins ou les avocats abordent la même problématique : qu’est-ce qu’être chrétien et fidèle au christianisme ? Ils font alors référence à l’opposition existant entre la foi dans sa composante humaniste et non seulement l’usage de la torture, mais aussi la réalité coloniale elle-même. Certains catholiques, y compris à Besançon, ont d’ailleurs entamé ce combat lors de la guerre d’Indochine[16].

Lors du procès ce sont les voix «des progressistes chrétiens», comme les appellent Le Comtois, qui s’élèvent pour défendre Francine Rapiné. Celle-ci représente au niveau local  ce christianisme militant du niveau national gravitant autour de l’équipe de Témoignage Chrétien dont André Mandouze est le rédacteur en chef à la Libération et de celle d’Esprit, revue dans laquelle André Mandouze signe des articles nuancés mais critiques sur la politique française en Algérie dès 1947[17]. Ce dernier a d’ailleurs été arrêté en 1956 pour son engagement contre la guerre d’Algérie et fait cinq semaines de prison. Parmi la jeunesse catholique comtoise, nombreux sont les lecteurs assidus de ces revues. Ils appartiennent donc à ces chrétiens qui franchissent la frontière du politique et qui place cet humanisme, inséparable du christianisme, au cœur de la Cité. À Besançon, comme dans l’ensemble de la Franche-Comté, cette branche du christianisme qui prend racine dans le catholicisme social est fortement présente. Car, si dans le domaine colonial, l’Église bisontine est globalement conservatrice, il n’en va de même de sa ligne directrice générale. Monseigneur Dubourg, évêque dans l’après guerre, est un fervent partisan de l’Action Catholique. Tous les mouvements catholiques sont favorisés : la JEC, la JOC (Jeunesse Ouvrière Catholique), l’AOC (Action Ouvrière Catholique), etc. Et Mgr Dubourg est de ceux qui soutiennent le mouvement des prêtres ouvriers. Il meurt en 1954, et n’est donc plus à la tête du diocèse lors de la guerre d’Algérie. Il est remplacé par un évêque, Mgr Dubois très conservateur et favorable à l’Algérie française. Mais tous les cadres qu’il a nommé reste en place, notamment le père Gilles Meyer, responsable de la paroisse universitaire et de la JEC, qui couvre très largement les agissements anti-coloniaux des étudiants catholiques[18].

Pour les laïcs, cet ancrage dans l’après guerre de la hiérarchie catholique bisontine dans un catholicisme social a également été libérateur, notamment pour les plus jeunes. Car pourquoi ne pas appliquer dans la sphère coloniale la même ouverture que dans la sphère sociale ? Les étudiants catholiques ont suivi à la lettre les préceptes de la JEC : «Voir, Juger, Agir»

L’Université bisontine, un milieu propice à l’engagement

Certes, la radicalité de l’engagement de Francine Rapiné lui est propre. Pour autant, elle s’inscrit dans un milieu estudiantin politisé et favorable au processus de décolonisation. La faculté de Besançon étant détenue par ceux que l’on appelait alors la « Mino ».

Besançon, une faculté aux mains de la « Mino »

La « Mino » représente à l’UNEF (Union Nationale des Étudiants de France)[19] ceux qui militent pour un syndicalisme étudiant qui ne se limite à l’amélioration matérielle des études ou à l’animation folklorique. Ils se disent favorables à une participation active à la Res Publica. Ces étudiants sont appelés les « minos », parce qu’ils sont minoritaires au sein de l’UNEF. Ils détiennent, cependant, quelques AGE (Association Générale des Étudiants) de province, dont celles de Lyon, Grenoble ou Besançon. Avant le déclenchement de la guerre d’Algérie, l’AGEB exprime sa critique vis-à-vis du système colonial existant. En 1953, Yves Calais, alors président de l’AGEB, écrit un article dans le mensuel édité par l’AGE de Lyon, Le Mouvement étudiant. Ce papier est intitulé sans ambiguïté « La faillite de la politique coloniale de l’UNEF » et apparait comme un pamphlet mettant en cause la « Majo ».

La force des « minos » à Besançon s’explique par différents facteurs. Tout d’abord, l’AGEB est une émanation de l’AGE de Lyon, la plus puissante des facultés détenues par les minoritaires. Les liens entre Lyonnais et Bisontins se sont pérennisés. De plus, l’implantation de la « Mino » s’effectue d’autant plus facilement que les Lettres et les Sciences sont bien représentées. C’est le cas à Besançon, Lettres et Sciences cumulent 85% des effectifs. La plupart des présidents de l’AGEB sont ainsi issus de leurs rangs. Le recrutement social est également favorable, du fait d’une présence supérieure à la moyenne nationale d’étudiants issus de la classe ouvrière. Cette explication rejoint d’ailleurs la première, Lettres et Sciences accueillant plus facilement ces jeunes que Droit ou Médecine. À Besançon, les pourcentages sont cependant très variables d’une année sur l’autre. Par exemple, pour l’année 1959-1960 l’université compte 5,1% d’étudiants issus de la classe ouvrière, l’année suivante 9,9%[20], pour une moyenne nationale de 3,4%[21].

Enfin, le fait que Besançon soit une petite université a pu également favoriser l’ancrage des « minos ». Ces derniers ont parfois pris des positions relativement radicales, qui n’étaient pas partagées par la majorité des étudiants qu’ils représentaient. C’est au moins le sentiment de ses présidents[22]. S’ils ont tenu ce cap, ce fut sans doute parce que l’AGEB était moins soumise à la pression s’exerçant au niveau national par le souci de la sauvegarde de l’unité du syndicat. De même, un petite structure facilite les liens et les échanges, ce fut notamment le cas entre étudiants catholiques et communistes, comme entre les étudiants franc-comtois et ceux issus de l’outre-mer. Le bureau de l’AGEB en témoigne, un marocain en 1950-51 en est le trésorier, et en 1953-54 un tunisien, Ben Amida, est chargé des œuvres universitaires. En 1954, Abdoulaye Wade dépose sa candidature pour devenir membre de l’AGEB. C’est un échec, car avec le déclenchement de la guerre d’Algérie, la situation est devenue plus tendue et plus conflictuelle, y compris à Besançon. Mais entre étudiants de la JEC et d’outre-mer, reconnaissance et estime ont fait naitre des liens d’amitiés. Abdoulaye Wade reconnait ainsi « la sympathie naturelle » avec les étudiants chrétiens, devenus des « camarades ». Il évoque alors le combat commun, « nous et Témoignage Chrétien » contre l’Algérie française[23].

La JEC, des étudiants engagés

Dès la naissance de l’AGEB, les Jécistes en constituent le noyau dirigeant. Sa force au sein du monde étudiant lui vient de son organisation, des convictions de ses dirigeants  et de leur capacité à faire vivre le monde étudiant. À Besançon, durant les années cinquante, les étudiants communistes sont peu nombreux. Une cellule communiste étudiante se crée à la fin de l’année 1954. Mais ce n’est qu’en mars 1957 que l’UEC (Union des Étudiants Communistes) se constitue en tant que telle. À l’AGEB, comme à l’UNEF, plus que l’influence communiste, c’est celle des catholiques qui entraine des positions anticolonialistes. L’influence de la JEC dépasse donc le nombre de ses adhérents, soit une quarantaine d’étudiants, pour environ 1 200 étudiants, dont 230 étudiants se vivant comme catholiques. Tous les étudiants catholiques ne partagent pas évidemment les options de la JEC, notamment sur les questions coloniales. En 1956, les uns, favorables à l’Algérie française et les autres aux cris de « fascistes », défilent sur deux trottoirs opposés de la ville. Mais, jusqu’en 1958, le contrôle de l’AGEB échappe à la JEC seulement une fois. Ironie du sort, il s’agit de l’année 1955-1956, année où l’UNEF bascule aux mains des « minos ». 

La forte influence de la JEC à la faculté de Besançon tient aussi à l’histoire de la JEC, elle-même. L’un de ses fondateurs, en effet, était bisontin. Il s’agit de l’abbé Flory. L’ACJF donne naissance en 1929 à la JEC, lors d’une rencontre à Besançon. Celle-ci rassemblait, notamment, un groupe de Lyonnais, un groupe bisontin autour de l’abbé Flory, qui souhaitait un mouvement capable de soutenir les élèves catholiques de l’école publique et enfin un cercle bordelais[24]. En 1930 a lieu la première retraite du secrétariat Général de la JEC dans la Doubs[25], et le premier aumônier national du mouvement étant l’abbé Flory.

À Besançon, la JEC est ainsi la seule structure de formation au syndicalisme étudiant. Des sessions de formation sont effectuées pour les « cadets » de la JEC. Les élèves de première et terminale partent ainsi en session de formation une huitaine de jours dans le Haut-Doubs, encadrés par le père Gilles (aumônier des étudiants), l’abbé Kammerer (aumônier fédéral de la JEC) et un responsable étudiant de la JEC.  Une fois à la faculté, ces jeunes formés possèdent des outils leur permettant d’apparaitre comme une force de proposition et d’organisation efficace. Des cercles d’étude sont initiés par la JEC à la faculté, ouvert à tous, catholiques ou non. La JEC reflète la force du catholicisme social en Franche-Comté et Francine Rapiné en est l’une de ses jeunes représentantes.

Le choix radical

Le choix de Francine Rapiné s’explique ainsi en partie par le milieu dans lequel elle vit. Elle s’est sans doute sentie encouragée par les positions prises par ses jeunes ainés et qui légitimait ses propres options. Pour autant, elle a choisi un chemin autrement plus radical que ces derniers. Qu’est-ce qui dans son parcours personnel peut l’expliquer ? On retrouve en Francine Rapiné certains traits communs aux porteurs de valise.

Ces derniers appartiennent à des minorités dans leur communauté. Dans le monde communiste, se sont plus souvent des trotskystes que des membres du PCF. Dans le monde chrétien, plus souvent des protestants que des catholiques et chez les catholiques plus souvent des militants de la «nouvelle gauche» que les autres. Francine Rapiné est à classer dans cette catégorie. Au sein de la faculté, Francine Rapiné, certes bien intégrée en étant membre de la JEC, n’en appartient pas moins également à une minorité sociologique et géographique. Besançon apparait comme une faculté au contraste social fort, entre les étudiants bisontins (souvent issu de la bonne bourgeoisie) et les jeunes issus du Nord Franche-Comté (souvent de classes plus populaires). Montbéliardais et Belfortains formaient une « micro-colonie », se vivant comme un « moteur » de la faculté. Le Nord Franche-Comté aurait été ainsi porteur d’un certain dynamisme, dû à une plus grande diversité sociale (une forte mixité due à la présence des enfants d’ouvriers) et religieuse (forte emprunte protestante dans le Nord Franche-Comté).

Les porteurs de valises ont également souvent eu un contact direct avec la réalité coloniale, basée sur une démarche volontaire. Pour reprendre l’exemple du plus célèbre des porteurs de valise, Francis Jeanson, après s’être engagé dans l’armée d’Afrique, il retourne avec son épouse en 1948 en Algérie « pour partager la vie des Musulmans et mieux la comprendre » pour reprendre les expression d’Hamon et Rotman. Déjà partie dans le nord marocain avant son entrée à la faculté, Francine Rapiné, lors des vacances d’été de 1957, effectue un séjour dans la famille d’un étudiant tunisien de Besançon. 

Enfin, parmi ces Français qui ont aidé directement le FLN, on trouve beaucoup de jeunes, et de jeunes femmes diplômées. D’ailleurs la presse, réduit souvent leur acte à celui d’un élan amoureux. L’objectif est bien sûr d’amoindrir la portée de leur acte en le réduisant aux effets de l’affect et non de la raison. Sans nier le rôle des sentiments amoureux ou amicaux dans les choix effectués, la condition féminine peut apparaitre comme un élément explicatif. On peut se demander alors si cette transgression suprême, qui est la trahison de la communauté nationale en guerre, n’a pas comme ressort la rencontre entre deux  membres de cette communauté dont le statut n’est pas l’égal de l’homme (au sens masculin) blanc : l’indigène d’un côté, éternel enfant incapable de se gouverner, la jeune femme de l’autre dont le droit de vote vient à peine d’être reconnu, mais qui encore mineure dans d’autres domaines.

Conclusion

Le passage à l’acte de Francine Rapiné s’explique sans doute en partie par la présence d’un milieu ambiant, celui de la faculté bisontine, qui lui était favorable. Les résultats de l’élection cantonale du printemps 1958 montrent également qu’une partie non négligeable de la cité bisontine s’oppose à la guerre d’Algérie. Lucienne Rolland, la candidate de l’UGS (Union de la Gauche Socialiste), dont la majorité des membres est catholique, fait  clairement campagne contre la guerre et pour l’indépendance de l’Algérie. Celle-ci obtient 7,7% des voix au second tour. Mais les choix de Francine Rapiné ont été bien au-delà de ceux de ces catholiques et de ses camarades de faculté. Malgré cette radicalité, la JEC et l’AGEB, à travers l’action de son président de l’époque, Jean Ponçot, ont soutenu Francine Rapiné et Aberderhamane, qui fut ensuite envoyé au camp de Mourmelon, afin d’obtenir une amélioration de leur condition d’incarcération puis leur libération. Le 20 mars 1958, ce dernier avec l’aide du Doyen Lerat obtient la possibilité de communiquer avec Francine Rapiné. L’ensemble du conseil de l’Université demande également à ce qu’elle puisse passer ses examens. Le président de l’AGEB actionne enfin différents réseaux en vue de sa libération. Il passe, ainsi, par une enseignante d’allemand, et rencontre Jospeh Rovan. Celui-ci plaide la cause de Francine Rapiné auprès d’Edmond Michelet, avec qui il s’était noué d’amitié à Dachau, et qui est alors garde des Sceaux. Mais c’est finalement grâce à l’intervention de Geneviève Antonios De Gaulle, la nièce du Général, que Francine Rapiné est graciée le 25 mai 1959. Dans le cas de Francine Rapiné, l’épisode de sa libération, renvoie aux liens complexes entre ces jeunes français s’opposant au système répressif colonial français et à leurs ainés qui s’étaient opposés au nazisme et la collaboration.

Bénédicte Ponçot
Centre Georges Chevrier,
UMR7366 CNRS-uB
(sous la direction de Jean Vigreux)


[1]Nos sources principales sont aux archives départementales du Doubs. Sur le procès voir notamment 1485w95 RG dossier procès Mathiot-Rapiné ; la presse La Comtois, La République, L’Est Républicain et Cité Fraternelle. Sur la JEC, archives diocésaines 4367 et entretiens avec trois anciens présidents de l’AGEB, Yves Calais, Gaston Bordet et Jean Ponçot.
[2] Sur le MPF, MLP ou MLO (mouvement de libération ouvrière), voir les Cahiers du GRMF (Groupement pour la Recherche sur les Mouvements Familiaux Populaires), 14 numéros publiés de 1983 à 2006, notamment les cahiers n° 2 et n° 9.
[3] Pour une approche comparative et régionale des mouvements ayant donné naissance au PSU, T. Kernalegenn, F. Pringent, G. Richard [dir.], Le PSU vu d’en bas : réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950 – années 1980), Rennes, PUR, 2009.
[4] R. Branche, S. Thènault, La France en Guerre, 1954-1962, Autrement, Paris, 2008 ; J.-P. Rioux [dir.], La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990.
[5] Le livre de Hamon et Rotman sur le sujet ne fait pas mention de cette affaire, mais permet de noter des proximités dans les profils de ces Français(e)s qui ont épousé la cause algérienne. H. Hamon, P. Rotman, Les Porteurs de valises : la résistance française à la guerre d'Algérie, Paris, A. Michel, 1979.
[6] Le Monde suit le procès en déléguant Bertrand Poirot-Delpech (articles des 7 mars, 10 mars, 14 mars, 15 mars 1958).
[7] A. Linda, La bataille de France, La guerre d'Algérie en métropole, Paris, Laffont, 2004.
[8] Expression empruntée à Étienne Fouilloux in S. Rousseau, La colombe et le napalm, des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam, 1945 - 1975, Paris, CNRS Éditions, 2002, préface.
[9] J.-P. Biondi, G. Morin, Les anticolonialistes, 1881-1962, Paris, Hachette-Pluriel, 1993 ; C. Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France : du XVIe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 2012.
[10] N. Castagnez-Rugglu, Socialistes en République : les parlementaires SFIO de la IVe République,préf. de J.-M. Mayeur, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
[11] E. Maquin, Le parti socialiste et la guerre d’Algérie : la fin de la vieille maison : 1954-1958, Paris, L’Harmattan, 1990.
[12] D. Lambert, Un hebdomadaire catholique de province, « Cité fraternelle »: Besançon, 1944-1967, thèse doctorat, Besançon, Université de Franche-Comté, 2003.
[13] Sur ce thème de la mission civilisatrice, N. Bancel, P. Blanchard, F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, Paris, A. Michel, 2003, p. 67 sq. ; F. Cooper, Le colonialisme en question, Paris, Payot, 2010, p. 230 ; A. Ruscio, Le Crédo de l’homme blanc, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 79.
[14] N. Dodille, Introduction aux discours coloniaux, Paris, PUPS, 2011.
[15] J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli [dir.], La guerre d'Algérie et les intellectuels français, Paris, Institut d'histoire du temps présent, 1988.
[16] S. Rousseau, La colombe et le napalm…, op. cit.
[17] J. Roman, Esprit, écrire contre la guerre d’Algérie, 1947-1962, Paris, Hachette Littératures, 2002.
[18] A. Nozière, Algérie : les Chrétiens dans la guerre, Paris, Cana, 1979.
[19] A. Monchamblon, Histoire de l'UNEF de 1956 à 1968, Paris, PUF, 1983.
[20] J. Cantaut, Le monde étudiant bisontin face au problème algérien : 1954-1962, mémoire de maîtrise, Besançon, Université de Franche-Comté, 1988, p. 38.
[21] Y. Sabot, Le syndicalisme étudiant et la guerre d'Algérie, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 49.
[22] Yves Calais, Gaston Bordet, Jean Ponçot.
[23] Entretien décembre 2012.
[24] J. Ball, L’Abbé Flory (1886-1949), documents et témoignages, Besançon, 1978.
[25] La villa Saint Charles à Gouille restera un lieu de rencontres pour les catholiques bisontins et franc-comtois important JEC, CFTC, etc...

 


Pour citer cet article :
Bénédicte Ponçot, « Francine Rapiné : une jeune étudiante, porteuse de valise à la faculté de Besançon », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 6 - mis en ligne le 22 septembre 2015.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/transversales/Individu_et_societe/B_Poncot.html
Auteur : Bénédicte Ponçot
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