Genre et carrière politique : entre contraintes et liberté individuelle Le monde politique est un espace social historiquement dominé par les hommes : les fonctions électives leur ont été historiquement réservées. L’obtention du droit de vote et d’éligibilité par les femmes en 1944 grâce à l’Ordonnance d’Alger n’a pas mis fin à ce phénomène. Jusqu’au début des années 2000, la part de femmes élues peine à dépasser le quart dans les assemblées locales[1] et 10 % au Parlement[2]. On peut alors parler à juste titre de monopole masculin dans le champ politique. À partir des années 2000, l’instauration des mesures paritaires change la donne. La féminisation des candidatures lors des différentes élections est encouragée, avec pour horizon la parité c'est-à-dire le partage égal (50/50) des mandats électifs entre femmes et hommes. La place laissée aux femmes depuis la promulgation de ces lois favorise-t-elle leur intégration dans l’espace politique ? Plusieurs études ont déjà révélé la persistance de contraintes sexuées[3]. Dans quelles conditions les femmes peuvent-elles devenir des actrices de leur engagement dans la sphère publique ? Comment saisir le comportement des femmes dans le champ politique, entre les deux pôles extrêmes que sont la liberté individuelle et les déterminismes des appartenances sexuées résultant du genre ? Pour répondre à ces questions, nous mobiliserons une approche en termes de « carrière de genre ». Après avoir expliqué brièvement ses enjeux, nous exposerons les contraintes qui pèsent sur les femmes qui exercent des mandats électifs puis l’émancipation de ces contraintes au cours de la carrière. Analyser les carrières selon le genre : aspects méthodologiques L’analyse est centrée sur les parcours des femmes élues à différents échelons de la politique (mandats de député, conseiller régional, général et municipal des principales villes de la région Bourgogne). Elle s’appuie sur trois méthodes de récolte de données. Tout d’abord, une quarantaine d’entretiens de type « récit de vie » ont été réalisés auprès d’élus (une majorité de femmes et sept hommes) ayant un parcours politique qui s’inscrit dans la durée (12 ans en moyenne). Ils sont complétés par une enquête quantitative menée par questionnaires auto-administrés auprès des femmes et des hommes élu-e-s dans toute la Bourgogne, aux mandats de conseiller municipal dans les communes soumises à la parité (plus de 3 500 habitants), conseiller départemental et régional, député et sénateur. 262 questionnaires remplis (132 par des femmes et 130 par des hommes) permettent de retracer leur parcours politique, militant, professionnel et familial, d’analyser les représentations de l’exercice des mandats ainsi que celles de la « masculinité » et de la « féminité » en politique. Enfin, le troisième volet de l’enquête se compose d’observations de deux formes d’activités politiques : les séances plénières de trois types d’assemblées élues (une douzaine d’observations au sein d’un conseil municipal, général et régional) et les réunions publiques lors de la campagne pour les élections régionales de 2010 (vingt-et-une observations). Le parcours politique comme carrière de genre : enjeux et méthode d’analyse Dans cette analyse, nous considérons que l’apprentissage des rôles politiques en fonction des contextes et des institutions contribue à une socialisation spécifique selon le sexe. La succession de ces apprentissages dans le temps structure les carrières de genre. Suivant l’expression de Jacques Lagroye, « On ne subit pas son rôle[4] ». Autrement dit, le rôle politique est constitué d’une somme d’attentes, en partie institutionnelles, qui pèsent sur les acteurs mais également de la manière dont ces mêmes acteurs se les approprient. L’hypothèse qui guide cette étude est double : d’une part, elle suppose que les contraintes institutionnelles, reflétant les attentes qui pèsent sur les actrices politiques, résultent du genre, au moins en partie ; d’autre part, elle induit que, pour répondre à ces attentes contraignantes, les actrices accomplissent un travail de mise en conformité (parfois non-nécessaire lorsque la conformité est déjà assurée par le recrutement des candidates) entre leur rôle politique et leur rôle sexué. Dans son acception héritée d’Erving Goffman, la carrière renvoie aux contraintes institutionnelles qui influencent les trajectoires biographiques des individus. L’accent est mis sur les modifications de la personnalité qui en résultent. Celles-ci contribuent à une « carrière morale », c'est-à-dire à un « cycle des modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière et (les) modifications du système de représentation par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres »[5]. Comme l’a montré Muriel Darmon à partir de l’étude du devenir anorexique, le concept de carrière a une portée objectivante dans la mesure où, à partir d’une démarche d’agrégation qualitative et de comparaison systématique, il permet de se détacher des discours sur soi des enquêtés ainsi que de celui des différents acteurs, y compris de ceux dont le savoir est le plus légitime et scientifique tels les médecins[6]. La carrière politique des femmes est traversée par des contraintes spécifiques à leur sexe qui les amènent à endosser des rôles distincts de ceux des hommes dans le but de maintenir des différences. La carrière se révèle comme un processus d’apprentissage et d’acquisition de rôles sexués définis par les normes institutionnelles et les différents acteurs qui gravitent dans cet espace. Devenir élue, c’est apprendre une somme de comportements partagés par l’ensemble des élus, mais aussi ceux qui permettent de rétablir la distinction des sexes. Les contraintes résultant du genre et leurs conséquences
Le champ politique est traversé par un clivage entre des institutions comprenant autant de femmes que d’hommes et des assemblées dans lesquelles les femmes demeurent nettement minoritaires. Ce clivage ne permet pas aux femmes de faire carrière aux mêmes échelons politiques que les hommes, leur présence étant encouragée dans certaines de ces assemblées et moins recherchée dans d’autres. Au 1er janvier 2015, celles qui leur sont les plus ouvertes sont les conseils régionaux (48 % de femmes[7]), la délégation française au Parlement européen (44 %) et les conseils municipaux (40,3 % de femmes en moyenne[8]). Les femmes restent minoritaires parmi les députés (26,9 %) et au sénat (25 %). Dans les conseils généraux, elles représentent 13,9 % des élus, avant le renouvellement complet des assemblées départementales en mars 2015. Celui-ci instaure la parité en obligeant à constituer des binômes de candidats mixtes (un homme et une femme). La féminisation des assemblées élues est favorisée principalement par la loi. Depuis le début des années 2000, le principe paritaire énoncé dans la Constitution de la Ve République en 1999 s’est traduit par plusieurs mesures législatives destinées à organiser les modalités de son application dans la plupart des assemblées politiques. Outre les mandats rendus accessibles aux femmes, l’examen de la répartition du travail au sein des assemblées élues permet d’identifier des positions majoritairement détenues par les femmes ou, au contraire, par les hommes, quel que soit l’échelon politique concerné et son degré de féminisation. Par exemple, à l’Assemblée nationale, 45,1 % des femmes députées élues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont siégé dans la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales[9]. De même, une enquête réalisée par le quotidien Libération à partir d’un échantillon de 85 grandes villes françaises (les préfectures et sept villes de plus de 100 000 habitants) témoigne d’une ségrégation des femmes dans quelques domaines d’activité politique : 65 % des délégations aux affaires sociales leur sont attribuées ; 40 % de celles à la culture ; et 35 % de celles à l’environnement. Des domaines demeurent presque exclusivement masculins : 85 % des délégations aux finances, à la sécurité et aux sports ainsi que 89 % des délégations aux transports sont occupées par des hommes[10]. L’analyse des exécutifs dans les assemblées départementales suite aux élections de 2011 confirme cette division du travail politique : les femmes obtiennent principalement les responsabilités relatives aux affaires sociales et culturelles, d’après nos estimations réalisées à partir des sites internet des conseils généraux dans 91 des 95 départements que compte la France métropolitaine. Les vice-présidentes ont le plus souvent des délégations relatives aux affaires sociales, à la santé et au logement (33,8 %) ainsi qu’à la culture (11,9 %). 10 % des élues disposent également de responsabilités dans le domaine de l’éducation, la recherche et l’enseignement supérieur. La féminisation des exécutifs régionaux, rendue obligatoire en 2007, tout comme parmi les équipes municipales, ne remet pas en question cette attribution des délégations selon le genre. Entre les renouvellements de 2004 et 2010, les domaines politiques à la charge des femmes se sont diversifiés. Ceux auparavant réservés aux hommes se sont progressivement féminisés (l’enseignement supérieur ou encore la coopération et les relations internationales). Néanmoins, ce sont les délégations relatives au travail de care, consistant à prendre en charge les personnes dépendantes, qui se sont le plus féminisées : l’éducation et l’enseignement (80 % de ces vice-présidences sont détenues par des femmes en 2010), la santé (72,7 %) ou encore la formation professionnelle et l’emploi (72,7 %). Les affaires sociales et la culture dans lesquelles elles étaient déjà majoritaires en 2004, continuent de l’être en 2010. Les progrès de la mixité au sein des exécutifs régionaux ne remettent pas en question la concentration des femmes dans certains domaines d’intervention politique. En effet, le nombre de délégations mixtes a diminué. En 2004, sept types de vice-présidences comprenaient entre 40 et 60 % de femmes tandis qu’en 2010, elles ne sont plus que quatre. Les domaines d’intervention politique semblent devenir de plus en plus sexués dans les assemblées régionales. La carrière des femmes élues s’exerce donc sur un mode différent de celui des hommes. Les femmes sont encouragées à s’investir davantage dans les mandats locaux que nationaux et, au sein de chaque assemblée, à adopter une position politique de care à travers l’attribution privilégiée de délégations relatives à la prise en charge de personnes dépendantes. Elles sont encouragées à incarner la figure de la « maternité sociale[11] », inspirée de leur rôle dans la sphère privée. Les femmes développent par ailleurs des représentations sexuées de l’exercice des mandats.
Les élues sont appelées en politique pour incarner un rôle de caring social, inspiré de leur rôle maternel. Deux processus entrent en jeu pour assurer leur conformité à ce rôle : d’une part, la dépolitisation des candidatures féminines, perceptible à tous les échelons politiques ; d’autre part, le repli sur la relation aux administrés, compte tenu de l’éviction des femmes des luttes partisanes. Tout d’abord, les sollicitations de la part des leaders politiques répondent à des objectifs explicitement distincts selon le sexe des candidats, en particulier dans le cadre de scrutins de liste (élections régionales et municipales). Les femmes sont moins souvent sollicitées que les hommes en raison de leur appartenance partisane. Par exemple, si près de la moitié des élues rencontrées appartiennent bel et bien à un parti politique au moment du recrutement, ce n’est pas cette caractéristique qui justifie la sollicitation. D’autres ressources sont mises en avant, notamment celles personnelles, relevant des « capitaux corporels identitaires[12] » : le sexe (le plus souvent en raison de l’application de la parité), l’âge (le fait d’être jeune) ou encore les relations nouées avec la tête de liste. L’appartenance partisane ne suffit pas en soi à justifier la sollicitation. Pour être autorisées à candidater, les femmes doivent cumuler, en plus de leur appartenance politique, des signes distinctifs reposant sur leurs caractéristiques personnelles. Cette logique de dépolitisation[13], poussée à l’extrême, peut parfois conduire au recrutement de femmes en raison de leur apparence physique. Une suppléante de sénateur explique avoir été « repérée » pour cette fonction car elle est « mignonne ». Elle l’assume pleinement dans la mesure où cela fait partie du « jeu » politique, selon elle. Ce qui est recherché parmi les candidates se situe davantage du côté des qualités relationnelles que du côté de l’ardeur partisane. On attend qu’elles facilitent la relation entre la classe politique et les administrés. Par exemple, une jeune élue (23 ans) est recrutée sur une liste car elle dénonce la « langue de bois » du personnel politique. Les élus, femmes et hommes, font d’ailleurs de la capacité relationnelle une caractéristique féminine : il s’agit de la qualité la plus souvent attribuée aux femmes dans les assemblées désignées au scrutin de liste, tout comme dans celles accessibles par le scrutin uninominal. Par exemple, une conseillère générale et maire, membre de l’UMP déclare : « Je pense que les femmes en politique, elles passent bien. Je parlais de l’écoute et de l’attention à l’instant : on a une sensibilité différente, autre d’eux. Il y a une compréhension et un feeling qui se fait au sein de la population ». La plupart des élues rencontrées manifestent des formes de prédisposition à cette rhétorique fondée sur le care envers les administrés, à travers leur profession : elles sont notamment chargées de communication, infirmières, professeures, pharmaciennes. Même les élues qui ne possèdent pas ces prédispositions affirment que de tels comportements sont nécessaires. Par exemple, une directrice d’entreprise, sans aucune expérience caritative, affirme qu’il est nécessaire d’être à l’« écoute » et de faire preuve d’ « empathie » à l’égard des administrés. Les élues perçoivent les limites de leurs ressources, notamment partisanes, et cherchent à combler ce manque de politisation par un surinvestissement dans le travail à destination des administrés. L’exercice des mandats se centre sur leur volonté de se rendre « utile », de « faire », « sans porter de jugement », l’objectif étant de trouver rapidement sa « place ». Les élues « rendent service », « répondent aux besoins » des administrés qui, en retour, ne se montrent pas agressifs envers elles et acceptent leurs explications. De ce point de vue, les principes à la base des carrières politiques des femmes ne sont pas identiques à ceux des hommes. La « distinction des sexes »[14] contribue à faire des femmes les interlocutrices privilégiées des administrés grâce à leur désintéressement des luttes partisanes, leur dévouement à la chose publique, à l’exercice de mandats locaux de proximité et à la prise en charge du travail politique de care au sein des assemblées élues. Cette éthique, constituée d’un ensemble de valeurs et de normes plus ou moins contraignantes qui guident l’action politique quotidienne, est partagée par la plupart des élues qui débutent, quelle que soit l’assemblée d’élection. Elle prend des formes spécifiques selon la position détenue au sein de l’assemblée (membre ou non de l’exécutif) et les appartenances partisanes[15], ce qui montre qu’il s’agit d’un stéréotype résultant du genre plus que d’une réalité empirique. Néanmoins, elle s’avère limitée pour briguer de nouveaux mandats. Les femmes envisagent d’abandonner plus facilement l’exercice de leur(s) mandat(s) que les hommes. Par exemple, tandis que seulement 11 % des hommes ne souhaitent pas reconduire leur(s) fonction(s), près d’une femme sur quatre (23 %) envisage un retrait de la vie politique. Seulement 54 % d’entre elles entendent poursuivre leur(s) mandat(s) contre près de 70 % des hommes. Les femmes doivent dépasser les contraintes résultant du genre afin de s’imposer durablement en politique. L’émancipation des assignations sexuées par l’exercice des mandats Si, au début de la carrière, il peut être relativement aisé pour les femmes de revendiquer une attitude « exemplaire » et de rejeter les pratiques « politiciennes »[16] grâce à leur maintien en marge des luttes partisanes, au fil des mandats, la résistance à l’application de ces comportements qualifiés de « masculins » devient plus difficile. On attend des élues qu’elles deviennent des professionnelles de la politique et considèrent davantage les intérêts « politiciens » si elles souhaitent acquérir de nouvelles positions.
À en croire les hommes élus du corpus, le champ politique fonctionne comme un véritable « champ de bataille », en particulier aux échelons les plus élevés. Certains mobilisent le vocabulaire de l’affrontement sportif, voire de la guerre, pour expliquer le processus de professionnalisation. « Partout où il faut avoir des postes importants, on est sélectionné sur des rings de boxe », commente un maire élu depuis une vingtaine d’années, avant d’ajouter : « Il n’y a aucune chance que vous trouviez un artiste peintre au top niveau. Quand on élit le chef de guerre par acclamation sur le pavois, vous avez rarement de fins lettrés qui sont désignés ! C’est souvent un gros costaud avec une hache, toute proportion gardée. L’objectif, c’est d’être ministre. […] Pour être ministre, il faut avoir tué tous les autres ». De tels propos se retrouvent également parmi les femmes les plus expérimentées qui mentionnent que, pour s’implanter durablement en politique, il faut faire preuve de « pugnacité », avoir la « niaque » ou encore se « bagarrer ». Dans ce cas, une distinction entre les novices et les aguerries apparaît. En effet, si les femmes les plus récemment élues refusent dans un premier temps de se soumettre aux luttes politiques, cette position devient difficilement tenable lorsqu’elles souhaitent acquérir, par leur volonté propre, de nouveaux mandats. Elles constatent que leur manque de ressources partisanes les subordonne aux leaders des assemblées élues au scrutin de liste et ne leur permet pas de briguer de nouvelles positions par elles-mêmes. Par exemple, une adjointe élue depuis la fin des années 1990 réalise combien son existence politique était tributaire du leader municipal jusqu’à ce qu’elle essaie de s’emparer de la présidence de l’EPCI (Établissement public de coopération intercommunale) à la place de ce dernier : « Vous vous apercevez que vous êtes un pion. Quand le maire m’a demandé d’être première adjointe au début, c’est parce qu’il savait que je lui apportais des voix, que j’avais du crédit », explique-t-elle. Les femmes élues qui souhaitent acquérir de nouvelles responsabilités expérimentent la nécessité d’endosser les comportements qu’elles qualifiaient de « masculins » au début de leur mandat, en particulier lorsqu’elles postulent à des élections se déroulant au scrutin uninominal (présidence d’EPCI, mandats départementaux, députation). Elles constatent qu’elles doivent adopter les mêmes armes que les hommes si elles souhaitent se faire élire sur leur nom. Il leur faut apprendre à s’imposer face aux autres candidats. Or, cette manière de tenir son rôle va à l’encontre des attentes en matière de désintéressement qui pèsent sur les femmes. Par exemple, une conseillère générale, également adjointe dans une municipalité depuis deux ans seulement, mentionne que sa volonté de « faire », d’agir au service de la population, caractéristique des femmes selon elle, l’amène à négliger les contacts avec la presse. Elle est fréquemment rappelée à l’ordre pour communiquer à ce sujet. En effet, la capacité à se faire connaître et reconnaître en tant qu’élue est une condition fondamentale pour faire carrière. « Il faut quand même être là, être connue ou se faire connaître, d’une façon ou d’une autre pour pouvoir être candidate » explique une femme maire et conseillère régionale. Si revendiquer une éthique politique altruiste, basée sur le désintéressement personnel et partisan ainsi que l’attrait pour le care, peut permettre dans un premier temps d’accéder à des mandats électifs, ce mode d’investissement en politique s’avère inadapté pour être autonome et briguer des mandats en son nom propre. Pour s’imposer durablement, les femmes doivent redéfinir les caractéristiques de la masculinité et de la féminité en politique.
Les élues qui réussissent à exercer un parcours politique de longue durée et à divers échelons institutionnels sont celles qui redéfinissent habilement les attributs sexués. L’ « expérience morale[17] » des femmes est souvent constituée de périodes critiques aux cours desquelles l’abandon des mandats est envisagé. Néanmoins, les remises en question impulsées par ces évènements amènent les élues à modifier la manière dont elles s’investissent dans leur rôle politique. Par exemple, une conseillère régionale élue depuis une quinzaine d’années, membre d’une majorité de droite alliée au Front national et, par ailleurs, présidente d’un EPCI est accusée de « fascisme » par l’un de ses principaux opposants, le maire communiste de la plus grande ville de la communauté de commune. L’affaire est répercutée dans les médias et fait grand bruit. La manière dont elle relate l’épisode illustre une différence notable entre sa perception du rôle d’élu et celle du maire. Tandis que ce dernier conçoit la politique comme un « théâtre », l’élue prend les attaques au pied de la lettre et en est profondément touchée, au point de penser à abandonner. Cette situation marque un « tournant[18] » dans la carrière. La manière dont elle s’investit dans ses mandats s’en trouve profondément bouleversée. Tout d’abord, l’élue décide de briguer celui du maire accusateur puis, la ville étant en faillite, elle trouve dans ce fait une opportunité pour s’allier à des personnalités locales et nationales, capables de lui fournir un « appui » politique. Ce comportement symbolise son entrée dans la « politique politicienne », comme elle l’explique elle-même. Les armes utilisées par cette femme deviennent identiques aux pratiques professionnelles. Elles consistent à faire allégeances à un personnage mieux placé qu’elle, le soutenir dans son ascension, pour espérer être récompensée lorsqu’il atteint une position politique supérieure, par exemple, une responsabilité gouvernementale. Les bénéfices de cette alliance interviennent rapidement. En 2007, l’élue obtient l’investiture pour la députation sur sa circonscription. Cette politique « politicienne » qu’elle dit adopter volontairement demeure néanmoins justifiée par les intérêts des électeurs. Elle adopte les comportements attribués par les plus novices aux hommes, tout en les retravaillant pour les rendre conformes au genre. D’une part, elle explique que sa progression ne s’est jamais faite en recourant à des comportements malhonnêtes mais toujours à partir des opportunités qui s’offraient à elle. D’autre part, elle attribue l’honnêteté et la franchise (ne pas « poignarder dans le dos », comme elle le mentionne en entretien) au genre féminin. La critique de la masculinité ne porte plus sur la politique « politicienne » mais plutôt sur la « basse politique »[19]. De même, elle s’autorise des comportements plus « politiciens » comme les « bagarres » dans la mesure où ils sont justifiés par l’intérêt des administrés.
Du point de vue du genre, la carrière politique des femmes s’exerce dans un double-bind, soit des injonctions normatives à la masculinisation, tout en conservant une part de féminité. Dans un premier temps, les comportements « politiciens » comme le carriérisme et les luttes partisanes, qualifiés de « masculins », sont rejetés au profit d’une éthique politique altruiste, centrée sur le care envers les administrés et présentée comme un attribut féminin en politique. Néanmoins, cette manière de s’investir n’est pas suffisante pour s’émanciper des leaders des assemblées auxquels la plupart des candidates à un scrutin de liste doivent leur présence. L’« individualisation[20] » des femmes en politique nécessite une redéfinition des comportements auparavant perçus comme masculins ou féminins.. Les caractéristiques attribuées aux hommes par les novices, qui relèvent en réalité d’un comportement de professionnel, sont adoptés par les femmes. La relation de care, composante essentielle des rôles féminins, légitime cette « masculinisation ». Ainsi, comme le montre l’analyse des carrières politiques selon le sexe, la socialisation aux fonctions d’élu ne contribue pas à la disparition du genre, mais plutôt à la construction d’un rôle politique original alliant habilement les caractéristiques perçues comme féminines (écoute, empathie) et masculines (pratiques politiciennes).. Maud Navarre [1] Par exemple, en 1995, 21,7 % des élus dans les conseils municipaux sont des femmes. Source : INSEE. [2] En 1997, on compte 10,9 % de députées. Source : INSEE.
[3] Par exemple : A. Catherine et alii, Sexe,
genre et politique, Paris, Economica, 2007 ;
B. Mérabha, Femmes politiques : « le
troisième sexe » ?, Paris, L’Harmattan,
2013.
[4] J. Lagroye, « On ne subit pas son rôle », Politix, vol. 10, n°
38, 1997, p. 7-17.
[5] E. Goffman, Asiles. Étude sur la
condition sociale des malades mentaux [Traduction
française], trad., Paris, Les Éditions de Minuit,
1994, p. 179-180.
[6] M. Darmon, « La notion de carrière : un
instrument interactionniste d’objectivation », Politix,
vol. 2, n° 82, 2008, p. 149-167.
[7] Source : Ministère de l’Intérieur et Observatoire de la
Parité entre les femmes et les hommes pour l’ensemble des
chiffres relatifs à la féminisation des assemblées élues.
[8] 48,2 % dans les communes soumises aux lois sur la parité (plus de
1 000 habitants).
[9] C. Achin, « Un métier d’homme ? Les
représentations du métier de député à l’épreuve de sa
féminisation », Revue française de
science politique, vol. 55, n° 3, 2005, p. 477-499.
[10] C. Achin et alii, Sexe, genre et politique,
Paris, Économica, Études politiques, 2007, p. 104.
[11] R. Caveng, « On est devenues des femmes
politiques », Regards sociologiques,
n° 23, 2002, p. 52.
[12] C. Achin, E. Dorlin, J. Rennes, « Capital
corporel identitaire et institution présidentielle : réflexion
sur les processus d’incarnation des rôles politiques », Raisons politiques,
vol. 3, n° 31, 2008, p. 5-17.
[13] On suppose que les partis comprennent suffisamment de
femmes qui pourraient être candidates. Par exemple, d’après
leurs estimations datées de 2003, le PCF présenterait 50,5 % d’adhérentes ; les Verts et le PS, 43 % ; l’UMP, 25 % et le
FN, 26 %. G. Derville et S. Pionchon, Les
femmes et la politique, Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 2004.
[14] I. Théry, La distinction des
sexes. Une approche de l’égalité, Paris,
Odile Jacob, 2007.
[15] M. Navarre, « La représentation au prisme du genre. Enjeux et
modalités d’incarnation de la proximité par les femmes » in C. Gobin, G. Matagne, M. Reuchamps et V. Van Ingelgom
[dir.], Être gouverné au XXIe siècle,
Louvain-La Neuve, Academia-L’Harmattan, 2013, p. 267-294.
[16] La « politique politicienne renvoie au penchant
de l’autre à négliger les devoirs de sa fonction :
s’occuper des problèmes réels des citoyens, prendre de la
hauteur et penser à l’intérêt général, gérer les affaires de
l’État. Et, en négatif, consacrer son temps aux luttes
d’appareil, aux coups politiques envers son propre camp ou son
adversaire, aux signaux médiatiques à envoyer, aux coalitions
parlementaires à consolider, aux dosages à effectuer dans les
listes de candidats ou de nominations, aux intérêts des lobbies à
préserver : défendre sa boutique, raisonner en fonction des
conséquences purement électorales de ses actes, sans se soucier
des reniements et des ralliements ». M. Offerlé, Sociologie
de la vie politique française, Paris, La
Découverte, 2004, p. 68.
[17] Erving Goffman définit l’« expérience morale » comme
« les évènements qui marquent un tournant dans la manière
d’appréhender le monde ». Pour objectiver ces représentations
de la carrière qui relèvent d’un point de vue subjectif, il
croise les points de vue internes et personnels avec ceux extérieurs
et publics de la carrière. E. Goffman, op. cit., p. 224.
[18] L’expression originale, turning point, provient du
sociologue Everett C. Hughes. E. C. Hughes, Le regard
sociologique. Essais choisis, trad., Paris, Les Éditions
de l’EHESS, 1996, p. 180.
[19] Entendue comme les comportements qui visent la
surveillance et la déstabilisation de l’adversaire. M. Offerlé, op. cit., p. 65.
[20] A. Testenoire « Les carrières féminines :
contingence ou projet ? », Travail,
genre et sociétés, vol. 1, n° 5, 2001, p. 133.
Pour citer cet article : Maud Navarre, « Genre et carrière politique : entre contraintes et liberté individuelle », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 5 - mis en ligne le 20 avril 2015. URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/transversales/Individu_dans_histoire/M_Navarre.html Auteur : Maud Navarre Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté. |