Entre déterminismes et détermination : s’engager contre la colonisation,
les trajectoires iconoclastes de deux catholiques à Besançon, 1947 - 1960

Introduction

Il est utile d’évoquer en premier lieu la limite spatiale : quel est l’intérêt d’une telle étude sur l’espace d’une ville moyenne française de l’Est de la France, qui peut paraître peu liée au phénomène de décolonisation, à l’inverse des cités du Sud ou des grandes agglomérations industrielles ? Cette histoire vue d’en bas, permet justement de vérifier (ou non) que ce processus a touché en profondeur (ou non) la société française[1]. Besançon est plus concernée par ce processus qu’il n’y parait au premier abord. La Préfecture du Doubs est à la fois une ville de garnisons, une ville qui voit sa population immigrée s’accroitre avec l’après-guerre et enfin une ville universitaire, trois éléments qui la rendent perméable au processus de décolonisation.

La limite temporelle du sujet repose sur le moment 1947-1960. Ces dates s’imposent comme le temps fort du consensus colonial. Dans l’immédiat après-guerre, aux voix communistes s’ajoutent toute une réflexion et un positionnement critiques des socialistes vis-à-vis du colonialisme. Mais avec la guerre froide, la SFIO nationalement, comme localement, rejoint le discours pro-colonial, hérité de la IIIe République, ce qui conduit à des recompositions politiques, des ajustements. Fin 1960-début 1961, la SFIO exprime à nouveau plus clairement son opposition à la guerre d’Algérie, c’est notamment le cas de la SFIO bisontine lors d’un meeting en février 1961. Cette contestation, avec la montée en puissance de l’OAS, finit par toucher une part importante de la population. C’est donc bien durant la période 1947-1960, dès lors que l’on n’appartient pas au monde communiste, que s’opposer à la colonisation suppose un acte de liberté, transgressant des conditionnements organisationnels. Il relève d’une volonté individuelle qui peut s’inscrire dans une lutte collective, mais toujours minoritaire par rapport à la communauté à laquelle l’individu appartient. C’est le cas, notamment de certains catholiques.

Dans ce contexte de forte imprégnation coloniale, certains catholiques développent un discours et s’engagent sur des chemins opposés à la communauté à laquelle ils appartiennent. Comment expliquer ces trajectoires individuels et originales dans un contexte de fort consensus qui aurait dû déterminer d’autres choix ?

Après avoir mesurer l’intensité de ce consensus, deux trajectoires, l’une d’un clerc, l’abbé Chays, l’autre d’un laïc, Maxime Rolland, retiendront notre attention. Enfin dans un troisième temps, nous examinerons les éléments qui peuvent expliquer cet affranchissement.

De la nécessité d’une rupture de trois ordres

En ce début des années cinquante, ces catholiques sont « triplement minoritaires : dans le pays,  dans la gauche et dans leurs Églises[2] », selon l’expression empruntée à Etienne Fouilloux. Le choix de l’anticolonialisme suppose une rupture en triptyque : rupture avec la communauté urbaine, avec le discours colonial de l’Église, avec celui de la gauche non communiste et majoritaire.

Rupture avec une communauté urbaine fortement influencée par le catholicisme

Besançon, peut être qualifiée politiquement de ville modérée, influencée par la tradition catholique. Même si le degré d’imprégnation religieuse est moindre en ville qu’à la campagne, l’influence de l’Église catholique est forte dans la capitale régionale, qui accueille aussi le siège de l’un des diocèses les plus grands de France[3].

Au niveau politique, dès 1946, les différents scrutins démontrent le retour en force de la droite, partagée entre le PRL (Parti républicain de la liberté) et le MRP (Mouvement républicain populaire), deux partis revendiquant leur attachement catholique. Ainsi, au lendemain de la guerre, Besançon apparait comme une ville plus rétive aux idéaux communistes et plus à droite que la moyenne nationale, une droite catholique « ouverte aux problèmes sociaux », selon la définition de Jean-François Sirinelli[4]. L’élection en 1953 d’un maire socialiste, Jean Minjoz, s’inscrit dans un climat de dissensions à droite et également d’affaires de corruption. Par la suite, sa gestion de la ville rencontre l’électorat catholique modéré. En terme syndical, la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) constitue à Besançon une concurrence non négligeable à la CGT. En 1948, après la scission avec la CGT-FO, pour l’ensemble du département du Doubs, la CGT (Confédération générale du travail) compte 19 475 adhérents, la CFTC 11 365, alors qu’au niveau national, d’après Antoine Bévort, les effectifs syndiqués de la première se montent à 3 180 000, ceux de la seconde à 385 000[5].

Appartenir à la communauté catholique est donc un des éléments essentiels de la définition d’une partie des Bisontins, choix électoraux et syndicaux s’expliquant en partie par l’appartenance confessionnelle.

Rupture avec le discours pro-colonial catholique

Or, à Besançon, comme dans le reste de la France, cette appartenance, majoritairement, est associée à la défense de l’œuvre française dans les colonies. Dans la sphère nationale, si la IIIe République française s’est fondée en s’opposant à la hiérarchie catholique, dans l’espace colonial, les deux se sont alliées au nom de « la mission civilisatrice[6] ». Que se soit sur les bancs de l’école républicaine[7] ou sur ceux de l’église, la génération montante de l’après-guerre n’a guère eu l’occasion de croiser un regard critique sur l’œuvre française outre-mer.

Les positions officielles de l’Église catholique bisontine reprennent dans le domaine colonial les grandes tendances nationales. L’Empire est légitime et l’Église a contribué à son édification. À Besançon, trois journaux (ou titres de presse) sont aux mains des catholiques, dont deux directement sous le contrôle de l’évêché : La Voix Diocésaine, qui est le bulletin officiel de l’évêché, et Cité Fraternelle, hebdomadaire fondé par l’évêché, proche dans sa ligne éditoriale du MRP. Enfin, le quotidien régional La République appartient à la famille de Moustier, qui dirige localement le PRL. Les trois organes de presse font l’éloge de la colonisation et de l’œuvre française comme émancipatrice.

La supériorité présupposée de la métropole doit ainsi libérer les peuples d’outre-mer des féodalismes (sociaux, politiques et culturels) qui les asservissent. Cité Fraternelle décline cette vision positiviste sur un mode affectif, reprenant à différentes reprises l’image du peuple enfant qui passe par le stade de l’adolescence avant d’accéder à l’âge adulte, celui d’une indépendance qui n’est pas encore venue. Ainsi, en juillet 1952, dans un long article sur l’Afrique du Nord, publié sur deux semaines, l’auteur explique tout d’abord l’œuvre accomplie : « Il faut savoir que c’est la France par sa colonisation qui a fait la richesse de l’Afrique du Nord ». Et celle-ci doit demeurer car « Ils ressemblent à des enfants » et plus loin dans le texte « Peuple enfant, incapable de tenir dans ses mains sa destinée ».

Les catholiques, critiques vis-à-vis de la colonisation, ne peuvent rejoindre la gauche non communiste, car elle aussi participe à cet éloge de la France coloniale.

Rupture avec le discours pro-colonial de la gauche majoritaire

À partir de 1947 et de l’affirmation du contexte de guerre froide, la SFIO (Section française de l’Internationale socialiste), héritière également du discours sur la mission civilisatrice de la France dans ses colonies, mais qui est traversée par un courant critique dans l’immédiate après-guerre, rejoint très largement ce consensus, excluant son courant minoritaire fortement critique vis-à-vis de la colonisation[8]. À Besançon, ce mouvement se traduit, tout comme au niveau national, par la dissolution des Jeunesses Socialistes et l’exclusion des communistes de la rédaction du quotidien régional Le Comtois.

Dès lors, les trois grands journaux bisontins, Le Comtois (SFIO), La République (PRL) et Cité Fraternelle (MRP) dénoncent à l’unisson le Viet Minh. À titre d’exemples, le 3 février 1950 Le Comtois signale que « la reconnaissance de Ho Chi Minh par Moscou marque une intensification de la guerre froide[9] ». Dans son éditorial de juin 1951, Cité Fraternelle  affirme que « la France défend, en Indochine, la cause de la liberté[10] ». Plus généralement, la presse locale non communiste suit donc l’évolution globale et présente la guerre d’Indochine de moins en moins comme un conflit pour défendre la présence et l’œuvre françaises et de plus en plus comme un conflit anticommuniste, qui nécessite l’alliance avec les États-Unis[11].

Le consensus colonial se poursuit très largement au début de la guerre d’Algérie. Jean Minjoz, principal représentant de la SFIO locale, maire de Besançon, est nommé  en 1956 secrétaire d’État dans le gouvernement de Guy Mollet. Dès lors, le soutien au choix nationaux est total. Et comme lors de la guerre d’Indochine, les Bisontins ne lisent que des articles justifiant le renforcement de la guerre et l’appel au contingent au sein de leur presse locale. La SFIO bisontine, qui domine le paysage de la gauche dans la cité, participe donc très largement au discours favorable à la colonisation et à sa défense, y compris par la guerre.

Deux parcours de catholique en rupture de ban

« L’homme blanc a cru en sa mission[12] ». Cette affirmation d’Alain Ruscio se vérifie à Besançon comme ailleurs. Et pourtant, deux parcours différents de catholique illustrent un dépassement du conditionnement issu non seulement de la communauté infra-nationale à laquelle ils appartiennent, à savoir les catholiques, mais au conditionnement induit par le discours majoritaire des élites et médias locaux et nationaux.

L’abbé Chays : s’affranchir de sa hiérarchie ?

André Chays est un enfant de la région, né en 1922 à Vercel dans le Doubs. Son premier contact avec le monde colonial s’effectue en 1944. Il s’engage alors dans la 9e division d’infanterie coloniale dans laquelle il côtoie des soldats africains. Lors de la commémoration d’une bataille à Pont de Roide, André Chays s’étonne auprès du sous-préfet, qu’il n’ait pas mentionné l’origine des victimes, notamment maghrébine[13]. Il est ordonné prêtre à Besançon en 1946. Il se dédie au ministère actif des paroisses ouvrières. Mais il est envoyé par sa hiérarchie à Rome. À son retour, il devient en 1950 professeur de droit canon et de théologie au Grand Séminaire, ainsi qu’économe de cet établissement. Lorsque l’évêque lui propose d’agir en faveur des Nord-Africains, l’abbé n’hésite pas, retrouvant ainsi la voie qu’il désirait au début de son sacerdoce.

Mais, il ne s’agit pas seulement d’un acte de charité, l’engagement est aussi politique. En cela, André Chays est proche de l’abbé Pierre, qu’il connaissait, mêlant engagement sacerdotale et dimension politique. Dans un discours fin 1953, devant un auditoire catholique, l’abbé n'inscrit pas seulement son action en faveur des ouvriers algériens dans une logique pieuse. Il rappelle que les Algériens sont citoyens français depuis 1947, qu’ils ont participé aux deux conflits mondiaux mais aussi à la guerre d’Indochine et ajoute qu’« aujourd’hui ils sont plus que majeurs ».

Avec le déclenchement de la guerre d’Algérie, les positions de l’abbé Chays sont sans équivoque. Selon différents témoignages, il dénonce l’usage de la torture lors de prêches dominicaux, s’élève contre l’envoi du contingent ou encore intervient, en 1959, en faveur d’Algériens arrêtés, incarcérés à la Citadelle et obtient leur libération. Ces choix supposent de la part de André Chays une véritable prise de liberté face à sa hiérarchie. L’évêque, dirigeant le diocèse, lors de la guerre d’Algérie n’est plus celui qui l’a nommé, mais monseigneur Dubois, très conservateur et favorable à l’Algérie française.

Maxime et Lucienne Rolland : l’anticolonialisme ou le choix de la radicalité ?

Maxime Rolland est menuisier, responsable local de la CFTC. La première rupture est celle avec la hiérarchie catholique. En fondant le MLP (Mouvement de libération du peuple), quelques militants catholiques quittent de fait l’Action Catholique sous contrôle de l’évêché. Ils n’ont désormais plus de compte à lui rendre[14]. Le MLP commence à être actif sur Besançon en 1951. 

Le choix de l’anticolonialisme est précoce et fait fi de l’anticommunisme, très fort dans la communauté chrétienne. Ainsi, à chaque élection, l’évêque rappelle la liberté de vote de chacun, tout en spécifiant l’impossibilité pour un chrétien de voter communiste. Or, le MLP se mobilise contre la guerre d’Indochine et dans cette lutte, des liens se tissent entre militants du MLP et militants communistes dès 1952, et notamment lors de l’affaire Henri Martin[15]. En 1954, une délégation commune est organisée pour aller à Genève, en juin et en octobre des manifestations en faveur de la Paix rassemblent les militants des deux partis.

La guerre d’Algérie renforce les choix de ces catholiques dissidents. L’anticolonialisme est désormais au cœur de leur engagement et les conduit à une radicalité certaine. Le test des cantonales de 1958 est à ce titre intéressant. L’UGS (Union de la gauche socialiste), prend la succession du MLP[16]. En 1958, l’UGS, qui sur Besançon est essentiellement composée des catholiques de gauche, présente deux candidats, dont Lucienne Rolland, l’épouse de Maxime.

Au cœur du programme du parti figure l’anticolonialisme. L’UGS, plus encore que le parti communiste, fait le choix de la radicalité sur la question algérienne. Dans la profession de foi des candidats on peut ainsi lire : « un des points essentiels de notre programme est donc [en lettres capitales dans le texte] la paix en Algérie par la négociation avec les nationalistes sur la base de la reconnaissance du droit à l’indépendance ». Le terme d’indépendance est donc clairement utilisé dès 1958. Radicalité également pour le choix du maintien au deuxième tour. Alors que le candidat communiste se retire en faveur du socialiste, l’UGS reste au second tour, condamnant la position de la SFIO sur l’Algérie.

Des choix individuels représentatifs d’une minorité active ?

L’abbé Chays n’est pas le seul représentant de l’Église catholique[17] à prendre ses distances avec l’évêché. Pendant la guerre d’Algérie le père Gilles Meyer, responsable de la paroisse universitaire et de la JEC (Jeunesse étudiante catholique), couvre très largement les agissements anticoloniaux des étudiants catholiques. D’autres exemples pourraient être cités, comme celui du Père Joly, qui au début de l’année 1958, après la dissolution de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), archive les dossiers de cette dernière dans sa chambre au Grand Séminaire.

Chez les laïcs, le cercle des anticolonialistes ne se limite pas non plus au MLP. Maxime Rolland reste adhérant de la CFTC et y est influent. À Besançon, le courant « Reconstruction », favorable à la « déconfessionnalisation » du syndicat, et qui donne naissance en 1964 à la CFDT, est majoritaire. Nombre d’adhérents de la CFTC son très critiques vis-à-vis de la colonisation.

Entre clercs et laïcs, les ponts ne sont cependant pas coupés et des liens existent entre les deux mondes. Ce rôle est notamment dévolu aux étudiants. Dans la section du MLP bisontin, dont Maxime Rolland est un des leaders, de jeunes étudiants sont présents. L’un deux, Gérard Jeunet est membre de la JEC (Jeunesse étudiante catholique) et donc sous l’autorité du Père Gilles et anime à la faculté un groupe Esprit, du nom de la revue fondée par Emmanuel Mounier.  Gaston Bordet, jeune catholique, membre du MLP, est élu président de l’AGEB (Association générale des étudiants de Besançon) en 1956, grâce au soutien de la JEC et plus particulièrement de l’un de ces prédécesseurs, Yves Calais, membre de la JEC et nommé dans l’après-guerre responsable de l’ACJF (Action catholique de la jeunesse française) par l’évêque Monseigneur Dubourg.

L’engagement anticolonial : quels facteurs explicatifs ?

Au-delà des ressorts individuels, des facteurs historiques expliquent ces chemins de traverses choisis par nos deux acteurs. Comment expliquer que ces choix iconoclastes aient pu s’affirmer  au sein de la communauté chrétienne bisontine ?

Catholiques de gauche à Besançon, à la confluence des réseaux

Non seulement ces catholiques ne sont pas isolés au sein de leur propre communauté, comme nous venons de le voir, mais ils constituent, autour de la question coloniale, de nouveaux réseaux, hors du monde catholique. Ils rencontrent d’autres courants minoritaires de la Cité comtoise, notamment les protestants et les communistes[18]. À Besançon, cette alliance des deux branches du Christianisme, se lit notamment par un engagement commun en faveur de la construction de logements décents pour les travailleurs nord-africains. Sur les trois fondateurs de l’association, on retrouve l’abbé Chays et un jeune protestant Jean Carbonare, également militant de l’indépendance de l’Algérie. Quant aux liens avec le monde communiste, déjà présents lors de la guerre d’Indochine, ils se renforcent dans la lutte contre celle d’Algérie. Ainsi, une certaine porosité s’établit entre les deux électorats. Le résultat du second tour des cantonales de 1958 (7,7 % au second tour) s’explique par le choix de certains électeurs communistes de ne pas suivre les consignes du parti et de voter pour le candidat UGS.

À Besançon, la convergence entre ces trois mondes minoritaires s’affirme surtout à partir de 1956. Le choix effectué par le gouvernement de Guy Mollet, élu sur un programme de paix, de poursuivre et d'intensifier la guerre est vécu comme une trahison par les militants de l’anticolonialisme. Une solidarité plus globale se tisse. Au bas d’un tract dénonçant  la guerre, daté de 1957, on retrouve ainsi des représentants des 3 mondes. Pour le monde catholique : du MLP, de la CFTC, des étudiants catholiques ou chrétiens (qui sont catholiques), pour le monde protestant des représentants d’association protestante (Mouvement de la réconciliation), des étudiants, des personnalités protestantes dont Jean Carbonare, et pour le monde communiste la CGT, le SNI (Syndicat national des instituteurs), la section communiste, le mouvement de la Paix et syncrétisme assumé, pour le comité de Paix des étudiants de Besançon un étudiant communiste et une étudiante protestante. Ce tract est également l’une des preuves que les étudiants sont un vecteur important de cette synergie, puisqu’à titres divers ils y figurent très largement[19]. Ces réseaux tissés hors des communautés d’appartenance originelle, favorisent le développement de nouvelles solidarités, libératrices des anciennes.

Le catholicisme bisontin, un représentant du catholicisme social

Mais les facteurs d’affranchissement des déterminismes peuvent résider également à l’intérieur de la communauté d’origine. Si dans le domaine colonial, l’Église bisontine est globalement conservatrice, il n’en va de même de sa ligne directrice générale. Les cadres ecclésiastiques bisontins ont tous été nommés dans l’après-guerre par Monseigneur Dubourg. Or, ce dernier est un fervent partisan de l’Action catholique. En 1948, il reconstitue par exemple l’ACJF. Sous son apostolat, l’Église franc-comtoise fait preuve d’un véritable souci d’investir la sphère sociale. Tous les mouvements catholiques sont favorisés : la JEC, la JOC (Jeunesse ouvrière catholique), l’AOC (Action ouvrière catholique), etc. Monseigneur Dubourg est aussi de ceux qui soutiennent le mouvement des prêtres ouvriers. Dans un autre domaine, l’ouverture de l’évêque à la modernité est signée par le choix de l’architecte Le Corbusier pour construire la chapelle de Ronchamps.

Cet évêque est également attentif au sort de la main-d’œuvre algérienne dans l’hexagone. À la fin 1951, c’est Monseigneur Dubourg qui demande à l’abbé Chays de s’occuper de ce sujet. Il couvre également les agissements peu orthodoxes de celui à qui il a confié la mission. L’abbé Chays n’hésite pas, par exemple, à fracturer les portes d’un logement privé pour abriter une famille. Mais Monseigneur Dubourg décède en 1954, ce n’est donc plus lui qui dirige l’évêché pendant la guerre d’Algérie. Son successeur est au contraire le représentant d’un catholicisme très conservateur, méfiant à l’égard de l’action catholique et peu enclin à l’écoute des revendications des peuples d’outre-mer. Mais les cadres qu’il a nommé restent en place, comme l’abbé Chays ou le Père Gilles.

Ces prêtres bisontins, favorables à l’indépendance de l’Algérie ou pour le moins opposés à la guerre, semblent avoir estimé que leur position au sein de la hiérarchie catholique bisontine, leur offrait une liberté suffisante pour agir. Dans le cas de l’abbé Chays, sa fonction même et le personnage qu’il incarne, deviennent des outils de libération et de mise en œuvre de sa conception personnelle de l’engagement. Sorte de légende locale, parcourant la ville sur sa moto, il était devenu quasiment « intouchable ».

Pour les laïcs, cet ancrage dans l’après-guerre de la hiérarchie catholique bisontine dans un catholicisme social a également été libérateur, notamment pour les plus jeunes. En effet, pourquoi ne pas appliquer dans la sphère coloniale la même ouverture que dans la sphère sociale ?

Rupture ou approfondissement ?

En effet, pour les laïcs qui ont choisi une voix plus extrême, en rupture avec les instances qui les représentent, il s’agit rarement d’une rupture avec le catholicisme lui-même. Par exemple Maxime Rolland est resté à la CFTC, alors que d’autres adhérents ont fait le choix de rejoindre la CGT. La dimension chrétienne est partie intégrante de leurs parcours et ils y restent fidèles. Cet humanisme chrétien qu’ils revendiquent les conduit à une opposition aux principes mêmes de la colonisation[20].

Ces catholiques bisontins se retrouvent dans les analyses de Témoignages Chrétiens ou d’Esprit[21], dont ils sont des lecteurs attentifs. Engagement vécu comme une fidélité à la foi qui les anime et qui s’inscrit dans une branche spécifique du catholicisme, née en France à la fin du XIXe siècle, avec Le Sillon et Marc Sangnier. Le mouvement se rallie à la République, il se veut laïque tout en restant profondément religieux. Pour les catholiques bisontins anticolonialistes, le lien est encore plus direct avec E. Mounier et le Personnalisme, définit comme un humanisme à la recherche d’une troisième voie entre capitalisme et marxisme. On retrouve ainsi, au niveau bisontin, ce christianisme militant à l’image de celui gravitant autour de l’équipe de Témoignage Chrétien, dès 1945 avec Paul Mus et de celle d’Esprit à partir de 1947 au niveau national[22]. Ils appartiennent donc à ces chrétiens qui franchissent la frontière du politique et qui place cet humanisme, inséparable du christianisme, au cœur de la Cité. Dans leur parcours qui les conduit à lutter contre la colonisation, ces catholiques hors norme, franchissent les interdits, au point de faire passer la fidélité à leurs idées devant la fidélité à leur communauté religieuse et nationale.

La guerre d’Algérie apparait comme une étape fondamentale d’un christianisme qui s’affranchit de toutes les solidarités communément admises. Affranchissement de la solidarité confessionnelle qui se traduit par le rapprochement et l’alliance avec le communiste athée. Affranchissement avec la solidarité nationale qui se traduit par la défense du droit du peuple algérien à l’indépendance, alors même que de jeunes soldats français meurent dans les Aurès. Il n'a jamais été question pour ces catholiques de renier leur foi, mais au contraire de la faire vivre au plus près de ce qu’ils considèrent en être l’essence. D’un des éléments qui les détermine au plus profond d’eux-mêmes, la foi, ils sont allés puiser la source de leur liberté.

Conclusion

Ces catholiques ont appliqué à la lettre les préceptes de l’Action Catholique et de la JEC : « voir écouter et agir ». Au point de transgresser de nombreux interdits : alliance avec les communistes, partage d’un combat d’un peuple en guerre contre la République.

Ce combat contre la colonisation, pour les laïcs, a souvent ouvert la voie à un engagement politique plus durable. L’aventure du MLP s’est poursuivie pour nombre d’entre eux par celle du PSU. Et les réseaux tissés entre communistes, catholiques laïcs et clercs se sont, à d’autres moments de l’histoire bisontine, renoués. Ce fut notamment le cas dans les années 70 lors de l’affaire Lip. Nombres de payes des ouvriers en lutte se sont effectuées alternativement et clandestinement dans des cures, ou dans les caves de militants chrétiens ou communistes. Charles Piaget, l’un des leaders du mouvement Lip, effectua ainsi ses premières armes de militants contre la guerre d’Algérie.

BénédictePonçot
Centre Georges Chevrier,

UMR 7366 CNRS-uB

(sous la direction de Jean Vigreux)


[1] R. Branche et S. Thènault, La France en Guerre, 1954-1962, Paris, Autrement, 2008 ; J.-P. Rioux [dir.], La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990.
[2] Expression empruntée à Étienne Fouilloux in S. Rousseau, La colombe et le napalm, des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam, 1945 - 1975, Paris, CNRS Éditions, 2002, préface.
[3] D. Lambert, Un hebdomadaire catholique de province, « Cité fraternelle » : Besançon, 1944-1967, thèse de doctorat, Besançon, Université de Franche-Comté, 2003.
[4] J.-F. Sirinelli [dir.], Les droites françaises de la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard, 1992, p. 532-534.
[5] A. Bevort, Compter les syndiqués, méthodes et résultats, la CGT et la CFDT : 1945-1990, Travail et Emploi, n°62, Paris, publication du ministère du Travail, p. 56.
[6] Sur ce thème de la mission civilisatrice, N. Bancel, P. Blanchard, F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, Paris, A. Michel, 2003, p. 67 sq. ; F. Cooper, Le colonialisme en question, Paris, Payot, 2010, p. 230 ; A. Ruscio, Le Crédo de l’homme blanc, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 79 sq.
[7] Sur le rôle de l’école, C.-R. Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, PUF, 1978, p 239 et suivantes et Norbert Dodille, Introduction aux discours coloniaux, Paris, PUPS, 2011, p 71 sq.
[8] J.-P. Biondi, G. Morin, Les anticolonialistes, 1881-1962, Paris, Hachette-Pluriel, 1993, p. 265 sq. ; C. Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France : du XVIe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 2012, p. 199.
[9] Sur la position de Guy Mollet en 1949, voir C. Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France : du XVIe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 2012, p. 197.
[10] J. Dalloz, « Le MRP et la guerre d’Indochine », in C.-R. Ageron et P. Devillers [dir.], Les guerres d'Indochine de 1945 à 1975 : actes de la table ronde tenue à l'IHTP, 6-7 février 1995, Paris, Institut d'histoire du temps présent, 1996, p. 60 sq.
[11] A. Ruscio, « Les intellectuels français et la guerre d’Indochine, une répétition générale ? », in C.-R. Ageron et P. Devillers [dir.], Les guerres d'Indochine de 1945 à 1975…, op. cit., p. 119.
[12] A. Ruscio, Le Crédo de l'homme blanc, op. cit.p. 93.
[13] Témoignage de Jean Bonaïti, neveu de André Chays, recueilli par M-F Carenzo-Brugvin, « dossier Chays », in Les Nord-Africains à Besançon, Besançon, avril 2007.
[14] Sur le MPF, MLP ou MLO (mouvement de libération ouvrière), voir les Cahiers du GRMF (Groupement pour la Recherche sur les Mouvements Familiaux Populaires), 14 numéros publiés de 1983 à 2006, notamment les cahiers n° 2 et n° 9.
[15] A. Ruscio [dir.], L'Affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d'Indochine, actes des journées d'étude, Paris, le 17 janvier 2004.
[16] M. Heurgon, Histoire du PSU. 1, La fondation et la guerre d’Algérie (1958 – 1962), Paris, La Découverte, 1994. Pour une approche comparative et régionale des mouvements ayant donné naissance au PSU, T. Kernalegenn, F. Pringent et G. Richard [dir.], Le PSU vu d’en bas : réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950 – années 1980), Rennes, PUR, 2009.
[17] Sur la position de certains évêques durant la guerre, A. Nozière, Algérie : les Chrétiens dans la guerre, Paris, Cana, 1979.
[18] Sur ces nouvelles solidarités, voir G. Emprin, « Militants de la décolonisation en Isère : entre divergences politiques et solidarité », in R. Branche, S. Thénault, La France en Guerre, op. cit.
[19] Sur les étudiants et la guerre d’Algérie, voir A. Monchamblon, Histoire de l'UNEF de 1956 à 1968, Paris, PUF, 1983 ; Y. Sabot, Le syndicalisme étudiant et la guerre d'Algérie, Paris, L'Harmattan, 1995.
[20] S. Rousseau, La Colombe et le Napalm…, op. cit.
[21] J. Roman, Esprit, écrire contre la guerre d’Algérie, 1947-1962, Paris, Hachette Littératures, 2002 ; M. Winock, Esprit : des intellectuels dans la cité (1930-1950), Paris, Seuil, 1975.
[22] J.-P. Biondi, G. Morin, Les anticolonialistes, 1881-1962, op. cit., p. 293 sq.

Pour citer cet article :
Bénédicte Ponçot, « Entre déterminismes et détermination : s’engager contre la colonisation, les trajectoires iconoclastes de deux catholiques à Besançon, 1947 - 1960. », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 5 - mis en ligne le 20 avril 2015.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/transversales/Individu_dans_histoire/B_Poncot.html
Auteur : Bénédicte Ponçot
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