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De quoi l’héritage est-il le nom ?
Sens et pratiques de l’héritage en contexte diasporique
Julien Le Hoangan
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

En partant de la notion de discontinuités pour éclairer les concepts d’héritage et de diaspora, cette étude éclaire le sens et les pratiques des jeunes générations d’origine vietnamienne. L’article se concentre sur les événements qui structurent une temporalité de l’héritage et de la transmission. Le décès et la naissance d’un côté et le retour au Vietnam de l’autre nourrissent un sens de la communauté transnationale, alimentée par des pratiques, parfois digitales, qui se révèlent alors toujours tournées vers les liens familiaux.

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Mots-clés : Vietnam, Diaspora, Mémoire, Transgénérationnel, Internet
Index géographique : Vietnam, France
Index historique : xxe siècle, xxie siècle
SOMMAIRE

I. Hériter en diaspora pour maintenir des liens
1) Les ruptures au fondement des diasporas
2) Discontinuités dans la diaspora vietnamienne
II. Temporalité de l’identité et de la transmission
1) D’une génération à l’autre : changement de perspective
2) L’appel des origines arrive toujours à point
3) L’importance de l’événement déclencheur
III. Du retour physique au retour virtuel
1) L’évidence du retour aux sources
2) Rester, repartir, revenir
3) Internet comme espace de pratiques mémorielles et la constitution d’une communauté transnationale
IV. De quel type est le travail de mémoire ?
1) Le travail de mémoire pour alléger la charge mémorielle
2) Des pratiques de mémoire et de soin
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I. Hériter en diaspora pour maintenir des liens

« L’héritage sert, avons-nous dit, à fabriquer un corps qui ne meurt jamais, une collectivité des morts et des vivants (famille, royaume, nation et, aujourd’hui, humanité...)[1] »

           Que l’on parle de patrimoine génétique, d’héritage financier ou de transmission mémorielle, il s’agit dans tous les cas d’assurer une continuité qui dépasse le caractère de finitude intrinsèque à la condition humaine exprimé en exergue par Anne Gotman. D’une forme à l’autre, la reproduction, qu’elle soit biologique ou sociale vise ainsi à dépasser la mort de l’individu par le maintien de la lignée, de la famille, de la culture, etc. Cette intuition psychologique existentielle semble structurer les actions et stratégies qui visent à maintenir ou reconstituer de la continuité là où la vie et ses aléas génèrent immanquablement des ruptures, des écarts, des discontinuités. C’est bien parce que nous nous savons mortels que nous cherchons à transmettre ce qui nous a été transmis avant de disparaître.

Dans le cas des familles immigrées, la question de l’héritage est d’autant plus présente que les ruptures sont nombreuses. Le présent article s’appuie sur une soixantaine d’entretiens semi-directifs réalisés entre 2019 et 2021 auprès de personnes d’origine vietnamienne nées après 1975 et ayant grandi en France ou aux États-Unis pour la plupart[2]. L’analyse de terrain est complétée par une littérature sur les diasporas, l’immigration et la mémoire et propose des pistes de compréhension du sens et des pratiques de l’héritage, des dynamiques mémorielles individuelles et familiales des personnes issues de l’immigration en général et concernant la diaspora vietnamienne en France en particulier.

1) Les ruptures au fondement des diasporas

Les critères et les contours du concept de diaspora sont encore débattus à mesure que les communautés évoluent[3]. Nous pouvons voir comment ce terme et la discipline qui s’y rapporte se structurent autour du couple de notions « continuités/discontinuités » introduit juste avant. Au fondement de la constitution des communautés diasporiques, la dispersion constitue un mouvement originel de rupture, volontaire ou non, violent ou non. Le maintien du lien avec le pays ou la culture d’origine peuvent alors être de différentes natures. Certains auteurs insistent sur l’organisation politique orientée vers le pays d’origine[4]. D’autres proposent le concept de diasporicité pour nuancer la nature des liens maintenus avec le pays d’origine et les autres communautés (et membres de leurs familles)[5]. La plupart enfin reconnaissent l’importance d’une mémoire collective (faite de culture et d’histoire) ainsi qu’un mythe du retour au pays (qui peut prendre différentes formes). Dans ce contexte, l’héritage et ses multiples formes se situent au cœur des diasporas.

La majorité des recherches adopte une approche classique de nationalisme méthodologique[6]. On a longtemps regardé l’intégration des groupes sur un territoire donné, puis les liens transnationaux maintenus avec le pays d’origine, toujours depuis un contexte national spécifique. À ce jour, peu d’études comparatives adoptent un point de vue véritablement transnational sur la question bien que cela apparaisse de plus en plus pertinent.

2) Discontinuités dans la diaspora vietnamienne

On distingue historiquement différents moments de migration : les travailleurs et tirailleurs Indochinois venus en 1914 ; les rapatriés d’Indochine à la suite des accords de Genève de 1954 ; les fameux « Boat People » d’après 1975 installés majoritairement aux États-Unis ; le reste des réfugiés venus dans le cadre de programmes humanitaires ; mais aussi les étudiant.es venu.es tout au long de ces périodes. Cette distinction temporelle recoupe aussi une distinction politique entre les personnes qui ont fui le régime communiste et celles qui y étaient favorables ou même le défendaient, les ruptures idéologiques traversant et divisant de nombreuses familles. Ces clivages définissent ainsi autant de lignes de partage au sein des communautés qui influencent la volonté de maintenir un héritage et de s’intégrer. Les nombreux travaux portant sur cette question séparent l’identité politique et l’héritage d’une mémoire collective sous le prisme de la culture. Notre approche tente de montrer en quoi, bien que l’ancien clivage politique et générationnel ne soit plus aussi effectif, il affecte encore les dynamiques personnelles et familiales de travail de mémoire des jeunes générations.

À cela s’ajoutent trois facteurs qui renforcent le silence et la rupture générationnelle. Le premier facteur est culturel. Il s’agit d’après la tradition confucéenne de ne pas partager ses émotions, de garder la face. Le second est d’ordre psychologique. Si les difficultés et horreurs vécues dans le passé veulent être consciemment oubliées, beaucoup de traumas plus ou moins inconscients continuent de nourrir des silences, des non-dits et des tabous. Enfin, le contexte de migration, d’exil et de désir d’intégration, l’effort mis sur le futur et la constitution d’une nouvelle vie tendent à minimiser l’importance de l’héritage culturel au profit de la constitution d’un capital économique et social. Ces stratégies des premières générations ont largement été étudiées. Nous proposons, après une rapide synthèse, de voir comment ces travaux peuvent être actualisés et complétés.

II. Temporalité de l’identité et de la transmission

1) D’une génération à l’autre : changement de perspective

           Les travaux menés notamment en France par Lê Huu Khoa ou au Canada par Louis-Jacques Dorais montrent bien les stratégies de transmission culturelle des premières générations. Ayant subi un déclassement social, une perte de capital financier, elles se sacrifient par le travail pour offrir à leurs enfants un capital économique et la meilleure éducation possible. La transmission de l’héritage culturel (avec son socle confucéen[7]) se fait par inculcation ordinaire[8] et avec le soutien, quand c’est possible, de communautés et d’organisations culturelles[9] et parfois religieuses[10]. Ainsi, la langue parlée et transmise dans le foyer et la nourriture restent des vecteurs primordiaux de démonstration de l’identité culturelle à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté. Les traditions et coutumes sont transmises tout en étant transformées[11]. Les personnes interrogées accordent beaucoup de valeur à la langue et à la cuisine et souhaitent l’apprendre et la transmettre en priorité[12].

Il y a cependant un arbitrage que font les parents entre le désir de maintenir une identité et la culture de la famille avec la réussite scolaire, professionnelle puis sociale de leurs enfants. Ainsi, l’objectif principal de l’éducation encore vue comme traditionnelle par celles et ceux qui la subissent et la maîtrise de la langue française passent avant tout le reste. Cet arbitrage conditionne le cadre dans lequel se développent les différentes phases de l’identité et du rapport à la transmission qui nous invite à regarder la manière dont ces stratégies sont perçues du côté de la génération qui « reçoit ». Si on considère l’intentionnalité d’une génération comme l’ensemble des valeurs et des pratiques de continuité mises en œuvre pour répondre aux ruptures, il faut se garder de penser que celle des parents se transmet aux enfants comme telle et rares sont les études qui s’attardent sur le processus de transmission en soi, ce que nous proposons ici.

Ce qui est important pour les parents peut ne pas l’être pour leurs enfants et inversement. On peut alors dire que la discontinuité générationnelle se définit surtout par la différence d’intentionnalité (des liens, valeurs et normes à garder ou abandonner) et donc du rapport à l’héritage même. Concrètement, la rupture géographique est un très bon exemple. Pour les réfugiés de première génération, le retour a souvent été vu comme impossible et non désirable. C’est pourtant un phénomène considérable chez les jeunes générations que l’on tentera d’analyser dans la partie suivante. Inversement, si certaines valeurs morales et culturelles semblent être ce par quoi l’identité héritée se définit et doit se maintenir, elles sont aussi toujours négociées pour s’adapter au contexte et à la mentalité des jeunes. Généralement, les parents déplorent un manque de connaissance et d’intérêt des jeunes générations pour leur culture d’héritage en le justifiant par l’inéluctable assimilation. Or cela s’inscrit dans une temporalité longue qu’il convient d’expliciter pour mieux en comprendre la subtilité ; dans une relation différente à la culture et à l’histoire qui fait qu’une intentionnalité différente ne peut s’interpréter de la même manière. Les jeunes générations ont donc un certain intérêt pour le Vietnam et sa culture, qui est différent.

2) L’appel des origines arrive toujours à point.

Nos entretiens confirment ce que Tsuda[13], ayant étudié la diaspora japonaise aux États-Unis, et Svoboda et Janska[14], ayant étudié la diaspora vietnamienne en Tchéquie disent des étapes du développement de l’identité multiculturelle. La petite enfance constitue une période d’indifférence et d’indifférenciation où l’altérisation n’est pas encore significative et donc signifiante pour le sujet. Quand celle-ci se manifeste, la tension entre le fait d’être reconnu comme « Autre » et le désir de conformité entraîne un rejet de sa propre différence (qui coïncide à l’adolescence avec un rejet plus ou moins marqué de l’autorité parentale et de la culture d’héritage qui y est attachée). Nos participants témoignent de cette période pendant laquelle ils ont pu sentir de la honte, du mépris envers ce qui représentait la culture et l’identité familiale. Plus tard, par réaction, le désir de singularité qui accompagne la maturation de l’identité individuelle est propice à la revalorisation de cet héritage culturel, parfois jusqu’au rejet à l’extrême inverse de la culture de la société d’accueil. Cette phase pousse à vouloir s’approprier son héritage, à connaître son histoire familiale, à entamer un travail de mémoire. Ce moment est qualifié de « retour des origines[15] » particulièrement encouragé par le contexte politique et social contemporain. La quatrième et dernière phase consiste à la recherche d’un équilibre entre les divers pôles identitaires et culturels des différents héritages.

L’intérêt de notre recherche est alors de montrer en quoi, plus que de la simple culture, le rapport aux notions d’héritage et de transmission mémorielle sont au cœur de ce processus. Une de nos hypothèses était de prouver le rôle déclencheur qu’un événement ou un type d’événement pouvait avoir et nous avons pu mettre à jour deux catégories : l’évènement existentiel et l’expérience du retour.

3) L’importance de l’événement déclencheur

Si, comme nous l’avons évoqué, la transmission est longue et discontinue, des événements particuliers constituent des tournants, parce qu’ils prennent la dimension de moments existentiels pouvant être interprétés comme des ruptures en puissance ou en acte. La plupart des personnes interrogées font part de l’urgence de prendre en charge le travail de mémoire justifié par l’âge vieillissant des grands-parents. Le décès d’un grand-parent ou d’un proche fait prendre conscience de la finitude. Les rôles familiaux sont bouleversés et c’est le sens même de la famille qui resurgit. Le père ou la mère apparaissent d’autant plus dans ces moments eux-mêmes comme des enfants qui perdent leur parent, et toute la lignée risque de voir sa mémoire disparaître. La mort peut être symbolique (maladie, rupture amoureuse, accident, ou licenciement) et occasion d’une remise en question. Pour Boran, 37 ans, d’origine vietnamienne-cambodgienne, il a grandi avec sa famille, mais se rappelle ce moment :

« Vers 25 ans, quand tu commences à voir les grands-parents qui faiblissent un peu, tu commences à avoir chaud, tu te rends compte que t’as pas vraiment beaucoup discuté avec eux. »

La naissance, aussi, transforme l’adulte en parent et le place face à des responsabilités de transmission. Gaelle, 38 ans, se demande ce qu’elle va transmettre à ses deux enfants et décide presque subitement de suivre une intuition et d’aller tenter sa vie au Vietnam. Boran est d’abord parti pour apprendre la langue de ses grands-parents. Marié à une Vietnamienne et devenu père, il ne veut pas que son fils se retrouve dans la situation que lui-même a vécu :            

« Je veux qu’il connaisse sa famille en France et partout où qu’il aille, je veux que ce soit sa famille, tu vois ? Je veux pas qu’il y ait de séparations, de coupures, de décalages. »

Dans ce long processus on voit alors que les événements marquants de la famille sont décisifs et la phase de « retour aux origines » symbolique et mentale appelle alors un retour en actes.

III. Du retour physique au retour virtuel

1) L’évidence du retour aux sources

           Si la question du « que transmettre ? » ou du « comment transmettre ? » ne trouvent pas forcément de réponses immédiates, il y a un instinct qui semble partagé par beaucoup. Cette évidence qui sonne parfois comme une injonction exprime le besoin de retourner aux sources, au pays d’origine pour trouver des réponses. Pour Ivan, 37 ans, « c’est comme un phénomène naturel, comme les poissons qui remontent les rivières ». Cela appuie l’idée que l’identité a un fondement territorial et que le point de départ de l’héritage en diaspora et la construction des identités coïncide avec l’origine géographique dans la lignée familiale. Il n’est pas le seul à exprimer ce qui paraît pour beaucoup être une évidence telle qu’elle se passe de justification. Pour autant, ce voyage nécessaire, initiatique, a besoin de justifications pragmatiques, rationnelles et raisonnées (voyage, césure, travail, stage, études, famille), pour se rassurer et surtout pour rassurer certains parents qui voient dans le retour une régression à la fois vers le passé et contre leurs sacrifices. Si l’envie du retour est claire, les attentes ne le sont pas toujours.

Cette expérience du retour semble incontournable dans cette quête d’identité. Ayant grandi en banlieue parisienne, Tao, 28 ans, en référence aux Maghrébins, fait la distinction entre ceux qui ne sont jamais venus « au bled » et les autres comme lui, qui connaissent et peuvent mieux assumer leur héritage. Paul, 26 ans, me confie sa déception et frustration face aux associations vietnamiennes en France qui n’ont pas apporté les réponses qu’il cherchait, le poussant à voyager jusqu’à la source. Si certains y vont sans attentes précises et y restent, d’autres peuvent arriver des idées plein la tête, mais repartir autant satisfaits d’être venus que d’être repartis. L’important est de faire l’expérience, d’essayer, de se confronter. Il convient donc de distinguer les différentes expériences de retour et voir ce qui rend certaines plus significatives que d’autres.

2) Rester, repartir, revenir

Si aujourd’hui le terme de « migration du retour » vise à désigner le mouvement des personnes qui retournent dans leur pays d’origine (pour les premières générations) ou celui de leurs parents (pour les secondes ou suivantes), il faut considérer plusieurs types de mobilités liées au retour qui se distinguent par la durée, la fréquence, l’intention et les conditions de séjour qui en découlent[16]. D’abord, depuis l’ouverture économique de 1986 et avec la volonté d’apaisement et de participation de sa diaspora, le gouvernement communiste vietnamien a favorisé le retour de ses Viet Kieu, terme désignant les Vietnamiens d’Outre-Mer. Cela s’est traduit par une facilitation des démarches de visa et d’inclusion économique et politique[17]. L’écart de niveau de vie, les opportunités professionnelles, la globalisation culturelle rendent le « retour » des jeunes plus facile.

Distinguons alors deux catégories de mobilités. Celle qui est répétée à l’adolescence renforce la transmission lente de l’inculcation ordinaire. Pour les familles qui n’ont pas marqué de rupture politique, les retours peuvent être plus ou moins réguliers. Le fait d’avoir encore la citoyenneté ou le statut de Viet Kieu facilite les choses. Cela donne l’occasion aux deuxièmes générations de connaître le pays dans un cadre néanmoins particulier (familial, estival). Le contraste avec le pays occidental peut être source de rejet comme de fierté, encore une fois selon le contexte familial. Un retour positif peut nourrir la volonté de revenir dans d’autres conditions.

Le voyage initiatique constitue un élément fondateur dans le processus mémoriel. Différent par nature, il est souvent solitaire et vise à se réapproprier une culture « authentique », avec sa langue, son histoire. Quand ils sont sur place, les proches partagent d’autres récits familiaux, peuvent compléter ce qu’on sait déjà. Au mieux, cela se fait de manière simple et naturelle, lors de conversations spontanées. Ce voyage est un retour aux sources physique et symbolique avec souvent des surprises.

Une fois sur place, c’est une autre temporalité qui se met à l’œuvre. Un séjour initialement prévu pour une durée déterminée peut s’allonger suivant les rencontres, voire ne jamais se finir. Dans tous les cas, les choses prennent souvent plus de temps que prévu. Pour rencontrer la famille et faire des connaissances, pour apprendre la langue qui n’est pas si facile, pour comprendre la société. Et puis, psychologiquement, toutes ces pratiques, ces découvertes et ces prises de conscience demandent un temps de digestion, d’acceptation et de travail sur soi. Cela peut avoir comme effet de dissoudre des illusions et fantasmes identitaires quand on se rend compte qu’on ne parle pas si bien la langue, qu’on ne connaît pas si bien la culture et les codes. En somme, le retour au pays n’est pas seulement à considérer comme une plongée dans un bain culturel, mais une expérience phénoménologique : il faut pouvoir dire et se dire qu’on y est allé. Quand ce n’est pas possible, ou pour maintenir le lien une fois reparti, le retour aux origines prend d’autres formes, grâce aux réseaux sociaux.

3) Internet comme espace de pratiques mémorielles et la constitution d’une communauté transnationale

La typologie de Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli[18] et les approfondissements conceptuels de Bernard Stiegler[19] éclairent en quoi internet, comme technologie de la mémoire, fait courir le risque d’une mémoire saturée, d’une polarisation des discours, de l’inflation de ce qu’on appelle les conflits mémoriels, entre autres. Dans son essai sur la mémoire de la « guerre du Vietnam », Viet Thanh Nguyen[20] propose une critique des industries mémorielles que sont le cinéma et la littérature. L’idée d’industrie implique la production à grande échelle de discours qui servent une certaine vision (manipulée) de l’histoire du Vietnam, hollywoodienne et dont le principal reproche est d’invisibiliser les voix des minorités[21]. Sans répondre à toutes ces tensions, internet semble offrir un espace de pratiques commémoratives et politiques[22]. C’est aussi un lieu de pratiques mémorielles nouvelles.

Sans en développer toutes les modalités, mettons l’accent ici sur la création d’une communauté transnationale. Si les parcours et les environnements sociaux diffèrent quelque peu, le fait de pouvoir rencontrer et échanger avec d’autres sur les questionnements identitaires et culturels est inédit. Venir au Vietnam est donc peut-être surtout faire l’expérience partagée du sentiment d’appartenance à une communauté transnationale en construction, autant vietnamienne d’héritage qu’occidentale par son éducation. Là où les communautés diasporiques occidentales peuvent avoir des allures conservatrices, Hô-Chi-Minh-Ville incarne la fusion moderne des deux mondes jusqu’alors séparés. Cette dimension transparaît aussi à travers les médias et réseaux sociaux transnationaux, notamment un groupe Facebook qui regroupe une centaine de milliers de membres à travers le monde, bien que majoritairement états-uniens ou australiens, dans lequel s’échangent autant de mèmes satiriques, pratiques mémorielles et de commémorations, discussions sur la culture, l’histoire et l’identité[23].

IV. De quel type est le travail de mémoire ?

1) Le travail de mémoire pour alléger la charge mémorielle

           Quel que soit l’événement déclencheur, celui-ci révèle un désir, un besoin ou encore un devoir inconscient. Comme le montre Tsuda, le contexte multiculturel et l’environnement politique contemporain peuvent pousser chacun à affirmer son identité, jusqu’à en faire un devoir. Pour le distinguer du concept de devoir de mémoire à dimension politique, institutionnelle et collective, nous suggérons alors d’utiliser celui de charge mémorielle. Inspiré des travaux sur la charge mentale[24], ce terme nous permet de désigner l’ensemble des pressions sociales et psychiques qui pèsent sur le travail de mémoire individuel et demande à être approfondi[25].

On peut distinguer les pratiques culturelles déjà évoquées et largement étudiées des pratiques généalogiques. Quand la transmission est lacunaire ou inexistante (comme chez beaucoup d’adopté.es) les pratiques culturelles remplacent et complètent l’inculcation ordinaire.
Pour le reste, notre terrain d’observations nous a permis de relever plusieurs activités sociales significatives : un club littéraire, la participation à des conférences, des clubs de langues, des rencontres de Viet Kieu, et la célébration des fêtes traditionnelles en groupes d’amis, autant d’occasions pour les jeunes de se retrouver et échanger sur son expérience passée et présente. Encore une fois, l’activité est un prétexte à la participation au groupe et à la rencontre.

En revanche, les pratiques qui consistent à connaître et comprendre l’histoire nationale et familiale se heurtent à plus de difficultés et sont souvent menées seules ou avec plus de discrétion. Plusieurs personnes rencontrées, venues avec des questions précises et la volonté de découvrir l’histoire familiale n’avaient pas anticipé toutes les difficultés. Hériter d’un parcours de dispersion peut impliquer des sources dispersées sur plusieurs régions et parfois plusieurs pays. C’est un véritable jeu de piste qui demande de l’énergie et du temps. Leslie, 25 ans, me confie ses difficultés à obtenir des informations en partant d’une simple adresse, d’une photo, toutes deux vieilles de 50 ans, mais aussi la satisfaction de rassembler des informations inédites sur les générations précédentes pour pouvoir les partager à sa famille restée en France. J’ai pu suivre mois après mois les recherches de Marianne, 30 ans, entre le sud et le centre du Vietnam, le Laos et la Thaïlande, retraçant le parcours de sa lignée maternelle. Elle a pu, petit à petit, excursion après excursion, retrouver les tombes de ses grands-parents perdues de vue, abandonnées faute de proches sur place, qu’elle a pu rénover et honorer de nouveau. Comme la plupart, c’est la crise sanitaire qui les a fait revenir en France, mettant en pause des recherches dont elles ne voient pas le bout, mais qui trouvent malgré tout leur sens.

Si les identités sociales et les normes peuvent être pensées comme des actions performatives[26], nous pouvons nous demander dans quelle mesure le travail de mémoire n’est pas simplement un moyen, mais aussi une fin en soi. L’apaisement identitaire est autant dans la démarche de quête que dans les réponses elles-mêmes, parfois absentes ou surabondantes. C’est dans l’agir et la conscience du travail mémoriel, quel que soit le résultat, que la charge mémorielle s’allège.

2) Des pratiques de mémoire et de soin

Cet angle particulier nous invite à questionner un travail dont les effets n’arrivent pas après coup, mais se réalisent dans l’action. En nous inspirant des études sur le care, et ayant montré comment la mémoire implique des reconfigurations familiales, ce travail apparaît bel et bien comme un déploiement d’énergie et de dispositifs qui visent le maintien de la vie : du cadre familial et de la vie psychique. Ce qui constitue alors un travail de mémoire peut se concevoir comme un travail de soin visant à soigner les ruptures, les silences interpersonnels, inter- et transgénérationnels.

Pour panser le silence, la configuration du dialogue est importante. On note que s’il est difficile pour les parents de parler à leurs enfants, ils se confient plus facilement à leurs petits-enfants. Une tierce personne, comme un gendre ou une belle-fille peut aussi libérer la parole puisqu’elle met les individus dans des configurations familiales différentes qui les font sortir de ces rôles qui les obligent à maintenir ces silences. L’incitation par le partage de photos, de films documentaires peuvent aussi aider à libérer la parole. Enfin, poser un cadre formel en prétextant un exposé scolaire, par exemple, constitue une autre manière de modifier cette configuration. En février 2020, un atelier bénévole organisé par deux femmes proposait d’aider à concevoir et mener des entretiens familiaux. Le succès auprès de la vingtaine de personnes présentes a démontré l’intérêt et le besoin de soutien dans ces démarches délicates. Le facteur temporel déjà évoqué a aussi son importance puisqu’il modifie peu à peu la relation parent/enfant qui tend (sans jamais être égalitaire) à devenir une relation adulte/adulte.

Confirmant cela, nos entretiens et observations montrent à quel point la famille et ses tensions sont au centre des enjeux de mémoire et de transmission. La charge mémorielle est ainsi constituée en partie des attentes que les parents projettent sur les enfants, des attentes parfois insolvables et inconciliables. La question du retour au Vietnam est encore source de tensions pour certaines premières générations, tensions dont le voyage peut paradoxalement ouvrir le dialogue. Le fait d’être sur place ou d’obtenir des informations aide les enfants à se mettre à la place de leurs parents, pour comprendre ce que ces derniers ont vécu et ont transmis malgré eux. Si le silence et les tabous constituent un obstacle à ce travail de mémoire, les dépasser constitue à la fois un moyen et une fin. Le déclenchement, le désamorçage de la conversation transforme la relation et laisse espérer la prise en charge de traumas.

Notre étude s’est basée sur une population particulière, d’origine vietnamienne qui a toujours occupé une place particulière, érigée en modèle d’assimilation. Cette indifférence républicaine à la race et à l’origine ne doit pas masquer le poids de l’histoire encore présente. Des recherches plus poussées permettraient de détailler et comparer les mécanismes présentés ici, notamment comment le genre affecte les rôles dans le travail de soin, comment le travail de mémoire des diasporas affecte la communauté nationale d’origine ou comment la charge mémorielle affecte l’héritage politique.

Haut de page AUTEUR

Julien Le Hoangan,
C3S Laboratoire pluridisciplinaire de Recherche “Culture, sport, santé, société”, UR 4660 uBFC/CNRS (Sous la direction de Khoa Huu Lê)

Haut de page NOTES


[1] Anne Gotman, « Fictions anthropologiques de l’héritage : ancestralité, continuité et universalité. », Que sais-je ? L’héritage, Paris, PUF, 2006, n ° 3774, p. 30–54.
[2] Notre échantillon est quelque peu hétérodoxe pour plusieurs raisons qu’on ne peut justifier ici par manque de place en ce qu’il mélange les générations d’immigration, inclut des personnes dites « métisses » et des adoptées en plus d’une approche comparative transnationale.
[3] Pour une synthèse détaillée des débats voir Rogers Brubaker, « The ‘Diaspora’ Diaspora. », Ethnic and Racial Studies, 2005, Vol. 28, n° 1 ; Louis-Jacques Dorais, « Politics, Kinship, and Ancestors: Some Diasporic Dimensions of the Vietnamese Experience in North America », Journal of Vietnamese Studies, 2010, Vol. 5, n° 2, p. 91-132.
[4] William Safran, « Diasporas in Modern Societies: Myths of Homeland and Return », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, 1991, Vol. 1, n° 1, p. 83-99 ; Khachig Tölölyan, « Rethinking Diaspora(s): Stateless Power in the Transnational Moment. », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, 1996, Vol. 5, n° 1, p. 3-36.
[5] Gabriel Sheffer, « Transnationalism and Ethnonational Diasporism », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, 2006, Vol. 15, n° 1, p. 121-145. ; Huu Khoa Lê et Georges Condominas, Sociologie de la littérature des exilés, Paris, 1994 ; Takeyuki Tsuda, « Diasporicity Relative embeddedness in transnational and co-ethnic networks » dans Robin Cohen [dir.], Routledge Handbook of Diaspora Studies, New York, 2019, p. 189-196.
[6] Le nationalisme méthodologique considère les nations comme cadres d’analyse pertinents. Cette posture souvent adoptée pour les études des migrations et des diasporas est remise en question notamment par Brubaker.
[7] Mong Hang Vu-Renaud et Léon Vandermeersch, Réfugiés vietnamiens en France: interaction et distinction de la culture confucéenne , Paris, éd. L'Harmattant, 2002.
[8] Abdelmalek Sayad, L'immigration ou Les Paradoxes de Laltérité 1. Lillusion Du Provisoire, Paris, éd. Seuil, 2006.
[9] Abdallah Gnaba, La mémoire réinventée : Chronique anthropologique d’une association vietnamienne de Paris. Paris, éd. L'Harmattan, 2009.
[10] Jérôme Gidoin, « La réactualisation du lien de filiation chez les Vietnamiens de France à partir du bouddhisme. », Enfances, Familles, Générations, 2014, n° 20, p. 45-57.
[11] Le nouvel an lunaire ou Têt qui est l'occasion de célébrations communautaires en contexte diasporique n’est traditionnellement pas une fête publique, mais familiale.
[12] Sur un échantillon de 123 personnes, à la question à choix multiples «Qu’aimeriez-vous transmettre aux générations futures ? », la cuisine arrive en tête (84,2 %) ; suivie des valeurs (62,5 %) et  de la langue (61,7 %).
[13] Takeyuki Gaku Tsuda, « Recovering Heritage and Homeland: Ethnic Revival Among Fourth-Generation Japanese Americans », Sociological Inquiry, 2015, Vol. 85, n° 4, p. 600-627.
[14] Andrea Svobodová et Eva Janská, « Identity Development Among Youth of Vietnamese Descent in the Czech Republic », dans Contested Childhoods: Growing up in Migrancy: Migration, Governance, Identities, 2016, edited by Marie Louise Seeberg and Elżbieta M. Goździak, p. 121-137. IMISCOE Research Series. Cham: Springer International Publishing.
[15] Ce qui traduit le terme anglais « ethnic revival  » et que Tsuda développe.
[16] Voir notamment Tamsin Barber, « Achieving Ethnic Authenticity through “Return” Visits to Vietnam: Paradoxes of Class and Gender among the British-Born Vietnamese », Journal of Ethnic and Migration Studies, 2017, vol. 43, n° 6, p. 919-936. ; Yuk Wah Chan et Thu Tran Thi Le, « Recycling Migration and Changing Nationalisms: The Vietnamese Return Diaspora and Reconstruction of Vietnamese Nationhood. », Journal of Ethnic and Migration Studies, 2011, vol. 37, n° 7, p. 1101-1117.
[17] Pendant longtemps, les personnes qui avaient fui le pays étaient considérées comme des traîtres et subissaient un traitement différencié à la fois par le gouvernement et la société civile (notamment des tarifs plus élevés). Pour une analyse détaillée des politiques du gouvernement à cet égard, voir Christophe Vigne, Mobiliser les Vietnamiens de l’étranger : Enjeux, stratégies et effets d’un nationalisme transnational, Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine, Bangkok, 2012.
[18] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, éd. Seuil, 2000.
[19] Notamment Bernard Stiegler, Prendre soin. 1. De la jeunesse et des générations, Paris, éd. Flammarion, 2008.
[20] Viet Thanh Nguyen, Nothing ever dies: Vietnam and the Memory of War, London, 2016.
[21] Voir aussi les travaux de Yên Lê Espiritu et les Critical Refugee Studies.
[22] Voir notamment Liêm Hoang Ngoc, « Vietnam, diaspora et TIC », Réseaux, 2010, n° 159, p. 181-198.
[23] Une analyse détaillée des pratiques mémorielles en ligne constituera un chapitre de la thèse en cours de rédaction.
[24] La charge mentale des femmes désigne le coût psychologique, l’énergie que demande le travail spécifique des femmes responsables du travail organisationnel, communicationnel, domestique, entre autres.
[25] Cette hypothèse sera également développée dans la thèse en cours de rédaction et s’appuie sur la distinction entre mémoire et métamémoire développée par Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, éd. Armand Colin, 2005.
[26] Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, éd. la Découverte, 2005.
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Pour citer cet article :
Julien Le Hangan « Sens et pratiques de l’héritage en contexte diasporique », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 21 - mis en ligne le 16 mai 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Julien Le Hoangan
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806