Laboratoire
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"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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De quoi l’héritage est-il le nom ?
Le travail auto-biographique : Quand une voiture ancienne permet de négocier un héritage narratif
Gaëtan Mangin
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Cet article propose d’expliciter la manière dont les voitures anciennes peuvent constituer un outil du travail narratif individuel. À partir de deux études de cas particulièrement typiques, il s’attarde à démontrer que les individus contemporains produisent des récits d’eux-mêmes, qu’ils aspirent à leur reconnaissance, et que les objets matériels participent de ce travail de l’héritage identitaire.

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Mots-clés : Automobile, patrimoine, culture matérielle, biographie, roman familial, identité narrative
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle, xxie siècle
SOMMAIRE

Introduction
I. « Une blanche, comme mon père ». Bruno et sa Renault 4L : étude de cas d’une transaction biographique en continuité
1) Un objet encastré dans la mémoire familiale
2) Réactiver le souvenir par les sens
3) Le voyage initiatique ou la transaction biographique en acte
4) L’outil d’une réflexivité biographique
5) Une transaction relationnelle familiale
II. « Moi ce que j’ai, je l’ai pas volé ! ». Jean-Yves et sa Facel Véga Facel III : étude de cas d’une transaction biographique en rupture
1) Le lieu de mémoire contre l’objet-souvenir
2) Fabriquer sa filiation et se construire un héritage
3) D’une l’origine modeste à l’ascension sociale : l’objet comme porte-parole
4) Une transaction relationnelle au sein des cercles d’initiés
Conclusion
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Introduction

           S’il est aisé d’imaginer qu’une voiture ancienne peut relever d’un héritage, il nous semble nécessaire d’en décortiquer les ressorts, non seulement pour mettre au jour les multiples réalités que peut recouvrir un tel objet – et partant, découvrir son potentiel de pluralité – mais aussi pour illustrer combien cette notion d’héritage peut se révéler hétéroclite. En effet, plus encore que n’importe quel objet, chaque véhicule hérité d’un passé, proche ou lointain, représente un vestige qui témoigne de son époque caractérisée par une manière d’appréhender la mobilité, son organisation du temps, de l’espace ou encore sa manière de produire, de travailler, ou de vivre la route. Les véhicules anciens représentent en cela un patrimoine collectif, un héritage matériel collectif érigé en porte-parole de l’histoire, et qui porte en lui l’idée de commun[1]. S’ils relèvent a priori d’objets à fort potentiel économique, ils contiennent aussi, et même surtout, une dimension historique, symbolique, biographique, généalogique et familiale. Lorsqu’ils sont possédés par des particuliers, ils prennent en effet la forme d’objets-souvenirs[2] particulièrement marqués par l’histoire de vie de leur(s) détenteur(s) et dont la définition réside dans la singularité des histoires vécues dans, avec, et autour de l’objet. Situé au carrefour d’une sociologie des objets et de la culture matérielle[3] et d’une sociologie des individus[4], le présent article entend mettre la focale sur la manière dont cet objet peut relever d’un support de définition identitaire[5]. Il se donne pour ambition de saisir comment les individus et leurs objets se construisent ensemble, les façons dont ils se font l’un et l’autre. La voiture ancienne sera appréhendée non seulement comme un héritage (financier, matériel, narratif, etc.) mais aussi comme un outil qui permet de leur donner du sens.

Plutôt que de considérer la voiture de collection comme un héritage, notre ambition est de saisir la manière dont elle déborde cette définition pour constituer un outil du travail biographique. Nous proposons de décortiquer la manière dont cet objet permet à l’individu contemporain, sommé à l’injonction biographique qui consiste à travailler le roman de sa propre vie[6], de développer des prises sur son histoire passée ainsi que sur son histoire familiale[7] afin de parvenir à en faire un support de projection dans un futur acceptable. Pour ce faire, nous proposons de mobiliser la notion de transaction biographique, entendue comme un processus par lequel les individus anticipent leur avenir à partir de leur passé[8] : dans un premier temps, et dans une sorte de dialogue interne, une conversation intime de soi avec soi, l’individu se construit un roman personnel qui s’appuie largement sur un idéal de soi ; dans un second temps, la transaction biographique se double d’une transaction relationnelle[9] : l’individu met ce récit à l’épreuve de sa reconnaissance, au travers de son énonciation auprès d’un autrui qualifié comme significatif[10]. Cette confirmation a pour effet de cristalliser ce récit, de l’ériger en vérité et ainsi en faire une pierre de la construction identitaire individuelle. Cette double transaction – biographique et relationnelle – renvoie à un « moment biographique », où le sujet fait le point sur sa vie, où il dresse le bilan de son passé, délibère, ajuste, fait des compromis et explicite sa trajectoire à venir. Il prend la mesure entre l’espace des possibles et l’espace des probables au sein de ces possibles, ou dit autrement, il réorganise son chemin futur en fonction des possibilités héritées du passé et des prises que sa situation présente lui offre. L’issue de ces délibérations peut alors, de manière idéal-typique, prendre deux types de trajectoires possibles mais nécessairement dissociées. D’une part, l’individu peut se projeter dans le futur d’une manière qui le place en continuité avec son passé. La transaction biographique revient alors ici à travailler à des opérateurs d’articulation entre un passé qui le constitue, et qui est dans une certaine mesure incorporé, et un avenir qui soit en cohérence avec celui-ci. D’autre part, la transaction biographique peut prendre la forme d’une rupture, à partir de laquelle l’individu s’engage dans de nouvelles trajectoires qui relèvent de bifurcations plus ou moins radicales.

Notre propos reposera ainsi sur une démarche inductive qui consistera, à partir d’exemples de terrain qui nous semblent particulièrement typiques de ces deux orientations, à monter en généralité. Nous procéderons à une « pensée par cas »[11], en mobilisant deux entretiens biographiques : le premier cas est celui de Bruno, pour qui l’acquisition d’une Renault 4L, blanche comme celle de son père, relève selon nous d’une transaction biographique en continuité ; le second cas se penchera sur l’histoire de Jean-Yves, dont l’acquisition d’une Facel Vega Facel III, un prestigieux véhicule Français des années 1960, révèle son ascension sociale et traduit selon nous une transaction biographique en rupture.

I. « Une blanche, comme celle de mon père ». Bruno et sa Renault 4L : étude de cas d’une transaction biographique en continuité

           Bruno a 56 ans, il est séparé d’une femme avec qui il a eu une fille et occupe la profession d’éducateur spécialisé. Frontalier, il exerce son métier en Suisse, ce qui lui permet, de ses propres dires, d’accéder à un niveau de vie confortable, « d’autant plus depuis que la maison est payée » précise-t-il. Pour autant, il dit provenir d’une famille nombreuse et modeste dans laquelle « on ne roule pas sur l’or ». Son père est décédé lorsqu’il avait une dizaine d’années et, de ce fait, il exprime l’existence d’une part d’ombre dans une histoire familiale qu’il a longtemps méconnue.

1)  Un objet encastré dans la mémoire familiale

Lorsqu’il fait le récit de l’acquisition de sa Renault 4L il y a quelques années, Bruno évoque en premier lieu des souvenirs d’enfance et d’adolescence rattachés à ce modèle de voiture que possédaient alors son père et son grand frère :

« Mon père en avait une quand j’étais gamin donc c’est pour ça que j’aime bien les 4L. J’ai plein de souvenirs d’enfance […] c’était la voiture familiale, j’ai connu que cette voiture-là, moi, dans ma famille. Donc c’était rigolo, et comme j’étais petit, j’ai jamais pu la conduire. Enfin bref… et là, de retrouver des sensations que, peut-être, mon père avait eu aussi… y’avait tout un truc autour de ça ! ».

Acquérir cette voiture une fois adulte, c’est ainsi pour lui la possibilité de se projeter dans l’expérience que fut celle de son père, au travers de sensations qu’il suppose avoir été les siennes, et commencer à engager un travail de reconstruction de l’histoire familiale.

2)  Réactiver le souvenir par les sens

La rénovation et la conduite sont deux activités promptes à réactiver le souvenir par la mobilisation des sens, et avec eux, l’intense subjectivité avec laquelle les individus appréhendent leur environnement et les non-humains qui le composent[12]. C’est de cette manière que Bruno a investi sa 4L :

« C’est une démarche que j’ai entreprise, accompagné de cette voiture-là. Pour recoller les morceaux, parce que... on est une famille où y’a quand-même pas mal de secrets de famille, comme dans pas mal de familles du Haut Doubs, les grandes familles. Pi des souvenirs, aussi, qui s’estompent, parce qu’avec le temps parfois les souvenirs s’améliorent ou se détériorent, on en rajoute, ou on en enlève, mais pour moi c’était intéressant... c’était pas du tout remplacer mon père, ou me sentir lui... c’était retrouver mes sensations, quand on y allait, quand j’étais gamin, et retrouver des gens qui pouvaient aussi me donner des informations sur la famille quoi... mais le véhicule était hyper important dans cette démarche-là ».

Pour Bruno, cette reconstruction de l’histoire familiale est passée, en premier lieu, par celle de l’objet matériel. La rénovation d’une Renault 4L, achetée d’occasion à l’ami d’un ami, a signé une première étape d’appropriation d’un objet ayant appartenu à un autre, et a permis de désencastrer économiquement[13] l’objet d’une transaction marchande qui a pu, dès lors, devenir un objet affectif à conserver[14]. C’est par cette rénovation que s’effectue, en acte, le travail d’appropriation de l’objet. Le bricolage manuel rend possible le bricolage narratif, il permet d’inclure un objet ayant appartenu à quelqu’un d’autre dans la propre histoire de Bruno. Ce processus passe particulièrement par l’exploration des différents espaces au sein de la voiture, une exploration propice à réactiver la mémoire de ces lieux connus et investis par le passé :

« Ça me rappelle des souvenirs. Nous on est du Haut Doubs, et on était une grande famille, donc même des souvenirs un peu anecdotiques... Par exemple, la fois où on était tous dans le coffre quoi, carrément... Ce qui était complètement illégal ! On ferait ça maintenant, on se retrouverait en tôle ! Ou le souvenir, aussi, quand mon père avait laissé la voiture à mon frère en arrivant, juste avant la destination, à côté de Maîche. Alors qu’il avait pas le permis quoi ! À 16-17 ans, il s’était parqué, il lui a laissé les commandes donc nous on était affolés... On avait la trouille quoi !  ».

Cette mobilisation des sens opère également, en second lieu, dans l’acte de conduite. Une fois sur la route, la voiture devient le support d’une mémoire distribuée[15] en son sein, au travers d’une multitude de sensations, de matières, de gestes techniques qui réactivent la mémoire de Bruno et l’immerge dans un régime de souvenance :

« C’est les bruits de mon enfance ! Comme des bruits de maison, un escalier qui craque ou une odeur ou un truc, c’est exactement la même chose. C’est vraiment une mémoire. J’ai pas beaucoup de mémoire sur le reste, mais à ce niveau-là, j’suis monté dans la 4L, 5 minutes après c’était bon quoi, tac, la pédale, machin, la porte, et tout ça quoi !  ».

3)  Le voyage initiatique ou la transaction biographique en acte

Bruno explique que ce travail biographique s’est fait par une exploration de son histoire familiale, au travers d’un voyage initiatique à proprement parler. Il a ainsi exploré, avec sa 4L et plusieurs jours durant, le village où son père avait grandi. Il s’est présenté auprès des personnes qui avaient connu son père, dans le but de récolter une somme de récits, de témoignages, de souvenirs, et à partir desquels reconstruire l’histoire de son père, celle de sa famille et ainsi réécrire son propre roman familial :

« J’y suis retourné dans son village natal, j’ai retrouvé des gens qui le connaissaient bien. Et pi, pour moi, y’a vraiment une symbolique de retourner dans son village natal avec une 4L quoi, en l’occurrence une 4L blanche comme la sienne. J’y étais pas retourné depuis son décès, donc depuis 77 […] C’était très symbolique pour moi, de retrouver des gens qui le connaissaient, […] c’était vraiment fantastique quoi... y’a des lieux que je voulais revoir à nouveau, pi j’ai redécouvert ces lieux-là, et pi y’avait des amis de la famille que j’ai réussi à retrouver quoi !  ».

Bruno insiste sur l’importance de sa voiture dans cette expérience, et raconte notamment être retourné sur ces mêmes lieux dans d’autres circonstances :

«  J’y suis allé en scoot’, je suis allé me baigner dans le Dessous, j’ai refait des pique-nique… mais ça n’avait plus rien à voir ! Alors que là c’était... Je vais pas dire un pèlerinage, mais heu... j’suis pas du tout croyant, mais y’avait quelque chose de cet ordre-là quand-même ! Comme si j’avais fait Saint Jacques de Compostelle ».

Bien plus qu’un outil de mobilité, la 4L permet certes un déplacement spatial, mais aussi et surtout temporel. Elle devient un objet de sacralité, qui permet à l’individu contemporain, dont ego est devenu l’instance la plus hautement sacrée[16], de se construire une solidité identitaire. Alors que Roland Barthes comparait en son temps la nouvelle DS à une cathédrale, symbole de croyance collective en un futur synonyme de progrès, ici la 4L de Bruno contient une charge de sacralité purement individuelle et permet un voyage dans le passé, un voyage fait d’énigme, d’indices, et qui suppose un tri au sein de cet amoncellement de pièces d’un puzzle à reconstituer :

« Ça m’a permis aussi d’avoir pas mal d’informations par rapport à mon père, à sa vie, par rapport à ma grand-mère, par rapport à mon grand-père que j’ai pas connu, par rapport à toute ma famille du côté d’mon père quoi. Ayant connu mon père très peu de temps, puisqu’il est décédé quand j’avais 12 ans, la 4L fait partie des souvenirs vraiment concrets que j’ai de lui ! Donc c’était […] un moyen, de remettre le pied là-dedans. C’était après une période où je n’avais pas forcément envie de savoir des trucs. Je te dis, y’a beaucoup de secrets de famille… c’était le départ, c’était vraiment le déclic : mon père - la 4L. J’ai pas mené une enquête à la Colombo hein, mais t’arrive à recréer un puzzle, et puis ça m’a permis certainement de comprendre un peu plus qui était mon père  ».

4)  L’outil d’une réflexivité biographique

Nous l’avons dit, la notion de transaction biographique désigne un processus qui participe de ce que Dubar nomme un « moment biographique », ou ce que d’autres auteurs appellent une bifurcation ou bien encore un turning point. Elle représente une étape du parcours de vie des individus au sein de laquelle ils sont amenés à faire le point sur le passé, expliciter le présent et projeter le futur. L’acquisition de la 4L a en effet intensifié, autant qu’elle en est le révélateur, un moment dans la vie de Bruno où il a travaillé à expliciter son histoire, à questionner ses engagements, à projeter des futurs possibles. Une voiture ancienne peut ainsi accompagner un moment d’intense réflexivité quant à sa propre trajectoire où se fabrique un peu d’ipséité[17], entendue comme des promesses que l’on fait à soi et aux autres sur des caractères solidifiés de sa propre identité. Chez Bruno, elle a permis de rassembler des récits, de « recoller les morceaux », pour bâtir un récit cohérent et acceptable de sa famille, de son père, et de lui-même.

Dans son cas, c’est bien l’objet qui crée une invitation au travail biographique : « Ça arrivait vraiment comme ça quoi, je cherchais pas hein ! Je l’ai achetée parce que mon père en avait une… mais ça a déclenché ce truc-là, inconsciemment ». Ce moment de l’acquisition coïncide toutefois avec un ensemble d’épreuves dans la vie de Bruno : sa mère malade d’Alzheimer était en train de perdre la mémoire et le processus mémoriel lié à la 4L visait à conjurer cette perte. Il était, par ailleurs, engagé dans un processus de sélection intense, initié ici par une séparation avec son ex-compagne : « Quand la vie a fait qu’on s’est séparé, je me suis mis en quête de justement vider tout ce qui me servait pas et d’arriver à quelque chose qui, pour moi, est un peu plus zen  », explique-t-il. Cette séparation l’a immergé en pleine réflexion spirituelle et existentielle qui s’est caractérisée par de nouveaux engagements, une redéfinition des valeurs à l’œuvre dans ses manières d’agir, de penser et de se sentir : L’acquisition de l’objet permet ici de prendre part, avec d’autres objets (vaisselle, électroménager, etc.), à ces nouveaux engagements. La transaction biographique produit bien ici, comme le souligne Dubar, de nouvelles formes identitaires qui soutiennent l’individu dans ses projections.

C’est que la voiture ancienne accompagne donc des instants d’intense réflexivité routinière[18], des moments où l’individu créé de nouvelles projections qui s’organisent au sein du quotidien et de ses routines. En effet, la réflexivité peut aussi être routinisée, car c’est au sein de routines à dimension réflexives, encastrées dans la quotidienneté, que viennent s’activer et se concrétiser ces engagements. Chez Bruno, c’est une somme de micro-sociabilités qui vont venir agir comme des moments de réactivation du souvenir par la répétition du récit : « Y’a un aspect sympa aussi, c’est que tout le monde a eu des 4L, donc y’a plein de gens qui m’arrêtent, qui discutent… quand je vais quelque part, ça laisse pas les gens indifférents quoi ! ».

5)  Une transaction relationnelle familiale

Ce travail biographique induit, par la suite, une lutte pour la reconnaissance du récit de soi nouvellement produit, ou bien, pour le dire comme Dubar, la transaction biographique s’accompagne d’une transaction relationnelle. Chez Bruno, et en cohérence avec le contenu de son récit, celle-ci est interne à la famille. Il explique notamment que l’acquisition de ce véhicule agit pour lui comme un laisser-passer, un passeport, qui lui permet de s’y sentir enfin pleinement intégré :

« J’ai un frère aussi, qu’avait une 4L. Tu vois ? C’est la voiture de la famille quoi ! Tu vois, y’en a, j’sais pas… c’est Bugatti. Ben nous c’était la 4L quoi ! C’était un passeport... pour travailler en Suisse, t’as besoin d’un Ausweis. J’aime pas le terme, parce que ça fait un peu Waffen-SS… mais c’était un peu ça, c’est le laisser-passer quoi, c’était… je fais partie de la tribu aussi ! Moi aussi j’ai une 4L ! Alors maintenant y’a des sujets communs ! On peut parler d’sujets communs. C’est une porte d’entrée, mais c’est aussi une autorisation quelque part ».

À la suite de ce travail de raccordement, Bruno occupe une nouvelle place au sein de la communauté familiale et se considère aujourd’hui comme investi d’une mission de perpétuation de la mémoire familiale :

« Je suis un peu, du coup, le dépositaire du passé, ou le détenteur d’un certain passé, tu vois ? Et qui se donne les moyens, quand-même, de garder la mémoire de la famille. Alors c’est rigolo, parce que ça passe par un bout de tôle et pi 4 pneus Michelin… mais même si avant j’étais un peu le vilain p’tit canard, je tiens encore aux valeurs qui cimentent quelque chose de l’ordre du passé et de la famille ».

II. «  Moi ce que j’ai, je l’ai pas volé !  ». Jean-Yves et sa Facel Véga Facel III : étude de cas d’une transaction biographique en rupture

           Jean-Yves a 55 ans, il est marié, père de 4 enfants et occupe un important poste de direction au sein d’une grande entreprise publique. Il vit dans une région minière qui l’a vu naître au sein de ce qu’il qualifie comme « une famille modeste » qui, elle non plus, « ne roulait pas sur l’or ». S’il pourrait être excessif de le qualifier de « transfuge de classe », dans la mesure où ses parents n’étaient pas des ouvriers mais de petits employés, Jean-Yves a tout de même connu une ascension sociale. Il se définit comme « aimant les belles choses », dont son véhicule fait partie. Il a acquis, quelques années avant notre rencontre, et sous la forme d’un tas de pièces, une Facel Véga Facel III[19] dont il a fait prendre en charge la restauration par plusieurs professionnels durant 2 années, jusqu’à lui redonner l’apparence d’un véhicule d’origine au sein duquel nous avons pu prendre place pour un entretien participant[20]. Au moment de notre rencontre, Jean-Yves avait récemment réceptionné son véhicule et commençait tout juste à effectuer quelques sorties prétextes à se familiariser avec l’objet.

1) Le lieu de mémoire contre l’objet-souvenir

La conception de la voiture ancienne dont témoigne Jean-Yves diffère de celle de Bruno en ce sens qu’elle relève davantage d’un lieu de mémoire[21] aux multiples références sociales, historiques et collectives, que d’un objet-souvenir. À l’opposé de celle de Bruno, cette voiture ne possède pas d’ancrage dans sa biographie ou son histoire familiale, et ne renvoie pas même à la mise en mots de l’époque de son enfance. Ceci s’explique sans doute par le fait que les Facel Véga ne soient pas des voitures populaires, et qu’elles furent peu répandues puisque produites à 2900 unités (dont 625 Facel III). Lorsqu’il fait le récit de sa Facel III, Jean-Yves évoque en effet l’âge industriel des années 1950-60 et le génie de son inventeur, une conception de l’objet par ailleurs en cohérence avec ses propres inclinations :

« Je suis historien de formation et j’ai été très sensible à l’histoire de cette marque, à son fondateur Jean Daninos qui a eu une histoire aussi assez incroyable. C’était vraiment un entrepreneur ! Un visionnaire, un artiste, enfin un industriel ! Je trouvais que c’était un homme très complet, et depuis que j’ai la voiture, j’ai encore appris plein de choses sur lui  ».

2)  Fabriquer sa filiation et se construire un héritage

Jean-Yves débute le récit de l’acquisition de sa voiture par celui de la longue recherche d’une automobile disponible, puisqu’il souhaitait acquérir ce modèle en particulier, qui demeure relativement rare sur le marché de la collection. Plutôt que d’initier la rénovation d’un modèle qui serait demeuré dans un état relativement bon, il a préféré reconstruire une automobile à partir d’un ensemble de pièces mis à la vente. Ce choix lui a permis, dit-il, de maîtriser l’ensemble du processus de construction de l’objet et ainsi d’en devenir, au moins en partie, le créateur. Cette dimension démiurgique n’est pas sans rappeler la figure du self-made man incarné en la personne admirée de Jean Daninos, fondateur de Facel Véga, et qui correspond à un idéal auquel aspire Jean-Yves.

Comme chez Bruno, l’appropriation de l’objet passe ainsi par sa rénovation, à la différence toutefois qu’il ne s’y trouve aucun processus de raccordement à un roman familial. Cette fois-ci, le travail biographique concerne davantage la filiation de l’objet que de l’individu. En effet, la reconstruction physique de l’objet n’incombe pas à Jean-Yves, qui a recours aux services de professionnels, notamment parce qu’il ne dispose ni de l’espace, ni du temps, ni des compétences que requiert un tel projet. Il va donc suivre la rénovation à distance, en se chargeant toutefois de la recherche de pièces manquantes sur internet (ce qui n’est pas sans rappeler la métaphore du puzzle évoquée par Bruno). Mais c’est particulièrement à un travail de reconstruction biographique, et même généalogique, que s’est affairé Jean-Yves, en dressant l’historique des possesseurs de la voiture dont il s’est porté acquéreur. Cette recherche, qui elle aussi a duré 2 ans, et demeure partiellement inachevée, a permis de « rendre saillant ce qui resterait obscur autrement »[22]. Plus précisément, elle a conduit Jean-Yves à effectuer un ensemble de recherches généalogiques sur des individus (parfois décédés) ayant possédé l’automobile. Il s’est ainsi donné l’ambition de retracer l’histoire de ce véhicule depuis sa sortie d’usine, une histoire composée de différentes périodes (d’utilisation, de stockage, de délaissement, de pourrissement, etc.) passant par de multiples anecdotes (de pannes, de réparations, de rencontres, de rachats, de tentatives de restaurations avortées, etc.). La biographie de l’objet est, en outre, indissociable d’une multitude de biographies humaines :

« J’ai reconstitué son historique, la personne à qui je l’ai achetée n’avait pas fait ce travail-là, et je suis encore en cours de le restaurer l’historique. Parce que heu… il me manque les 5 premières années ! ».

Pour être complète, la restauration de l’objet nécessite ainsi une restauration narrative.

Cette reconstitution de l’histoire de l’objet est motivée, des propres mots de Jean-Yves, par une volonté de s’inscrire dans une filiation de possesseurs, par un besoin de devenir« un maillon d’une chaîne de dépositaires tenus de remplir une mission de transmission »[23] :

« Moi, je suis un propriétaire dans la lignée des précédents. Donc il y a une idée, comme ça, de lignée en fait, d’héritage. Moi, j’suis vachement fier en fait, parce que cette voiture, a minima, elle n’a pas roulé depuis 86 ! D’arriver dans une lignée de propriétaires, dont certains l’ont complètement abandonnée, et puis de la faire rouler ! »

Retracer la généalogie de l’objet lui permet, non seulement de participer à sa manière, et selon ses moyens, à la restauration de l’objet, mais aussi et surtout de s’insérer dans une filiation de détenteurs. Ayant mis à distance son origine sociale populaire, Jean-Yves s’engage ici dans un double processus d’identification projective[24], à la fois avec Jean Daninos, le constructeur-entrepreneur, mais aussi avec l’objet dont il s’octroie la lignée pour s’inscrire dans une filiation particulièrement valorisante. L’objet devient ainsi un héritage (re)construit, matériellement et symboliquement, qu’il pourra ensuite transmettre à son tour :

« Je suis ravi, quand mon fils il me dit “de toute façon, la Facel, c’est moi qui l’aurai”. Moi ça me plait ça ! Ça veut dire que j’ai réussi à transmettre quelque chose. Je me sens un peu une responsabilité de transmettre ce dont j’ai hérité des autres ».

3)  D’une l’origine modeste à l’ascension sociale : l’objet comme porte-parole

Dans le cas de Jean-Yves, l’automobile dont il est question relève bien d’un héritage arrangé, bricolé, retravaillé par l’individu, et qui lui permet de se situer en rupture avec son origine sociale et en cohérence avec son ascension. Elle prend part, comme chez Bruno, à un ensemble d’objets marqués d’une trame de fond culturelle liée par de nouveaux engagements. Dans le cas de Jean-Yves, il s’agit d’un objet, parmi d’autres, qui matérialise et proclame son appartenance aux classes les plus aisées[25] tout en lui fournissant une expérience esthétique et sensorielle de premier choix :

« J’aime les belles choses » nous dit-il, « Et ce que j’ai, ben je l’ai pas volé ! J’ai pas de meubles Ikéa chez moi, j’ai que des vieux meubles. J’ai des beaux verres, je ne bois jamais dans un verre qui n’est pas un verre à pied et s’il n’y avait que moi, je mangerais dans des couverts en argent tous les jours ».

L’accession à un objet de luxe permet en outre de correspondre à des aspirations héritées de sa culture d’origine tout en les exprimant dans un cadre revalorisé. En ce sens, bénéficier d’une voiture tellement luxueuse qu’elle est distinctive au sein même du petit monde des collectionneurs lui permet d’assumer la passion automobile :

« Aller au foot et s’intéresser aux bagnoles, ça peut faire un peu beauf. Alors je l’assume d’autant plus que ce n’est quand-même pas n’importe quelle voiture. Je m’assume en restant fidèle à ce côté luxe, esthète ». La Facel III devient ici un porte-parole[26], un objet totémique[27], une preuve de son appartenance à une classe valorisée et valorisante, ainsi que la construction d’un héritage qui correspond à sa nouvelle appartenance.

4)  Une transaction relationnelle au sein des cercles d’initiés

La transaction biographique se double, chez Jean-Yves, d’une transaction relationnelle au sein des instances collectives de la voiture ancienne : participation à des rassemblements, adhésion à des clubs automobiles, participation aux discussions numériques, etc. Contrairement à Bruno, il investit fortement les réseaux de passionnés, avant même d’avoir acquis sa voiture puisque ce fut par ce biais qu’il est parvenu à entrer en contact avec un vendeur. Mais plus encore, cet engagement dans un petit monde de privilégiés, autour de l’Amical Facel Véga, un petit monde où tout le monde connait tout le monde, permet de mettre à l’épreuve sa revendication d’« en être » et obtenir confirmation de son appartenance à une élite parmi l’élite. Ce petit monde est, par ailleurs, incontournable pour tout possesseur de Facel Véga dans la mesure où les pièces, très rares, se trouvent entre les mains de quelques collectionneurs auprès desquels il s’agit d’être recommandé :

« Il y’a 3 ou 4 personnes en France qui ont des stocks de pièces Facel Vega, qui pratiquent des prix à la tête du client on va dire, et qui ont des pièces, et qui acceptent de les vendre ou pas. Il faut être recommandé ! Alors moi, John Preston par exemple, j’ai appelé de la part de Maurice Piétra ».

L’inclusion réussie dans le petit monde du club Amicale Facel Véga, sans doute permise par un habitus retravaillé, permet à Jean-Yves d’intégrer ce qu’il met en mots comme une communauté qui travaille elle-même à la préservation de cet héritage collectif, voire surtout communautaire, notamment par la propriété de la marque rachetée par le club. À son tour, et petit à petit, Jean-Yves devient aujourd’hui, un passeur[28] au sein de cette petite élite.

Conclusion

           La voiture ancienne est bien plus qu’une voiture, et parfois, ce n’est presque plus une voiture du tout. Elle représente un héritage protéiforme : économique, symbolique, culturel, familial, etc. autant qu’un moyen de s’approprier d’autres héritages et créer des récits de soi acceptables. En ce sens, elle invite à mettre la focale sur la manière dont les non-humains, qui sans cesse nous entourent, prennent part à la construction de nos identités, autant que nous construisons, individuellement et collectivement, les réalités qu’ils recouvrent. L’analyse de la relation homme-objet nous invite aussi à rappeler combien le passé ne détermine pas mécaniquement l’avenir des individus et qu’il existe des marges de négociation plus ou moins importantes de son héritage. Ces deux cas nous montrent en effet, de manière exemplaire nous semble-t-il, qu’un individu n’est pas déterminé au point de subir une « trajectoire », qui supposerait un lancement de départ suivi d’une route qui serait tracée, immuable et ainsi parfaitement modélisable. Il se situe plutôt sur un chemin qui lui présente plus ou moins d’aménités et d’embûches, un chemin qu’il contribue partiellement à construire, parfois tant bien que mal, et à partir duquel il peut décider de bifurquer d’un côté ou d’un autre.

 

Haut de page AUTEUR

Gaëtan Mangin,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction d’Hervé Marchal)

Haut de page NOTES



[1] Gaëtan Mangin, « “Quand t’es passionné, t’as besoin de le partager !”. Ethnographie d’un rassemblement de voitures anciennes », Transversales, n° 19, 2021.
[2] Véronique Dassié, Objets d’affection. Une ethnologie de l’intime, Paris, CTHS, 2010.
[3] Marie-Pierre Julien, Céline Rosselin, La culture matérielle, La Découverte, Repères, 2005 ; Charly Dumont, Gaëtan Mangin, « Qu’est-ce qu’un objet matériel ? », dans Hervé Marchal [dir.], Initiation à la sociologie : Questions pour apprendre à devenir sociologue, EUD, 2021.
[4] Danilo Martuccelli, François de Singly, Les sociologies de l’individu : sociologies contemporaines, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2009.
[5] Hervé Marchal, L’identité en question, Ellipses, 2006.
[6] Isabelle Astier, Nicolas Duvoux [dir.], La société biographique : une injonction à vivre dignement, L’Harmattan, Logiques Sociales, 2006.
[7] Vincent De Gauléjac, L’histoire en héritage. Roman familiale et trajectoire sociale, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
[8] Claude Dubar, « Formes identitaires et socialisation professionnelle », Revue Française de Sociologie, n° 33, 1992, p. 505-530.
[9] ibid.
[10] George Herbert Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, Le lien social, 2006 (1ère édition : 1934).
[11] Jean-Claude Passeron, Jacques Revel [dir.], Penser par cas, Paris, EHESS, 2005.
[12] Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de : Sociologie des sens, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot, 2013.
[13] Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983 (1ère édition : 1944).
[14] Igor Kopytoff, « The cultural biography of things : commoditization as process » dans Arjun Appadurai [dir.], The social life of things, Cambridge, University Press, 1983, p. 64-94.
[15] Bernard Conein, « Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive », Réseaux, n° 124, 2004/2, p. 53-79.
[16] Jean-Claude Kaufmann, Ego. Pour une sociologie de l’individu, Nathan, Paris, 2001.
[17] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
[18] Hervé Marchal, Un sociologue au volant. Le rapport de l’individu à sa voiture en milieu urbain, Téraèdre, L’anthropologie au coin de la rue, 2014.
[19] Facel Véga est une marque française de véhicules de luxe ayant produit des véhicules entre 1954 et 1964. La Facel III est le modèle le moins onéreux que l’on puisse trouver actuellement sur le marché de la collection : il se négocie entre 50 000 et 80 000 € selon son état. Pour l’anecdote, c’est dans une Facel III qu’Albert Camus trouva la mort le 4 janvier 1960.
[20] Sur l’entretien participant, voir Hervé Marchal, L’entretien participant : une méthode pour saisir le vécu de l’individu au volant, RTS - Recherche Transports Sécurité, IFSTTAR, La mobilité en méthodes, 2019.
[21] Pierre Nora, Les lieux de mémoire, T. 3, Gallimard, 1997 (1ere édition : 1984).
[22] Igor Kopytoff, op. cit.
[23] Isabelle Garabuau, Dominique Desjeux, Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations, Paris, L’Harmattan, Dossiers, 2000.
[24] Mélanie Klein, « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes », dans Mélanie Klein, Paula Heimann, Susan Isaacs, Joan Rivière [dir.], Développement de la psychanalyse, Paris, PUF, 1946.
[25] Thorstein Veblen, Théorie de la classe des loisirs, Paris, Gallimard, 1997 (1ere édition : 1899).
[26] Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986, p. 169-208.
[27] Isabelle Garabuau, Dominique Desjeux, op. cit.
[28] Olivier Donnat, « Les passions culturelles, entre engagement total et jardin secret », Réseaux, n° 153, 2009, p. 79-127.  
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Pour citer cet article :
Gaëtan Mangin, « Le travail auto-biographique : Quand une voiture ancienne permet de négocier un héritage narratif », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 21 - mis en ligne le 16 mai 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Gaëtan Mangin
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806