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De quoi l’héritage est-il le nom ?
Comment hériter d’Ellul en sociologue ?
Charly Dumont
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Libertaire, théologien, penseur militant, opposant à l’idéologie du progrès, Jacques Ellul marque ses contemporains par ses écrits parfois jugés pessimistes, mais toujours vivement discutés. Régulièrement questionné pour ses prises de positions pamphlétaires, refusant de dissocier ses pratiques scientifiques et éthiques, l’auteur lègue néanmoins une pensée pertinente pour aborder la question des techniques. Ses analyses du fait Technique occupent une place non négligeable dans le champ intellectuel intéressé et ses démonstrations permettent de pointer des faits sociaux majeurs qui ont toujours cours au XXIe siècle.

Cette communication propose de rendre visible et d’explorer les différents liens possibles entre les écrits d’un auteur singulier et notre travail de thèse. Il sera question du travail méthodologique que constitue l’héritage intellectuel, dont les réflexions sont trop peu souvent évoquées en sociologie. Nous souhaitons rendre compte de notre exploration sur les manières de s’approprier les concepts d’un auteur. Il existe effectivement plusieurs chemins par lesquels il est possible de prendre appui sur les écrits de Jacques Ellul. Après avoir exposé les parallèles entre l’œuvre de Jacques Ellul et la pratique sociologique, nous montrerons différentes voies pour intégrer la critique de la technique à l’analyse sociologique pour finir par proposer une lecture plus détachée de l’œuvre.

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : Ellul, Technique, Critique, Pragmatisme, Héritage, Méthodologie
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle, xxie siècle
SOMMAIRE

Introduction
I. S’écarter des prénotions techniciennes
II. Critiquer avec Ellul
III. Ellul comme appui critique ?
Conclusion
Haut de page TEXTE
 

Introduction

            Dans cet article, nous nous sommes donné pour objectif de rendre explicite une partie méthodologique généralement peu mise en avant : la réception et l’appropriation de textes et d’auteurs dans le cadre d’une thèse en sociologie. Les discussions relevant des méthodes d’enquête en sociologie prennent plus facilement pour objets les questions de rapport au terrain, la production, l’analyse et le compte rendu de données quantitatives ou qualitatives. Pourtant, une part importante de la pratique de recherche consiste à s’approprier les notions et concepts développés par d’autres auteurs et autrices dans des contextes différents.

Pour présenter notre démarche de travail, pour exposer les coulisses de l’héritage intellectuel, nous avons choisi de nous arrêter sur un auteur en particulier et ainsi proposer une réflexion sur ce que nous retenons de sa lecture. Il s’agit de questionnements concrets et récurrents concernant la méthodologie : l’appropriation de textes et leurs traductions dans un contexte de recherche distinct. Nous avons choisi de communiquer sur ce thème en espérant susciter des échanges autour d’un travail qui se déroule souvent en coulisse. Pour donner corps à la réflexion, nous nous sommes restreints à l’appropriation d’un seul auteur : Jacques Ellul.

Précisons d’emblée au lecteur qu’il ne trouvera pas dans l’article une exégèse de la pensée ellulienne. L’auteur n’est pas central dans la réflexion que nous menons par ailleurs. Il ne s’agit pas d’une communication experte, mais plutôt de la présentation d’une méthode de travail, d’une manière d’hériter. Néanmoins, Ellul n’est pas qu’un prétexte pour présenter les dessous d’une recherche et il y a de bonnes raisons de mobiliser cet auteur dans le cadre de notre travail universitaire.

Tout d’abord, au regard du sujet de notre thèse, Jacques Ellul est un auteur incontournable et un marqueur de son époque. Il a durablement marqué les questionnements sur la Technique. Ses concepts et notions sont encore aujourd’hui débattus. Précisons ensuite que c’est le statut de l’intellectuel qui nous a beaucoup questionnés. Il occupe une position ambivalente dans le champ intellectuel et permet alors de bousculer notre pratique sociologique.

Libertaire, théologien, penseur militant, opposant à l’idéologie du progrès et au « Système technicien »[1], Jacques Ellul marque ses contemporains par ses écrits parfois jugés pessimistes, mais toujours vivement discutés. Historien du droit et théologien, ce sont ses écrits sur le politique et la technique qui nous intéressent. Régulièrement questionné pour ses prises de positions pamphlétaires, refusant de dissocier ses pratiques scientifiques et éthiques, l’auteur lègue néanmoins une pensée pertinente pour aborder la question des techniques. Ses analyses du fait Technique occupent une place non négligeable dans le champ intellectuel et ses démonstrations permettent de pointer des faits sociaux majeurs qui ont toujours cours au XXIe siècle[2]. En 1955, il publie son premier ouvrage sur la question : La Technique ou l’enjeu du siècle. Il pose les jalons de sa réflexion qui fait de la technique un élément fondamental pour comprendre notre société, une puissance organisatrice et indépendante. En 1977, dans Le Système technicien, Ellul insiste sur l’interdépendance des éléments techniques qui constituent ce système. Celui-ci tend à s’engendrer lui-même, se renforcer et rendre les choix techniques automatiques. En 1988 paraît Le bluff technologique qui vient clore cette trilogie et décortique le désir et la fascination que peut engendrer la technique, et l’attraction qu’elle porte en elle : un véritable mirage qui se masque en tant qu’idéologie.

Il ne s’agira pas dans cette communication de produire un commentaire ou une critique de ces ouvrages. Il est plutôt question de les prendre comme ils sont, et de présenter le travail d’héritage qui peut les accompagner. Les travaux de recherche que nous menons dans le cadre d’une thèse portent sur les outils de bricolage et de jardinage, en ce qu’ils sont des objets et des outils, précisément, techniques. Une partie des réflexions concerne ainsi des objets techniques, utilisés dans la vie quotidienne, de la place qu’ils occupent dans nos vies, des représentations qu’ils véhiculent, et plus généralement de la relation que des humains entretiennent avec leur environnement matériel. En sociologie, l’étude des sciences et techniques est un champ développé et dynamique dans lequel s’inscrit en partie cette recherche. En portant un intérêt à la sociologie des techniques on se trouve face à une vive activité éditoriale pluridisciplinaire dans laquelle on retrouve de nombreux auteurs proposant une critique de la technique. Nous ne pourrions les citer tous et toutes, mais ils et elles marquent l’activité intellectuelle. Le succès éditorial renouvelé de ces pensées « technocritiques » traduit, selon nous, l’importance des questionnements sur le fait Technique.

Le but de cette communication sera simple : expliciter la réception d’un auteur dans un travail de thèse. Pour cela nous allons rendre visible et esquisser différents liens possibles entre les écrits d’un auteur singulier et un travail universitaire. Nous pensons qu’au-delà des prises de positions de l’auteur, il existe plusieurs chemins possibles. Nous ne prétendons pas épuiser les différentes formes d’héritage possible, mais proposons humblement de mettre à nu des réflexions méthodologiques. Nous n’avons pas souhaité mettre à l’essai les notions forgées par un auteur, ni enquêter sur le terrain pour réfuter ou valider les propositions contenues dans les ouvrages précédemment cités. L’intérêt a plutôt été de voir comment hériter, comment s’affilier avec un auteur comme Jacques Ellul qui a été classé comme penseur militant. En effet, il revendiquait de ne pas séparer sa pratique militante et scientifique. Nous nous tiendrons pour notre part à montrer les parallèles entre l’œuvre de Jacques Ellul et la pratique sociologique. Nous verrons que cela ne dispense pas la sociologie d’un travail critique, et que c’est entre distanciation et rapprochement que nous situerons notre approche. Nous souhaitons montrer l’intérêt de cette appropriation pour l’élaboration d’une réflexion, mais également pour nourrir une lecture des données de terrain.

Le propos sera découpé en trois points distincts. Ils correspondent à trois façons d’intégrer les écrits de Jacques Ellul dans notre propre travail. Dans chacun de ces points nous avons un rapport différent à l’auteur, nous héritons différemment de ses perspectives qui visent à enrichir des sociologies différentes. Ce découpage relativement arbitraire sert avant tout à rendre le propos plus clair. Ainsi, nous verrons en premier l’intérêt de la critique de Jacques Ellul en ce qu’elle permet une prise de recul, une mise à distance, de ce qu’il nomme l’illusion technicienne. Nous verrons ensuite que les concepts critiques produits par Ellul peuvent être intégrés, selon certaines conditions, au cœur de l’analyse sociologique. Enfin dans un dernier point, nous opterons pour un regard plus éloigné pour voir dans les écrits d’Ellul des arguments qui agissent comme des justifications reprises par tout un chacun, notamment les personnes enquêtées.

I. S’écarter des prénotions techniciennes

            Jacques Ellul fait une remarque importante qui constitue pour nous un premier appui sur lequel bâtir notre héritage : la technique fascine les humains. Les outils, machines, inventions et autres mécanismes peuvent passionner, et même charmer, les individus. Cette fascination n’est pas un simple fait individuel, mais doit se comprendre comme partie prenante de croyances partagées, d’un certain sens commun. Le système dans lequel nous sommes serait un système technicien qui fabrique des individus « fasciné, halluciné, diverti » par l’immédiateté, l’évidence et l’action hypnotique de la technique[3]. Ellul explique que tout est fait pour former un homme fasciné par la technique. Bien évidemment, ce qui forme cette fascination n’est pas de l’ordre d’un complot ni du fait d’un chef d’orchestre. Néanmoins, tout le monde adhère doucement à l’éthique technicienne, éthique qui se masque en tant que telle et apparaît au regard de chacun comme une évidence.

La remise en cause du fait technicien, l’opposition à ce système technicien permet d’en proposer une critique, mais surtout de le mettre à distance et de le prendre pour objet. La critique de Jacques Ellul permet de prendre l’éthique technicienne pour ce qu’elle est : un mirage. Si nous ne sommes pas tenus, pour l’instant, d’accepter toutes les implications d’une critique radicale du système technicien, nous pouvons voir en lui un premier mouvement de mise à distance des préjugés et des prénotions relatives à la technique. Jacques Ellul parle d’illusion technicienne. Cette illusion repose sur l’ambivalence de la technique.

Cette ambivalence s’appuie sur plusieurs constats. Premièrement, lorsque l’on s’engage dans une technique, il est impossible de savoir ce que l’on gagne ou ce que l’on perd. Le progrès technique produit des effets plus vastes, et plus néfastes, que ceux qu’il prétend résoudre. Pensons par exemple au fait qu’une part de notre électricité domestique produit des déchets nucléaires qui resteront radioactifs plusieurs centaines d’années. Ainsi les effets néfastes sont inséparables des effets bénéfiques, et les solutions entretiennent et aggravent le mal. Enfin, l’excès d’informations qu’engendre la technique impose une imprévisibilité dans ses effets.

Plus encore, la critique produite par Ellul permet de ne pas voir dans la technique et dans son progrès, une loi naturelle, un état de fait, un processus inéluctable qui ne pourrait être remis en cause ni questionné. Cette posture de critique nous permet de dénaturaliser la technique, et opter pour une posture relationnelle et non plus substantialiste. C’est en écartant nos prénotions techniciennes qu’il est permis d’avoir une compréhension plus large des faits observés. Dans notre travail de thèse cela revient à remettre en cause l’idée qu’il serait « normal », « logique », « inéluctable » que des techniques s’imposeraient d’elles-mêmes, parce que plus efficaces, parce que plus rationnelles ou plus performantes. Et que ce mouvement suivrait une évolution progressive en direction de meilleure performance. On comprend, avec Ellul, qu’une explication prenant pour argument l’efficacité des outils n’est, au mieux, que partielle, sinon partiale en ce qu’elle reconduit cette illusion technicienne. Cette réflexion est certainement partielle car les outils de bricolage et de jardinage ne s’imposent pas d’eux-mêmes, ni n’arrivent dans la vie des individus à cause uniquement de leur efficacité, de leur performance. En effet, une explication sociologique ne saurait trouver uniquement dans les outils eux-mêmes, par la forme ou l’efficacité par exemple, l’ensemble des raisons qui amène une personne à s’équiper pour bricoler.

Mais, si les outils ne peuvent se saisir en dehors de tout contexte social, ils ne peuvent non plus se saisir isolés des autres objets techniques. Ellul nomme « insécable » cette caractéristique : il n’y a pas de technique isolée, seulement un ensemble d’éléments interdépendants. Cette notion est particulièrement pertinente pour ce qu’il en est du bricoleur ou du jardinier que Lévi-Strauss a bien caractérisé comme étant une activité de « composition de l’ensemble »[4], composition de l’ensemble des objets et des matériaux disponibles : dans un atelier par exemple.

Voici dans un premier temps ce que permet une lecture libre de Jacques Ellul : saisir l’existence d’un système technicien et l’illusion d’efficacité qu’il produit. Nous gardons principalement le dévoilement du mirage technicien, et la remise en cause d’une technique neutre, efficace et isolée. Une première façon d’hériter est de prendre au sérieux les implications de cette mise à distance des préjugés relevant de la technique et du progrès technique. La remise en cause des évidences sur la technique force un décentrement et ouvre le regard aux relations entre les objets techniques et à leurs ancrages dans des logiques sociales : de classe, d’âge, de génération, de genre, etc.

II. Critiquer avec Ellul

            Dans un second mouvement, il est possible d’accompagner la critique que Jacques Ellul fait du système technicien. Alors que nous ne retenions qu’une idée générale de mise à distance de l’éthique technicienne, nous allons désormais embrasser le versant plus critique de l’œuvre. En effet, Ellul ne se contente pas de dévoiler l’existence d’un système technicien. Il ne fait pas que pointer l’illusion que produit ce système. Il porte un constat sévère sur la démesure technicienne. Même s’il ne condamne pas d’un bloc la technique, il explique qu’un changement quantitatif a eu lieu lors de la révolution industrielle et que cela entraîne un changement qualitatif : la Technique devient alors un système autonome, en décalage entre ce que l’Humanité peut produire et la capacité qu’elle a de se représenter la finalité de ses actes. Nous sommes dès lors dans un processus d’auto-engendrement irréversible des techniques. Et, puisque « faire un mauvais usage de la technique, ce n’est pas savoir comment l’utiliser au mieux »[5], alors celle-ci s’affranchit des contraintes politiques, économiques et morales : elle s’autonomise. Ainsi, la finalité n’est plus le produit, mais seulement l’engendrement de ses logiques : l’obsolescence programmée est nécessaire, car, pour employer les termes d’un autre penseur critique, « la mortalité des enfants de la production est la garantie de son immortalité »[6]. L’Humain est comme incapable de se rendre responsable des conséquences de machines qui l’ont rendu obsolète. Autant fascinés par le « mirage technicien » qu’aveugles à ses mécanismes, la Technique contraindrait nos existences.

Nous ne souhaitons, nous ne pourrions, pas reprendre cette critique telle quelle. Pour la lier malgré tout à notre analyse, nous proposons un compromis entre notre travail universitaire, les données de terrain notamment et une tonalité plus critique. Dans ce compromis la critique devrait être insérée directement dans l’analyse en s’écartant de tous propos normatifs. Pour le dire autrement, nous allons chercher un compromis entre une « exigence de neutralité descriptive » et des « points d’appui ouvrant à la critique »[7]. Nous souhaitons nous attacher à ces deux pôles : une description sincère des mécanismes observés, sans perdre les concepts et notions critiques. C’est dans l’ouvrage de Luc Boltanski que l’on trouve plusieurs voies pour lier les deux exigences qui présideraient à l’analyse[8]. Selon lui, les manières de combiner les deux postures ne sont pas en nombre illimité, elles dépendent principalement du point d’appui permettant la critique. Nous allons voir que, dans le cadre du travail de thèse, nous ne pouvons retenir toutes les options.

Un premier chemin proposé pour guider une enquête qui lierait les deux exigences est celui de la contradiction immanente de l’ordre social décrit. Dans l’analyse il faudrait ainsi faire part du constat que l’ordre social analysé ne pourra pas persister, car il ne possède pas les ressources nécessaires pour résoudre ses contradictions. Avec les catégories d’analyse « travail » et « capital », la critique marxiste en est un bon exemple. Cependant, concernant notre travail de thèse, cela suppose d’avoir une vision suffisamment large ou diachronique des faits observés. Nous pourrions ainsi évoquer la finitude du monde et le fait que la technique par son gigantisme et ses effets rebonds, ne perçoit pas les limites planétaires. Ainsi pourrions-nous justifier que le système technicien porte en lui ses contradictions. Celles-ci sont par ailleurs fréquemment évoquées dans les mouvements écologistes. Mais nous écarterons ce premier chemin d’analyse, car ce ne sont pas des ressources que nous mobilisons dans notre travail. L’échelle de travail ne correspond pas puisque la focale principale de la thèse reste relativement plus restreinte. De plus, il nous semble que cette critique porte les risques d’une certaine personnification du fait technique, comme cela a déjà pu être remarqué à propos des travaux de Jacques Ellul[9].

Un autre chemin pour guider notre enquête serait de lier au projet sociologique de description, un principe normatif tiré de l’anthropologie philosophique. C’est-à-dire que nous proposerions une critique reposant sur ce qu’est la nature humaine et de tout ce qui empêche aux humains de réaliser ce dont ils sont capables en tant qu’êtres humains. Cela pourrait ainsi déboucher sur une critique de la technique en ce qu’elle empêche la pleine expression des qualités humaines. Mais, cela suppose de savoir quelles sont ces qualités humaines empêchées. Cela sort de notre champ de compétence et Ellul écrivait lui-même que « chaque fois que l’on a voulu trouver un principe naturel chez l’homme, la raison, la sociabilité, la religion, le travail, etc., on s’aperçoit qu’il y a exactement la contrepartie qui paraît tout aussi naturelle »[10].

Le dernier chemin est des plus intéressant pour nous, il est double. Il s’agit d’extraire le point d’appui normatif de la description de la situation elle-même ou bien de l’attente morale des acteurs. Ici la critique repose principalement sur le fait que l’ordre de la situation ne respecte pas les principes qu’il s’est donné. Pour prendre un exemple dans un autre domaine, il suffit d’opposer le fait que l’institution scolaire proclame l’égalité et le mérite, mais qu’elle est simultanément reproductrice d’inégalités pour produire une critique.

À l’aide de la notion ellulienne d’« automatisme du choix technique », on peut proposer une critique. L’idée est que nous n’avons plus le choix, car désormais la technique s’impose à tout un chacun face aux « choix authentiques » ou aux « moyens traditionnels »[11]. Tandis que la société technicienne nous vend l’idée d’une plus grande liberté et une autonomie dans le bricolage, la technique ou le système technicien nous contraindrait à cet automatisme du choix technique. Ainsi, le discours libérateur de la société technicienne ne se réaliserait pas dans les faits.

Cette critique semble fonctionner, mais il faut être prudent, car les entretiens et observations montrent une réalité plus complexe. Effectivement, nous pouvons affirmer que de nombreux enquêtés rapportent le fait de se sentir contraint par leurs outils, d’être pris dans les logiques qui les dépassent. Des enquêtés pointent le lien désagréable qu’ils entretiennent avec le magasin de bricolage qu’ils fréquentent trop souvent à leurs goûts. Sont souvent critiqués également les outils difficilement réparables ou incompatibles entre eux. À l’inverse, certains et certaines restent relativement enthousiastes dans le fait de découvrir de nouveaux objets techniques ou d’acquérir les dernières innovations. Mais, un nombre non négligeable d’enquêtés admire la technique et font des choix, au nom de la technique, de se contraindre à des « moyens traditionnels ». Chez ces personnes-là se retrouve un discours teinté de fascination pour la technique, mais se traduit par un attachement à des techniques « authentiques » ou « traditionnelles ». Cela peut se retrouver chez les personnes qui ont le goût du travail à la main, des techniques anciennes, etc.

Sans entrer plus dans le détail ici, on comprend dans le cas de la notion d’« automatisme du choix technique », qu’il peut être intégré au cœur de l’analyse et mis en tension avec les observations de terrain. C’est cette matière à réflexion, laissant ouverte une voie critique, que nous trouvons dans les écrits d’Ellul. En s’appuyant sur cette tension entre « neutralité descriptive » et « appuis normatifs », développée par Luc Boltanski, nous souhaitions montrer qu’il est possible d’hériter de la critique proposée par Ellul, en l’intégrant au cœur de l’analyse.

III. Ellul comme appui critique ?

            Dans ce dernier point, nous allons proposer de faire un pas de côté par rapport à l’œuvre de Jacques Ellul. Précédemment évoqué, les bricoleurs et jardiniers n’ont pas attendu les sociologues pour émettre un jugement, argumenter, ou critiquer les objets techniques et les outils qu’ils et elles avaient entre leurs mains. Après avoir pris de la distance avec l’illusion technicienne et montré qu’il était possible de proposer une critique de la technique, nous pouvons désormais adopter une nouvelle focale et saisir que les enquêtés émettent également des critiques et des jugements. Ici, nous regarderons moins les outils de bricolage et de jardinage, mais plutôt les discours sur ces objets. C’est en s’inspirant d’un autre « style » de sociologie que nous pouvons aborder les entretiens et le travail de thèse, une sociologie de la justification[12].

En effet, les écrits d’Ellul peuvent être vus comme des arguments ou des justifications que les acteurs, les enquêtés, peuvent, eux aussi, produire. Les bricoleurs et les jardiniers produisent également une critique de la technique. La sociologie pragmatiste se focalise sur les épreuves de la vie quotidienne qui peuvent remettre en cause les légitimités, les « épreuves de justifications », tous les instants où la légitimité est remise en cause et où il faut en passer par des arguments. Au cours de ces épreuves quotidiennes se trouvent des doutes, désaccord, interrogations, voire des disputes. Il arrive qu’au cours de ces désaccords les individus aient à faire des montées en généralités. C’est-à-dire invoquer des principes supérieurs pour justifier ou critiquer une pratique. Selon les auteurs des Économies de la grandeur, on peut retrouver ces principes dans l’analyse d’œuvres d’auteurs qui proposent de décrire les manières justes d’agir[13]. Dans ces manuels, ils trouvent des principes supérieurs qui permettent de soutenir des justifications. Ainsi, les auteurs ont trouvé l’existence de six principes supérieurs. Les auteurs appellent ces principes, ces « arguments ultimes » des cités.

L’œuvre de Jacques Ellul pourrait difficilement être reconnue comme une cité. Boltanski et Thévenot ont bien rendu compte de leur raisonnement menant à la reconstruction d’une cité. Les textes qui servent de base aux principes supérieurs ne doivent pas être des textes critiques, or c’est l’atout principal de l’œuvre de Jacques Ellul. Il faut que ce soit des œuvres normatives qui proposent une description du monde tel qu’il devrait être. Notons néanmoins qu’une des cités intéressantes pour nous, c’est par exemple la cité industrielle qui est basée sur l’œuvre de Saint-Simon. La justification principale est du côté de l’efficacité, de l’utilité, de la maîtrise. Elle correspond en fait à ce qu’Ellul attaque. Si l’on reprend la grammaire développée par la sociologie pragmatiste[14], il est possible de présenter les différentes critiques possibles depuis les cinq « mondes » : de l’inspiration, domestique, de l’opinion, civique et marchand. Prenons l’exemple du monde de l’inspiration. Ce qu’on retrouverait dans le sens commun inspiré, ce serait cette routine industrielle, impersonnelle et des compétences engluées qui font obstacle à l’inspiration et à la création spontanée.

Bien qu’il ne soit pas possible de faire d’Ellul une nouvelle cité à part entière. Il faut retenir que ses arguments et les justifications qu’il produit sont également des arguments que les enquêtés prononcent. En effet, la critique des techniques est assez répandue et une pratique d’enquête pourrait être de répertorier ces argumentations, de les classifier et de les comparer entre elles. Également serait-il possible de saisir par quelles catégories de personnes elles sont produites ?

Conclusion

            Cette communication a pour but d’explorer les différentes modalités de réception d’un auteur comme Jacques Ellul dans le but de produire un travail universitaire. Nous souhaitions exposer un travail méthodologique d’appropriation, d’héritage, entre terrain et lecture, dans le but de produire matière à réflexion. Nous avons esquissé trois façons différentes d’hériter qui pourraient correspondre à trois mouvements sociologiques : de la nécessaire mise à distance des prénotions, en passant par une sociologie critique, nous sommes arrivés à une sociologie de la critique.

Le premier mouvement a montré l’intérêt d’un véritable décentrement vis-à-vis d’une « illusion » concernant la technique, mais cela pourrait concerner toute idéologie dominante. Ce mouvement méthodologique de décentrement est relativement important, et l’on insiste régulièrement sur sa nécessité. Une des pistes que nous explorons est le décentrement à l’aide d’auteurs critiques. Ces critiques, il est également possible de les intégrer au sein même de l’analyse. Tout en respectant une exigence de neutralité descriptive, en cheminant au travers des différents appuis normatifs, il est possible d’insérer les concepts elluliens et de les jouer en tension avec les observations de terrain. Enfin, les notions et justifications que l’on trouve dans l’œuvre d’Ellul sont également des arguments invoqués dans les épreuves et discussions quotidiennes. Ces justifications doivent être prises au sérieux et peuvent faire l’objet d’un traitement sociologique en tant que discours produit par des acteurs dans des situations données.

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Charly Dumont,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction d’Hervé Marchal)

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[1] Jacques Ellul, La technique : L’Enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990.
[2] François Jarrige, « Jacques Ellul technocritique : Une trajectoire intellectuelle dans les discordances des temps », dans François Jarrige et Julien Vincent [ed.], La modernité dure longtemps. Penser les discordances des temps avec Christophe Charle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2020, p. 139-160.
[3] Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris Hachette, 1988.
[4] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Presses Pocket, 2010.
[5] Patrick Troude-Chastenet, Lire Ellul : introduction à l’œuvre socio-politique de Jacques Ellul, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1992.
[6] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, éd. Fario, 2011.
[7] Luc Boltanski, De la critique : précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
[8] Ibid.
[9] Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985.
[10] Jacques Ellul, Théologie et technique. Pour une éthique de la non-puissance, Genève, Labor et Fides, 2014, cité dans Daniel Cérézuelle, « Ellul, pionnier d’une écologie réactionnaire ? », Écologie & politique, vol. 59, n° 2, 2019, p. 123-132.
[11] Pour plus de détail, voir Patrick Chastenet, Introduction à Jacques Ellul, Paris, La Découverte, 2019.
[12] Mohamed Nachi, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Collin, 2006.
[13] Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 2008.
[14] Ibid.
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Pour citer cet article :
Charly Dumont, « Comment hériter d’Ellul en sociologue ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 21 - mis en ligne le 16 mai 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Charly Dumont
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806