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De quoi l’héritage est-il le nom ?
Marx, l’héritage et la poésie de l’avenir
Benoît Sibille
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

À partir de l’usage que Marx fait des textes bibliques dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, nous voudrions explorer l’idée marxienne d’une révolution pensée comme « résurrection des morts » et, par là même, comme étant à la fois ce qui interrompt l’histoire et ce qui assume pleinement « la tradition de toutes les générations mortes ».

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Mots-clés : Marx, théologie, philosophie, histoire, messianisme, résurrection, héritage
Index géographique : France
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE

I. Marx, une philosophie de l’histoire ?
II. « Ce qui encore jamais ne fut »
III. Résurrection des morts
IV. Laisser les morts enterrer leurs morts
V. Le communisme comme ouverture
VI. Interrompre à chaque instant son propre cours
VII. Hériter pour libérer l’avenir du passé
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Bien qu’il ne soit pas cité dans les pages qui suivent, notre interprétation de Marx est ici profondément dépendante de Walter Benjamin. Ses Thèses sur le concept d’histoire, texte où les références à Marx et au marxisme se mêlent à celle de la théologie messianique juive et chrétienne, nous semble être une clef d’interprétation essentielle pour réfléchir à la question de l’histoire chez Marx. On trouvera une traduction et un commentaire de ces thèses de Walter Benjamin dans Michael Löwy, Walter Benjamin, avertissement d’incendie : une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Éditions de l’Éclat, 2014.

I. Marx, une philosophie de l’histoire ?

            Marx a été reçu comme l’auteur d’une des grandes « philosophies de l’Histoire » de la modernité. Dans une ambition comparable à celle de Hegel, Marx aurait cherché à formuler la loi du déroulement historique ; loi matérielle qui, de l’analyse des modes de production et de leurs contradictions immanentes, permettrait tout autant d’expliquer le passage du monde féodal au monde capitaliste (liant ainsi le présent au passé) que d’anticiper le passage du capitaliste au communisme (liant alors le présent au futur). De fait, il y a dans l’œuvre de Marx un certain nombre de passages permettant de construire un tel « matérialisme historique ». Dans l’avant-dernier chapitre du livre 1 du Capital, par exemple, Marx note que « la production capitaliste engendre à son tour, avec l’inéluctabilité d’un processus naturel, sa propre négation »[1] de sorte que même si c’est par renversement dialectique, c’est bien en continuité du présent capitaliste – « sur les conquêtes mêmes de l’ère capitaliste »[2] – que semble devoir advenir le communisme. Cette lecture continuiste et économiciste d’une histoire pouvant se prédire dès lors qu’on en connaîtrait les lois a dominé le marxisme orthodoxe. Il y a pourtant chez Marx de quoi mettre en branle l’idée même d’une « philosophie de l’Histoire ».

Dans L’idéologie allemande, Marx s’efforçant de déconstruire les « chimères » philosophiques ne se contente pas de critiquer l’idée hégélienne de l’Histoire comme réalisation de l’Idée, il attaque en même temps l’idée « encore trop abstraite » d’une histoire réduite à n’être qu’une « collection de faits »[3]. Ainsi, au fondement de la réflexion de Marx sur l’histoire il y a le refus de toute substantification de l’histoire – que ce soit comme réalisation de l’Idée (idéalisme) ou comme enchaînement causal explicable par les lois matérielles de l’économie (matérialisme). L’histoire n’est pour Marx « pas autre chose que la succession des différentes générations »[4]. Au projet surplombant d’une « philosophie de l’Histoire » doit alors se substituer la compréhension interne de l’histoire comme processus mêlé et irréductible à des lois a priori, comme le lieu où « les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances »[5].

Plus encore, au sein même des textes de Marx se prêtant le plus à une lecture de l’histoire en termes de causalité nécessaire, comme celui du Capital que nous citions précédemment, où Marx attribue à l’histoire « l’inéluctabilité d’un processus naturel », on doit constater la présence d’éléments de résistance. Ainsi que l’a relevé avec précision Étienne Balibar, dans ce passage, quittant l’idée d’un processus se faisant sans nous ou malgré nous, Marx présente l’avènement du communisme comme le fruit d’une rupture révolutionnaire : « L’heure de la propriété privée capitaliste a sonné. On exproprie les expropriateurs »[6]. Dans cette formule, le « on » révolutionnaire se donne comme tout autre chose qu’un processus automatique, il est un appel, une convocation, où tout dépend de nous. Il y a ainsi, comme l’écrit Étienne Balibar, « une difficulté intrinsèque à propos de la “conclusion” des analyses du Capital, que la forme “dialectique” de la négation de la négation ne suffit pas à résoudre »[7].

Que Marx ait produit une « philosophie de l’Histoire », voilà qui, au regard même de son œuvre, ne va donc pas de soi. Tout au plus peut-on recevoir l’idée d’une philosophie matérialiste de « l’Histoire » comme étant l’une des voies que Marx explore[8], sans jamais trancher définitivement en sa faveur.

II. « Ce qui encore jamais ne fut »

            Ce qui se joue dans un tel pas de côté vis-à-vis d’une conception évolutionniste de l’histoire est décisif pour comprendre le projet marxien. Il s’agit au fond de savoir si le communisme est l’accomplissement du développement capitaliste ou l’interruption de celui-ci ; si la révolution est un processus de transformation de l’existant ou le commencement de « ce qui encore jamais ne fut » (Noch nicht Dagewesenes)[9], bref de savoir comment l’avènement du communisme se rattache à ce qui le précède et de quoi il est l’héritier.

Pour nous confronter à cette question nous voudrions convoquer un texte qui tranche dans l’œuvre de Marx par la netteté de sa position : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852). En effet, alors que dans Le Capital différents récits cohabitent – des plus évolutionnistes aux plus discontinuistes –, le 18 Brumaire, opte de manière univoque en faveur de la discontinuité :

La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé.[10] 

Selon une formule de Gérard Bensussan, dans ces lignes Marx « désinscrit [la révolution] de toute forme de causalité »[11]. Cependant, si ce texte nous intéresse ce n’est pas seulement pour la clarté de son choix en faveur d’une conception de la révolution comme nouveau commencement, mais aussi et surtout parce que ce choix s’y accompagne d’une réflexion sur le comment de cette nouveauté radicale dans l’histoire et donc sur la manière dont le surgissement s’articule avec l’épaisseur historique. Marx ne se contente pas d’y présenter la révolution comme un évènement irréductible aux conditions dans lesquelles il survient, il s’interroge sur le comment d’une telle interruption à même la trame historique.

On s’en rappelle, le texte commence en moquant le coup d’État du 2 décembre 1851 conduit par Louis Bonaparte (futur Napoléon III) dont Marx dit qu’il n’est que la répétition mais « comme farce »[12] de la prise de pouvoir du 18 Brumaire – 9 novembre 1799 – par celui qui devint Napoléon 1er. C’est donc face à une histoire qui se répète que se pose pour Marx la question d’une révolution capable de faire advenir du neuf. Si Marx défend dans ce texte l’idée d’une révolution s’autorisant de l’avenir et non du passé, il ne le fait pas dans le cadre d’une conception naïve de l’histoire où chaque instant pourrait surgir dans sa singularité, dans une nouveauté parfaitement inconditionnée, sans l’ombre d’un déterminisme. Si tel était le cas, le caractère d’évènement irréductible à ses conditions d’apparition de la révolution ne poserait aucun problème, mais du même coup, son caractère révolutionnaire se diluerait dans une temporalité où tous les instants seraient pareillement révolutionnaires, inattendus et inédits. Or précisément, s’il y a une question de la révolution, c’est que l’histoire se donne comme close, comme perpétuelle répétition du même. Ainsi que l’écrit Marx, certes « les hommes font leur propre histoire, mais il ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des « conditions directement données et héritées du passé (gegebenen und überlieferten Umständen) »[13]. La question posée par Marx est donc la suivante : comment dans des conditions « héritées » (überlieferten) l’advenue du nouveau est-elle possible ? Le fait de l’héritage est-il compatible – et si oui, comment – avec l’aspiration révolutionnaire à « créer quelque chose qui encore jamais ne fut » ?

À cette question Marx commence par répondre en notant que même dans les moments d’innovation révolutionnaire, la tendance est à mimer le passé du fait du « poids très lourd » des « générations mortes » :

La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent très occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose qui encore jamais ne fut, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté[14].

Cependant, l’idée de Marx est que, sous certaines conditions, cet héritage du passé peut servir la réalisation par les hommes de la « tâche de leur époque »[15]. Comme l’apprentissage d’une « nouvelle langue »[16] nécessite avant de parvenir à la pénétrer librement de tout retraduire dans sa langue maternelle, de même l’évocation des « esprits du passé » peut être le premier pas d’un processus de « conjuration des morts »[17]. Ainsi, par exemple, si Napoléon commence par se servir de « la phraséologie romaine », une fois « la société bourgeoise » installée, « les colosses antédiluviens, et, avec eux, la Rome ressuscitée », anciennement convoqués, disparaissent ; de même, si Cromwell emprunte à l’Ancien Testament son langage, une fois la transformation bourgeoise de la société anglaise accomplie « Locke évin[ce] Habacuc »[18].

III. Résurrection des morts

            Un tel processus de « conjuration des morts » n’est cependant pas évident. Il n’est pas dit que l’on puisse si aisément faire éclore du neuf au milieu des « spectres » du passé. Et la période précédant immédiatement la rédaction de ce texte est pour Marx l’exemple même d’une évocation des esprits des morts – « le spectre de la grande Révolution française » – engluée dans le passé et incapable d’en venir à une langue nouvelle. En guise d’explication, Marx distingue deux manières de se rapporter aux « générations mortes » :

(1) Celle d’une « résurrection des morts » ( Totenerweckung) servant « à magnifier les nouvelles luttes » et « à exagérer dans l’imagination (in der Phantasie) la tâche à accomplir », c'est-à-dire à « retrouver l’esprit (Geist) de la révolution ».

(2) Celle conduisant « à parodier les anciennes [révolutions] », « à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité ( in der Wirklichkeit) » et donc finalement à ne faire qu’« évoquer de nouveau [le] spectre (Gespenst ) »[19] de la révolution.

Dans cette distinction s’opère un glissement de vocabulaire intéressant à noter. Au vocabulaire de la nécromancie – spectre (Gespenst), évoquer (beschwören), conjuration des morts ( Todtenbeschwörungen), etc. –, Marx ajoute un vocabulaire théologique spécifiquement biblique – résurrection des morts (Todtenerweckung), esprit (Geist ). Cet ajout n’est pas anodin, Marx cite souvent les Écritures et manie toujours avec précision le langage de la théologie juive et chrétienne. Si le vocabulaire de la nécromancie présente le rapport aux morts comme une continuation de leur présence parmi nous – par leur évocation, ils hantent notre temps – sous un mode où le présent ne se déploie que sous l’ombre pesante du passé ; le thème biblique de la « résurrection des morts » impose une temporalité tout à fait différente. Dans le christianisme, la résurrection des morts ne se donne pas à penser comme la continuité par laquelle les morts maintiennent leur présence et hantent notre temps, mais comme l’avènement soudain d’une nouveauté radicale dont le présent est en attente – « En un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale, car elle sonnera, la trompette, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous serons transformés » (1 Co 15, 52)[20]. Ainsi à travers le paradigme de la résurrection le rapport aux morts, loin d’enfermer le présent dans un passé, est précisément ce qui l’ouvre à un avenir inédit.

La distinction de ces deux types de temporalité accompagnant respectivement l’évocation des spectres et la résurrection des morts nous semble pouvoir permettre d’éclairer le propos de Marx. On pourrait en effet s’étonner de ce que Marx accuse l’évocation des spectres de conduire à « se réfugi[er] dans la réalité (in der Wirklichkeit) » et la loue la résurrection des morts de permettre d’« exagérer dans l’imagination ( in der Phantasie) la tâche à accomplir ». Ce sont habituellement ceux qui sont « dans l’imagination » que l’on a coutume d’accuser de chercher un « refuge » illusoire par leur refus d’être « dans la réalité ». Cependant, lu depuis son fond théologique le propos de Marx s’éclaire. L’évocation des morts, permettant à leur spectre de nous hanter, met le présent sous le pouvoir du passé et en fait un temps qui ne parvient plus à changer, où l’état de fait – « la réalité » – s’impose comme horizon ultime. Dans un tel rapport aux morts, la réalité se donne alors en effet comme « refuge », comme un lieu sécurisant, à l’abri de tout changement, où le passé se perpétue continuellement. À l’inverse, la perspective d’une « résurrection des morts » par « l’esprit de la révolution » est ce qui vient déclore le présent de tout passé et l’ouvre à l’inimaginable – à « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu » (1 Co 2, 9) selon le mot de l’apôtre Paul. Ainsi, l’exagération « dans l’imaginaire » n’a ici rien d’une fuite dans l’illusion, mais désigne l’ouverture des possibles, le décloisonnement de la temporalité.

Ainsi que Marx le précise deux paragraphes plus loin : « La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts (die Toten ihre Toten begraben lassen) pour réaliser son propre objet ». Citant une fois de plus les Écritures – « Jésus lui dit : “Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts.” » (Mt 8, 21) –, Marx semble donc clairement en appeler à une libération vis-à-vis du passé afin de laisser surgir la « poésie de l’avenir ».

IV. Laisser les morts enterrer leurs morts

            La modalité résurrectionnelle du rapport au passé pose cependant problème. De l’idée d’un apprentissage à partir de l’évocation des morts – avec l’image de la langue nouvelle qui ne s’apprend qu’à partir d’une langue maternelle – nous en arrivons à l’idée d’un passé à délaisser et donc à la nécessité d’une césure, d’une discontinuité dans l’histoire. Or le point de départ de Marx était précisément le fait que quoique l’on fasse « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd » sur nous de sorte que nous ne pouvons faire notre histoire que dans les « conditions directement données et héritées d’un passé »[21]. Le texte de Marx semblait avoir pour tâche de penser un rapport au passé qui en fasse le lieu possible de la création « de ce qui encore jamais ne fut » et nous voici, conduit par le vocabulaire théologique que Marx emprunte, à penser l’abandon de tout passé.

Le paradoxe sur lequel nous butons consiste donc à devoir penser à la fois la nécessité de « laisser les morts enterrer leurs morts » et celle de « ressusciter les morts ». Marx, réfléchissant sur la révolution se trouve ainsi pris dans une sorte d’exégèse de ce double impératif biblique. Il s’agit donc de comprendre en quoi c’est en abandonnant l’hommage des morts aux morts eux-mêmes qu’une résurrection des morts devient possible et donc, avec elle, l’advenue d’un temps où l’inédit serait en même temps la rédemption du passé.

Pour ce faire, on peut prendre le problème à l’envers et se demander en quoi le culte des morts pourrait empêcher une véritable résurrection des morts. Il faut en effet se demander de qui l’on fait mémoire lorsqu’on évoque « craintivement les esprits du passé »[22]. Force est de reconnaître que notre histoire, celle que l’on raconte, que l’on enseigne et dont on cherche à tirer des leçons est généralement une longue litanie de noms de vainqueurs. Selon Marx, si le coup d’État du 2 décembre 1851 mené par Louis Bonaparte met fin aux espoirs révolutionnaires de la « Révolution de février » de 1848 cela a à voir avec le fait que « les Français, tant qu’ils firent leur révolution, ne purent se débarrasser des souvenirs napoléoniens »[23], c'est-à-dire précisément restèrent fascinés par un mort, Napoléon 1er. L’évocation des morts, tant qu’elle coïncide avec l’évocation des luttes passées et de leurs vainqueurs raconte une histoire qui se donne pour écrite d’avance. Dès 1845, dans L’Idéologie allemande, Marx critiquait le fait que l’histoire « néglig[e] les rapports réels et se limit[e] aux grands évènements historiques et politiques retentissants »[24]. Car en effet, l’opération d’un choix dans l’histoire revient toujours à la raconter du point de vue des vainqueurs. Comme Marx l’écrit dans L’introduction de 1857, « ce que l’on appelle développement historique repose sur le fait que la forme dernière considère les formes passées comme des étapes conduisant à elle-même »[25]. L’idée même de continuité historique n’est en effet possible que par l’illusion rétrospective consistant à ne retenir du passé que ce qui légitime le présent de manière à faire du développement historique un continuum marqué par la nécessité. Ainsi l’évocation des morts est, dans ses conditions habituelles, le rituel par lequel se maintient un pouvoir homogénéisant passé, présent et futur sous son règne. Loin de permettre une résurrection des morts, c'est-à-dire l’assomption de toute l’histoire, l’évocation des esprits du passé enterre encore plus profondément toute une partie des morts. L’évocation des grands hommes accompagne l’oubli éternel des vaincus.

Le lien entre l’évocation des morts et la clôture de l’histoire dans le règne du même étant clarifié, il nous faut maintenant nous demander comment le fait de « laisser nos morts enterrer leurs morts » pourrait, à l’inverse, être une manière d’assumer notre condition historique et non l’illusion d’une indépendance vis-à-vis des générations mortes. Honorer les morts via les rites funéraires nous rattache à ce qui fut et tourne notre esprit vers ce passé, s’y refuser ne signifie cependant pas nécessairement oublier les morts, c’est peut-être même au contraire refuser de les célébrer comme passé, comme moment achevé, comme décombre sur lequel doit se bâtir la suite de l’histoire. Refuser d’enterrer les morts peut signifier précisément vouloir les ressusciter, leur rendre justice, non les regarder comme des moments de l’histoire ayant permis le passage nécessaire aux moments suivants mais comme des vies irréductibles ayant porté des possibilités non réalisées de l’histoire et attestant ainsi l’ouverture radicale de l’histoire. Non pas commémorer ce qui fut mais appeler ce qui demandait à être. Franz Rosenzweig distinguait l’instant « passerelle » qui n’est que le point de passage d’un moment vers le suivant et est en cela totalement réductible à un déroulement causal du temps, de l’instant « tremplin »[26] qui assume ce qui en chaque moment appelle à une interruption de la logique causale et atteste d’autres possibles. Il nous semble que le propos de Marx ici s’approche de la distinction proposée par Franz Rosenzweig. L’irruption d’une « révolution sociale » tirant sa poésie de l’avenir n’implique pas tant une rupture d’avec le passé qu’une rupture d’avec notre rapport au passé. Il s’agit, en cessant de faire mémoire des morts, de les retrouver comme des vivants, de retrouver ce qui, dans leur mort, attestait d’un avenir possible, les retrouver non comme « passerelle » dans la continuation du même, mais comme « tremplin » vers un avenir autre.

« Laisser les morts enterrer leurs morts » est ainsi le moyen d’une résurrection, c'est-à-dire de la possibilité de l’advenue de « ce qui encore jamais ne fut » et dont toute vie atteste dès lors qu’elle n’est plus emprisonnée dans le récit historique des vainqueurs. Loin de négliger naïvement le poids très lourd de « la tradition des générations mortes », l’idée d’une révolution tirant sa « poésie de l’avenir » est en fait une manière paradoxale d’assumer cette tradition, d’être fidèle à tout ce qui en elle ne peut se laisser réduire au rang de « moments » de la nécessité historique.

Ainsi par exemple, comme Marx le note dans le dernier chapitre de son 18 Brumaire, lorsque la « prophétie » que fut la « République sociale » au seuil de février 1848 « fut étouffée dans le sang du prolétariat parisien » en juin 1848, en même temps qu’elle devenait une défaite s’intégrant dans le récit auto-justificateur des vainqueurs, elle se dressait et se mettait à « rôd[er] comme un spectre, dans les actes suivants du drame »[27], c'est-à-dire à hanter la suite de l’histoire non comme un passé empêchant le surgissement du nouveau, mais à l’inverse comme une potentialité de l’avenir exigeant sa réalisation, comme un avenir nous appelant par les voix des morts. De même, lorsqu’en ouverture du Manifeste du Parti Communisme Marx et Engels disent du communisme qu’il est un « spectre » hantant l’Europe[28], cela nous semble pouvoir s’interpréter comme l’appel montant « de toutes les générations mortes » vers un avenir insoluble dans l’horizon bourgeois.

V. Le communisme comme ouverture

            En tant que « résurrection des morts », la révolution n’a pas à être une « table rase », un avenir sans héritage. Au contraire, en tirant sa poésie de l’avenir elle assume le passé dans son intégralité, c’est-à-dire dans son ouverture. Au lieu de le figer dans une commémoration au rang de marchepied du présent, la révolution rend justice à tout ce qui dans ce passé était ouverture à l’avenir. Elle dévoile l’histoire non comme ce qui devait arriver, mais comme ouverture du possible.

Face à une telle ambition on pourrait objecter que l’advenue du communisme risquerait elle-même d’être une victoire racontant l’histoire en vue de se justifier et que loin de renverser la mémoire sélective du monde bourgeois elle ne ferait que la remplacer par une autre mémoire sélective de sorte que l’idée même d’une coïncidence entre « ce qui encore jamais ne fut » et un héritage total est un rêve illusoire. Si l’objection est légitime, il nous semble que tout l’effort de Marx est précisément de penser la sortie de cette logique. Si en effet le contenu du « communisme » reste si évasif chez Marx – on cherchera en vain chez lui un modèle définitif d’organisation de l’économie ou de la société –, cela nous semble être précisément parce que le communisme est moins un type de société qu’un mode d’engendrement de la société. Dans son commentaire sur les évènements de la Commune de Paris, Marx note que sa « grande mesure sociale [...] fut sa propre existence et son action », au sens où ce n’était pas l’ensemble de ses « mesures particulières » qui en faisait une réalité « commune », mais d’abord le fait que ces mesures découlaient d’« un gouvernement du peuple par le peuple »[29]. En ce sens, le communisme désigne moins un programme que la possibilité même de tout programme, c’est-à-dire de l’ouverture d’un possible par la communauté humaine.

Ce n’est donc pas en tant que forme politique et économique particulière que le communisme est une résurrection des morts, mais en tant que révolution irréductible à une forme politique ou économique particulière. En tant que le communisme se donne comme ouverture de l’avenir – comme ce qui est à inventer ensemble et non comme ce qu’il faudrait appliquer – il est l’assomption de l’intégralité du passé, c’est-à-dire de l’irréductible dimension d’ouverture qui habite tout passé et que toute commémoration en faveur d’un projet politique particulier tend, elle, à étouffer. Le communisme doit ainsi s’entendre non seulement comme l’activité de communisation de tous les hommes d’une époque, mais aussi comme la communisation assumant en elle toutes les époques dans ce qu’il faudrait peut-être appeler un communisme transhistorique. Il ne faudrait cependant pas entendre par là une manière de réchauffer l’idée téléologique du communisme comme accomplissement de l’histoire puisque c’est seulement en la dévoilant comme inaccomplie et en se voulant lui-même comme inaccompli que le communisme assume la totalité de l’histoire.

VI. Interrompre à chaque instant son propre cours

            Pour que l’inédit de la révolution à venir rendre justice à l’inédit des aspirations de « toutes les générations mortes », la révolution se trouve devant une tâche infinie dont Marx parle comme d’un débordement du contenu sur la phrase[30] – là où l’histoire était habituellement dans la situation inverse d’un excès de la phrase sur le contenu. Cela peut s’entendre comme signifiant qu’en « laissant les morts enterrer les morts », c'est-à-dire en cessant de se raconter une histoire, on cesse d’enfermer l’exigence des générations mortes dans un cadre pré-écrit, pour enfin laisser surgir le contenu infini des attentes du passé qu’aucun avenir clos et déjà prévisible ne peut assumer. De ce débordement naît ainsi une situation paradoxale :

« Les révolutions prolétariennes [...], se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà accompli pour recommencer à nouveau [...] reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes crient :
Hic Rhodus, hic salta !  C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser ![31] ».

Ainsi que Marx le note, le débordement du contenu sur la phrase met la révolution communiste devant l’« immensité infinie » de sa tâche, de sorte qu’aucune révolution ponctuelle, aucune destitution particulière d’un pouvoir peut, seule, se présenter comme ayant réalisé la « poésie de l’avenir ». Cette tâche infinie fait que la révolution ne lutte pas seulement contre le parti adverse, mais lutte en même temps contre elle-même, contre tout ce que en elle pourrait instituer une nouvelle forme de mise à l’écart, de clôture vis-à-vis de l’impératif d’assumer en elle la communauté totale des vivants et des morts. Non contente d’interrompre le cours du monde, la révolution doit « interromp[re] à chaque instant son propre cours »[32] de manière à être le plus radicalement possible d’une part ce qui destitue l’ordre factice reposant sur l’enterrement des morts et d’autre part ce qui ouvre la place à quelque chose qui s’apparenterait à une libre danse – « c’est ici qu’il faut danser »[33].

On pourrait évidement suspecter cette exigence d’interruption et de recommencement permanent de rendre tout projet révolutionnaire inefficace et donc faire le jeu de l’adverse. L’argumentation de Marx cherche à déjouer point par point ce type de critique. D’abord, il insiste sur le fait que ces interruptions et ces recommencements visent à préparer une situation « qui rende impossible tout retour en arrière ». Mais, ensuite, afin d’éviter qu’on lui objecte aussitôt qu’il rejoue là le jeu bien connu des religions qui annoncent la venue du Royaume pour demain faute de pouvoir le réaliser aujourd’hui, Marx précise que ce rythme de la révolution avançant de manière saccadée, devant s’interrompre et se reprendre sans cesse, n’a rien à voir avec l’attente du règne millénaire du Christ par les « chiliastes ». Une telle « croyance aux miracles », « en se contentant de magnifier l’avenir » fait, écrit-il, perdre « toute compréhension du présent »[34]. Si l’exigence d’interruption et de recommencement n’est pas attente passive et coupable d’un bonheur à venir, c’est qu’elle est d’ores et déjà performative. Par cette exigence, la révolution elle-même se donne les moyens d’être proprement révolutionnaire. En ouverture de Les luttes de classes en France Marx écrit que la « suite de défaites » que connaît la révolution de 1848 à 1849 doit se comprendre comme le temps « prérévolutionnaire » inévitable pour permettre l’affranchissement du parti révolutionnaire vis-à-vis de « personnes, illusions, idées, projets »[35]. L’interruption et le recommencement perpétuel valent ainsi comme purification, ils sont l’action de la révolution contre sa propre tendance à étouffer le débordement du contenu sur la phrase. Comme l’écrit Marx dans le dernier chapitre de son 18 Brumaire, au travers de ce rythme saccadé « la révolution va jusqu’au fond des choses » et « mène son affaire avec méthode »[36].

VII. Hériter pour libérer l’avenir du passé

            Il faut donc conclure que dans son 18 Brumaire Marx pense paradoxalement (1) l’interruption comme étant l’œuvre lente d’un temps long et (2) l’advenue de « ce qui encore jamais ne fut » comme la fidélité suprême à la « tradition de toutes les générations mortes ».

(1) Par la répétition à chaque instant du geste d’interruption non seulement vis-à-vis du monde mais vis-à-vis d’elle-même, la révolution peut prétendre à une interruption véritable de l’histoire l’ouvrant à la « poésie de l’avenir ». L’interruption loin d’être un moment ponctuel et définitif se donne ainsi comme un lent processus.

(2) Par l’ouverture de l’avenir qu’opère l’interruption révolutionnaire dans le cours de l’histoire, l’ouverture que fut chaque vie passée est rédimée. L’advenue de « ce qui encore jamais ne fut », loin de faire table rase du passé, assume et honore donc l’héritage total « de toutes les générations mortes ».

Au terme de cette exploration de quelques-unes des marges de l’œuvre du théologien que fut aussi Marx, nous pensons y avoir trouvé une manière tout à fait originale d’envisager l’héritage. Hériter ne signifie plus ni reproduire ni continuer mais rédimer et ressusciter les morts par la destitution de tout ce qui pourrait en faire les otages d’une histoire déjà écrite.

Haut de page AUTEUR

Benoît Sibille,
Laboratoire des Logiques de l'Agir (UR2274), uBFC/CNRS, sous la direction de Laurent Perreau ; doctorat canonique, Institut Catholique de Paris (U.R. « Religion, culture et Société » EA7403, co-direction Jérôme de Gramont)

Haut de page NOTES



[1] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 735, [7, XXIV, 7]. Pour les citations de Marx, outre les pages de l’édition citée, nous indiquerons systématiquement, entre crochets, le chapitrage ou, pour les manuscrits, le numéro du cahier et de la page.
[2] Ibid.
[3] Karl Marx, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 51, [I, A, 1].
[4] Ibid., p. 65, [I, A, (L’histoire)].
[5] Ibid., p. 70, [I, A, (L’histoire)].
[6] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit., p. 735, [7, XXIV, 7].
[7] Étienne Balibar, « Sur l’expropriation des expropriateurs », Revue de métaphysique et de morale, no 100, 2018, p. 482.
[8] En ce sens, Étienne Balibar écrit que « Le Capital [est] un ouvrage fondamentalement inachevable, parce que son argumentation interne [peut] conduire à plusieurs conclusions incompatibles entre elles » (Ibid.), de sorte que le scénario « évolutionniste » ne soit qu’un des scénarios possibles.
[9] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions Sociales, 1969, p. 15, [I]. Traduction modifiée selon la suggestion de Gérard Bensussan dans Marx le sortant : une pensée en excès, Paris, Hermann, 2007, p. 124.
[10] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 18, [I].
[11] Gérard Bensussan, Marx le sortant : une pensée en excès, Paris, Hermann, 2007, p. 126.
[12] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 15, [I].
[13] Ibid.
[14] Ibid. Traduction modifiée.
[15] Ibid., p. 16, [I].
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Ibid., p. 16-17, [I].
[19] Ibid., p. 17, [I].
[20] Nous citerons la Bible à partir de la traduction de l’École de Jérusalem, dite Bible de Jérusalem, dans l’édition revue et corrigée de 2007 et indiquerons dans le corps du texte et entre parenthèses la référence du passage biblique en question.
[21] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 15, [I].
[22] Ibid.
[23] Ibid., p. 18, [I].
[24] Karl Marx, L’idéologie allemande, op. cit., p. 65, [I, A, (L’histoire)].
[25] Karl Marx, Introduction dite « de 1857 » dans Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse » , J.-P. Lefebvre [dir.], Paris, Éditions Sociales, 2011, p. 62, [M, 18].
[26] Lettre de Rosenzweig du 5 février 1917 à Gertrud Oppenheim, citée dans Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Gallimard, Paris, 1992.
[27] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 120, [VII].
[28] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1966, p. 25. Le contexte immédiat pourrait laisser penser que le terme de « spectre » n’y désigne que le caractère vague et imprécis de ce qui est perçu comme une menace communiste et que le Manifeste se propose justement de clarifier. Cependant, la récurrence du thème spectral chez Marx oblige à ajouter à ce sens une interprétation plus globale.
[29] Karl Marx, La Guerre civile en France, Genève-Paris, Entremonde, 2012, p. 67, [III].
[30] « Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase », Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 18, [I].
[31] Ibid., p. 18-19, [I].
[32] Ibid., p. 18, [I].
[33] Ibid., p. 19, [I].
[34] Ibid., p. 20, [I].
[35] Karl Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850, Paris, Éditions Sociales, 1967, p. 37, [I].
[36] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit., p. 124, [VII].
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Pour citer cet article :
Benoît Sibille, « Marx, une philosophie de l’histoire ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 21 - mis en ligne le 16 mai 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Benoît Sibille
Droits :
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ISSN : 2273-1806