Laboratoire
Interdisciplinaire de
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"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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Genre et Santé
Les sages-femmes, nouvelles prescriptrices de la santé sexuelle et reproductive ?
Myriam Borel
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Cet article analyse les représentations, les connaissances et les pratiques des sages-femmes en matière de prise en charge de l’IVG afin de mieux appréhender le paysage normatif de ces professionnel(le)s. Depuis l’élargissement du champ de leurs compétences en matière de suivi gynécologique de prévention et de contraception, intervenu dans les suites de la promulgation de la loi HSPT du 21 juillet 2009 puis de la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016, les sages-femmes ont vu leur autorité réaffirmée dans le domaine des soins génésiques. Nous formulons l’hypothèse selon laquelle, malgré cette extension de son droit de prescription, ce groupe professionnel n’est pas en mesure de contribuer à l’évolution du modèle contraceptif qui prévaut depuis plus de cinquante ans en France, ni de permettre que la prise en charge de l’avortement (bien que défendue par la loi, et progressivement améliorée par des dispositifs renforçant l’offre de soins) assure vraiment aux femmes le plein exercice de leur droit à disposer de leur corps. Pris(es) dans une lutte pour la définition de leur territoire d’exercice, face aux autres professionnels de la naissance qui entendent conserver leur monopole, les sages-femmes reconduisent des asymétries liées aux rapports sociaux de sexe dans l’accompagnement des femmes en demande d’IVG. La catégorie de genre peut être heuristique pour expliquer notre hypothèse. Nous croiserons cependant des approches empruntées à la sociologie des professions pour montrer que cette catégorie de genre, seule, ne suffit pas pour appréhender les paradoxes de ce travail de care. Les représentations et pratiques des professionnel(le)s en matière de soins génésiques dépendent en effet des contextes d’exercice, mais aussi de la forme des réseaux de périnatalité prenant place dans l’organisation de l’offre de santé dans les territoires, eux-mêmes définis par des contextes démographiques très différents.
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Mots-clés : IVG, sages-femmes, normes reproductives, santé sexuelle, réseaux
Index géographique : France
Index historique : XXe- XXIe siècles
SOMMAIRE

I. Introduction
II. Reconduction des asymétries de genre par les sages-femmes
1) Les ambivalences d'un travail de care
2) L’encadrement de la déviance
III. « L’acompagnement des femmes » dans la rhétorique professionnelle
1) Un « care féminin » revendiqué comme spécificité professionnelle
2) Reconduction des stéréotypes de genre
IV. Une redéfinition du territoire d’exercice
1) La délégation du sale boulot
2) Variabilité des réseaux de prise en charge de l’IVG dans les territoires
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Introduction

Plusieurs rapports publics[1] ont pointé, en France, l’insuffisance de l’organisation des soins en matière d’accès à l’IVG, plus de quarante ans après la promulgation de la loi Veil. Ils font état d’une désertification médicale dans certains territoires ruraux, et de la fragilisation de l’offre de soins (départs en retraite, fermetures d’établissements de santé, concentration de l’offre de soins sur les structures les plus importantes, saturation conjoncturelle des services pendant les congés annuels des professionnels, allongement des délais de réponse). De grandes disparités régionales ont été dénoncées, les femmes étant parfois réorientées vers d’autres structures très éloignées de leur domicile. Pour tenter de garantir l’accès à l’IVG dans les territoires, les pouvoirs publics ont régulièrement amendé les lois encadrant l’organisation de cette offre de soins. En janvier 2016, la loi de modernisation de notre système de santé accordait ainsi aux sages-femmes libérales une nouvelle compétence en matière de prescription du RU 486 (soit l’IVG médicamenteuse). L’enjeu était d’améliorer le taux de réponse dans les territoires en confortant la structuration des réseaux ville-hôpital.

L’objectif global de notre recherche est de comprendre la manière dont, depuis la publication du décret en 2016[2], les sages-femmes libérales se sont emparées de cet élargissement du champ de leurs compétences, ainsi que d’envisager ses effets sur la prise en charge effective de l’IVG. Pour appréhender au mieux les représentations et les pratiques des professionnels de santé, quant à cette réorganisation du champ des compétences des sages-femmes, nous avons adopté une approche qualitative, via des entretiens semi-directifs menés auprès de différentes professionnelles concernées par la prise en charge de l’IVG. Les questions portaient sur les conditions d’exercice, le statut professionnel, les caractéristiques du service concernant la prise en charge de l’IVG, la part effective prise dans cette prise en charge, la trajectoire professionnelle, mais aussi sur les représentations de l’IVG et de la contraception. Nous présentons ici un état de la réflexion après une première année de recherche.

Invitée à participer à cette journée Transversales sur la thématique « genre et santé », nous entendons montrer que la participation des sages-femmes à la réorganisation de l’offre de soins en matière d’accès à l’IVG contribue à reconduire des asymétries liées aux rapports sociaux de sexe dans l’accompagnement des femmes dans le parcours d’IVG : les normes reproductives, contraceptives, parentales et conjugales se retrouvent confortées par l’enrôlement de ces nouveaux acteurs. Cependant, il faut tenir compte des contextes d’exercice des membres de ce corps professionnel pour comprendre le redéploiement des asymétries de genre dans la prise en charge de l’IVG : le genre n’est pas une catégorie heuristique qui permette d’appréhender, seule, le phénomène d’invisibilisation d’une pratique professionnelle toujours considérée comme dérangeante par les professionnels de santé.

I. Reconduction des asymétries de genre par les sages-femmes

1) Les ambivalences d’un travail de care

L’acte d’IVG est toujours perçu comme un « compromis » reflétant les ambiguïtés de la loi de 1975, entre dépénalisation et encadrement médical et social de l’IVG. Aujourd’hui, pour l’institution médicale, l’expérience de l’avortement demeure encore un irreprésentable[3]. Les acteurs de sa prise en charge sont traversés par cette ambivalence. Pour tous, l’interruption d’une grossesse non désirée doit pouvoir être accessible à toutes les femmes qui en font la demande, mais reste un acte médical dont la « gravité » exige une prise en charge spécifique, un travail de care[4] profondément ambivalent.

Pour la plupart des acteurs, l’avortement nécessite en effet une prise en charge « différentielle »[5] : espace dédié, personnel formé, services de petite taille pour favoriser la continuité et la cohérence de la prise en charge, rhétorique dominante de « l’accompagnement », qui participe cependant de la construction de l’avortement comme un événement grave. L’ambivalence se traduit chez les sages-femmes par une hésitation sur la place de cet événement de la vie génésique des femmes dans le champ de leurs compétences. Tantôt elles le qualifient de « physiologique », tantôt de « pathologique » ; or cette catégorisation influe énormément sur leurs pratiques effectives dans l’accompagnement des femmes. L’appartenance à la catégorie du « pathologique » manifeste l’attachement de certaines sages-femmes à la norme de maternité heureuse. Par ailleurs, l’IVG continue d’être perçue comme un « échec » des femmes à maîtriser leur contraception. De là, un glissement s’opère dans les discours, et les femmes sont perçues comme irresponsables, voire immatures.

La méthode médicamenteuse, vecteur d’un redéploiement d’asymétries

La méthode médicamenteuse a été définie comme garantissant l’autonomie des femmes par rapport aux médecins et à leurs instruments[6], car elle leur permet d’être actrices pendant la procédure abortive[7]. Cet argument masque cependant certaines des asymétries de genre et de classe[8] : les femmes, n’étant pas anesthésiées, seront conscientes de l’intervention, ce qui les aidera à donner du sens à cet événement. Une attitude responsable est donc attendue d’elles ; celles qui sont jugées passives, impatientes, incapables d’une bonne observance des instructions, se voient proposer la méthode chirurgicale. Ainsi le terme de la grossesse n’est pas le critère exclusif retenu par les médecins pour définir les conditions de l’éligibilité des femmes à la méthode médicamenteuse[9]. Les femmes sont discriminées en fonction de leurs compétences à recourir à la « bonne méthode abortive » et selon les choix organisationnels des établissements de santé. Cette discrimination des patientes peut s’entendre comme une « entreprise de morale »[10] conduite par les professionnels de santé, mais encore comme l’expression d’une idéologie de genre et d’un mépris de classe. Les pratiques des professionnels de santé ont du mal à se départir du système de genre hétéronormatif qui assigne les femmes à une position dominée.  

2) L’encadrement de la déviance

Stigmatisation des IVG « illégitimes »

Pour les professionnels de santé, il existe deux catégories d’IVG : d’abord, les interruptions de grossesses légitimes : ce sont les grossesses sous contraceptif, celles qui surviennent dans un couple instable, en cas de maladie, ou lorsque la femme n’est pas en capacité d’élever correctement son enfant si ses conditions de vie ne le lui permettent pas. D’autres IVG sont perçues en revanche comme illégitimes, car elles transgressent les normes reproductives et parentales : celles dites « de confort », par exemple. Mais c’est la réitération des IVG qui cristallise le plus les ambivalences des personnels : les femmes sont souvent appelées des « multirécidivistes » et classées spontanément comme appartenant aux classes sociales défavorisées.

« On a nos abonnées aux IVG…  Y a du milieu social, aussi, hein ! Mais de toutes façons, ça, on l’enlèvera jamais. Y a rien à faire… C’est quand même une certaine catégorie. Là, y a un souci ! » (Bernadette, cadre en CPEF, 59 ans).

L’accueil de ces femmes ressemble alors à une concession qui leur est faite ; la réitération des IVG peut parfois être sanctionnée par un refus de prise en charge, ou susciter de la violence :

« Quand t’as des des nanas de 20 ans, qu’en sont déjà à leur troisième IVG, ben celles-là, elles m’énervent ! Elles sont difficiles […]. Elles sortent des chambres, elles vont se balader à l’autre bout de l’hôpital alors que tu leur dis non, pfff… Ouais, c’est pas grave, pour elles. Et puis voilà, elles prennent pas la pilule, et puis quand y a un bébé, ben on n’en veut pas, et puis on vient faire une IVG, et pis ben, on fera pareil la prochaine fois si… C’est vrai que t’as un peu envie de leur foutre deux baffes ! » (Aurélie, sage-femme hospitalière, 37 ans).

Nos premières observations confirment que, bien que légalisé depuis maintenant plus de quarante ans en France, l’avortement demeure synonyme de « déviance morale »[11], nécessitant l’exercice d’un contrôle social[12].

L’entretien pré-IVG : un dispositif de contrôle social

Bien que rendu facultatif pour les femmes majeures dans la loi de 2001[13], l’entretien psychosocial est toujours plébiscité par les professionnels :

« On essaye de leur envoyer un peu tout le monde ! Parce que ça leur fait toujours du bien, aux dames, d’essayer d’en parler. » (Bernadette).

Ce discours d’évidence pose l’entretien comme un dispositif performatif exigeant que les femmes adoptent un regard réflexif sur leur demande d’IVG. Et dans ce dispositif, bien que toute référence à la détresse ait disparu des textes de loi en 2014[14], l’expression de la souffrance est constitutive du travail de psychologisation de l’IVG auquel on demande aux femmes de se plier :

« Vouloir aller vite, c’est une fuite.  Pour pas penser à ce qui pourrait faire du mal… Ou faire remonter de la culpabilité… Ce temps d’entretien, il me tenait à cœur parce que ça permettait aux femmes de nommer la culpabilité qu’elles éprouvaient. Et l’entretien, ça leur permettait de dire qu’elles étaient pas bien. Et des fois, à la fin, elles pouvaient poser ce mot de “culpabilité”. Et ça, je pense que c’était une étape importante. » (Virginie, Conseillère conjugale et familiale en centre d’orthogénie, 53 ans).

Une injonction normative sous-tend ce dispositif : il faut prendre conscience de la gravité de l’acte d’IVG pour le légitimer. Cette nécessité revendiquée par les professionnels témoigne de leur accord sur les bienfaits de l’encadrement institutionnel des avortantes[15]. Il s’inscrit dans la continuité de l’histoire du contrôle politique exercé sur les sexualités des femmes[16]. Et les sages-femmes se font, comme leurs collègues, prescriptrices des normes dans leur accompagnement des femmes en demande d’IVG. Il importe de resituer leurs propos dans le contexte de leurs représentations de leur mission d’accompagnement des femmes dans l’ensemble de leur vie génésique. Là encore, nous observons que la rhétorique professionnelle des sages-femmes est profondément marquée par la reconduction des normes de genre.

II. « L’accompagnement des femmes » dans la rhétorique professionnelle

1) Un « care féminin » revendiqué comme spécificité professionnelle

Quand elles évoquent le « cœur du métier », la naissance, les sages-femmes essentialisent leurs dispositions à la relation de soin, revendiquées comme spécifiquement féminines[17]. L’appartenance au genre féminin est appréhendée comme gage d’une meilleure connaissance de l’anatomie et de la psychologie féminine. La communauté d’expérience de la vie génésique fonde l’empathie qui leur permet de comprendre – supposément mieux que les hommes – les souffrances et les ambivalences des femmes ; elle leur donne aussi de plus importantes dispositions à la sollicitude et la bienveillance qui constituent la spécificité de leur approche relationnelle des patientes. Elles prétendent exercer un « care féminin » qui n’interroge pas les normes de genre[18] :

« Je dis pas qu’il faut avoir des enfants pour être une bonne sage-femme, mais ça a changé ma vision de la grossesse, des problèmes que ça peut engendrer, physiques, psychologiques[…] Les problèmes dans un couple et après l’arrivée de Bébé […] » (Aurélie).

La promotion du care est typique de cette profession en quête de spécialisation[19]. En effet, pour cette profession à compétence limitée, la liste des actes médicaux autorisés est encadrée par le code de la santé publique ; d’autre part l’ensemble d’actes et d’examens effectués dans le cadre de leurs activités peut être réalisé par des médecins, infirmières, ou des puéricultrices. Cela conduit les sages-femmes à investir le versant relationnel de leur mission en défendant la sollicitude et le care comme une spécificité professionnelle. Dans la division du travail opéré dans le champ de l’obstétrique entre le domaine de la pathologie réservé aux obstétriciens, le « physiologique » incombe aux sages-femmes. L’accompagnement sert ainsi de valorisation à leur propre travail.

« Tu vois, t’as cette situation qui est en train de partir en vrille, et donc t’appelles le médecin, il va venir t’aider, mais en même temps, il est pas content d’être réveillé à 4h du mat’, donc il va pas forcément être toujours très délicat, alors que toi, t’as passé huit heures avec la femme, à être dans cet échange, cette délicatesse, et là t’as un bourrin qui va arriver […] » (Chloé, sage-femme hospitalière, maternité niveau 1, 33 ans).

Les innovations sont intégrées en obligeant la profession à un travail de réinterprétation permanent de la spécificité de leur mission. Et dans le contexte de la médicalisation croissante des gestes de la parturition, certaines sages-femmes ont investi des segments spécifiques du suivi de la vie génésique des femmes comme l’accompagnement global de la grossesse ou « l’accouchement physiologique ».

2) Reconduction des stéréotypes de genre

Or cette qualité de présence revendiquée peut aller jusqu’au « maternage »[20] : les sages-femmes libérales intervenant dans le champ de la préparation à la naissance revendiquent une « entière disponibilité » pour leurs patientes. En salle de naissance, elles adoptent des attitudes maternelles : tenir la main des femmes, vocaliser sur un ton rassurant :

« C’est pas facile à accompagner, les accouchements physiologiques, parce que les femmes, elles sont dans la douleur… Elles ont besoin que tu leur dises que tout va biiiiennn… que tu leur montres que touuuuut va biiiiennnnn. Qu’on leur dise qu’elles sont capables, qu’elles vont y arriver, que ça avance, enfin elles ont besoin qu’on les encourage. » (Chloé).

Leurs représentations n’échappent pas aux stéréotypes de genre : l’état de grossesse, et plus encore le moment de l’accouchement pensé comme une épreuve physique et psychologique intense, sont perçus comme des temps de régression, pendant lequels les femmes, rendues vulnérables, ne sont plus capables de se montrer autonomes. Le féminisme avait œuvré pour faire reconnaître la composante culturelle de l’appréhension de la douleur de l’enfantement, et les femmes se sont peu à peu affranchies de ces injonctions coercitives, notamment via l’anesthésie péridurale. Depuis les années 1980, le soulagement des douleurs est devenu objet d’une injonction sociale imposée par l’institution hospitalière. On assiste aujourd’hui à des reconfigurations du champ politique et social de la naissance. En se saisissant de la préparation à « l’accouchement physiologique », les sages-femmes élaborent un savoir-faire propre autour du soulagement des douleurs pour contrer la norme de l’encadrement médical de la naissance et favoriser une réappropriation de cet événement par les parturientes :

« Comment faire de l’accouchement quelque chose qui nous appartienne ? C’est un moment, l’accouchement, où tes ressources à toi sont les plus importantes, en tant que femme, mais aussi dans ton couple. Enfin, accoucher, c’est comme un parcours initiatique, un peu, tu vois. Dans le sens où il va falloir que tu donnes de toi pour arriver » (Chloé).

Les schèmes mobilisés dans ces propos sont empruntés aux discours féministes visant l’empowerment des femmes. Cette rhétorique professionnelle construit la naissance comme événement « naturel » pour lequel les femmes ont reçu, par transmission génétique, la compétence à accoucher. Il s’agit pour les femmes de redevenir « reptiliennes », pour favoriser le « lâcher prise », en respectant le rythme de leur corps et favoriser le travail. Là encore, cette rhétorique n’interroge pas les normes de maternité ; au contraire, elle opère un renversement de valeurs étonnant, en interprétant les perturbations physiologiques survenant pendant la grossesse comme une réassignation à l’ordre de genre :

« Il y a beaucoup de femmes enceintes qui s’en plaignent, des insomnies. Et surtout vers le dernier trimestre, où tu as déjà un petit peu la sécrétion de l’hormone qui donne le lait qui vient te réveiller la nuit, parce qu’à un moment donné, quand tu vas avoir ton gosse, eh ben… Oui, faudra que tu te réveilles la nuit… C’est une préparation pour te mettre dans la peau du futur personnage [...] Ton corps te prépare, voilà. » (Chloé).

Les femmes sont paradoxalement dépendantes de leurs conjoints pendant l’accouchement : leur présence est perçue comme nécessaire pour préserver la « bulle de sécurité » dont a besoin la parturiente ; et l’on assiste à la cristallisation de nouvelles attentes de la part du personnel hospitalier : l’absence du conjoint aux côtés de la parturiente peut être perçue comme une lacune ou une déviance par rapport à la norme[21]. Cette vision de l’empowerment se focalise en outre sur des questions de choix individuels (« le projet de naissance ») en éludant toute discussion sur le combat politique collectif des femmes pour accéder à une véritable autonomie.

III. Une redéfinition du territoire d’exercice

De précédents travaux ont montré que c’est grâce à la redéfinition de la naissance et à la redistribution des pouvoirs biomédicaux que les sages-femmes se sont professionnalisées[22]. Puis le contexte de la médicalisation du champ de la naissance a engagé cette profession dans des luttes symboliques pour redéfinir continuellement le territoire de leur exercice : les sages-femmes ont cherché à faire reconnaître leurs compétences dans le champ de la périnatalité[23]. Nous interprétons la réitération de la dimension hétéronormative dans leurs représentations des rapports de couple et de genre comme une conséquence de leur situation propre, qui joue sur leurs dispositions morales, dans leurs interactions avec les femmes en demande d’IVG.

1) La délégation du « sale boulot »

Des luttes symboliques pour la définition du territoire d’exercice opposent les sages-femmes aux obstétriciens et aux gynécologues depuis leur obtention du statut de profession médicale. Il faut tenir compte des contextes des organisations de travail pour comprendre les pratiques et les représentations des sages-femmes en matière d’IVG. La catégorisation ambivalente de cet acte invite à analyser les pratiques des professionnels en étudiant les processus de production et de mobilisation des valeurs et des rapports que les individus entretiennent avec elles. Cette catégorisation de l’IVG entre « acte relevant de la pathologie » ou de la « physiologie » est, bien plus qu’un jugement sur la légitimité même de l’IVG, une façon de définir cet acte médical comme appartenant (ou non) à leur territoire d’exercice. L’enjeu ici est celui de la légitimité et de la respectabilité dans la division du travail.

Et, dans cette quête de légitimité, les professions cherchent à établir un monopole par le jeu combiné de la délimitation et de la délégation. Cette dernière étant essentiellement entendue comme délégation du « sale boulot » dans la perspective de la sociologie interactionniste[24]. Malgré l’institutionnalisation de la prise en charge de l’IVG, celle-ci est encore considérée comme allant à l’encontre des valeurs morales en ce qu’elle est perçue comme violente, dégradante, impure. Elle place les professionnels de santé dans une situation paradoxale : engagés dans la profession pour « rendre la santé » aux patients qui s’adressent à eux, ils font face à une demande qui ne relève pas de la maladie, et dont ils ne peuvent alors tirer aucun prestige. Cette demande particulière les déstabilise puisqu’ils sont ainsi placés en position de simple exécutant[25]. Et malgré tout le travail de redéfinition pour qualifier le « produit de la grossesse » comme « fœtus tumoral »[26] pour légitimer de « donner la mort », ce qui va à l’encontre des valeurs fondamentales de la médecine[27], ils n’échappent pas au sentiment d’entrer au contact de la souillure[28] et d’être contaminés par ce stigmate. Symboliquement « sale », la pratique de l’IVG est encore dévalorisée sur le plan technique et financier par l’institution médicale elle-même : elle est donc considérée comme un « sale boulot », qui, selon la sociologie interactionniste, tend à être délégué à un personnel de rang inférieur. Or, nous avons observé que les médecins, gynécologues et obstétriciens se déchargent de cette tâche sur les sages-femmes, qui tendent elles-mêmes à le déléguer à des collègues de rang inférieur dans la hiérarchie, selon l’ordre des priorités qu’elles accordent aux tâches à effectuer :

« T’as d’un côté des grossesses, d’un côté des “plus grossesses”, et je suis pas dans les mêmes conditions, du coup je privilégie […] Alors même si t’as le temps de bien faire tes surveillances, on n’a pas le temps de leur accorder du temps. Dans le service des grossesses patho, il y a plein de trucs à faire, et c’est vrai que si j’ai pas le temps, c’est l’auxiliaire de puériculture avec moi dans le service, qui va faire mon travail à côté, quoi […] » (Aurélie).

Ce phénomène de délégation du sale boulot trouve selon nous son aboutissement avec l’augmentation de la méthode médicamenteuse : ce sont les avortantes à qui l’institution délègue la partie la plus violente et la plus « impure » de l’interruption de grossesse, à savoir le moment de la gestion des déchets de l’expulsion. Ce phénomène de délégation du sale boulot est parachevé dans le travail d’invisibilisation de l’IVG que nous avons évoqué précédemment.  

2) Variabilité des réseaux de prise en charge de l’IVG dans les territoires

Nous posons également comme hypothèse que les représentations et les dispositions morales à l’égard de cette pratique, mais encore le degré d’engagement des professionnels dans cette pratique sont fonction de la variabilité des réseaux qui assurent cette prise en charge. Ensuite, nous envisageons d’étudier l’influence de cette variabilité sur la reconduction des asymétries de genre et de la recomposition des normes procréatives et parentales.

Il faut tenir compte de la démographie médicale globale dans les territoires, par rapport au nombre de professionnels médicaux respectivement engagés dans la prise en charge de l’IVG. La ville de Dijon comptait, en 2016, seulement 4 professionnels de santé libéraux engagés dans la prise en charge de l’IVG. Or, nos premières observations nous ont permis de découvrir qu’il s’agissait exclusivement de médecins généralistes, exerçant comme vacataires au CIVG de Dijon. Pour l’heure, à Dijon, aucune convention n’a encore été signée entre le CIVG et une sage-femme libérale. Mais ce n’est pas le cas dans la Nièvre, territoire défini comme désert médical, où elles sont déjà quatre[29].

Les représentations, les dispositions morales et l’engagement dans la pratique de l’IVG sont aussi fonction du contexte social du lieu d’exercice : selon le nombre d’IVG réalisés dans l’établissement de santé chaque année, selon la méthode privilégiée, mais aussi selon la taille et la structure du service (en centre d’orthogénie, dans un service de gynécologie ou en centre de planification), les pratiques effectives, les discours et les représentations des professionnels engagés tendront à changer. Ainsi, cette sage-femme hospitalière évoque la surcharge de travail que représente l’accompagnement des femmes en demande d’IVG dans le service accueillant des grossesses pathologiques de la maternité de niveau 2B où elle travaille :

« Avant dans l’autre hôpital, on les prenait pas en charge […]. C’était en gynécologie, mais comme la gynécologie était pas dans la maternité, on les voyait pas. Moi, de 2005 à 2011, j’ai jamais fait de gynéco […]. Et oui ça me gêne un peu ; quand le service de grossesses pathologiques est plein, quand tu dois t’occuper déjà pleinement de huit patientes, c’est beaucoup, et donc il peut se rajouter des IVG si y en a. On a deux chambres pour les IVG, des chambres doubles. Donc on peut avoir 4 patientes en plus. Mais bon, de toutes façons c’est comme ça, pas le choix. Et donc, voilà, si t’as 4 nénettes en plus de ton service, on n’a pas le temps de s’en occuper correctement. […] Et puis, t’es pas dans le même esprit que de l’autre partie de ton service […] » (Aurélie, 37 ans).

De même, l’organisation et la mise en œuvre des protocoles de soins adoptés pour la prise en charge de l’IVG sont très variables selon les territoires :

« On en fait maintenant le week-end, pour augmenter le taux de médicamenteuses ; alors elles vont dans le service gynéco, parce que nous, on n’est pas là. Et c’est les sages-femmes de grossesse patho qui donnent les médicaments. » (Bernadette).

« Déjà, l’année dernière, on est allés rencontrer l’équipe de B., qui eux, pratiquent les IVG médicamenteuses jusqu’à 11 semaines d’absence de règles, donc deux semaines de plus qu’au CHU ici ! » (Virginie).

Si la loi de modernisation du système de santé permet le renforcement de l’offre de soins, sa traduction dans les choix organisationnels et dans les protocoles de prise en charge, fonction de la forme pré-existante des réseaux, ne résout pas tous les dysfonctionnements. Nous avons constaté lors de nos observations de terrain que, dans une petite ville de la Nièvre, par manque de professionnels de santé acceptant de prendre en charge l’IVG, l’entretien psycho-social est proposé post-IVG, et souvent le contrôle de la vacuité utérine n’est effectué qu’au moyen d’une prise de sang, via une ordonnance distribuée aux patientes le jour même de la prise en charge. Ainsi, le nombre de consultations réglementaires n’est pas respecté avec la même rigueur partout.

La variabilité de l’engagement des sages-femmes dans la prise en charge de l’IVG est, selon nous, fonction des caractéristiques propres de ces professionnelles. Les variables de sexe, d’âge, d’ancienneté et de trajectoire professionnelle, et pour les sages-femmes libérales, la variable d’organisation de l’activité en individuel ou en groupe dans une maison de santé, mais aussi celles du type d’exercice privilégié (préparation à la naissance, suites de couches) influent sur la fréquence et les modalités d’engagement dans la pratique de l’IVG, notamment médicamenteuse.

Le RU-486 : un acteur de la prise en charge de l’IVG

Il convient donc d’envisager le dispositif du RU-486 comme l’un des acteurs clés du réseau de prise en charge sur le territoire, en considérant que le réseau des acteurs ne se limite pas à des individus isolés liés par des relations interpersonnelles, ni même à d’autres acteurs économiques (laboratoires, institutions, maisons de santé). Dans la sociologie de la traduction, le réseau d’acteurs englobe aussi des objets, des contraintes, des procédures qui entretiennent une action réciproque avec les humains. Par la promulgation de la loi de modernisation de notre système de santé, le RU 486 a acquis une nouvelle importance, et d’autres hiérarchies se dessinent dans ce réseau socio-technique de la prise en charge de l’avortement. Les objets techniques peuvent être considérés comme des instruments politiques forts, dans la mesure où ils peuvent faire oublier à la fois le façonnement social dont ils sont le produit et les effets qu’ils induisent. Ainsi, le choix de la méthode médicamenteuse est présenté comme libre aux femmes en demande d’IVG, mais celles-ci sont soumises aux exigences organisationnelles et budgétaires des services :

« L’hôpital nous a demandé de faire plus d’IVG médicamenteuses. Parce que ça revenait trop cher, c’est toujours une histoire de sous, ça coûte trop cher, le bloc ! Donc pour limiter, on a déjà augmenté le terme ! Passé de 7 semaines à 9 […] Donc, le bloc est content, l’hôpital est content, bon, nous […] On est contents aussi, hein… Pis les femmes sont contentes ! C’est tout ! » (Bernadette).

La voie médicamenteuse permet de faire des économies et de libérer le bloc opératoire en service de gynécologie-obstétrique pour une offre de soins plus rentables, telle la ponction d’ovocytes dans le cadre des techniques de procréation médicalement assistée.

Pour remédier aux dysfonctionnements observés dans la prise en charge de l’IVG dans les territoires, et faciliter le taux de réponse à la demande dans les meilleurs délais, les pouvoirs publics ont régulièrement amendé les lois encadrant l’organisation de cette offre de soins. La loi de modernisation du système de santé de janvier 2016 a ainsi élargi le champ de compétences des sages-femmes libérales en matière de prescription du RU 486, pour consolider la mise en œuvre des réseaux ville-hôpital déjà encouragés en 2009 avec le renforcement du rôle des médecins généralistes dans la prise en charge de l’IVG. Mais nous avons vu que malgré ces récentes améliorations, l’IVG est encore prise en charge, sous l’angle du contrôle social sur les sexualités des femmes, sans que le modèle contraceptif ni que les normes procréatives, conjugales et parentales s’en trouvent questionnés. La littérature féministe avait montré combien l’expérience de l’avortement est politique : il est le produit du système de genre hétéronormatif qui assigne les femmes à la maternité.

Par ailleurs, l’histoire de la profession des sages-femmes a montré que ces dernières sont prises dans des enjeux de luttes définitionnelles pour la reconnaissance de la spécificité de leur territoire d’exercice. Mandatées pour permettre l’amélioration de l’accès de l’IVG via la promotion de la méthode médicamenteuse par la loi de 2016, avec l’élargissement de leur champ de compétences en matière de prescription, les sages-femmes continuent d’être confrontées aux mêmes contraintes statutaires, économiques, territoriales, organisationnelles et symboliques qui régissent la division sexuelle et morale du travail, quel que soit le contexte où elles exercent. Et malgré les renversements de valeurs qui s’observent dans le champ de l’obstétrique, où les patientes tentent de lutter contre la domination qui s’exerce sur elles, les sages-femmes ne sont pas tout à fait en capacité d’investir le champ de la prise en charge de l’IVG pour permettre que les femmes exercent pleinement leur droit à disposer de leur corps.

Haut de page AUTEUR

Myriam Borel,
Centre Georges Chevrier, UMR 7366 uBFC/CNRS
(Sous la direction de Jean-Christophe Marcel)

Haut de page NOTES


[1] Claire Aubin, Danièle Jourdain Menninger, Laurent Chambaud, « Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001 », rapport pour l’Inspection générale des Affaires sociales, 2009 ; « Rapport relatif à l’accès à l’IVG, volet 2 : l’accès à l’IVG dans les territoires, rapport n° 2013-SAN-009 », rapport pour le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, novembre 2013.
[2] Décret n° 2016-743 du 2 juin 2016 relatif aux compétences des sages-femmes en matière d’IVG par voie médicamenteuse et en matière de vaccination, paru au JO n° 0130 le 5 juin 2016.
[3] Luc Boltanski, La condition fœtale, Une sociologie de l'engendrement et de l'avortement, Paris, Gallimard, 2004.
[4] Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.
[5] Laurine Thizy, Prendre en charge des femmes en demande d’interruption de grossesse. Le maternalisme des professionnelles de santé comme gouvernement des conduites, École normale supérieure de Lyon, mémoire de Master 2 en sociologie, 2016.
[6] Adele Clarke, Theresa Montini et al., « The Many Faces of RU 486: Tales of Situated Knowledges and Technological Contestations », Science, Technology and Human Values, vol. 18, n° 1, janvier 1993, p. 42-78.
[7] Céline Schnegg, « L’avortement médicamenteux : de la technique à l’expérience. La méthode abortive en question », Nouvelles Questions Féministes, vol. 26, n° 2, 2007 p. 60-72.
[8] Maud Gelly. L’avortement et la contraception dans les études médicales. Une formation inadaptée, Paris, L’Harmattan, 2006.
[9] Gail Pheterson, « Avortement pharmacologique ou chirurgical : les critères sociaux du “choix” », Cahiers du Genre, n° 31, 2001, p. 221-247.
[10] Howard S. Becker, Outsiders. Étude de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.
[11] Sophie Divay, « L’avortement : une déviance légale », Déviance et Société 2, vol. 28, n° 2, 2004, p. 195-209.
[12] Marie Mathieu, Lucile Ruault, « Prise en charge et stigmatisation des avortantes dans l’institution médicale : la classe des femmes sous surveillance », Politix, vol. 107, n° 3, 2014, p. 33-59.
[13] Loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception.
[14] Article 5 quinquies C du projet de loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes voté le 28 janvier 2014 par l’Assemblée Nationale : « À la première phrase de l’article L. 2212-1 du code de la santé publique, les mots : “que son état place dans une situation de détresse” sont remplacés par les mots : “qui ne veut pas poursuivre une grossesse” ».
[15] Michèle Ferrand-Picard, « Médicalisation et contrôle social de l’avortement », Revue française de sociologie, vol. 23, n° 2, 1982, p. 383-396.
[16] Janine Mossuz-Lavau, Les Lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-2002), Paris, Payot, 2002.
[17] Yvonne Kniebiehler, Accoucher, Femmes, sages-femmes et médecins depuis le milieu du XXe siècle, Rennes, Éditions de l’école nationale de la santé publique, 2007.
[18] Joan Tronto, op. cit.
[19] Daniele Carricaburru, « Les sages-femmes face à l'innovation technique : le cas de la péridurale », dans Pierre Aïach et Didier Fassin [dir.], Les métiers de la santé. Enjeux de pouvoir et quête de légitimité, Paris, Anthropos, 1994, p. 281-308.
[20] Laurine Thizy, op. cit.
[21] Chiara Quagliariello, « “Ces hommes qui accouchent avec nous” ». La pratique de l’accouchement naturel à l’aune du genre », Nouvelles Questions Féministes, vol. 36, n° 1, p. 82-97.
[22] Nathalie Sage-Pranchère, L’École des sages-femmes. Naissance d'un corps professionnel (1786-1917), Tours, Presses universitaires Francois Rabelais, 2017.
[23] François-Xavier Schweyer, « La profession de sage-femme : autonomie au travail et corporatisme protectionniste », Sciences Sociales et Santé, vol. 14, n° 3, 1996, p. 67-102.
[24] Everett C. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997.
[25] Maud Gelly, op. cit.
[26] Luc Boltanski, op. cit.
[27] Anne Paillet, Sauver la vie, donner la mort, une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Paris, La Dispute, 2007.
[28] Mary Douglas, De la souillure. Essais sur la définition de pollution et du tabou, Paris, Maspero, 1971.
[29] Chiffres fournis par l’Agence régionale de santé de Bourgogne Franche-Comté en 2017, durant notre travail de terrain.
Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Myriam Borel, « Les sages-femmes, nouvelles prescriptrices de la santé sexuelle et reproductive ? », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 13 - mis en ligne le 11 septembre 2018, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Myriam borel
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806