Le regard de l’Autre et son impact sur notre existence :
notre honte face au regard de l’Autre

Dans les diverses manifestations de nos existences, la rencontre avec Autrui nous semble à la fois la plus familière et en même temps la plus étrange. C'est à l'intérieur de cette ambiguïté que se situe le regard qu’il soit moqueur ou non. Ainsi, quels sont les impacts d'un regard et a fortiori d'un regard qui se veut ou non être moqueur ? Peut-on parler de rencontre avec l'Autre ou simplement d'un prétexte au regard ? Quels sont les mobiles d'une telle attitude ? Afin de mieux comprendre les divers enjeux de ce sujet nous nous proposons de mettre en lumière « les mécanismes » du regard, à partir de notre individualité, et son implication avec l’Altérité. Ceci nous mènera de proche en proche à une compréhension ontologique du regard en lui-même, tel un prisme déformant qui semble, nous le verrons, transfigurer l’être originel que nous sommes.

Notre présence à soi en tant que Pour-soi, par définition et par essence nous donne accès à notre Monde, c'est-à-dire à un monde que nous constituons seulement en conscience. Néanmoins, sommes-nous condamnés à être seul dans ce monde que nous constituons ? En effet, la découverte de notre être comme projet ne nous empêche-t-elle pas un accès à toute forme d'altérité, puisque cet autre ne se réfère plus à un quelconque « moi » ? Comment alors apparaît cet Autre, celui que nous nommons l'alter ego lorsque nous l'apercevons dans notre monde ? Existe-t-il un phénomène plus troublant et plus significatif de la présence d'un autre être que celui de la perception de celui-ci ? Le corps et plus précisément, le regard semble nous instruire sur le monde et de proche en proche sur les êtres qui le peuplent. Regarder ou être regardé semble être un phénomène premier de l'approche existentielle des êtres que nous constituons au monde. Lorsque nous nous sentons regardé par exemple, ne sentons-nous pas une présence pleine et entière, un être qui, en quelque sorte nous dépossède de nous-mêmes, telle une sorte de mise à distance de soi par un autre qui peut-être se moque. Ainsi, Autrui nous apparaît-il dans toute son entièreté grâce à son « regard » ? Ce regard constitue-t-il un premier contact concret et mutuel que nous éprouvons avec Autrui dans une situation de perception commune ? Notre monde ne risque-t-il pas de s'écrouler sous le poids de celui d'Autrui ? Et de fait, n'avons-nous pas pour tâche de nous réapproprier notre monde face à cette aliénation du regard d'Autrui pour en faire le support de notre existence singulière et collective[1].

Dans l'œuvre de Sartre en effet, L'altérité se dévoile dans un concept qu'il nomme dans Être et le Néant : le Pour-Autrui. Cette expression désigne une dimension particulière de la réalité humaine liée à l'existence d'autrui. De ce que nous vivons en présence d'autrui, c'est-à-dire sous sa perception, son regard, il est possible de distinguer en nous ce que nous sommes pour nous, de ce que nous sommes pour autrui[2]. De cela, nous remarquons que l'altérité à laquelle nous avons accès est une altérité sous la forme d'une « médiation » entre notre conscience et notre corps. Ceci met l'accent sur le rapport que nous entretenons avec Autrui qui est de prime abord un rapport de « réciprocité médiée ». Cette relation est une réciprocité de par son caractère relationnel et intentionnel, et de plus cette relation est une relation ternaire entre « nous », « notre être » ou « nous-mêmes », et « autrui ». En outre, il est manifeste qu'autrui ne nous saisit pas de la même manière que nous le saisissons. Tandis que nous nous apparaissons comme « sujet », c'est semble-t-il comme « objet » que nous apparaissons à autrui, et de plus, notre être-pour-autrui, à commencer par notre corps, est un « être-objet ». Dès à présent, nous pouvons remarquer qu'en réduisant esse au percipi l'idéaliste se trouve dans l'incapacité de reconnaître à autrui une existence indépendante de la sienne. Refusant de réduire Autrui à une représentation de la conscience, Sartre pense pouvoir éviter ce qu'il nomme « L'Écueil du Solipsisme[3] » en démontrant, à partir d'un Cogito, le fait de l'existence d'Autrui.

Ainsi, le sentiment de la honte, cher à Sartre, est honte de soi devant Autrui car un « Pour-soi » solitaire ne pourrait éprouver un tel sentiment. De plus, nous ne pouvons jamais, y compris dans la « réflexion impure », nous appréhender comme objet au sens d'un être qui est ce qu'il est. Ainsi, quel est le résultat sur notre être face au regard moqueur si ce n’est pas un sentiment de honte. Une semblable objectivation suppose nécessairement une « autre conscience », un « autre Pour-soi » se temporalisant. Ainsi, il suffit qu'Autrui nous regarde semble-t-il pour que nous soyons ce que nous sommes. C'est à la perception, au regard d'autrui, pour autrui, que nous sommes amoureux, désirant, généreux ou médisant[4]. Ainsi, de deux chose l'une, soit Autrui nous regarde et, ce faisant, il nous constitue comme objet, notre transcendance devient alors une transcendance constatée ou une « transcendance transcendée ». Soit, nous regardons Autrui et celui-ci subit à son tour une dégradation de son être. Sa liberté devient alors une liberté en soi ou liberté objectivée. Telle est nous le remarquons bien, la racine des multiples formes que prennent les relations concrètes entres les consciences animées du même désir d'être, et que Sartre illustre avec brio avec sa célèbre réplique de Garcin dans Huis Clos :

« Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent… [il se tourne brusquement.] Ha ! Vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. [Il rit.] Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres[5]

Toute la question en effet, est de savoir s'il n'est pas possible d'échapper à cette infernale aliénation et d'établir avec autrui d'autres relations, par-delà la lutte des consciences et les conflits. Comprendre l'altérité ce n'est pas se mettre à la place de l'Autre, mais c'est entreprendre une compréhension de cet Autre en tant qu'Autre. Pour ce faire, analysons dans un premier temps cette objectivation de soi par l'Autre et de l'Autre par soi par le regard. Nous avons vu plus haut qu'Autrui était une médiation. En effet, par l'apparition d'Autrui dans le sentiment de la honte, nous sommes en mesure de porter un jugement sur nous-mêmes comme sur un objet, puisque c'est ainsi que nous apparaissons à lui. Mais pourtant cet objet que nous sommes, apparu à Autrui, ne semble pas nous affecter[6]. Même si nous reconnaissons que nous sommes comme Autrui nous voit, il ne s'agit nullement d'une comparaison entre ce que nous sommes pour nous, et ce que nous sommes pour Autrui. Cette comparaison ne peut se trouver en nous, car « la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive[7] », nous dit Sartre. En effet, ce type de comparaison est impossible, nous ne pouvons mettre en rapport ce que nous sommes dans notre immédiate présence à soi, et cet « être injustifiable » et étranger, que nous sommes pour Autrui au travers de son regard et de son regard « moqueur » de surcroît[8].

Nous percevons bien ici, que la honte est honte de soi devant quelqu'un, ce qui implique que nous ayons besoin d'Autrui pour saisir entièrement toutes les structures de notre être. Le Pour-soi renvoie au Pour-autrui, notre présence à soi nous renvoie à notre présence à Autrui, et si donc nous voulons saisir dans sa totalité la relation d'être de l'homme avec Autrui, nous devons tenter de répondre à cette question : qu'elle est la structure du rapport entre notre être et l'être d'Autrui ? Que peut-il y avoir de plus troublant que le regard de l'Autre ? Une personne que nous ne connaissons pas nous dévisage en un regard et notre être tremble dans son entièreté. Il y a semble-t-il un phénomène captivant dans la perception visuelle de soi par Autrui, car en effet nous nous sentons regardé. Il y a effectivement semble-t-il une présence qui nous regarde, qui pose sur notre existence un poids d'une densité incroyable. Cette densité nous « saute » au visage et, de proche en proche, pénètre au plus profond de notre intériorité : nous nous sentons comme nu, sans aucune défense face à cette intrusion du regard de l'Autre. Qu'il soit expressif ou non, le regard d'Autrui nous amène à penser que nous sommes en présence de « quelque chose » qui nous échappe. Comment appréhender cette présence qui n'est pas la notre ? Dès l'instant où nous portons notre attention sur le monde nous y trouvons des objets. Certes ces objets se donnent dans des modalités toutes différentes, mais sommes toute, ils restent dans un rapport similaire avec le Pour-soi que nous sommes. En somme, pour que notre compréhension d'Autrui ne soit plus seulement objectale, il faut que son objectité ne renvoie pas à un être hors de notre atteinte, mais bien plus à une liaison fondamentale où il se donne autrement que par la seule connaissance que nous en prenons. Pour comprendre ceci, il nous faut interroger Autrui dans le champ de la réalité humaine c'est-à-dire dans le champ de notre perception. Dans la vision que nous avons de l'Autre, nous voyons à la fois un objet et un homme. De fait, nous voyons un objet particulier et nous le caractérisons, nous lui donnons la qualité d'être « Homme ».

Or, si nous devions penser Autrui dans une situation donnée comme un objet, nous lui attribuerions toutes les qualités propres à cet objet qu'il représente. Il serait à une certaine distance du mur, pondéré et ayant une adhérence au sol etc., son rapport aux autres objets serait un rapport purement additif, c'est-à-dire d'extériorité totale au monde. De sorte que, si nous choisissons de le faire disparaître, nous le ferions sans que les relations des autres objets entre eux ne soient modifiées. En revanche, si nous considérons Autrui comme un homme, nous saisissons une relation non additive des objets à lui, nous percevons alors une organisation sans distance des choses de notre monde autour de cet « objet singulier ». Cette relation d'Autrui aux choses, est une relation sans distance, donnée en une fois, et dans laquelle se déploie une relation qui n'est pas notre relation. Certes cette relation n'est pas la relation que nous cherchons à développer entre Autrui et nous-mêmes, mais elle constitue un caractère particulier : « elle nous est donnée tout entière, car elle est dans le monde, comme un objet qui se donne à notre connaissance ». Mais, en même temps, elle nous est refusée car elle nous échappe, elle apparaît comme une pure désintégration des relations que nous appréhendons entre les objets de notre monde. Ainsi, Autrui est d'abord la fuite permanente des choses que nous saisissons comme objet à une certaine distance de nous. Mais cette distance, cet entours qui se dessine autour d'Autrui par force de négation et d'abolition des distances à soi :

« […] c'est un espace tout entier qui se groupe autour d'autrui et cet espace est fait avec “mon espace” ; c'est un regroupement auquel j'assiste et qui m'échappe, de tous les objets qui peuplent mon univers. […] Ainsi, tout à coup un objet est apparu et m'a volé le monde[9] ».

L'apparition d'Autrui dans notre monde, correspond à une décentralisation du monde qui s'opère comme « dans notre dos », non loin de la centralisation que nous opérons en tant que Pour-soi au monde. Notre monde se découvre à nous et dans un même temps celui d'Autrui viens y prendre place de manière « injustifiable » semble-t-il. Toutefois, Autrui est toujours constitué comme un objet pour nous. Notre monde dans sa relation à Autrui est donné comme un objet particulier, tout cela est là pour nous comme une « structure partielle » du monde. Ainsi, en regardant un homme lisant, nous pouvons dire, que nous saisissons une relation sans distance, mais cette fois la forme est différente. Au milieu du monde nous pouvons qualifier cet objet en tant que « homme-lisant », nous saisissons une forme fermée dont la lecture constitue une relation d'extériorité indifférente au monde. Tout au plus ici, nous avons affaire à Autrui sous la forme d'un objet particulier. Autrui est sur ce plan un objet du monde qui se laisse définir par lui[10]. Ce à quoi se réfère notre appréhension d'Autrui dans le monde comme étant probablement un homme, c'est notre possibilité permanente « d'être-vu-par-lui », c'est-à-dire, à la possibilité permanente pour un sujet qui nous voit de se substituer à l'objet que nous voyons. Autrui est à la fois cet objet du monde et le sujet qui se découvre à nous dans cette fuite de nous-mêmes vers l'objectivation. À chaque moment, nous faisons l'expérience de l'Autre et cet Autre nous regarde, alors il nous faut expliquer quel est le sens de ce regard. Que ce passe-t-il lorsque Autrui nous voit ? Lorsque nous saisissons un regard, nous percevons ce regard, et saisir un regard n'est pas de l'ordre de l'appréhension d'un objet-regard dans le monde. Saisir un regard c'est prendre conscience d'être regardé. Le regard que manifeste les yeux d'Autrui de quelque nature qu'ils soient, est un renvoi à nous-mêmes. Ainsi, le regard est d'abord un « intermédiaire » qui renvoie de nous à nous-mêmes[11].

Lorsque nous avons honte, pour reprendre l'exemple célèbre dans L'Être et le Néant d'un homme regardant une scène par le trou d'une serrure, nous sentons le regard d'Autrui comme un poids qui pèse sur notre être[12]. Dans cette irruption du regard d'Autrui voici premièrement que nous existons en tant que moi pour notre conscience irréfléchie. Deuxièmement, c'est dans cette irruption du moi, que nous nous voyons car Autrui nous voit. Dans notre situation, la conscience irréfléchie est conscience du monde, et de fait la présentification du moi appartient aussi à la conscience irréfléchie, à la différence près que la conscience réflexive à directement le moi pour objet. Ainsi, la conscience irréfléchie ne saisit pas la personne de manière immédiate et comme son objet, c'est-à-dire que la personne est présente à la conscience en tant qu'elle est objet pour Autrui[13]. Cependant, il ne faut pas comprendre que notre objet est Autrui tandis que le moi présent à notre conscience est une structure « secondaire » ou une signification de l'objet-Autrui. Autrui n'est pas objet dans notre situation et ne saurait l'être, comme nous l'avons montré, sans que, du même coup, le moi cesse d'être objet-pour-Autrui et disparaisse. Ainsi, dans la situation de honte nous ne visons pas Autrui comme objet, ni notre ego comme objet pour nous-mêmes. Notre ego est séparé de nous par un néant que nous ne pouvons combler, car nous le saisissons en tant qu'il n'est pas pour nous et qu'il existe par principe pour d'autres[14]. Mais, la honte est honte de soi, elle est une reconnaissance de ce que nous sommes, c'est-à-dire, cet objet qu'Autrui regarde et juge. Ainsi, nous ne pouvons avoir honte que de notre liberté en tant qu'elle s'échappe pour devenir un objet donné. En somme, originellement le lien de notre conscience irréfléchie à notre ego-regardé est un lien ontologique et non un rapport de connaissance. Nous sommes par delà toute connaissance que nous puissions avoir, et ce moi qu'un autre connaît. Ce moi que nous sommes, nous le sommes dans un monde qu'Autrui nous a volé, puisque qu'avec son regard il aliène notre être et de proche en proche notre entour ustensile. Ainsi, nous sommes notre ego pour l'Autre au milieu d'un monde qui fuit perpétuellement vers l'Autre. Ici, au contraire, la fuite est sans terme, elle se perd à l'extérieur, le monde s'écoule hors du monde et je m'écoule hors de moi ; le regard d'Autrui nous fait être par delà notre être dans le monde, au milieu d'un monde qui est à la fois celui-ci et par delà ce monde-ci. Ainsi, avec cet être que nous sommes dans le sentiment de honte, quels types de rapports pouvons-nous entretenir ? Le premier rapport que nous avons avec cet être est un lien ontologique. Cet être que nous sommes est imprévisible. Cette indétermination nouvelle ne vient pas seulement de ce que nous ne pouvons pas connaître Autrui, mais elle provient aussi et surtout de ce qu'il est un être libre. La liberté d'Autrui nous est révélée au travers de l'indétermination de l'être que nous sommes dans son regard[15].

Nous comprenons que ce néant abyssal c'est la liberté même d'Autrui : « […] autrui a à faire être mon être-pour-lui en tant qu'il a à être son être, ainsi, chacune de mes libres conduites m'engage dans un nouveau milieu où la matière même de mon être est l'imprévisible liberté d'un autre[16] ». Comme par un souci d'unité, par cette honte même, nous revendiquons comme notre cette liberté d'un Autre, nous voyons apparaître ici une unité des consciences, non pas une « harmonie substantielle », ni une « conscience-collective », mais une réelle unité ontologique car nous acceptons et souhaitons que les Autres nous confèrent un être que nous reconnaissons en chacun d’eux. La honte en effet nous révèle notre être en soi, c'est dans le regard de l'Autre que nous pouvons réaliser notre « être en situation », espionnant par le trou d'une serrure par exemple. Nous ne parviendrons jamais à être cet être-en-situation que nous saisissons dans le regard de l'Autre. Force nous est de constater qu'une fois encore l'échappement néantisant du Pour-soi se fige, puisqu'une fois de plus le Pour-soi se referme sur l'En-soi. Une fois encore cette transformation de l'En-soi en Pour-soi s'effectue à distance, car c'est pour Autrui que nous sommes perçu comme objet en situation : « […] comme cet encrier est sur la table […] », nous dit Sartre[17]. Autrui, dans la situation où nous nous trouvons, nous dépossède de notre transcendance, elle devient une transcendance « constatée », c'est-à-dire que sa nature change. En effet, elle se transforme par l'existence même de l'être d'Autrui qui nous regarde, car cet être lui confère une extériorité, un « dehors »[18].

Seul, dans notre situation nous maîtrisions notre monde ustensile, mais dès l'instant du surgissement du regard d'Autrui dans notre monde, une nouvelle organisation de l'espace et du temps subsume la nôtre. Nous saisir en situation, c'est nous saisir en situation dans le monde et à partir du monde. Le regard de l'Autre nous prend, ou plus exactement « vient nous chercher » afin de nous déposséder de notre situation et nous envoyer vers un autre complexe orienté différemment[19]. Il y a dans le surgissement du regard de l'Autre une aliénation simultanée de nos possibilités qui sont situées loin de nous au milieu du monde, avec les complexes ustensiles du monde. La situation possède une dimension qui nous échappe, laissant une place pour l'imprévisible[20]. Le regard d'Autrui dans notre situation engendre un ordre spatio-temporel différent du notre. En effet, un monde pour un Pour-soi esseulé se donne sans simultanéité, car il ne saurait la comprendre puisque par essence et par définition il se perd hors de lui. Partout dans le monde il unifie les êtres qui l'entourent par sa seule présence. Or, cette simultanéité suppose une liaison temporelle plus importante : celle de deux existants dans un unique rapport de réciprocité. En effet, par principe deux existants qui exercent l'un sur l'autre une action réciproque ne sont pas simultanés pour la simple raison que tout deux appartiennent à un même champ : « La simultanéité n'appartient donc pas aux existants du monde, elle suppose la co-présence au monde de deux présents envisagés comme “présences-à ” »[21]. Nous pouvons dire que notre présence et celle d'Autrui sont simultanées, c'est-à-dire qu'une chose est pour Autrui en même temps qu'elle est pour nous. Ainsi, nous lui apparaissons dans le temps universel. Nous nous donnons au regard d'Autrui en tant qu'objet spatio-temporel du monde et dans une situation au monde. De ce fait, nous sommes sous la domination d'une liberté qui n'est nullement la nôtre, une liberté qui nous possède véritablement en tant qu'objet du monde, c'est ce que Sartre nomme le « danger » de l'être-pour-autrui. La modification brutale que nous éprouvons lorsque le regard d'Autrui se pose sur nous est en elle-même une solidification de nous-mêmes qui nous pousse soudainement à l'intérieure d'une dimension nouvelle : « la dimension du non-révélé[22] ». Ainsi, l'apparition du regard d'Autrui est saisie ontologiquement tel le surgissement d'un rapport ek-statique d'être, dont l'un des termes est notre être en tant que Pour-soi, et dont l'autre terme est notre être hors de notre portée. De par le regard d'Autrui, nous nous vivons comme fixés au milieu du monde, sur le « qui-vive » en permanence. Cependant, Autrui n'est pas engagé dans notre être au milieu du monde, il est certes la condition de notre être « non-révélé », mais il en est la condition concrète et individuelle. Autrui est ce qui transcende ce monde au milieu duquel nous sommes comme non-révélés. De fait, il ne saurait être donc être ni objet pour nous, ni élément formel et constituant d'un objet. Dès l'instant où nous avons déterminé ce que Autrui de par son regard n'est pas, il nous faut maintenant déterminer ce qu'il est pour nous[23].

Dans notre situation, nous sommes tout entier notre honte, Autrui est cette présence qui va soutenir notre honte, il se donne comme un « milieu » où notre honte se donne à être vue. Ainsi, nous pouvons considérer que si le regard d'Autrui est une condition nécessaire de notre objectivité alors il s'en suit que ce regard, moqueur ou non, est une perte de toute objectivité pour nous. Notre objectivité en est affectée ainsi que notre monde, car le regard d'Autrui modifie notre être en l'objectivant et transforme notre monde en un autre qui nous est étranger[24]. Lorsque nous nous sentons regardés, alors nous sentons la présence d'Autrui comme une présence qui dépasse le monde, comme une présence « transmondaine ». Ainsi, l'apparition du regard d'Autrui n'est ni une apparition dans notre monde, ni une apparition dans le sien : par son regard nous faisons l'expérience d'une possible transcendance du monde[25]. En faisant implicitement l'hypothèse que nous sommes un être-objet, nous faisons en même temps l'hypothèse de l'existence d'Autrui, car un objet ne peut être perçu comme tel que dans une relation avec un sujet qui le constitue comme objet. Autrui est donc pour nous la condition de possibilité de notre objectité. C'est donc implicitement qu'Autrui est donné dans cette relation à notre être objet[26]. Notre liberté est mise en demeure par celle d'Autrui dans notre objectité : nous éprouvons sa liberté infinie. Dans cette aliénation de notre liberté, il y a une mise en demeure de nos possibilités par lui et cela ne peut être fait que pour et par une liberté. Autrui apparaît comme cette liberté qui nous aliène dans son objectivation. En nous conférant un « dehors », le regard d'Autrui dépasse notre rapport à un simple objet qui n'est que l'occasion de nous projeter vers d'autres possibles. Une liberté nous a objectivé, en sorte que l'ordre exige que nous fassions de manière réelle l'épreuve de la liberté d'Autrui aux travers de notre propre aliénation. Dans le regard d'Autrui, la privation de nos possibilités nous fait ressentir sa liberté, elle ne se réalise qu'au sein de cette liberté et nous sommes, pour nous-mêmes inaccessible et pourtant perdus dans la liberté d'Autrui. Tout ceci constitue les conditions de possibilité de toute pensée que nous tenterions de former sur nous-mêmes.

En somme, lorsque Autrui nous regarde, nous avons conscience « d'être » objet. Mais cette conscience ne peut se produire que dans et par l'existence d'Autrui. Toutefois, nous n'avons ni accès à cette « autre conscience », ni à cette « autre liberté » qui ne nous sont jamais données, puisque hors du domaine de la connaissance elles cesseraient d'être sujet pour devenir objet pour nous. De fait, nous n'avons ni un concept, ni une représentation de cette liberté, car dans les deux cas, cela les ramèneraient au domaine de la connaissance. En outre, toute épreuve concrète de la liberté que nous pouvons faire est une épreuve de notre liberté propre. De même, pour tout état de conscience : toute appréhension concrète de conscience est conscience de notre conscience, la notion même de conscience ne fait que nous renvoyer à nos consciences. En effet, l'existence de la liberté et de la conscience précède et conditionne leur essence : ce qui implique que ces essences ne peuvent subsumer que des exemplifications concrètes de notre conscience ou de notre liberté. Par suite, la structure ontologique de notre monde implique que celui-ci s'ouvre vers Autrui, notre monde est aussi monde pour Autrui. Mais dans la mesure où il confère un type singulier d'objectivité aux objets de notre monde, et cela prouve qu'Autrui, à titre d'objet, fait déjà partie intégrante de notre monde. Dans ces conditions, le concept d'Autrui peut peut-être être donné comme une « forme vide » et utilisé comme renforcement d'objectivité pour le monde qui est le notre. Cependant, la présence d'Autrui en tant que regard-regardant ne saurait contribuer à renforcer le monde, elle produit l'effet inverse à savoir que son regard prend possession de notre monde qui de fait nous échappe[27]. En ce qui nous concerne, la présence d'Autrui en tant que regard n'est donc ni une connaissance, ni une projection de notre être et pour finir, ni une catégorie ou une forme d'unification : elle semble seulement « être », sans aucune relation de dérivation de notre être. Autrui, dans sa présence « de regardant », résiste à toute tentative d'έπόχη phénoménologique, même si celle-ci à pour but de mettre entre parenthèse le monde afin de nous dévoiler la conscience transcendantale. En tant que regard-regardant il n'appartient plus à proprement parler à ce monde. Autrui, dans cette situation est la condition, l'être même de notre sentiment de honte[28]. Ainsi, ce n'est pas du côté du monde que nous devons chercher l'altérité mais bien du côté de la conscience, telle une conscience en qui et par qui la conscience ce fait être ce qu'elle est. Du fait même que notre conscience, saisie par le cogito, donne le témoignage d'elle-même et de son existence propre, la conscience singulière de notre sentiment de honte nous révèle au cogito l'existence d'Autrui. Toutefois, Autrui ne saurait être le sens de mon objectivité, car il en est la condition concrète et transcendante. Si nous attribuons des qualités négatives ou non à Autrui, nous essayons de l'atteindre dans son être, et pourtant ces qualités nous ne pouvons pas les vivre comme nos propres réalités. Elles se donnent à nous, si est seulement si, ce n'est plus nous qui sommes juger par Autrui. Ainsi, lorsqu'il nous fait une description, nous ne nous reconnaissons que très rarement et pourtant nous savons que cette description « c'est nous[29] ».

Pour résumer notre propos, notre « moi-objet » ou objectité n'est pas une connaissance, mais une épreuve, un mal-être vécu par notre Pour-soi. Autrui, agent qui nous dévoile cet être, n'est pas non plus une connaissance mais le fait de la présence d'une liberté autre que la mienne. Il semble bien, aux vues de notre argumentation, que notre arrachement à nous-mêmes et le surgissement de la liberté d'Autrui nous aliénant, ne fasse qu'un. La présence d'Autrui dans le monde ne saurait être déduite de la présence d'Autrui-sujet pour nous, puisque cette présence est transcendante, c'est-à-dire qu'elle est « l'être-par-delà-le-monde[30] ». Le monde nous est donné tout à la fois, avec tous ses êtres, ces espaces représentent l'intégralité des complexes instrumentaux qui permet à un objet-Autrui d'apparaître comme un « ceci » sur fond de monde. En généralisant cet argument, nous pouvons remarquer que, c'est par rapport à tout homme vivant que toute réalité humaine est présente ou absente sur fond de présence originelle. Cette présence originelle n'a de signification que comme être-regardé ou comme être-regardant, c'est-à-dire selon qu'Autrui est pour nous objet ou que nous soyons nous-mêmes objet-pour-Autrui.[31]. Nous pouvons à présent saisir la nature du regard d'Autrui. Il y a dans tout regard l'émergence d'un Autrui-objet comme présence réelle dans notre champ perceptif, et à l'occasion de plusieurs attitudes de cet objet-sujet. Nous nous déterminons nous-mêmes à saisir par un sentiment et affectant notre « être-regardé », dans la honte par exemple. Cet être regardé par Autrui se donne comme une probabilité que nous soyons un « ceci » réel, probabilité qui ne peut se comprendre que par une certitude fondamentale : Autrui doit toujours nous être présent en tant que nous sommes présent pour lui. Concrètement, l'épreuve de notre condition d'homme, en tant qu'objet pour tous les autres hommes, constamment regardé, nous la réalisons dans les faits à l'occasion du surgissement d'un objet dans notre monde, si et seulement si cet objet nous indique que nous sommes probablement objet présent à titre de « ceci » particulier pour une conscience libre[32].

En conclusion, le regard nous a positionné sur la voie de notre être-pour-autrui et nous a révélé l'existence indubitable de cette altérité pour qui nous sommes. Cependant il ne saurait nous conduire plus en avant, c'est-à-dire qu'il nous faut, si nous souhaitons aller plus loin, examiner le rapport fondamental de Moi à l'Autre, tel qu'il s'est découvert à nous dans ce développement. Pour dire les choses autrement, si nous souhaitons expliciter et figer tout ce qui est compris dans les limites de ce rapport originel, il faut nous interroger sur « l'être » de cet « être-pour-autrui ». En effet, si nous souhaitons entreprendre une découverte progressive d'une manifestation de notre être « commun », nous devrions progressivement étudier les différentes étapes de cette graduation ontologique qui se dévoile à nous dans la révélation de notre être comme Pour-soi à cette modalité particulière qu'est « l'être-collectif ». Ainsi, après cette étude de notre être comme mouvement vers…, de notre rapport au monde et de l'apparition d'un nouvel être en son sein qui nous éprouve. Nous devrions analyser le type d'être que nous sommes dans une relation non plus étrangère mais « d'intimité » à Autrui. Car cela ouvrirait la voie vers une compréhension globale de l’individu et de sa relation intime avec le monde et avec Autrui.

Esteban Riffaud
Centre Georges Chevrier
UMR7366 CNRS-uB
(sous la direction de Pierre Guenancia)


[1] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Troisième partie, Le Pour-Autrui, Chapitre premier, L'existence d'autrui, I Le Problème, (1ère éd, 1943, L'Être et le Néant.), Paris, NRF Gallimard, 1948, p. 275.
[2] Ibid., p. 276.
[3] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Troisième partie, Le Pour-Autrui, Chapitre premier, L'existence d'Autrui, II L'Écueil du Solipsisme, (1ère éd, 1943, L'Être et le Néant.), Paris, NRF Gallimard, 1948, p. 277.
[4] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Troisième partie, Le Pour-Autrui, Chapitre premier L'existence d'Autrui, IV Le Regard, (1ère éd, 1943, L'Être et le Néant.), Paris, NRF Gallimard, 1948, p. 321.
[5] J.-P. Sartre, Huis Clos, Acte unique, (1ère éd, a été présenté pour la première fois au théâtre du Vieux-Colombier en mai 1944, Huis Clos.), Paris, Gallimard, 1947, p. 75.
[6]  J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Troisième partie, Le Pour-Autrui, Chapitre premier L'existence d'Autrui, I Le Problèm, op. cit., p. 276.
[7] Ibid., p. 276.
[8] Ibid., p. 276-277.
[9] J.-P. Sartre, L'Être et le Néant, Troisième partie, Le Pour-Autrui, Chapitre premier L'existence d'Autrui, IV Le Regard, op. cit., p. 313.
[10] Ibid., p. 314.
[11] Ibid., p. 316.
[12] Ibid., p. 318.
[13] Ibid., p. 318.
[14] Ibid., p. 319.
[15] Ibid., p. 320.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 321.
[18] Ibid.
[19] Ibid., p. 322.
[20] Ibid., p. 324.
[21] Ibid., p. 325.
[22] Ibid., p. 327.
[23] Ibid., p. 327-328.
[24] Ibid., p. 328.
[25] Ibid., p. 329.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 331.
[28] Ibid.,
[29] Ibid., p. 333-334.
[30] Ibid., p. 337.
[31] Ibid., p. 339.
[32] Ibid., p. 341.


Pour citer cet article :
Esteban Riffaud, « Le regard de l’Autre et son impact sur notre existence : notre honte face au regard de l’Autre », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier - 4 - mis en ligne le 12 novembre 2014.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/Fonctions_du_rire/E_Riffaud.html
Auteur : Esteban Riffaud
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