Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Exclusion : quels processus ? | |||||||||||||||||||||||||||
La facilitation, une pratique reconnaissant l’exclusion ; pour une réversibilité du phénomène ? | |||||||||||||||||||||||||||
Valentine Levacque | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||||||||||||
Haut de page RÉSUMÉ La facilitation est une méthode de gestion visant la co-construction par un groupe d’une production en intelligence collective. L’animation de cette production est encadrée par une personne externe au groupe appelée « facilitateur » dont la volonté est d’inclure les participants dans une dynamique de faire ensemble. Que se passe-t-il alors quand le groupe comporte des exclusions ? Que peut la facilitation issue des sciences de gestion ? À partir d’un cas d’étude, la pratique de la facilitation est analysée en tant que processus inclusif qui voudrait tendre vers une réversibilité du phénomène à partir de la reconnaissance et de l’acceptation de l’exclusion et de la délibération contre l’exclusion. La facilitation ne peut pas aboutir à une inclusion totale de toutes les parties prenantes mais en reconnaissant l’exclusion, la facilitation permet une vraie acceptation de chacun. |
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Dans un contexte de facilitation, constater et analyser une exclusion
apparait toujours comme une rencontre inattendue. La facilitation se
définit comme étant une méthode qui permet de créer les
conditions optimales pour qu’un individu puisse s’exprimer au
sein d’une structure, l’objectif étant le
développement de l’intelligence collective. En fait, la
facilitation est un outil des sciences de gestion pour améliorer la
cohésion et l’efficacité d’un groupe devant produire
un livrable (la production finale co-construite du groupe) ;
c’est une méthode qui se veut innovante quant au rapport au
travail, au pouvoir et à autrui, en total contraste avec les
méthodes de management taylorismes et fordistes du xxe
siècle, avec comme finalité désirée celle de modifier
la nature des relations humaines. Dans l’opérationnalité
même de la facilitation, les organisations peuvent faire appel à
des praticiens de la facilitation (appelés
« facilitateurs ») afin d’animer des ateliers
facilités pour les membres de leur organisation. Dans cette
organisation, un membre (le commanditaire) passe une commande auprès
du facilitateur et lui donne les objectifs qu’il voudrait voir
atteint par ses équipes.
Mais alors, en quoi la facilitation peut-elle être une pratique reconnaissant l’exclusion et via quoi pourrait-elle mener à une réversibilité du phénomène ? Nous entendons par réversibilité ce qui peut être inversé, c’est-à-dire dans notre étude : passer d’une exclusion qu’il n’est pas question de combattre à une inclusion authentique. L’ancrage de cette réflexion s’inscrit dans une démarche de philosophie de terrain dont le protocole de recherche est double : d’une part, l’observation non participante d’ateliers facilités par le cabinet de conseil Formapart pour une Agence nationale et d’autre part, l’animation d’un atelier de recherche-participative avec une petite dizaine de « facilitateurs-experts » sous forme d’un café philo ayant pour thème « la responsabilité du facilitateur dans une démarche d’exclusion forte ». Cet ancrage, à partir des faits du terrain, permet par la suite de développer un niveau d’analyses et d’hypothèses scientifiques consolidé par du vécu. Aussi, nous avons choisi l’anonymisation des verbatim des différents participants qui se trouvent entre guillemets dans l’article. Notre réflexion se structure autour de grands mouvements : (I) face à une situation d’exclusion forte : le processus inclusif de la facilitation, (II) critiques et limites de la finalité de la volonté d’inclusion de la facilitation face à l’exclusion et (III) l’acceptation de l’exclusion ; pour mieux tendre vers une réversibilité du phénomène ? I. Face à une situation d’exclusion forte : le processus inclusif de la facilitation L’AND inclusif de la facilitation est inscrit dans la définition donnée par le premier grand théoricien américain de la facilitation Roger Schwarz dans The skilled facilitator fieldbook (première publication en 1994 et seconde édition en 2002) : « group facilitation is a process in which a person whose selection is acceptable to all members of the group, who is substantive decision-making authority diagnoses and intervenes to help a group improve how it identifies and solves problems and makes decisions, to increase the group’s effectiveness »[1]. Toute cette première définition est fondée sur l’idée même du groupe : le groupe est le sujet de la facilitation. Schwarz détaille « to ensure that the facilitator is trusted by all group members and that the group’s autonomy is maintained, the facilitator need to meet three criteria : (1) be acceptable to all members of the group, (2) be substantively neutral – that is, display no preference for any of the the solutions the group considers – and (3) not have substantive decision-making authority. In pratique, the facilitator can meet these three criteria only if the facilitator is not a group member »[2]. Mis à part le paradoxe du facilitateur – à la fois dans le groupe et en dehors du groupe – tout dans le processus même de la facilitation se veut inclusif envers tous les membres qui sont concernés. 1) La reconnaissance du conflit par le facilitateur Le terrain choisi est une demande de démarche facilitée venant du top-management d’une Agence nationale pour une « réorganisation entre régions » d’avril à juin 2021, le tout à distance. Cette agence, déjà munie en son sein d’une équipe de facilitateurs, décide de faire appel à plusieurs facilitateurs indépendants (un par réorganisation de régions) pour organiser toutes les rencontres entre équipes et « mettre en place l’intelligence collective ». Notre terrain se concentre alors sur l’observation de la démarche facilitée entre deux régions, dont le livrable demandé est d’obtenir un scénario de gestion commun. Le mode opératoire mis en place par notre facilitateur suppose une co-construction du déroulé de la démarche avec quelques membres des deux régions, formant ainsi la création d’un groupe de préparation (le « co-proj ») regroupant deux gestionnaires et deux responsables des gestionnaires (les « RAJ ») venant de chaque région, dont l’objectif est de valider les déroulés des ateliers proposés par le facilitateur. Dès la première rencontre, le facilitateur apprend qu’il est ici pour « pousser une démarche venue du siège » et qu’il existe deux difficultés potentielles : le nouveau protocole de gestion doit être appliqué rapidement (à l’origine prévu pour le 1er juin, repoussé au 1er juillet) et cette réorganisation intervient dans un contexte de mise en place d’un nouveau système informatique. Dès l’introduction du Parcours de la reconnaissance, Paul Ricœur partage différentes définitions et acceptations du mot « reconnaissance ». Ici est retenu le sens : « identifier (quelque chose) en établissant une relation d’identité entre un objet, une perception, une image…, et un autre (une autre), au moyen d’un caractère commun déjà identifié ; penser, juger (un objet, un concept) comme compris dans une catégorie (espèce, genre) ou comme inclus dans une idée générale. ». Ce concept de reconnaissance est présent dès le début de l’observation. En effet, dès le premier « co-proj », les gestionnaires et RAJ confient travailler dans une organisation très pyramidale (gestionnaires < RAJ < managers < directeurs < siège). Les gestionnaires notamment ont développé une vraie méfiance, voire une méfiance à l’encontre de leur hiérarchie car le groupe de préparation exprime que « ce bas de l’échelle est écrasé par la hiérarchie » et une forte souffrance des équipes. Nous voyons d’emblée dans le récit confié, la nécessité pour elles de communiquer sur ce sujet : sur ce terreau de violence latente. La première reconnaissance passe ici par la prise en compte du contexte : l’identification d’un mal-être, d’un potentiel conflit. Cette première approche est par la suite confirmée par l’observation de terrain. Le premier atelier facilité, introduit par les managers, avait pour but de de créer le collectif entre gestionnaires de deux régions. Une introduction forte en injonctions telles que « on attend que vous fassiez des propositions pertinentes parce que c’est vous qui connaissez le mieux votre métier de gestion » ou encore « Et surtout recherchez l’efficacité : cherchez à faire encore mieux, à être plus efficace, en ayant plus de confort dans le travail ». Ici, les premiers signaux faibles d’un conflit naissant sont observés. La reconnaissance de la facilitation de ce conflit passe par l’inclusion de ces paramètres dans la démarche à venir. Le facilitateur a conscience que les participants évoluent dans un périmètre paradoxal : les participants sont invités à créer leur propre boucle de gestion en co-construction les uns avec les autres mais il faut « chercher à faire mieux, à être plus efficace ». Un premier conflit émerge entre plusieurs impératifs, plusieurs dynamiques. 2) La parole comme outil reconstructif Bien qu’il n’ait pas été simple de mener à bien tous les ateliers de la démarche facilitée, les gestionnaires avaient besoin de se faire entendre, mais surtout d’être entendus dans leur souffrance : l’expression et l’utilisation de la parole ont été un outil reconstructif.À l’annonce d’une consigne donnée par le facilitateur lors du deuxième atelier, une participante surtout a violemment réagi : « On est vraiment des pantins. On est au bas de l’échelle. C’est ce système-là qui ne me convient pas mais je suis obligée de me plier ». D’autres participants poursuivent :« Mais on ne nous écoute pas !!! Au siège pendant la fusion ils ont remonté que tout le monde était heureux mais c’est faux, tout le monde était mal pendant la fusion. On nous demande de nous impliquer ; je vais faire, ça me fait passer le temps, mais ils se foutent de notre gueule x 3 et je suis un peu en colère, et je plains ceux qui vont passer du temps dans la boutique, j’arrête de rouspéter. J’ai dit ». Derrière cette prise de parole se cache en fait la prise de conscience pour les gestionnaires qu’il ne s’agit pas seulement d’une réorganisation et d’un rapprochement de régions mais bien d’une fusion. C’est lors de cet atelier que la souffrance des équipes de terrain s’est le plus révélée. Pendant plus d’une trentaine de minutes, le facilitateur a pris le temps d’accorder à chacun et à chacune le droit de prendre la parole.Un des objectifs de la démarche était de créer un collectif, mais il s’est avéré être un collectif en souffrance. Certains des participants remontent leur plus gros problème : celui du sur-engagement et de la non prise en compte du soin au sein de l’Agence. Les gestionnaires n’ont pas le pouvoir de dire non aux niveaux projets : ce qui entraine des salariés qui « craquent ». La responsable de la facilitation de l’Agence témoigne de la connaissance de la dure réalité du terrain et déclare : « dès que la direction se rend compte de quelque chose, elle donne du mou ». Pour un facilitateur s’occupant d’une autre fusion de régions : « il y a quelque chose de malsain, on demande aux participants de dire des choses, mais à la fin ils sont démunis et impuissants. L’injonction est paradoxale, c’est pour ça qu’ils sont en mode “on y va parce qu’on n’a pas le choix” ». En quoi la place de la parole dans une démarche facilitée est-elle alors cruciale ? Dans un premier temps, pour les participants (gestionnaires et RAJ), la parole a permis une forme de catharsis. En fait, d’une certaine manière, la parole a été un outil de soin, voire d’une éthique reconstructive comme l’entend Jean-Marc Ferry lorsqu’il explique que le « principe reconstructif se manifeste par la recherche d’éléments proprement historiques dont la récollection permet aux identités personnelles, individuelles ou collectives, de s’assurer face aux autres une structure cohérente et significative »[3]. Par ailleurs, « l’expression “identité reconstructive” caractérise, en effet, une aptitude spécifique de notre époque à se relier aux autres identités. On pourrait, en ce sens, parler d’une identité négative marquée par cette réflexivité particulière. Elle accueille en elle l’histoire des autres comme sa propre histoire, de sorte qu’un espace, si fragile soit-il encore, se trouve aujourd’hui créé »[4]. En fait, ce que Ferry décrit s’est incarné lors du premier atelier facilité nommé « qui suis-je ? » afin que que chaque participant puisse se présenter en sous-groupe puis que chaque RAJ de chaque région présente en plénière le processus de boucle de gestion qui était le leur. Le facilitateur a permis l’instauration d’un espace qui accueille le récit de chacun et donc de l’Autre. Par les différents échanges, les différentes conversations, les différentes prises de parole, chacun a pu se relier aux autres identités présentes et se connecter à elles. Pour le dire autrement, le facilitateur, car étant une personne externe à l’organisation, a réussi à créer et à instaurer un espace de parole et de confiance pour une population qui n’a pas l’habitude de pouvoir prendre la parole et que celle-ci soit entendue et prise en compte dans les échanges. II. Critiques et limites de la finalité de la volonté d’inclusion de la facilitation face à l’exclusion Lors d’une situation d’exclusion forte, la finalité d’inclusion de la facilitation peut éprouver des critiques et limites, à la fois par rapport à la non-inclusion de l’ensemble des parties prenantes mais également par rapport à la responsabilité du facilitateur d’accepter l’exclusion. 1) Le manque d’inclusion de l’ensemble des parties prenantes La première critique est que le conflit n’est pas partagé ou reconnu par l’ensemble des parties prenantes de l’organisation. En effet, seules les personnes présentes aux ateliers ont pu parler et s’exprimer sur leur situation et sur le sentiment d’être les exclus d’un système qui ne s’intéresse pas à elles. Par ailleurs, très vite, le facilitateur nous a confié en off « La réalité c’est que tous leurs métiers sont amenés à disparaitre mais ce n’est pas à moi de leurs dire, c’est à leurs managers ». La facilitation peut-elle encore quelque chose ? Les participants rencontrés sont en grande partie en situation de souffrance : méfiance, défiance, manque de confiance envers la hiérarchie, sur-engagement, injonctions paradoxales, perte de sens du métier et sentiment de ne pas être entendus par la direction. Or, ici, l’enjeu semblait uniquement d’utiliser la facilitation comme un outil de gestion sociale pour améliorer l’efficacité d’un groupe. Quelle volonté d’inclusion des équipes y a-t-il de la part de la direction si le projet a été pensé sans les équipes concernées ? Pour reprendre les termes de Jean-Marc Ferry, faisant référence aux grands thèmes de l’éthique de l’argumentation d’Habermas : « la violence reprend quand on prétend recommencer le monde en oubliant que le monde fut violent […] Ceux qui développent une éthique essentiellement argumentative de la dissuasion finalisent le procès de discussion par la catégorie de l’entente à réaliser sur un énoncé prétendant à la validité. […] Cependant, la reconstruction appelle, au-delà de l’entente, la reconnaissance réciproque […] La reconstruction est donc plus fortement éthique, moins strictement cognitive que l’argumentation, bien qu’en un autre sens elle le soit davantage puisqu’elle accueille des éléments expérimentiels du monde de la vie ».[5] En fait, la facilitation pourrait avoir la capacité d’entente et de reconnaissance réciproque. Or, dans ce cas d’étude, il n’y a pas de reconnaissance de la hiérarchie pour cette forme d’exclusion et de violence envers le terrain. Pour qu’une reconstruction ait eu vraiment lieu il aurait fallu que les parties prenantes à ces ateliers soient plus nombreuses. Tout ce que la facilitation a pu faire dans cette situation c’est faire de la parole et du temps de purge, instaurés par le facilitateur, un effet d’entente et de reconnaissance réciproque par les pairs, de la souffrance qui était vécue. Mais cette reconnaissance exclue elle-même les managers qui n’étaient pas présents et le reste de la décision. Notre hypothèse est que cette démarche facilitée a permis de mettre en lumière un problème systématique et structurel au sein de l’organisation de l’Agence. On peut imaginer que ces problèmes soient dus à un manque de communication entre les différents étages de la pyramide ou bien aux différents filtres des interlocuteurs qui rapportent à leur n°1 la situation sur le terrain comme l’illustre plusieurs situations que nous avons pu observer. Par exemple, les facilitateurs ont demandé : « qui informe la direction de la situation ? Qui fait remonter les informations au directeur ? A-t-il les bons chiffres des arrêts maladies ? ». Le responsable de la facilitation de l’Agence témoigne : « tous ceux qui rapportent, rapportent avec des filtres. Et quand la direction s’adresse au terrain, le terrain a l’impression de ne pas voir sa souffrance reconnue ». Ainsi la limite de la démarche facilitée est vite atteinte car, autant elle fait émerger différentes exclusions : ressentie par le terrain vis-à-vis de la direction mais aussi celle vécue par la direction dans sa communication avec les équipes que ces ateliers facilités n’ont fait qu’effleurer sans les résoudre. Voyons maintenant comment la responsabilité du facilitateur est prédominante. 2) Le facilitateur obligé par son « pouvoir-répondre » La deuxième limite rencontrée est l’adaptation du déroulé des rencontres par le facilitateur. Reconnu comme une autorité neutre, il a pourtant dû adapter son déroulé pour ne pas laisser ce conflit non-existé mais au contraire pour le reconnaitre. Ainsi, de la même manière qu’en témoigne Anne Davidson au chapitre 28 « holding risky conversations » « Everyone I have worked with in organizations has compelling examples of the serious negative consequences created by avoiding difficult issues and uncomfortable conversations »[6]. Ce qui nous amène à nous interroger sur l’intention et la responsabilité du facilitateur lors de situations critiques qui peuvent le bouleverser. En prenant l’exemple du deuxième atelier, celui où la souffrance s’est le plus révélée, l’objectif pour le facilitateur était d’arriver à un consentement des participants sur un scénario de gestion mutualisé. Pourtant comme nous l’avons vu précédemment le facilitateur a dû faire face aux interventions brutales des participants dès l’énoncé de sa consigne. Pendant plus de trente minutes, le facilitateur a abandonné son déroulé au profit de l’écoute de la parole des participants. Une des hypothèses émises est que le facilitateur n’est pas qu’une autorité neutre ; il est aussi et avant tout un être humain ; dans ce cas, comment peut s’incarner sa neutralité ? Sa neutralité ne peut pas être entière. Peut-être existe-t-elle par rapport au contenu de l’intervention, mais en aucun cas elle ne peut être réelle face à l’existant des participants. Cette situation nous rappelle un passage[7] de Totalité et infini, section III, « le visage et l’extériorité », partie B. « visage et éthique » d’Emmanuel Levinas dans lequel il montre comment ce moi (ici le facilitateur) qui se suffit à lui-même, vient être dérangé par autrui : comment autrui fait apparition dans son monde, comment il vient le déloger dans son installation dans le monde. Levinas explique que lorsque le visage fait son apparition, ce qu’il nomme « épiphanie », le soi perd tous ses pouvoirs[8]. Le moi est comme tenu en échec dans une relation asymétrique. Levinas explique que lors de cette épiphanie, le soi est tenu en arrêt devant une énigme, ce n’est plus moi qui vise le monde, c’est le visage qui me vise, non pas dans mon identité mais dans mon unicité. Le visage me parle, il s’adresse à moi, il me met en question, « il m’oblige de son essence d’infini » : ma connaissance de l’être se sent saisi. Levinas dira plus loin dans la sous-partie 6 « Autrui et les Autres » : « C’est pourquoi la relation avec autrui ou discours est non seulement la mise en question de ma liberté, l’appel venant de l’Autre pour m’appeler à la responsabilité ». Cette citation reflète ce que le facilitateur a vécu et a expérimenté lors du deuxième atelier. Ainsi, le facilitateur n’a pas eu d’autre choix que d’appliquer sa responsabilité et son « pouvoir de répondre ». Le facilitateur d’une certaine manière a été élu par cet appel : son devoir était alors de modifier son déroulé pour répondre à l’appel du visage des participants. De manière très concrète, le deuxième atelier s’est transformé en temps de purge car c’est ce qui s’est imposé au facilitateur qui n’a pas pu rester neutre face à la vulnérabilité des participants. De surcroit, la dernière étape de cet atelier (arriver au consentement) a été un échec. III. L’acceptation de l’exclusion ; pour mieux tendre vers une réversibilité du phénomène ? Comme nous l’avons vu, le facilitateur fait face et subit d’une certaine manière ce qui apparait à lui. Il ne peut pas en faire exception, il doit reconnaître ce qui se passe. Cependant, le facilitateur doit prendre garde à ne pas être dans le rôle du messie : il n’est pas de son mandat de régler un conflit.1) L’acceptation de l’exclusion D’une part, il est important de rappeler que le facilitateur a un mandat : que les objectifs demandés par le commanditaire soient atteints. Il serait néfaste pour le processus facilité de considérer le conflit ou l’exclusion comme un problème à traiter ou à réparer. Le facilitateur ne doit pas se laisser happer par ce qui pourrait le dépasser[9]. Comme nous l’avons vu, il subit l’épiphanie du visage, mais il doit se remettre dans sa posture de facilitateur pour utiliser les outils de la facilitation et pouvoir éclairer la situation qui se présente à lui.D’autre part, lors de l’atelier de recherche-participative, les « facilitateurs-experts » s’accordaient à dire que le rôle du facilitateur était aussi d’accepter l’auto-exclusion. Autrement dit, le facilitateur peut constater l’exclusion d’un membre, le reconnaitre, le verbaliser, mais il doit prendre garde à ne pas vouloir résoudre un problème qui ferait écho en lui. L’exclusion est-elle vraiment un problème ? Le facilitateur doit veiller à ne pas faire de transfert avec ce qu’il vit intérieurement « ce n’est pas de nous dont le groupe parle, c’est d’eux ». Ainsi, le facilitateur doit être vigilant : l’exclusion est une donnée et un symptôme de ce que vit le groupe ; mais ce n’est pas son devoir de devoir y répondre. Le groupe de « facilitateurs-experts » interrogés à ce sujet insiste sur le rôle prédominant du facilitateur : le facilitateur est là pour accompagner, en étant authentique et connecté à soi-même. « C’est en se servant au mieux de notre enracinement, de notre connexion à nous-mêmes que nous serons les plus à même d’aider le groupe, en captant les signaux faibles ». Dans notre cas d’étude de terrain, les signaux faibles étaient parfois difficiles à déceler vu que la démarche se faisait à distance sur Zoom, mais une caméra coupée, un départ au milieu de la réunion, des visages fermés… tous ces signaux pouvaient être vus et perçus par le facilitateur. D’autre part, chaque facilitateur interrogé sur sa responsabilité face à une situation d’exclusion répond unanimement : « attention à ne pas être dans la projection ». Quelle posture avoir si quelqu'un se sent exclu, qu’il en fait part ou bien qu’il soit toujours exclu ? (1) « Si le facilitateur part du principe que c’est un problème, alors ça parle de sa propre souffrance intérieure. Il est dans l’anti-neutralité. Il va donc polluer ce qui se passe dans l’équipe ». (2) Au contraire, le facilitateur peut nommer cette exclusion, la faire remarquer et demander « qu’est-ce que ça dit de vous ? J’ai observé quelque chose mais je prends de la distance et j’arriver à dissocier ce que j’observe et ce que je ressens ». En s’enracinant véritablement dans son rôle de facilitateur, celui qui fait le lien, celui qui guide, celui qui accompagne, le facilitateur est alors l’agent qui permet de reconnaitre l’auto-exclusion sans la stigmatiser. Il n’est pas de son ressort de résoudre un « problème » quand celui-ci n’est qu’une donnée de la situation. Dans notre cas, les gestionnaires se sentent exclus par la direction de l’avenir de leur métier, ce qui amène à un conflit. Le facilitateur ne peut pas changer ce sentiment, mais il peut essayer de trouver un nouveau déroulé pour prendre le temps de situer cette exclusion. Enfin, le troisième atelier, ajouté en raison de l’échec du deuxième atelier devait être un court atelier de deux heures d’alignement des équipes pour valider un scénario commun mais une grande majorité des équipes ne s’est pas présentée. S’agissait-il d’un boycott ? L’hypothèse d’une auto-exclusion volontaire des participants est confirmée par le facilitateur qui explique « les équipes n’ont plus la force, ni la bande passante pour trouver des solutions. La difficulté que rencontre les participants réside dans le manque d’informations et de modalités afin de pouvoir concevoir un scénario ». L’auto-exclusion des participants témoigne donc d’un sentiment de manipulation de leur part par la direction. La direction leurs impose une fusion en leur demandant de trouver par eux-mêmes la meilleure boucle de gestion mutualisée ; mais que faire quand les participants n’ont plus envie, n’ont plus le désir de travail pour un travail qui n’a pas (plus) de sens pour eux ? Dans ce cas, le facilitateur n’a d’autre option que d’accepter cette auto-exclusion significative des participants et d’en rendre compte dans ses comptes-rendus au commanditaire. Ainsi, pour pallier les critiques et limites de la finalité de la volonté d’inclusion de la facilitation face à l’exclusion, le facilitateur doit incarner son rôle d’une entité non-influente sur les émotions et les paroles des participants, capable de « pouvoir-répondre » et d’accepter l’auto-exclusion sans en faire un problème mais une nouvelle donnée dans la matrice de son processus. 2) La délibération contre l’exclusion Mais alors, si le facilitateur doit accepter l’exclusion, comment la facilitation pourrait toutefois mener à une réversibilité du phénomène ? Nous avons vu précédemment que la parole jouait un rôle important mais comment cette parole est-elle organisée ? Elle l’est à deux niveaux : (1) lors des discussions des participants en sous-groupes et (2) lors de la mise en accord des participants en plénière.La référence qui semble la plus appropriée pour conceptualiser ce phénomène est le concept de délibération, et plus précisément celui de phronesis employé au livre III de l’ Ethique à Nicomaque d’Aristote. En effet, en se posant la question « est-ce qu’on délibère sur toutes choses, autrement dit est-ce que toute chose est objet de délibération, ou bien y a-t-il certaines choses dont il n’y a pas délibération ? »[10] Aristote répond clairement « Nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser »[11]. Or, dans notre cas d’études, il n’est pas question pour les participants de délibérer sur la fusion ou non : elle leur est imposée. Par contre, ils sont invités à délibérer sur la meilleure boucle de gestion mutualisée qu’il leur semblera. Dans sa traduction de l’Ethique, Tricot traduit le concept de phronesis par « choix préférentiel » ; en effet « nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d’atteindre les fins. […] Mais, une fois qu’on a posé la fin, on examine comment et par quels moyens elle se réalisera ; et s’il apparait qu’elle peut être conduite par plusieurs moyens, on cherche lequel entraînera la réalisation la plus facile et la meilleure. »[12]. Or, c’est tout ce qui est demandé aux participants : délibérer pour trouver le meilleur moyen d’atteindre la fin (le livrable, l’objectif) qui leur est fixée. Ainsi, dans chaque domaine particulier, quand l’acte pris est le fruit d’un bon raisonnement (la délibération sur la manière la meilleure de faire cet acte), alors on peut dire qu’il s’agit d’une vertu de l’homme. Cet acte manifeste un choix parmi des possibles et on a choisi celui-ci s’il était le meilleur à prendre. Il serait intéressant de noter, que dans le cas de la facilitation, on ne demande pas aux participants de délibérer seuls et isolés pour trouver le meilleur choix, au contraire, la facilitation encourage à l’intelligence collective. Pour que cela soit rendu possible il faut respecter un protocole de facilitation précis commençant par « jointly designing the purpose and the process of a conversation provides the valid information for people to make an informed choice about committing to having the conversation. By agreeing first on the purpose, you begin to create a shared understanding about what kinds of comments will be relevant. This enables people to focus their comments and monitor the conversation to see if it is on track »[13]. D’où l’importance donnée aux consignes et à la transparence des livrables lors de l’envoi des participants en sous-groupes pour pouvoir le mieux délibérer. C’est ce qu’on peut nommer « basic facilitation » c’est à dire pour le facilitateur : aider un groupe, par des outils, des méthodes, son design rendu transparent, à délibérer sur un sujet en particulier. Par la suite, grâce aux méthodes et des outils adaptés, le temps de consensus en plénière restitue la place du collectif et celle de l’inclusion du groupe car elle permet à chaque avis d’être entendu, à chaque identité de s’exprimer. Ainsi, la facilitation respecte le principe de l’éthique de la discussion. En effet, elle représente bien les normes qui peuvent prétendre à la vitalité selon Habermas : celles-ci symbolisent et encadrent l’accord trouvé par les participants à une discussion pratique[14]. Conclusion Pour conclure, l’accompagnement facilité de cette fusion inter régions a rempli la demande initiale du client : la présence du facilitateur a autorisé la naissance d’un collectif d’entraide et la co-construction par ce collectif d’un scénario unique de gestion. De plus, la facilitation, en permettant à un collectif de se créer et en lui donnant un espace de parole, a permis la mise en lumière d’une fracture forte entre le bas de la pyramide (les gestionnaires en région) et le siège de l’Agence. La facilitation a ouvert un espace d’expression pour un public n’ayant pas la culture de s’exprimer. En effet, cette étude a été marqué par la révélation d’une violence de l’organisation sur ses employés. À ce sujet, quid de la violence engendrée par la facilitation qui peut apparaitre comme de la facipulation[15] aux yeux des participants : « à quoi bon encore un exercice de co-construction ? ». En fait, nous pensons qu’il existe une différence entre l’idéal de la facilitation (une éthique reconstructive) et son opérationnalité sur le terrain (utilisée en vue de plus de performance et de résultats).Finalement, les participants ont compris qu’on leur offrait le pouvoir, dans un espace et un temps donné, de décider et d’agir. S’ils ont été exclus par la direction, puis se sont auto-exclus du processus, il nous semble clair qu’une partie de la facilitation vise une autonomisation de l’individu à délibérer pour trouver un système de conduite qui lui semblera le plus adapté à la situation. La facilitation est alors une pratique qui crée un espace d’échanges, de délibération et de partage du pouvoir qui permet de reconnaitre les phénomènes d’exclusion et donner le pouvoir aux participants pour décider ce qu’ils désirent. Cependant le facilitateur doit veiller à ne pas avoir une position messianique de résolution du conflit ou des exclusions. Car la réversibilité du phénomène ne peut se faire qu’à travers une éthique reconstruite, voulue par les participants ; autrement dit, la facilitation ne peut pas annuler le processus d’exclusion ; au lieu de la combattre, il suffit de le reconnaitre afin de le faire exister, et ainsi aboutir à une inclusion authentique de ce qui est. Les différentes exclusions présentes dans notre terrain veulent dire quelque chose. Au facilitateur de les inclure dans sa démarche pour aboutir dans sa pratique à une éthique de la facilitation.
Valentine Levacque, |
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean-Philippe Pierron) |
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[1]
Roger Schwarz [dir.], The skilled facilitator fieldbook,
Jossey-Bass, 2005, p. 3, traduction : « la facilitation de groupe est un processus dans lequel une personne, dont la sélection est acceptable pour tous les membres du groupe – qui est l’autorité décisionnelle substantive, diagnostique et intervient pour aider un groupe à améliorer la façon dont ce groupe identifie et résout les problèmes et prend des décisions, afin d’augmenter l’efficacité du groupe ».
[2] Ibid. p. 4, traduction : « pour s’assurer que tous les membres du groupe font confiance au facilitateur et que l’autonomie du groupe est maintenue, le facilitateur doit répondre à trois critères : (1) être acceptable pour tous les membres du groupe, (2) être substantiellement neutre – c’est-à-dire n’afficher aucune préférence concernant les solutions envisagées par le groupe – et (3) ne pas disposer d’un pouvoir décisionnel substantiel. En pratique, l’animateur ne peut répondre à ces trois critères que s’il n’est pas membre du groupe. » [3] Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive, Paris, Cerf, 1996, p. 32. [4] Ibid ., p. 35. [5] Ibid., p. 58-59. [6] Roger Schwarz [dir.], The skilled facilitator fieldbook, Jossey-Bass, 2005, p. 249, traduction en français : « Tous ceux avec qui j’ai travaillé dans les organisations ont des exemples convaincants des conséquences négatives graves créées en évitant les problèmes difficiles et les conversations inconfortables ». [7] Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1984, p. 211. [8] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 221. [9] Roger Schwarz [dir.], The skilled facilitator fieldbook, Jossey-Bass, 2005, p. 251. [10] Aristote (trad. Jules Tricot), Ethique à Nicomaque, livre III, 5, [1112a18], Paris, Vrin, 1990. [11] Ibid., [1112a32]. [12] Ibid., [1112b13]. [13] Roger Schwarz [dir.], The skilled facilitator fieldbook, Jossey-Bass, 2005, p. 103 ; traduction : « La conception conjointe de l’objectif et du processus d’une conversation fournit les informations valides permettant aux personnes de faire un choix éclairé quant à l’engagement d'avoir la conversation. En convenant d'abord de l’objectif, vous commencez à créer une compréhension commune des types de commentaires qui seront pertinents. Cela permet aux gens de concentrer leurs commentaires et de surveiller la conversation pour voir si elle est sur la bonne voie » [14] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1992, p. 140. [15] Jean-Philippe Poupard, Devenir facilitateur, Paris, 2018, 1min30 Publishing. |
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Pour citer cet article : Valentine Levacque, « La facilitation, une pratique reconnaissant l’exclusion ; pour une réversibilité du phénomène ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 22 - mis en ligne le 14 décembre 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Valentine Levacque Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |