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Exclusion : quels processus ?
Les enfants abandonnés en Afrique subsaharienne : hors des normes familiales
Biaou Marcel Oloukoï
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Être un enfant sans famille en Afrique constitue une situation paradoxale qui vient bousculer les représentations véhiculées autour de l’inclusion de tout enfant dans un ensemble élargi. Cet ensemble est une enveloppe familiale tellement conséquente du point de vue de sa dimension humaine qu’il ne peut être pensé, qu’un enfant même abandonné par ses géniteurs ne puisse trouver des bras accueillants dans les quatre coins de l’étendue familiale. La réalité de l’existence d’enfants abandonnés vient contredire ce tableau social fortement désirable et laisse émerger des interrogations sur les dynamiques actuelles de la famille africaine.

Le groupe familial ne peut plus s’entendre uniquement sous l’angle de sa configuration élargie, et ce, depuis les mutations politiques ainsi que les bouleversements socio-économiques rencontrés au cours des décennies postindépendances. De cela, il est de plus en plus commun d’observer dans les villes africaines, une centration des individus autour du noyau nucléaire de la famille et une prise de distance envers la famille élargie. Comme les représentations et les pratiques autour de la famille connaissent des évolutions, il en est de même pour l’enfant et la place qu’il occupe au sein de la cellule. On passe désormais de l’enfant de la communauté à l’enfant des géniteurs. Et cette nouvelle représentation peut entraîner des répercussions graves sur sa vie puisqu’en cas de défaillances parentales et en l’absence du soutien communautaire, l’enfant encourt le risque de se retrouver en situation d’abandon. En dehors des contingences socio-économiques et celles liées aux mutations de la structure familiale, on retrouvera d’autres facteurs de risque d’exclusion au niveau des croyances locales. Ces croyances portent sur la figure même de l’enfant ; celui-ci devra correspondre à des indicateurs normés pour garantir son inclusion au sein du groupe familial.

Haut de page MOTS-CLÉS

Mots-clés : Enfants abandonnés, famille africaine, confiage, croyances, normes sociales, exclusion sociale
Index géographique : Afrique subsaharienne
Index historique : xx-xxie siècles
SOMMAIRE

I. Introduction
II. Faire famille en Afrique : structuration fonctionnelle et paradoxes
III. Enfants abandonnés : qui sont ces exclus du noyau communautaire ?
IV. La fabrique de l’enfant exclu de la communauté
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I. Introduction

La vie des enfants abandonnés en Afrique subsaharienne est aux antipodes des considérations autour de l’intégration dans la communauté de tout enfant. Amenés à grandir dans des institutions d’accueil ou dans des orphelinats (quand ils n’errent pas dans les rues), ces enfants sont en marge des logiques socio-affectives locales qui envisagent le terreau familial comme la seule institution capable d’accueillir l’enfant et de soutenir son développement. Il se dessine d’emblée une non-reconnaissance sociale de ces lieux de substitution et le sujet qui y vit est marqué du sceau de la marginalité : enfant sans famille. Comment passe-t-on alors du grand fantasme d’inclusion familiale à ce statut complexe d’enfant abandonné dans un contexte subsaharien ? Notre communication envisagera l’enfant abandonné en Afrique comme un sujet particulier dont le statut (encore flou aujourd’hui) répond d’une part aux dynamiques socio-économiques locales qui reconfigurent les liens familiaux et communautaires, mais également comme le produit de pratiques socio-culturelles qui génèrent des exclus.

II. Faire famille en Afrique : structuration fonctionnelle et paradoxes

Le regard sociologique sur la famille africaine dépeint un ensemble dont la structure et le fonctionnement témoignent d’une prééminence de la configuration élargie comme la figure constante des représentations du système familial. La compréhension de ce système nécessite de saisir l’ensemble familial au travers de la notion de « parenté élargie », qui permet de mettre en exergue des caractéristiques communes à des individus telles que l’appartenance à un même lignage ou à une même génération. Cette spécificité illustre alors le fait qu’on utilise « papa » et « maman » pour désigner des adultes autres que ses parents, puisque le système de parenté n'est pas structuré par la consanguinité. Il implique une multiplicité d’alliances symboliques (amitié, services et gratitudes) entre les individus qui nouent des liens non biologiques mais auxquels ils assignent les valeurs promues dans les relations entre consanguins. La proximité et la profondeur des rapports sont évoquées pour justifier la dimension familiale des liens symboliques. Et cette intrication des liens biologiques et des alliances symboliques donne un sens complexe à ce système familial dont les contours ne peuvent s’aligner sans tension sur les modèles de famille classique des typologies occidentales. Il nous semble ardu de circonscrire là ou commence et s’achève un cercle familial africain : l’ami de mon père qu’il m’a toujours présenté comme son frère est mon tonton, cette amie de ma mère qui me tresse souvent les cheveux est ma tante et ses enfants avec qui je passe du temps sont mes frères et sœurs.

Quand on s’éloigne de la dimension structurelle pour interroger la dynamique fonctionnelle des familles, on obtient des éléments significatifs qui expliquent l’intérêt de ne pas résumer la famille au noyau nucléaire dans les espaces subsahariens. Il ne suffit plus ici de dire par exemple que l’enfant appartient à sa communauté dès sa conception. On pourrait a minima considérer ce propos comme un postulat théorique sur lequel il nous semble important d’adjoindre des réponses explicatives. En quoi la famille élargie et la communauté sont nécessaires à la vie des populations subsahariennes ? Même si les réponses peuvent être multiples, nous considérons que la logique de solidarité est au cœur du fonctionnement groupal de ces sociétés. Elle obéit à un mécanisme de régulation sociale et agit comme « un amortisseur de chocs[1] » qui viendrait palier aux insuffisances de la solidarité institutionnelle. La communauté devient alors un espace, un lieu de soutien, d’entraide et c’est en son sein que se reproduit et s’actualise la solidarité intergénérationnelle.

Le confiage d’enfant est une composante majeure inhérente à la compréhension de cette logique de solidarité. Sachons qu’un enfant peut être donné à un couple qui ne peut en avoir ou aussi pour aider les personnes âgées dans leur quotidien. De plus en plus d’enfants sont également recueillis dans les foyers urbains pendant leur période d’apprentissage scolaire ou professionnel. Il arrive qu’un adulte accepte de prendre en charge un enfant parce qu’il a lui-même été confié dans son enfance. Dans tous les cas on se doit de distinguer cette circulation d’enfants de l’adoption dans la mesure où les parents biologiques conservent l’intégralité de leurs droits parentaux. Les chiffres sur la proportion d’enfants vivant en dehors de la famille nucléaire sont assez significatifs. Par exemple, dans les capitales subsahariennes comme Lomé au Togo, on parle de 25 % des adolescents de 10 à 15 ans qui grandissent chez des adultes qui ne sont pas leurs parents. Au Libéria, on estime à 40 % le nombre de femme dont au moins un enfant vivrait en dehors du domicile parental, et au Nigéria 37 % d’hommes et 33 % de femmes hébergent des enfants dont ils ne sont pas les parents biologiques[2]. Si l’on s’arrête sur ces chiffres, on pourrait penser que la solidarité communautaire qui explique la circulation des enfants serait un véritable filet sécuritaire pour les plus vulnérables d’entre eux, ceux dont les géniteurs rencontrent de réelles difficultés pour leur prise en charge. Pour grossir davantage le trait, on pourrait même fantasmer que sous la base de l’appartenance au groupe, tous les enfants d’Afrique subsaharienne sont automatiquement inclus dans un ensemble familial. Seulement, la réalité présente un tableau tout autre qui vient infirmer cette image idéale de la solidarité communautaire et son rôle infaillible dans la protection des enfants. Ainsi, lorsqu’on investigue la thématique de l’enfant dans les sociétés africaines, les notions de maltraitance, d’abus, d’exploitation et de violence viennent alimenter un grand nombre de développement sur l’une des problématiques sociales dont le nombre est en croissance sur le continent : les enfants abandonnés.

III. Enfants abandonnés : qui sont ces exclus du noyau communautaire ?

L’accroissement du nombre d’enfants dans les rues des villes subsahariennes nous informe de l’ampleur que prend le phénomène d’abandon à l’époque actuelle, mais il ne faudrait pas penser que cette problématique est récente. En effet, l’Afrique traditionnelle porte dans son histoire des pratiques d’abandon de certains enfants du fait de leur particularité. Ce sort est réservé à l’enfant qui présente un handicap ou une malformation physique et repose sur des croyances magico-religieuses. Ces croyances considèrent toute naissance comme une réincarnation d’un ancien issu du monde des ancêtres. L’enfant porteur d’une différence ou marqué d’une malformation est alors perçu comme la réincarnation de mauvais esprits ou est lié à d’autres causes supranaturelles. Pour cela, il est voué au mieux à l’abandon ou est un candidat potentiel à l’infanticide[3].

Certains écarts par rapports aux valeurs et normes sociales qui prescrivent les conditions propices à l’enfantement peuvent mener à l’abandon. Ainsi, dans une enquête menée dans des pouponnières au Burkina Faso, Juliette Carle et Doris Bonnet (2009) relèvent que les motifs d’abandon regroupent deux principales catégories sociales. D’un côté l’enfant peut être délaissé par les parents pour cause de naissance illégitime. Cette catégorie comprend les enfants nés de relations adultérines, incestueuses ou d’un viol et concerne aussi le cas d’enfants nés hors mariage, de père inconnu ou connu mais refusant de reconnaître l’enfant. D’un autre côté les motifs d’abandon sont en lien avec la maladie ou la précarité sociale des parents. Ce sont des parents défaillants qui malgré leur bonne volonté ne sont pas en mesure d’assurer leur rôle[4].

La littérature cite également le cas des enfants dits sorciers comme l’une des causes emblématiques d’abandon familial et communautaire. Dans certaines régions du Congo démocratique, des enfants sont accusés par leurs parents de tous les malheurs qui accablent la famille. Ils sont ainsi chassés du domicile et ne bénéficient d’aucune intervention du voisinage et du réseau communautaire parce que le sorcier est craint de tous et on préfère ne pas avoir affaire à lui[5]. Pour Virginie Degorge (2010), « enfant sorcier n’est pas qu’un diagnostic, c’est d’abord et surtout une accusation de plus en plus disponible et répandue dans les rhétoriques sociales d’exclusion et de stigmatisation[6]. » Ce statut rend compte d’un rejet et d’un désétayage social de l’enfant à qui on dénie le droit d’appartenir à la communauté.

L’extrait ci-dessous donne un aperçu des représentations sociales autour des raisons d’abandon d’enfants. Il est issu d’un entretien auprès d’un éducateur d’orphelinat en Côte d’ivoire.

« Selon vous qu’est-ce qui explique l’abandon des enfants ? »

« Il y a les enfants serpents qui font partie de ceux qu’on abandonne, Il y a les enfants sorciers aussi. Bon, concernant les enfants serpents […] Hum, moi je viens du nord, chez nous ça existe beaucoup hein. Ce sont des enfants qui crachent beaucoup, ils sont comme les enfants trisomiques. Moi j’ai vécu chez une tante dont la grande sœur avait un enfant comme ça. Lorsque l’enfant te lape, la partie de ta peau qui a été touché par sa langue blanchit comme si le sang ne circulait plus à l’intérieur de toi. Aussi, les moutons et les poulets évitent tout lieu où l’enfant est présent. La petite aimait aussi les poulaillers. Quand elle y entre, elle boit les œufs des poules. On nous a donc dit que c’était une enfant serpent. On nous a conseillé de verser de la cendre devant les portes avant de se coucher la nuit. Et quand on le fait, on remarque le lendemain une trace de serpent qui se limite à l’endroit où l’enfant était couché.

Pour les enfants sorciers ce sont des gens qui disent aux parents que leur enfant a 4 yeux, qu’il a une autre vision cachée et comme les parents ne peuvent pas tuer l’enfant, ils préfèrent l’abandonner.

[…] Il y a le cas des filles qui ont été violées puis chasser par leur famille qui leur demande de remettre l’enfant au père avant de revenir dans la maison […] Y’en a aussi dont la grossesse passe totalement inaperçue, donc c’est plus facile pour elle de se débarrasser de l’enfant après l’accouchement.

Il y a beaucoup de raisons hein…chez nous les musulmans par exemple quand une fille tombe enceinte sans être marié, elle peut être répudiée par la famille. La religion peut donc compter aussi. 

On peut aussi citer des gens qui eux se séparent de l’enfant sans le jeter mais en l’offrant à une autre personne pour s’en occuper. C’est le manque de moyen qui entraine ça.

Il y a aussi, euh par exemple, moi je suis chez toi et mon comportement va faire que tu peux me chasser de chez toi. Tu vois non ? ce sont des enfants qui n’écoutent pas les consignes, les enfants que je peux qualifier d’invivables. » (Entretien réalisé le 22/03/2022)

On voit ici que le terme d’abandon recouvre différentes catégories d’enfants présentant des parcours de vie tout aussi multiples. La constante entre ces populations serait la rupture des liens parentaux et la poursuite d’une vie en marge des cellules familiales et communautaires de base. On pourrait dire qu’il s’agit d’enfants sans famille, mais au risque d’être redondant, cette évocation est hautement paradoxale puisque l’idéologie communautaire stipule que l’enfant est celui de l’ensemble, du groupe, du peuple, de la société. Comment peut-il alors exister des enfants sans familles dans un environnement ou les frontières de la famille ne se limitent pas à l’architecture du groupe nucléaire ?

IV. La fabrique de l’enfant exclus de la communauté

Nous envisageons la notion d’exclusion dans son sens immédiat, avec l’idée d’une spatialisation qui présume l’existence d’une frontière, d’une barrière venant délimiter le dedans et le dehors d’un ensemble, d’un système ou d’une organisation[7]. Même si cette présentation est aujourd’hui discutée par les études empiriques sous le mobile qu’on ne peut réellement être hors de la société et qu’on y est nécessairement inclus[8], nous préférons la retenir et exploiter sa dimension métaphorique. En effet l’angle du in et du out social est puissamment symbolique et figuratif, il offre l’avantage de questionner les situations de marginalité et donc de toucher aux différentes modalités que peuvent recouvrir les liens sociaux chez les personnes en marge. Il s’agit d’admettre comme postulat que les individus ne bénéficient pas des mêmes chances ou n’ont pas les mêmes ressorts d’évolution ou de développement selon le lieu où ils se situent. La balance n’est pas équilibrée, « les sphères et réseaux sociaux ne s’équivalent ni en termes économique, symbolique ou social ni n’offrent les mêmes opportunités de vie ou de carrière aux individus[9]. » Nous considérons que les exclus sont des individus vulnérables puisqu’ils jouent au jeu social avec moins et certainement pas autant de ressources que les autres franges de la population.

L’axe du désavantage social et symbolique est propice pour appréhender notre population d’enfant abandonné en Afrique subsaharienne. Rappelons que dans cette partie du monde l’appartenance à la famille, au groupe ou à la communauté fait encore figure de standard social et garde une valeur symbolique et structurante pour l’individu. Sans remettre en cause l’importance de pareils enjeux dans la construction identitaire des enfants dans d’autres lieux, cette précision est pour nous un moyen de signifier l’envergure de cette exclusion dans une société où on est premièrement désigné en tant que sujet du groupe avant de se frayer un chemin pour devenir un être pour soi.

Les processus menant à l’exclusion peuvent être regardés sous l’angle de macro-déterminants ou de micro-déterminants. Le premier indicateur considère le processus d’exclusion comme le fait d’une dynamique générée par les structures sociales, politiques et économiques alors que la perspective micro s’intéresse à une dimension plus subjective, celle des réactions individuelles face aux stigmatisations que les sujets vont subir[10].

Il y a fort à dire au niveau des facteurs macro qui rendent compte de la floraison des mineurs exclus de leur famille en Afrique. Selon Daniel Mbassa Menick (2014), le phénomène s’est amplifié au début des années 90 dans les pays subsahariens[11]. Cette décennie est marquée par des tensions politiques (multipartisme), une crise économique engendrant des mouvements sociaux de grande envergure (exode rural) et des crises insolites touchant la famille et son organisation traditionnelle.

La famille telle qu’envisagée auparavant dans sa structure élargie commence à s’étioler dans les zones urbaines. Les représentations actuelles admettent de plus en plus la structure nucléaire comme la configuration servant de référence quand on parle de la famille. En témoigne ce verbatim :

« Qu’est-ce qu’une famille selon vous ? »

« Pour moi la famille, c’est le père, la mère et les enfants. En tout cas le monde d’aujourd’hui là c’est comme ça. Sinon avant c’était la grande famille puisque l’ami de ton papa pouvait te frapper s’il te voyait faire quelque chose de mauvais, mais aujourd’hui si tu touches l’enfant de ton frère jumeau même, tu peux être convoqué à la police […] Je n’ai pas toujours eu cette définition [...] C’est le changement de la vie qui m’amène à comprendre les choses de cette manière. » (Entretien avec une éducatrice, 22/03/2022).

La crise familiale est donc un pan essentiel des mutations sociales que connait le continent. On assiste à une articulation quasi impossible entre les valeurs, les habitus traditionnels et les réalités qu’imposent la vie en milieu urbain. Les contraintes financières sont souvent évoquées comme une source de bien des problématiques du continent, et les enfants abandonnés rentrent facilement dans la case des victimes du poids économique. La mondialisation fragilise les systèmes traditionnels de protection de l’enfant africain. Elle pervertit les liens de solidarité en une logique actuelle de marchandisation des relations.

Les familles en situation de précarité n’hésitent plus à encourager leurs enfants dans des pratiques aux antipodes des mœurs. Il y a un affaiblissement important de la fonction contenante de la famille et de la communauté. C’est dans ce contexte que l’exploitation des enfants peut être soutenue et encouragée par des familles qui y voient « une alternative à la misère ». À l’orée de ces mutations, le confiage d’enfant présente des dérives et n’est plus systématiquement un filet sécuritaire. Le placement d’un enfant chez un membre de la famille élargie l’expose à diverses formes de discrimination, d’abus et de maltraitance qui le place en état de grande vulnérabilité et de danger[12]. Une issue qui s’offre à lui comme réponse à la défaillance et à la déstructuration de la cellule familiale est l’espace de liberté, même si autant dangereux pour sa survie, qu’est la rue.

Les croyances jouent aussi un rôle dans les processus de rejet et d’abandon des enfants. La figure du sorcier illustre adéquatement ce propos. Dans l’entendement traditionnel africain, l’univers est perçu sous un angle bipolaire constitué du monde visible et du monde invisible. L’univers dit visible est celui du monde matériel. Il comprend des phénomènes qui s’inscrivent dans le temps et dans l’espace et est soumis à des lois permanentes, régulières qui régulent son activité. Le monde invisible est un univers parallèle, celui de la nuit et du surnaturel. C’est le lieu de vie des forces occultes et surnaturelles (dieux, esprits, génies, ancêtres, etc.), ce qui en fait le cadre de déploiement privilégié de la sorcellerie. Les sorciers arrivent à habiter ces deux univers. Leur manœuvre consiste à extirper leur âme de leur corps pour que cette substance immatérielle puisse opérer dans le monde invisible. La sorcellerie « suppose une puissance, un pouvoir, une force et une intelligence capable de suspendre et de manipuler l’ordre naturel des choses ou des humains.[13] ». Y croire génère une emprise réelle sur l’imaginaire collectif et suscite de la peur. L’enfant « dit sorcier », en raison de ce pouvoir immense qu’on lui attribue, constitue un danger pour son environnement, il est craint et l’on redoute le mal qu’il peut causer ; ce qui explique les regards malveillants, l’abandon familial et le rejet communautaire. La plupart du temps, cet enfant est « accusé d’être à l’origine de morts, de maladies, d’un divorce, du chômage d’un parent […] et est chassé du domicile ou soumis à des actes d’exorcismes pouvant entraîner sa mort [14]. »

Paradoxalement, la croyance en la dangerosité de l’enfant sorcier n’exclut pas des actes de violence à son égard. Généralement, ce ne sont pas les autres qui sont agressés, mais il est notoire de signifier que les actes de violence viennent des accusateurs et sont exercés sur l’accusé. Les sévices qu’il subit ne sont pas anecdotiques. L’on voudrait qu’il réponde de ses crimes en avouant sa culpabilité. Cette démarche est souvent productive car l’enfant « peut en effet se dire sorcier parce qu’il espère en contrepartie un peu de paix ou de compassion. Toute obstination à nier n’attire que davantage de persécutions[15] ».

La dimension subjective peut être mentionné ici pour situer la place du sujet dans les processus d’exclusion. En effet l’enfant peut approuver le statut de sorcier parce qu’il s’inscrit lui-même dans la croyance que ce qui demeure incompris ne peut qu’être l’ouvrage de la sorcellerie. Dans ce cas-là il se conformera à cet entendement « pour peu qu’il ne comprenne pas lui-même ce qui se meut en lui et autour de lui[16] ». Rarement évoqué dans les discours sur les enfants sorciers, des propos d’enfants vivants dans les rues de Kinshasa au Congo permettent d’expliquer une volonté d’adhérer au statut d’enfant sorcier. Selon Filip De Boeck (2000), cette volonté répondrait à une aspiration à la liberté qui permettrait de s’émanciper du contrôle familial. Ainsi, « devenir un sorcier est certainement un moyen d’atteindre […] l’indépendance[17] », de s’affranchir et se libérer de l’emprise des excluants ainsi que de la position passive subie par le sujet. Ce mécanisme serait l’ultime mesure défensive pour « préserver un minimum de cohésion narcissique[18] » et soutenir la construction identitaire de ces enfants.

Virginie Degorge (2010) voit en cette adhésion par identification à l’objet d’accusation « un refuge adaptatif qui permet une défense mégalomaniaque antidépressive » et assure la survie psychique des enfants. Pour nous, même si on peut penser à un rôle actif de l’enfant dans le processus de stigmatisation et de rejet cela passe nécessairement par la prise en compte de l’intériorisation de l’univers fantasmatique du groupe, ce qui invalide une revendication d’un statut de sorcier dont la dynamique reposerait sur des mécanismes purement subjectifs.

Pour finir, on peut retenir que les indicateurs de changement ou de mutation sociale ne peuvent à eux seuls rendre compte de la complexité de la problématique d’abandon des mineurs subsahariens. Ils nous renseignent a minima des écarts entre formes anciennes et nouvelles de la réalité sociale en mettant en évidence les enjeux économiques actuels qui bouleversent profondément les logiques relationnelles entre les membres d’un ensemble. Néanmoins, il ne faudrait pas négliger le poids des croyances et des représentations fantasmatiques communément partagées. Elles constituent de puissants leviers servant d’alibi à l’éjection des enfants vers les périphéries.

Haut de page AUTEUR

Biaou Marcel Oloukoï,
Laboratoire de psychologie, Université de Franche-Comté (sous la direction de Almudena Sanahuja)

Haut de page NOTES



[1] Mamadou Ndongo Dimé, « Remise en cause, reconfiguration ou recomposition ? Des solidarités familiales à l’épreuve de la précarité à Dakar », Sociologie et sociétés, 2007, vol. 39, n° 2, p. 151-171, disponible sur href=" https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2007-v39-n2-socsoc2376/019088ar/".

[2] Ferdinand Ezembe, « La place de l’enfant dans la famille en Afrique : circulation et don », Recherches psychologiques et éducatives, 2010, n° 3, p. 27-35, disponible sur href="https://www.asjp.cerist.dz/en/downArticle/55/1/3/27888".

[3] Daniel Mbassa Menick, « Les représentations sociales et culturelles du handicap de l’enfant en Afrique noire », Perspectives Psy, 2015, vol. 54, n° 1, p. 30-43, disponible sur href="https://www.perspectives-psy.org/articles/ppsy/abs/2015/01/ppsy2015541p30/ppsy2015541p30.html".

[4] Juliette Carle et Doris Bonnet, « Identité et question des origines dans l’abandon au Burkina Faso », Anthropologie et Sociétés, 2009, vol. 33, n° 1, p. 141-155 disponible sur href="https://www.erudit.org/fr/revues/as/2009-v33-n1-as3337/037817ar/" .

[5] Ferdinand Ezembe, L’enfant africain et ses univers, Paris, Karthala, 2009, p. 155-171.

[6] Virginie Degorge, « Les enfants dits sorciers dans les rues congolaises »,  Le Journal des psychologues, 2010, n° 274, p. 36-39, disponible sur  href="https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2010-1-page-36.htm" .

[7] Caroline Guibet Lafaye, « Anomie, exclusion, désaffiliation : dissolution de la cohésion sociale ou du lien social ? », Pensée plurielle, 2012, n° 29, p. 11-35, disponible sur   href="https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-1-page-11.htm".

[8] Julien Damon, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2018, p. 7-38.

[9] Caroline Guibet Lafaye, op. cit., p. 11-35, disponible sur href="https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-1-page-11.htm".

[10] Sonia Racine, « Un tour d’horizon de l’exclusion », Service social, 2007, vol. 53, n° 1, p. 91-108, disponible sur href="https://www.erudit.org/fr/revues/ss/2007-v53-n1-ss2282/017990ar/" .

[11] Daniel Mbassa Menick, « L’enfance abandonnée, indicateur d’une psychopathologie sociale inattendue au Cameroun » , Perspectives Psy, 2014, vol. 53, p. 340-351, disponible sur href="https://www.cairn.info/revue-perspectives-psy-2014-4-page-340.htm".

[12] Valérie Delaunay, « Abandon et prise en charge des enfants en Afrique : une problématique centrale pour la protection de l’enfant », Mondes en développement, 2009, vol. 146, n° 2, p. 33-46, disponible sur href="https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2009-2-page-33.htm".

[13] Charles Di et Marie Rose Moro, « Les enfants dits sorciers, analyse d’un contre-transfert culturel », Soins pédiatrie/puéricultrice, 2019, vol. 40, n° 308, p. 30-32, disponible sur href="https://www.em-consulte.com/article/1296733/resume/les-enfants-dits-%E2%80%9Csorciers%E2%80%9D-".

[14] Virginie Degorge, « Les enfants dits sorciers dans les rues congolaises »,  Le Journal des psychologues, 2010, n° 274, p. 36-39, disponible sur   href="https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2010-1-page-36.htm".

[16] Ibid.

[17] Filip De Boeck, « Le deuxième monde et les enfants-sorciers en république démocratique du Congo »,  Politique africaine, 2000, vol. 80, n° 4, p. 32-57, trad. en français : Jean-Pierre Jacquemin, disponible sur href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2000-4-page-32-htm" .

[18] Stylianos Farsaliotis et Stelios Stylianidis, « Exclusion sociale et identité précaire : l’histoire de Paul : Une approche psychanalytique de l’errance »,  Cahiers de psychologie clinique, 2019, vol. 52, n° 1, p. 133-147, disponible sur href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2019-1-page-133.htm?contenu=resume" .

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Pour citer cet article :
Biaou Marcel Oloukoï, « Les enfants abandonnées en Afrique subsaharienne : hors des normes familiales », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 22 - mis en ligne le 14 décembre 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Biaou Marcel Oloukoï
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806