Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche "Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
Transversales |
Exclusion : quels processus ? | |||||||||||||||||||||||||||||||||
Les juifs du duché de Bourgogne au xivᵉ siècle : formes et fonctions d’une exclusion normée | |||||||||||||||||||||||||||||||||
Maïwenn Jouquand | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références | ||||||||||||||||||||||||||||||||
Haut de page RÉSUMÉ
Dans le royaume de France, à l’époque médiévale, les communautés juives sont marginalisées. En-dehors du corps de la société chrétienne, leur position est marquée par un paradoxe : exclus religieusement, juridiquement et socialement, ils sont néanmoins pleinement intégrés localement par leurs contacts quotidiens avec les chrétiens. Par ailleurs, c’est leur marginalisation progressive, au cours des siècles, qui a conduit à leur conférer une position aussi nécessaire qu’indispensable dans la vie économique du royaume : l’activité de prêt leur est peu à peu reléguée car condamnée par l’Église. Ainsi, c’est cette population d’exclus qui peut, d’un point de vue théologique, assurer ce rôle. Aux deux derniers siècles du Moyen Âge, cette position de « marginaux intégrés » est peu à peu mise à mal par les changements politiques – civilisationnels écrivent certains – qui caractérisent une société en changement. Ainsi, au cours du règne de Philippe le Bel, cette exclusion atteint sa forme paroxystique, celle d’une expulsion générale des juifs du territoire, la première de cette ampleur. Cette décision est appliquée de manière indépendante mais simultanée dans le duché de Bourgogne ; c’est cet espace qui constitue notre terrain d’observation des différentes formes de l’exclusion des juifs au cours du xivᵉ siècle. Ainsi, c’est un processus d’exclusion qui s’institutionnalise et prend des formes variées : marginalisation spatiale, confiscations répétées sur ce groupe identifié et, la forme la plus aboutie, l’expulsion du territoire. |
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Dans son ouvrage intitulé Au pays des Sans-Noms, paru en 2015, Giacomo Todeschini propose d’aborder l’exclusion sociale au Moyen Âge comme processus[1]. La définition des catégories sociales marginalisées est en effet déjà bien connue de l’historiographie : femmes, juifs, lépreux, pauvres, vagabonds, et d’autres encore, sont traditionnellement exclus de la civitas chrétienne. Aussi, l’entrée choisie par l’historien italien est celle de l’infâmie qui ne repose pas sur un principe identitaire – pensé comme immuable – mais un état, dans lequel tout individu peut se retrouver. La construction de l’infâmie prend racine non seulement dans le domaine juridique mais également dans les sphères religieuse et économique. C’est ce processus total qui nous intéresse ici. L’exclusion des juifs est par ailleurs fabriquée par la norme. La notion de « norme » est ici préférée à celle « d’institutionnalisation » pour la période considérée dans la mesure où ce processus, s’il relève bien des cadres définis par les autorités temporelles comme spirituelles, n’est pas régi par une institution en tant que telle ni par une politique étatique, comme cela peut être le cas dans les sociétés contemporaines. Afin d’historiciser cette réflexion générale, le cadre choisi est celui du duché de Bourgogne au xivᵉ siècle. Il s’agit d’une entité territoriale et politique faisant partie du royaume de France dans lequel les ducs capétiens ont la juridiction sur les juifs résidant en son sein. La période choisie permet d’observer plusieurs traductions concrètes de ce processus d’exclusion de ceux qui sont considérés comme « infâmes » : relégation spatiale et marginalisation économique et sociale. En outre, c’est dans le cadre théorique de l’antijudaïsme médiéval – protéiforme et évolutif – qui pose les bases idéologiques de cette exclusion systématique et systémique, que les expulsions du territoire constituent une forme spécifique et intermittente de la persécution de cette minorité. Il est alors pertinent de s’interroger sur le paradoxe que représente la situation des juifs, marginaux par excellence, et pourtant pleinement intégrés au quotidien dans les échanges sociaux et économiques des communautés dans lesquelles ils sont implantés. De plus, les processus de marginalisation structurels dont ils sont victimes ont amené à une situation « contractuelle » tacite qui les rend à la fois économiquement indispensables à la société bourguignonne et fait peser sur eux la menace constante de la persécution. Les juifs du duché de Bourgogne sont sujets à une marginalisation systémique dont l’expulsion de 1306 est l’aboutissement. Ces deux dynamiques invitent, enfin, à réfléchir sur les rapports entre le pouvoir et les juifs dans le duché de Bourgogne du xivᵉ siècle. I. Les juifs du duché de Bourgogne : une marginalisation systémique 1) Une population invisibilisée dans les sources documentaires La première caractéristique de la marginalisation des juifs du duché repose sur un impensé des médiévaux. Il s’agit pourtant d’une réalité archivistique pour les historiens d’aujourd’hui : les juifs sont invisibilisés dans les sources documentaires. En effet, il n’existe pas de listes de recensement des membres de la communauté. Pour l’historien, les traces documentaires laissées par les juifs sont alors essentiellement en rapport avec l’activité de prêt. Il y a là un premier biais documentaire pour qui veut faire une histoire sociale des communautés bourguignonnes. En outre, il faut prendre en compte la difficulté suivante : l’indice onomastique n’est pas une approche fiable. Ainsi, le qualificatif « juif » qui apparaît pour caractériser certains agents ducaux fait généralement référence à des convertis. Contrairement à d’autres espaces du royaume de France, il ne reste pas – pour le duché – de documents narratifs (chroniques, etc.) ni de témoignages produits par les juifs eux-mêmes.Autre remarque documentaire essentielle, la question de l’encadrement politique et juridique des communautés juives par les autorités ducales durant le xivᵉ siècle[2]. Quelques ordonnances méritent que l’on s’arrête sur leur contenu dans la mesure où elles nous renseignent sur les contours de cette marginalisation dessinés par le pouvoir. Tout d’abord, un mandement de 1304 émanant du roi de France Philippe IV le Bel rappelle au duc Robert II de mettre en application l’ordonnance de Louis IX sur la pratique de l’usure par les juifs[3]. Le second document est un extrait du codicille de ce même duc – son testament – qui enjoint de ne pas exclure les juifs du territoire après sa mort[4]. Enfin, le dernier document de ce corpus est daté du 17 juin 1321 et signé par le roi de France Philippe V. Ce dernier s’adresse au bailli de Sens pour lui ordonner de rembourser le duc de Bourgogne Eudes IV[5]. En effet, le prince bourguignon s’est plaint au roi à la suite de confiscations de biens effectuées sur des juifs de sa juridiction par les agents du bailli royal, entraînant une perte de profits pour ce dernier qui n’a pas pu toucher la deuxième partie de la taxe annuelle que les juifs lui doivent. Cet ensemble documentaire met en évidence deux enjeux de la normalisation de l’exclusion des juifs. D’une part, la question de la juridiction des princes sur ces communautés puisque les juifs sont instrumentalisés au sein des rapports de force politiques. D’autre part, la tolérance à leur égard qui repose sur les intérêts économiques qu’ils représentent. 2) Une relégation spatiale des communautés juives ? Dans le duché, à l’instar des autres territoires du royaume de France, les juifs vivent selon une logique communautaire. Néanmoins, il faut dès à présent éliminer le vocable « ghetto », anachronique en tout point. L’inventaire des habitations des juifs de Dijon atteste la concentration des juifs dans certaines zones du centre-ville. En effet, si les juifs sont catégorisés juridiquement comme infâmes, leur exclusion ne se traduit pas dans le paysage par une stricte mise à l’écart puisqu’ils vivent intramuros. Cette dynamique est le résultat de différents processus structurels. D’une part, l’habitat juif était épars avant les phénomènes d’urbanisation des xiiᵉ et xiiiᵉ siècles. Le pouvoir royal, notamment sous Philippe III, a tenté d’étendre son contrôle sur les communautés en leur interdisant le domicile dans les petites villes en 1276. De même, l’ordonnance de Melun de 1230 achève ce processus de « territorialisation » des juifs. D’autre part, une dynamique volontaire peut expliquer cette réalité motivée par les besoins inhérents à la pratique religieuse, dont le culte dépend d’un minimum d’hommes et nécessite une proximité vis-à-vis des édifices communautaires. Ainsi, le quartier juif médiéval n’est souvent constitué que d’une unique rue et a pour caractéristique d’être un lieu de passage et de commerce ouvert[6].Dans le cas bourguignon, la « juiverie » dijonnaise est un observatoire pertinent[7]. Le quartier juif se situerait dans l’actuelle rue Buffon, avant l’expulsion de 1306, puis il aurait pris place dans l’ancienne rue du Grand-Potet, la rue Piron ainsi que la place Saint-Georges. La communauté dijonnaise est remarquable même s’il est mal aisé d’estimer le nombre de juifs qui la composent au xiiiᵉ siècle et au début du xivᵉ siècle. En effet, la présence d’une synagogue, d’un cimetière et d’une école est un indicateur de l’importance de la communauté. Il est néanmoins possible d’affirmer que la communauté est ancienne. Les copies de chartes des xiiᵉ et xiiiᵉ siècles conservées aux archives municipales vont dans ce sens : en 1196, le duc Eudes III abandonne les juifs de Dijon à la juridiction de la ville en échange du village de Fénay que son père avait concédé à la municipalité. De même, en mai 1232, le duc Hugues IV concède à la commune de Dijon tous les juifs de sa juridiction. Malgré cela, les sources concernant l’histoire juive bourguignonne sont moins nombreuses pour la période antérieure à l’expulsion tandis que, dès la seconde moitié du xivᵉ siècle, la législation et les documents comptables couvrent de nombreux aspects de la vie de la communauté. 3) Entre marginalisation et intégration : les activités de prêt Le rapport entre les juifs et le prêt est complexe. Il ne s’agit pas ici de revenir sur la construction de cette association sur le long terme mais de mettre en évidence le paradoxe né de ce processus. En effet, la condamnation par l’Église de l’usure a poussé les juifs, en tant que population extérieure à la société chrétienne, à assumer ce rôle. C’est donc leur marginalisation qui les a conduits à assurer cette fonction économique et financière. Par ailleurs, c’est cette même fonction qui renforce leur stigmatisation, tout autant qu’elle les rend indispensables à l’économie locale. Ainsi, en contexte de crise, ils représentent les bouc-émissaires idéaux.Dans les discours théologiques, dès le xiᵉ siècle, l’usure est assimilée à un péché. Néanmoins, les attitudes évoluent lentement au cours du xiiiᵉ siècle avec les écrits de Pierre le Chantre puis de Thomas d’Aquin qui commencent à prendre en compte les réalités du prêt et à accepter, dans une certaine mesure, les compensations faites au créditeur. Puis, au xivᵉ siècle – avec le Concile de Vienne (1311-1312) – un nouveau basculement s’opère et l’usure est strictement condamnée. Les auteurs scolastiques ont ainsi mis en place un arsenal de condamnations de l’usure au point d’en arriver à des condamnations judiciaires : ceux qui affirmeraient que l’usure n’était pas un péché sont considérés comme hérétiques. Au contraire, la position des princes séculiers est plus souple et se traduit par un encadrement législatif des taux d’intérêt. En outre, le passage du xiiiᵉ au xivᵉ siècle est le temps de l’émergence « d’une mentalité calculatrice » (Sylvain Piron)[8]. Les progrès de l’économie entraînent une impulsion d’investissement dans l’avenir terrestre. Les rapports au temps et à l’argent se transforment, l’usure perd de son caractère peccamineux. Dans le duché, les prêteurs sont essentiels à la vie de la population. Le prêt sur gage est largement pratiqué : il permet aux plus démunis d’obtenir des liquidités en déposant une garantie matérielle. Les prêteurs juifs ont, par ailleurs, mis en place des stratégies afin d’assurer efficacement ce rôle : de nombreuses associations éphémères sont observables, parfois le temps d’une unique transaction. De plus, ceux-ci sont implantés sur tout le territoire grâce à un jeu de réseaux familiaux. Enfin, une rapide sociologie des débiteurs montrent que, si c’est le prêt à la consommation pour les plus pauvres qui domine, les nobles et même le duc Robert II ont recours aux services des juifs. Il y a donc une réelle vitalité des activités financières et économiques des juifs dans le duché au xivᵉ siècle. On ignore si c’est le prétexte de l’usure criminalisée sur laquelle repose la rhétorique du pouvoir lors des vagues de spoliations ou d’expulsion qui ont lieu dans le territoire. Néanmoins, on remarque une très bonne intégration et une utilité incontestable de leur présence. C’est pour cette raison que le défunt duc Robert II ne souhaitait pas que juifs et Lombards soient inquiétés après sa mort. Pour conclure sur cette première partie, c’est un processus de marginalisation structurelle qui touche les juifs et dessine les contours de leur intégration singulière au sein de la société chrétienne. La reconnaissance de leur singularité amène, dans un même temps, à leur stigmatisation. Ce statut les rend vulnérables à des processus d’exclusion aussi ponctuels que spectaculaires, comme leur expulsion physique du territoire ducal. II. L’expulsion des juifs en 1306 : l’aboutissement du processus d’exclusion[9] 1) Cadres et fondements de l’expulsion des juifs du duché La décision de Philippe IV le Bel de faire expulser tous les juifs du royaume de France le 22 juillet 1306 marque une nouvelle étape dans l’histoire des expulsions des juifs à l’époque médiévale. En effet, il s’agit de la première expulsion royale portant sur tous les juifs du royaume. En outre, cette mesure d’ampleur est motivée par une conjugaison d’enjeux dépassant le champ de l’histoire juive. L’expulsion de la Sainte-Madeleine a lieu dans un contexte de difficultés monétaires et financières. Au-delà de la nécessité de se procurer des liquidités grâce aux confiscations de biens et au recouvrement des dettes contractées initialement auprès des juifs, le roi de France conçoit cette mesure dans un dessein politico-religieux plus large. C’est pour lui l’occasion d’affirmer la supériorité du pouvoir royal sur les grands seigneurs du royaume. D’un point de vue théologique, Philippe le Bel entend s’inscrire dans l’héritage de son grand-père Louis IX, canonisé en 1297. Aussi est-il nécessaire de rappeler que ces logiques coercitives se referment sur les Templiers, un an après.Par ailleurs, de manière simultanée et analogue mais totalement indépendante, l’expulsion est menée par le pouvoir ducal dans le duché de Bourgogne. La duchesse Agnès de France, veuve de Robert II et tante du roi, se place à la tête des opérations bourguignonnes. Les raisons de cette « expulsion dans l’expulsion » demeurent mystérieuses. Néanmoins, il est certain que la mort du duc Robert II - survenue le 21 mars 1306 - a joué un rôle dans l’application de cette mesure en Bourgogne. Ce dernier souhaitait voir se pérenniser la présence des juifs sur son territoire, comme en témoigne son codicille de 1298. Cette tolérance économique souhaitée par le duc capétien contraste avec la politique de Philippe IV marquée par une sévérité croissante envers les usuriers. Ainsi, en 1304, le roi affirme sa volonté de voir appliquée dans le duché l’ordonnance de Louis IX sur l’usure juive[10]. Au-delà de la question juive, c’est un moyen pour le roi de s’introduire dans le gouvernement du duché. Ainsi, les deux forces politiques souveraines entretiennent un rapport agonistique latent s’exprimant à travers cette question[11]. Cet équilibre tient jusqu’au décès de Robert II qui fait tomber le dernier rempart à une franche implication du roi dans les territoires ducaux. 2) Le déploiement de mesures coercitives à l’encontre des juifs C’est au sein de ce contexte extraordinaire que l’expulsion prend place. Le processus d’exclusion à l’œuvre s’observe dans la mise en application de cette mesure. En effet, différentes étapes la composent, ayant pour dénominateur commun de permettre un déploiement coercitif sur les juifs. Dans un premier temps, les juifs sont emprisonnés et les opérations de confiscations des dettes, gages et biens détenus chez eux débutent avant même la date officielle de l’expulsion. L’objectif est d’éviter la dissimulation des diverses possessions, notamment des registres de créances. Cette étape est uniquement perceptible, dans le duché, par quelques mentions de juifs interrogés « en prison »[12]. On ne sait que peu de choses sur d’éventuelles violences subies par des membres de la communauté : l’enquête sur les suspicions de recel par des commissaires ducaux durant ces opérations d’inventaire indique qu’un juif a été retrouvé mort sur une charrette destinée à être brûlée, après avoir été battu à mort[13]. Néanmoins, le manque de contexte de cette information ne permet pas de comprendre les circonstances du crime. En effet, ce ne sont pas ces faits criminels qui retiennent l’attention des enquêteurs mais bien la petite hache trouvée sur le corps, objet d’un recel. L’information incomplète de cette affaire concerne une enquête menée sur des suspicions de malversations et de détournements des biens confisqués par plusieurs agents ducaux. Par ailleurs, aucun récit – ni par les autorités, ni par les juifs eux-mêmes – ne permet d’appréhender le traitement des juifs durant ces opérations.3) La présence juive, une nécessité durant les spoliations Les prêteurs juifs ont poursuivi leurs activités une fois l’expulsion décrétée, au moins durant les opérations d’inventaire. En outre, ils ont pu, à Dijon, bénéficier de ventes spécifiques. Ces ventes avaient pour but de leur permettre de racheter les biens relatifs au culte (vin consacré, ouvrages, etc.). Ce constat impose de repenser le départ réel des juifs du duché ou au moins sa chronologie. Ainsi, pour Léon Gauthier, « malgré la proscription générale de 1306, un certain nombre de juifs continua de résider en Bourgogne, soit à titre de tolérance, soit en vertu de concessions partielles et temporaires »[14] avant leur retour autorisé en 1315 sous Louis X (1314-1316).Plusieurs indices documentaires invitent à interroger le départ réel des juifs bourguignons. L’enquête sur les suspicions de recel par les commissaires ducaux lors des opérations de confiscations des biens et gages des juifs aux environs de Baigneux-les-Juifs[15], incomplète, ne peut être datée avec précision. Néanmoins, l’instruction est relative aux opérations d’inventaire, période où les prêteurs juifs sont probablement en détention, à l’instar des opérations analogues dans le reste du royaume. Le document rapporte, à plusieurs reprises, les témoignages des juifs, sollicités pour attester la présence de certains gages avant les opérations ducales. Par ailleurs, une dette est contractée « apres la prise des juifs » en août 1306[16]. D’autres créances sont contractées en 1306 mais seule celle-ci comporte cette précision. En outre, l’inscription des lettres de créances dans l’inventaire se poursuit bien après cette date. En 1308, en effet, le tabellion de Chalon se voit remettre par deux prêteurs juifs – répondant au nom de Doniot et de Bon Enfant – un certain nombre de ces lettres[17]. Deux ans après la prononciation de l’expulsion, certains prêteurs juifs semblent demeurer sur le territoire. Cette seconde partie met en évidence l’aboutissement des processus d’exclusion latents, au cœur du contexte extraordinaire d’une expulsion collective des juifs du territoire. Au-delà du départ ordonné de juifs, ce sont les mesures mises en place pour réaliser les confiscations de biens qui marquent le déploiement d’un appareil coercitif sur cette communauté stigmatisée. Par ailleurs, les périodes de persécution des communautés juives sont à remettre dans le contexte d’une instabilité plus générale, qu’elle soit politique, économique ou religieuse. III. Réflexions sur les rapports entre le pouvoir et les juifs dans le duché de Bourgogne au xivᵉ siècle 1) « Chasser les juifs pour régner » (Juliette Sibon) : l’expulsion des juifs comme pratique de gouvernement Les particularités de l’expulsion de 1306 ont amené les historiens à produire une riche littérature sur le sujet. La disparition des documents émanant du pouvoir et ordonnant cette expulsion contraint les historiens à explorer différentes pistes. Parmi les approches les plus récentes, la lecture politique de l’événement invite à réfléchir sur l’exclusion normalisée des juifs. Cet argument repose sur le principe que le roi s’est servi de cette expulsion afin d’introduire ses officiers sur des espaces où son autorité n’est, en pratique, pas totalement effective. Expulser les juifs est alors une stratégie habile dans la mesure où le roi instrumentalise cette minorité du royaume en revendiquant la supériorité de ses prérogatives régaliennes sur l’ensemble des juifs. Cette méthode est d’autant plus audacieuse qu’elle revient sur toute une législation héritée de Saint Louis et de l’ordonnance de Melun de 1230 qui définissait la distinction entre les juifs du roi et ceux du ressort de la juridiction d’autres grands seigneurs. Ceci constitue l’idée forte de la thèse de Céline Balasse qui montre à quel point cette mesure est avant tout politique, tout en n’excluant pas les intérêts financiers que le roi veut tirer des opérations[18]. Cette interprétation est partagée par Juliette Sibon qui a publié en 2016 un ouvrage intitulé Chasser les juifs pour régner[19]. L’historienne privilégie les fondements politiques des expulsions comme moyens de gouvernement et réaffirme la distinction entre les confiscations et les expulsions : « en outre, la simple captio eût évité la mobilisation administrative induite par l’exécution de l’expulsion. Pourquoi ce choix risqué, compliqué et dispendieux ? »[20]. Ainsi, la décision d’une expulsion résulte bien plus de logiques gouvernementales que de la nécessité financière exclusivement.2) Une nouvelle expulsion en 1321 ? L’étude des documents relatifs à l’expulsion de 1306 a naturellement conduit à s’interroger sur une autre mesure coercitive, en 1321, à l’encontre des juifs du royaume de France. De même, la présence de certains juifs entre 1306 et 1315 dans le duché pousse à se questionner sur cet événement discuté[21].Tout d’abord, le recouvrement des lettres de créances confisquées en 1306 s’étend sur plusieurs décennies. Aussi, la reddition des comptes des commissaires ducaux en exercice met-elle en évidence la concomitance des deux processus de recouvrement des dettes. La distinction est faite dans les registres par la mention d’un « ancien inventaire » et d’un « nouvel inventaire ». De plus, une attention particulière portée aux comptes du commissaire Pierre Moreau permet de relever des éléments significatifs. L’agent ducal a rendu un compte en 1323 dans lequel les ventes des biens, et gages probablement, ont été vendus. Ceci fait pencher la balance en faveur d’opérations en 1321, au vu de la chronologie des ventes de 1306. En effet, les ventes des biens et gages sont réglées dans l’année de l’expulsion, comme ce fut le cas à Dijon. Par ailleurs, le second compte de Pierre Moreau, de 1332, montre qu’il reste à lever plus de 900 livres tournois de l’inventaire, vraisemblablement celui de 1321 alors que plus aucune référence à l’ancien inventaire n’est faite. Il semblerait donc que le recouvrement des dettes de 1306 soit désormais achevé. Pour finir, trois quittances de paiement confirment que des opérations ont eu lieu dans le duché en 1321. L’une d’elle, datée du 27 décembre 1322, évoque le loyer d’une maison payé à Hugues de Genlis par le commissaire Perrenat dit Arnouf. Cette maison avait été confisquée par le duc de Bourgogne durant un an « apres ce que li juiz fut pris avoic les autres juiz », soit, vraisemblablement, en 1321. Ces documents, remis dans le contexte des persécutions envers les juifs, vont dans le sens de nouvelles opérations de spoliations à l’encontre des juifs. Néanmoins, rien n’indique qu’une nouvelle expulsion ait pu avoir lieu à cette période. Il est alors plus convaincant de parler d’un exil volontaire et de confiscations punitives dans un temps très hostile aux communautés, déjà affaiblies par la grande expulsion du début du siècle[22]. 3) La répression des juifs : un baromètre des tensions politiques locales Les nouvelles dynamiques historiographiques invitent à se poser la question de l’impact de l’expulsion et/ou des confiscations sur les juifs comme moyen de gouvernement. À l’échelle du duché, le contexte de cette période est marqué par une nouvelle rébellion des barons comtois contre le pouvoir ducal en 1346-1347 ; le conflit aboutit à un traité de paix à l’automne 1347 par arbitrage du roi. Le deuxième élément de contexte pour comprendre les logiques à l’œuvre à cette période est la Peste noire, qui entraîne plus ou moins directement des exactions contre les juifs et des confiscations un peu partout dans les espaces frontaliers du duché. Thomas Bardelle a travaillé sur le duché de Savoie et mis en évidence que la ville de Chambéry, et d’autres localités dans son sillage, ont été les lieux d’un renouveau vivace des accusations d’empoisonnement des chrétiens par les juifs en 1348[23]. Par ailleurs, cet épisode a mis fin à la première période de floraison de la communauté juive presque entièrement détruite en 1348, pourtant implantée récemment au cours du xiiiᵉ siècle[24]. Ainsi, des confiscations ont lieu dans le comté de Bourgogne ainsi que dans le duché de Savoie. Néanmoins, rien ne semble se produire dans le duché de Bourgogne où aucun trouble politique significatif n’a lieu alors. Ce constat met en évidence que la persécution des juifs est une véritable pratique de gouvernement pour les princes devant réaffirmer leur pouvoir localement. En effet, le contexte de troubles politiques est propice à des opérations coercitives sur les juifs, bouc-émissaires et instruments de contrôle du territoire. Pour conclure, si les juifs apparaissent comme un cas d’étude archétypal d’une catégorie de la population marginalisée durant le Moyen Âge, les formes de cette exclusion sont diverses et évolutives. Leur position d’exclus de la société chrétienne a été le vecteur d’un processus de marginalisation non seulement religieuse et sociale mais aussi économique. En effet, la circonscription de l’activité de prêt aux communautés juives – intrinsèquement liée à leur position en marge – a eu l’effet paradoxal non seulement d’accentuer cette exclusion totale mais également de rendre leur présence indispensable. En dehors de ces dynamiques structurelles, les juifs sont périodiquement victimes de formes d’exclusion aussi ponctuelles que spectaculaires : les expulsions locales comme générales ainsi que les confiscations collectives en sont les manifestations les plus abouties. Néanmoins, il ne faut pas considérer que la dégradation progressive de la condition des juifs est l’unique dynamique à l’oeuvre durant la période considérée. S’il est certain que les manifestations de l’exclusion des juifs sont davantage spectaculaires dans les derniers siècles du Moyen Âge, il faut tout de même rappeler les violences commises dès les premières croisades, de même que la vitalité économique et le rayonnement social de certaines communautés, ou individus, jusqu’à la dernière grande expulsion médiévale de 1394.
Maïwenn Jouquand, |
ARTEHIS, Archéologie, Terre, Histoire, Sociétés UMR 6298 ub/CNRS (Sous la direction de Bruno Lemesle) |
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[1] Giacomo Todeschini, Au pays des sans-nom : gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, Lagrasse, Verdier, 2015. [2] Leur encadrement législatif est plus prégnant dans la seconde moitié du siècle. Ainsi, en 1384, cinquante ménages sont autorisés à s’implanter dans le duché de Bourgogne moyennant un impôt annuel, pour une durée de douze ans. Ces mesures interviennent dans un contexte de rétablissement des ménages juifs après l’expulsion et les confiscations de leurs biens ayant eu cours durant la première moitié du xivᵉ siècle. [3] ADCO B11691. [4] Urbain Dom Plancher, Histoire générale et particulière de Bourgogne, avec les preuves justificatives : composée sur les auteurs, les titres originaux, les registres publics, les cartulaires des églises cathédrales & collégiales, des abbayes, & autres anciens monuments, &c. Par Dom Plancher, religieux bénédictin de l'abbaye Saint-Bénigne de Dijon, & de la congrégation de Saint-Maur ; continuée par un religieux bénédictin de la même congrégation, & de la province de Bourgogne, édition originale 1739-1781, pièce justificative n° 145. [5] ADCO B11691. [6] Sylvie Anne Goldberg, « Individu, communauté et quartiers juifs » dans Nicolas Hatot et Judith Olszowy-Schlanger [dir.], Savants et croyants. Les juifs d’Europe du Nord au Moyen Âge, Gand, Snoeck, 2018, p. 157. [7] Abbé Jean Mariller, « Les établissements juifs à Dijon au début du xivᵉ siècle », Mémoires de la communauté des Antiquités de la Côte-d’Or, 24, 1954-58, p. 171-178. [8] Sylvain Piron, « Temps, mesure, monnaie », dans Marcel Pérès [dir.], La rationalité du temps au xiiiᵉ siècle, musique et mentalités, Grâne, Creaphis, 1991, p. 49. [9] Nombre des analyses avancées ici sont issues de l’article suivant : Maïwenn Jouquand, « L’expulsion des juifs du duché de Bourgogne en 1306 : un jalon de l’histoire bourguignonne », Annales de Bourgogne, Société des Annales de Bourgogne, 2021, 93 (I), p. 39-51. [10] Le document est évoqué en I.3. [11] Néanmoins, Robert II est un fidèle serviteur des rois de France, son accession au trône de Bourgogne devant beaucoup à Philippe III. Sur cette question, voir David Bardey, « Les rois de France et l’affirmation de l’autorité ducale durant le principat de Robert II de Bourgogne (1272-1306) », Annales de Bourgogne, Société des Annales de Bourgogne, 90, 357, 2018. [12] La prison a ici un sens de détention provisoire et non de châtiment issu d’une sentence judiciaire. [13] ADCO B10414. [14] Léon Gauthier, « Les juifs dans les deux Bourgognes, étude sur le commerce d’argent aux xiiiᵉ et xivᵉ siècles », publié en partie seulement dans la Revue des Études Juives 48, 1904, t. XLVIII, p. 208-229 et XLIX, p. 1-17 et 244-261, repris dans les Mémoires de la Société d’émulation du Jura, 9ᵉ série, 3ᵉ vol., 1914, p. 168. [15] ADCO B10414. [16] ADCO B10412, Feuillet 180 recto. [17] ADCO B10412 Folio 177. [18] Céline Balasse, 1306 : l’expulsion des juifs du royaume du France, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2008, p. 263-305. [19] Juliette Sibon, Chasser les juifs pour régner, Paris, Perrin, 2016. [20] Ibid ., 2016, p. 113. [21] Voir Elizabeth A.R. Brown, « Philip V, Charles IV and the Jews of France: the alleged Expulsion of 1322 », Speculum, 1991. Le point de départ de cette thèse d’une nouvelle expulsion, rapprochée dans le temps, est un ensemble de document conservé aux Archives départementales du Doubs ainsi que le mandement du roi Philippe V adressé au bailli royal de Sens, daté du 17 juin 1321, présenté en première partie. [22] Voir Annegret Holtmann, « Implantation et expulsion des juifs dans une région frontalière : le comté de Bourgogne (1306 et 1321-1322) », dans Danièle Iancu-Agou [dir.], Philippe le Bel et les Juifs du royaume de France (1306), Paris, Cerf, 2012, p. 139-159. [23] Thomas Bardelle, « L’intégration des juifs exilés dans une ville savoyarde - l’exemple de Chambéry », dans Gilbert Dahan [dir.], L’expulsion des Juifs de France en 1394, Paris, Cerf, 2004, p. 207-226. [24] Ibid., p. 209. |
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Pour citer cet article : Maïwenn Jouquand, « Les juifs du duché de Bourgogne au xivᵉ siècle : formes et fonctions d’une exclusion normée », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 22 - mis en ligne le 14 décembre 2022, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html. Auteur : Maïwenn Jouquand Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html ISSN : 2273-1806 |