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Exclusion : quels processus ?
L’exclusion des ministres communistes du gouvernement en mai 1947
Léo Rosell
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Le 4 mai 1947, les ministres communistes sont exclus du gouvernement, auquel ils participaient depuis la Libération. Dans un contexte de conflictualité sociale et d’exacerbation des tensions géopolitiques, à l’aube de la guerre froide, l’alliance tripartite entre le PCF, la SFIO et le MRP semblait vouée à la rupture. Celle-ci n’était toutefois pas pensée comme définitive par les communistes en mai 1947, de telle sorte que l’on peut distinguer deux dynamiques qui participent successivement au processus d’isolement des communistes : une « exclusion positive » de ces derniers par le reste du gouvernement dans un premier temps, avec la conviction de pouvoir y revenir rapidement, puis un phénomène d’« auto-exclusion » des communistes eux-mêmes, en lien avec la réorientation stratégique du Parti et son adhésion au Kominform. Si la politique économique et sociale avait été la cause de la première, les crispations géopolitiques et l’entrée en guerre froide rendent définitive en octobre une rupture qui aurait pu n’être, en mai, que temporaire.

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Mots-clés : Exclusion, gouvernement, tripartisme, Ramadier, communistes, PCF, Libération, CNR, Croizat, guerre froide, politique coloniale, Thorez, plan Marshall
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle
SOMMAIRE

Introduction
I. L’exclusion des ministres communistes du gouvernement : un processus multifactoriel
1) À la Libération, une participation inédite du PCF au gouvernement
2) Un premier désaccord sur la politique extérieure et coloniale
3) La politique économique et sociale de la discorde
II. Les modalités d’une exclusion à la fois individuelle et collective
1) Le 4 mai 1947 : du vote de confiance à l’exclusion collective des ministres communistes
2) Du soulagement à l’esprit de revanche : les réactions collectives du monde communiste
3) Le cas d’Ambroise Croizat ou la déclinaison d’un processus collectif à l’échelle individuelle
III. Le retour des communistes à la marginalité politique ?
1) La fin du tripartisme dans la vie politique française
2) Du renvoi définitif du PCF dans l’opposition à l’impératif d’une réorientation stratégique : l’entrée de la France dans la guerre froide
Conclusion : la longue chronique d’une exclusion annoncée
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Introduction

Le 4 mai 1947, le refus du groupe parlementaire communiste de voter la confiance au gouvernement Ramadier entraînait l’exclusion des cinq ministres communistes qui y prenaient part. Dans un contexte de crise ministérielle et sur fond de conflictualité sociale, de politique coloniale contestée et d’exacerbation de l’antagonisme américano-soviétique, la participation du Parti communiste français (PCF) au gouvernement devenait difficilement conciliable avec les orientations des autres forces en présence, à savoir principalement les socialistes de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) et les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP). Les tensions croissantes entre ces différents acteurs collectifs font, dès lors, rapidement éclater l’unanimisme apparent qui les avait réunis pendant la guerre au sein du Conseil national de la Résistance (CNR) puis du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF)[1].

L’exclusion des ministres communistes apparaît ainsi comme un processus aux causes multifactorielles. À la Libération, la participation gouvernementale du PCF est inédite et doit beaucoup au rôle joué par les communistes dans la Résistance. Elle est cependant remise en cause dès 1946 par les conflits sociaux et par les évolutions du contexte géopolitique. Par ailleurs, si l’exclusion décrétée le 4 mai 1947 touche l’ensemble des ministres qui n’ont pas voté la confiance, le cas particulier d’Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, démontre l’intérêt du détour biographique pour illustrer les modalités de cette exclusion collective à l’échelle individuelle. La mise en évidence des tensions entre l’individu – ici le ministre – et le système social – le gouvernement – permettra également d’inscrire cette réflexion dans une histoire sociale du politique. De même, les réactions des ministres concernés interrogent leur conception subjective d’un tel processus, de telle sorte que nous tenterons, à la suite de l’historien Philippe Buton, d’évaluer si « la rupture du tripartisme [est] une rupture majeure subjectivement vécue ou perçue comme telle a posteriori  »[2], du point de vue de ses acteurs eux-mêmes.

Cette exclusion devait-elle mener inéluctablement au retour des communistes à la marginalité politique ? Quelle responsabilité ces derniers portent-ils dans ce processus et, surtout, comment y ont-ils réagi à court et moyen termes ? Quelle place cet épisode occupe-t-il dans les dynamiques d’union et de désunion des gauches françaises, dans la seconde moitié du xxe siècle ? S’il marque manifestement la fin du tripartisme, le renvoi du PCF sur les bancs de l’opposition entraîne aussi une réorientation stratégique au sein du Parti, d’autant plus que cette période correspond à celle de l’entrée de la France dans la guerre froide et du PCF dans le Kominform[3].

Étudier le départ des communistes du gouvernement revient donc à se demander dans quelle mesure cette exclusion est décidée unilatéralement par ce dernier, ou si elle procède d’une auto-exclusion consciente de la part des communistes. Pour ce faire, il semble nécessaire d’étudier ce processus d’exclusion dans sa globalité, c’est-à-dire en identifiant d’abord ses causes multifactorielles, pour ensuite analyser ses modalités à l’échelle individuelle et collective, et évaluer enfin ses conséquences à court et moyen termes sur la vie politique et sociale de la France de l’après-guerre.

I. L’exclusion des ministres communistes du gouvernement : un processus multifactoriel

Dans le chapitre qu’il consacre à cet événement, Philippe Buton estime à juste titre que « le plus étonnant dans la rupture du tripartisme n’est pas qu’elle survienne au mois de mai 1947, mais qu’elle ne soit pas advenue plus tôt[4]. » En effet, depuis le début du gouvernement Ramadier, les points de désaccords sont nombreux et suscitent plusieurs crises politiques.

1) À la Libération, une participation inédite du PCF au gouvernement

Le 4 avril 1944, pour la première fois de son histoire, le PCF compte deux membres dans le gouvernement : François Billoux et Fernand Grenier sont nommés commissaires du Comité français de libération nationale (CFLN), qui devient le Gouvernement provisoire de la République française (GRPF) en juin. Cette nomination « parachève l’intégration symbolique du PCF dans la communauté nationale après son isolement consécutif à son interdiction en septembre 1939 », comme le note Julian Mischi[5]. Le PCF se considère alors comme un parti de gouvernement et de rassemblement. Premier parti de France aux élections législatives d’octobre 1945 avec 26,2 % des suffrages, il obtient en novembre cinq ministères[6]. Après la démission du général de Gaulle en janvier 1946, la présence des communistes augmente de façon régulière, avec huit ministres et sous-secrétaires d’État, et un vice-président du Conseil en la personne de Maurice Thorez. Le Parti compte ainsi neuf ministres et sous-secrétaires d’État en juin, et même dix en août. En novembre, il obtient le plus grand succès de son histoire, avec 28,3 % des suffrages. Thorez revendique alors la présidence du Conseil, sans succès[7]. Après une courte absence d’un mois dans le gouvernement Blum du 16 décembre 1946 au 16 janvier 1947, le gouvernement Ramadier composé le 22 janvier ne comprend plus que cinq membres du PCF[8].

Ainsi, au printemps 1947, le gouvernement se trouve face à une situation difficile. Alors que le général de Gaulle multiplie les attaques contre le gouvernement de la IVe République et fonde le Rassemblement du peuple français (RPF), le Conseil des ministres manque de cohérence et est en proie à de nombreux désaccords.

2) Un premier désaccord sur la politique extérieure et coloniale

À partir de 1946, la politique étrangère occupe une place de plus en plus importante dans les débats et suscite des tensions. La politique d’équilibre du gouvernement est de plus en plus difficile à tenir, alors que les prémices de la guerre froide apparaissent dès mars 1946, et voient s’imposer la rhétorique du « rideau de fer[9] » et du « monde libre[10] » face au « camp de la paix ». Selon l’historien Frank Costigliola, les Américains furent omniprésents sur la scène politique française depuis la négociation des accords Blum-Byrnes le 28 mai 1946, notamment à travers l’activité de Jefferson Caffery, ambassadeur des États-Unis en France[11]. Les auteurs de l’ouvrage Le Parti rouge rappellent que « l’aide américaine à la France est subordonnée au respect par elle de deux conditions » dont la première est de « lutter contre les communistes, et notamment les tenir hors du gouvernement[12] ». Pour autant, selon Irwin Wall, « les politiciens français n’ont guère eu besoin d’un encouragement extérieur pour expulser les communistes de la coalition[13] ». Il estime ainsi que l’exclusion des ministres communistes ne répond pas directement à une injonction américaine.

Par ailleurs, au sein de l’Union française, des mouvements revendiquent l’autonomie, voire l’indépendance. En Indochine, la situation se dégrade en décembre 1946 et prend la forme d’une guerre d’indépendance menée par ceux que les communistes français considèrent comme leurs « camarades » vietnamiens, en particulier Hô Chi Minh, lui-même ancien congressiste de Tours. Les communistes s’abstiennent lors du vote des crédits de guerre, alors qu’ils font encore partie de la majorité parlementaire. La solidarité gouvernementale est ainsi mise à mal mais sauvée in extremis par l’autorisation donnée aux ministres communistes de voter la confiance au gouvernement. Jacques Fauvet écrit alors dans Le Monde que « nul, en vérité, n’avait voulu prendre la responsabilité de la crise[14] ». Outre l’Indochine, la répression violente exercée contre l’insurrection à Madagascar en avril provoque une nouvelle crise, soit une nouvelle occasion de rupture entre les communistes et le gouvernement Ramadier. Dans sa revue de presse du 18 avril 1947, Le Monde estime ainsi que « l’affaire malgache et ses développements juridiques ne sont que prétextes ou du moins parties d’un vaste ensemble qui conduirait rapidement – on le prédit çà et là, avec des nuances de regret ou d’espoir – à une crise et à une rupture. » La politique étrangère et la question coloniale sont donc pressenties pour être à l’origine d’une rupture qui semble inéluctable autant qu’imminente, du point de vue des observateurs de l’époque.

3) La politique économique et sociale de la discorde

Néanmoins, c’est le désaccord sur la politique économique et sociale, et en particulier la question des salaires, qui justifie la rupture. En effet, les problèmes de ravitaillement et l’inflation appauvrissent considérablement la population ouvrière, avec un revenu moyen inférieur de moitié à celui d’avant-guerre, alors qu’il était de 85 % en 1945[15]. Chargé du ravitaillement avant de présider le Conseil, Paul Ramadier avait à ce titre reçu les surnoms de Ramadan et de Ramadiète, qui témoignent d’une impopularité.

Depuis la Libération, le PCF est engagé dans la « bataille de la production » et souhaite incarner un parti d’ordre républicain. Il se refuse ainsi à soutenir les grèves et n’appuie que les demandes de primes à la productivité. La caution donnée à la politique des salaires et des prix par le PCF fragilise les syndicalistes de la CGT. Certes, le ministre du Travail, Ambroise Croizat, contourne en partie cette politique officielle, à travers des mesures catégorielles ou des primes, mais depuis l’automne 1946, cette stratégie est systématiquement entravée par les ministres de l’Économie et des Finances. Les grèves se multiplient au printemps 1947, et face au risque d’une rupture avec la classe ouvrière, dont une partie croissante reproche aux communistes leur inaction, de nombreux militants remettent en cause la stratégie de participation gouvernementale. Chez Renault, une grève est déclenchée le 25 avril, malgré l’opposition du PCF et de la CGT[16]. Néanmoins, face à l’ampleur du mouvement, la CGT est contrainte de s’y rallier le 28 avril.

Dans un tel contexte, les ministres communistes, et en particulier Ambroise Croizat, font pression pour l’augmentation des salaires. Le communiqué officiel du conseil de cabinet du 2 mai révèle que « le conseil a entendu un exposé de M. Ambroise Croizat sur la situation des usines Renault et a délibéré de l’ensemble du problème des salaires. […] À ce sujet, les ministres présents se sont divisés […] si l’on en juge par l’attitude des cinq ministres communistes qui, dès la fin de la réunion quittèrent ensemble l’hôtel Matignon en se refusant à donner la moindre explication[17]. » Le rapport de Maurice Thorez devant le comité central, le 3 mai 1947, donne pour le coup des explications :

« La politique du gouvernement et par conséquent la politique générale de notre pays glisse vers une politique réactionnaire, vers une politique qui est non seulement inspirée par les milieux réactionnaires dans notre pays mais qui est directement inspirée par la réaction internationale[18]. »

Alors que les crises ministérielles provoquées par la politique étrangère et coloniale du gouvernement avaient toutes été finalement reportées grâce à des compromis tactiques, le désaccord sur la question des salaires constitue un point de non-retour pour les ministres communistes, dont le départ est imminent. Dès lors, c’est la question des modalités de ce départ qui se pose, entre exclusion « positive » sur décision du président du Conseil ou démission de leur part.

II. Les modalités d’une exclusion à la fois individuelle et collective

1) Le 4 mai 1947 : du vote de confiance à l’exclusion collective des ministres communistes

En pleine mobilisation sociale et malgré les appels des ministres communistes à infléchir la politique sociale, Paul Ramadier refuse de satisfaire les revendications afin de ne pas accroître l’inflation et pose la question de confiance. Un article du Monde précise que « M. Ramadier regagna l’hôtel Matignon avec les autres membres du gouvernement, à l’exception des cinq ministres communistes. […] Il parut évident que les ministres qui se prononceraient contre seraient considérés comme démissionnaires[19]. » En exposant son gouvernement à un vote de confiance afin de régler cette crise ministérielle, le président du Conseil renouait avec une pratique de la Troisième République, qui n’était pas prévue par la nouvelle constitution. Selon Ramadier, le programme gouvernemental ayant été approuvé par l’Assemblée en janvier 1947, c’était à elle de juger si son application devait être poursuivie. Dès lors, il revenait aux communistes de se désolidariser d’un gouvernement dont ils n’approuvaient plus la politique. Encore fallait-il que ces derniers acceptent de démissionner, ce qui aurait permis à Ramadier de se contenter d’un simple remaniement. Dans le cas contraire, les communistes « obligeraient le président du Conseil à prendre lui-même l’initiative de la rupture et à remettre sa démission[20]. » Le 4 mai, en accord avec la ligne définie par le comité central de la veille, les députés communistes votent contre la confiance tandis que les cinq « délégués » du Parti au gouvernement s’abstiennent. Jacques Fauvet se demande si « la grève des usines Renault et la question des salaires ne [sont] pas moins la cause profonde que l’occasion fortuite du raidissement communiste », avant de citer Charles Tillon qui aurait déclaré : « depuis trois mois, je suis en désaccord sur tout avec le gouvernement[21]. »

En refusant de voter la confiance, les communistes rompent délibérément avec le gouvernement Ramadier, en tentant le pari d’une crise ministérielle, comme le démontre de façon convaincante Philippe Buton. En effet, le récent conseil national de la SFIO avait exclu de soutenir un gouvernement privé de communistes, ce qui était de nature à accréditer la probabilité d’une telle crise. Toutefois, « le pari de la direction communiste est perdu en raison de l’option retenue par Paul Ramadier et parce que […] les socialistes n’ont pas tenu leurs engagements publics[22]. » Par conséquent, un décret signé par le président de la République Vincent Auriol, le président du Conseil Paul Ramadier et le Garde des Sceaux André Marie, stipule que « les fonctions de MM. Maurice Thorez, ministre d’État, vice-président du conseil ; François Billoux, ministre de la défense nationale ; Ambroise Croizat, ministre du travail et de la sécurité sociale ; Charles Tillon, ministre de la reconstruction et de l’urbanisme, sont considérées comme ayant pris fin à la suite du vote qu’ils ont émis à l’Assemblée nationale le 4 mai 1947[23]. » S’exprime bel et bien ici une forme d’« exclusion positive » dans le sens où ce décret révocatoire est une manifestation de l’autorité d’une majorité sur une minorité, et dans la mesure où elle est réalisée au nom du bon fonctionnement du groupe gouvernemental. Le ministre de la Santé Georges Marrane, qui est conseiller de la République et non député, démissionne le lendemain par solidarité, donnant au contraire un exemple « d’auto-exclusion » du gouvernement.

2) Du soulagement à l’esprit de revanche : les réactions collectives du monde communiste

Dans sa forme, cette éviction prend le PCF par surprise, mais rassure en même temps de nombreux militants peu à l’aise avec la participation gouvernementale. De fait, cet événement ne change pas la ligne politique du Parti, qui se considère toujours comme un parti de gouvernement. Pour Julian Mischi :

« le PCF joue l’apaisement et espère revenir rapidement au pouvoir. Il refuse d’apparaître comme un parti d’opposition et réclame la constitution d’un “gouvernement d’union démocratique” associant les différents partis selon leur influence électorale. L’alliance avec la SFIO, même critiquée, est alors toujours de mise[24]. »

De ce point de vue, la date du 4 mai 1947 ne constitue pas une rupture décisive. Pour les communistes, leur renvoi est considéré comme transitoire. « L’échec de Ramadier nous ramènera au gouvernement », espère Marcel Cachin dans ses Carnets, le 7 juin 1947[25]. En effet, l’une des clés de la stratégie du PCF pour revenir au gouvernement est de démontrer à ses partenaires socialistes et MRP que son absence comporte plus d’inconvénients que d’avantages. On peut voir ici une expression de « l’exclusion revanche » par laquelle les exclus cherchent à exercer un pouvoir de nuisance sur ceux qui les ont écartés. Cette stratégie se manifeste par exemple lorsque Maurice Thorez et Jacques Duclos demandent à leurs camarades tchécoslovaques de retarder la conclusion du traité d’amitié franco-tchécoslovaque, pour affaiblir la position diplomatique de la France[26]. Le PCF impulse également, à la fin de l’été, des mouvements de « grèves tournantes[27] » afin de montrer son influence sur le climat social et la vie économique du pays. Ainsi, pendant toute cette période, le PCF s’autopersuade que son retour au gouvernement est possible.

3) Le cas d’Ambroise Croizat ou la déclinaison d’un processus collectif à l’échelle individuelle

Ministre du Travail et de la Sécurité sociale depuis le 21 novembre 1945, Ambroise Croizat fait partie des cinq révoqués. Par sa fonction de ministre du Travail mais aussi par son activité syndicale en tant que secrétaire de la Fédération des Travailleurs de la Métallurgie (FTM), principale fédération de la CGT, il est en première ligne lors des débats sur la question des salaires[28]. Dans un article publié dans Le Guide du métallurgiste, organe de la FTM, il explique à sa base les raisons de son départ du gouvernement :

« Si les travailleurs, aux salaires insuffisants, sur qui pèsent aussi les durs effets de la vie chère, de la diminution de la ration de pain, de l’absence de viande, se rendent compte que, par-dessus le marché, les sacrifices qu’ils consentent pour l’accroissement de la production ont pour seul résultat une augmentation intolérable du profit, il en sera fini de cette œuvre de reconstruction pour laquelle ils se dépensent tant. […] C’est là le fond du désaccord. Il est à la base même de la révocation des ministres communistes. »[29]

Selon Croizat, la contradiction entre le blocage des salaires et l’augmentation de la production, qui permet une hausse des profits du capital, remet en cause l’accord programmatique au cœur du gouvernement Ramadier, qui consistait à bloquer à la fois les prix et les salaires. Or, face à l’inflation, le refus d’entendre les revendications salariales des grévistes constitue une fin de non-recevoir. Si dans ce passage, il s’en tient à une appréciation collective de la situation, dans l’extrait suivant, il passe du « nous » collectif au « je » individuel, donnant à voir son appréciation personnelle de l’événement :

« Inutile de dire qu’une telle initiative impliquait de ma part, mon renoncement à ce qui fut toujours ma ligne de conduite : ma fidélité à la classe ouvrière. […] Il devenait impossible, dans de telles conditions, à un militant ouvrier, qui n’a pas oublié son origine, de continuer à être ministre du Travail. La révocation dont nous fûmes victimes nous honore, car elle consacre une fois de plus notre fidélité envers tous les travailleurs […]. En reprenant mon poste à la tête de la Fédération des Travailleurs de la Métallurgie, je dis à tous mes camarades : RIEN N’EST CHANGÉ, LA LUTTE CONTINUE POUR UN AVENIR MEILLEUR. »

Après avoir rappelé son attachement à ses origines populaires et à la défense des revendications sociales exprimées par la classe ouvrière, Croizat justifie son départ du gouvernement par une trop grande divergence entre la politique gouvernementale et ses principes de militant ouvrier. Il impute clairement la responsabilité de la rupture au gouvernement, coupable de s’être débarrassé de membres devenus gênants pour mener à bien une politique anti-sociale. Par ailleurs, il appelle ses camarades syndicalistes à poursuivre leur combat et à maintenir leurs revendications. Le leitmotiv « Rien n’a changé » fait à ce titre écho à la ligne du PCF qui reste inchangée malgré une éviction dont l’ancien ministre, finalement, « s’honore », manière de montrer qu’elle n’est pas tant imposée que consentie.

III. Le retour des communistes à la marginalité politique ?

1) La fin du tripartisme dans la vie politique française

Là encore, la date du 4-5 mai 1947 ne peut être considérée comme celle d’une rupture, de la finalité du processus de marginalisation politique du PCF, mais plutôt comme une étape décisive de ce processus. Dans la mesure où le PCF se considère jusqu’à l’automne comme un parti de gouvernement, et que son départ en mai ne devait être, de son point de vue, que provisoire, son exclusion du gouvernement ne peut être considérée comme définitive qu’a posteriori. D’ailleurs, selon Éric Duhamel, la première fêlure remonte à janvier 1947 et à la constitution du gouvernement de Paul Ramadier. En effet, ce gouvernement ne peut être qualifié d’« exclusivement tripartite », puisqu’il ne compte pas moins de sept ministres faisant partie d’autres formations. Ainsi, selon l’historien, « ce qui prend fin en mai 1947, c’est moins le tripartisme que la participation des communistes au gouvernement[30] ». Toujours est-il que, du moins en théorie, le PCF reste attaché au tripartisme jusqu’à l’automne 1947, lorsqu’il entre dans une longue période d’isolement tandis que le gouvernement glisse vers le centre-droit avec une alliance dite de « troisième force » MRP-SFIO, opposée à la fois aux gaullistes et aux communistes. Ainsi, l’entrée dans la guerre froide rend de facto définitive une exclusion qui aurait pu n’être, en mai, que temporaire.

2) Du renvoi définitif du PCF dans l’opposition à l’impératif d’une réorientation stratégique : l’entrée de la France dans la guerre froide

Désormais, le PCF met au cœur de son action la lutte contre « l’asservissement de la France » par le pouvoir américain. Une campagne décidée le 28 août accuse les Américains d’être la source de l’exclusion des communistes. Comme le note Julian Mischi, « l’expansionnisme américain devient l’élément explicatif de l’éviction des communistes du gouvernement et de la répression des grèves[31]. » Ce sont toutefois davantage les événements internationaux de l’automne qui provoquent un tournant stratégique, en particulier après l’injonction faite par les Soviétiques de changer de politique. En effet, à la réunion de création du Kominform du 22 au 28 septembre 1947 à Szklarska Poreba, en Pologne, Jacques Duclos et Étienne Fajon sont sévèrement critiqués par Andreï Jdanov[32], secrétaire du PCUS, et par les délégués yougoslaves, qui dénoncent une dérive opportuniste des PC français et italien. Le PCF aurait sous-estimé le danger de l’impérialisme américain et de ses alliés. La politique de participation gouvernementale doit donc être définitivement abandonnée, de telle sorte que la revendication d’un « gouvernement démocratique » prend fin au profit de la lutte contre « l’impérialisme américain et ses alliés en France », à savoir les dirigeants socialistes, coupables d’avoir accepté le plan Marshall[33].

Cette vision schématique est appelée à structurer l’univers symbolique communiste pendant toute la guerre froide, et à influencer ses relations avec la gauche non-communiste. Dans Le Parti rouge, Roger Martelli, ‎Jean Vigreux et ‎Serge Wolikow notent ainsi que « tous les efforts d’unité nationale, de participation gouvernementale, de socialisme à la française, depuis la guerre, sont balayés par les décisions du Kominform : tous les communistes français doivent appliquer dorénavant la ligne entérinée en Pologne[34]. » Le mois suivant, devant le comité central, en octobre 1947, Thorez se prête à un exercice d’autocritique : « nous n’avons pas su démasquer dès le début la conduite des socialistes [comme] une honteuse trahison des intérêts nationaux. » Un aveu qui annonce une nouvelle ligne politique, refermant définitivement la période d’ouverture de la Libération et ouvrant une nouvelle phase de stalinisation.

Conclusion : la longue chronique d’une exclusion annoncée

L’exclusion des ministres communistes a longtemps représenté la principale rupture de l’année 1947 dans l’histoire du PCF, même si l’historiographie a pu la nuancer, en montrant qu’elle était pensée comme temporaire par ses acteurs et qu’elle n’était qu’une étape du processus d’isolement des communistes. La question qui reste dès lors à poser est celle de savoir pour quelles raisons, alors que cette alliance gouvernementale semblait vouée à l’échec, elle n’a pas cédé plus tôt. Comment expliquer que le PCF n’ait pas souhaité quitter le gouvernement avant, ou que ses partenaires si particuliers du tripartisme ne soient pas parvenus à les en évincer plus précocement ?

L’une des premières causes semble se trouver dans le fait que communistes, socialistes et démocrates-chrétiens sont tous engagés dans la défense de la IVe République naissante, régime parlementaire reposant sur l’équilibre de ces trois partis, et craignent qu’une crise gouvernementale facilite le retour au pouvoir du général de Gaulle. Certains historiens comme Philippe Robrieux ou Annie Kriegel ont également tenté d’expliquer la réticence du PCF à quitter le gouvernement par l’embourgeoisement supposé de ses cadres. Pour d’autres, comme Jean-Jacques Becker, c’est la soumission du PCF aux directives soviétiques qui permet d’expliquer cet attentisme. Philippe Buton, quant à lui, estime que la stratégie de « neutralisation conquérante » de l’appareil d’État serait un autre facteur explicatif[35]. Notons qu’aucun de ces historiens ne semble voir de raison positive au maintien par le PCF de ses délégués au sein du gouvernement, ni pour défendre les intérêts de la classe ouvrière, ni pour poursuivre plus largement l’application du programme du CNR. Du côté des autres composantes du tripartisme, c’est davantage la crainte d’un passage du PCF dans l’opposition et des effets qu’un tel tournant pourrait provoquer sur le plan du climat social qui justifie leur patience, de telle sorte que selon Irwin Wall, « les hommes politiques français avaient l’intention d’éliminer les communistes dès qu’ils se sentiraient assez forts pour le faire[36]. » Cela impliquait à la fois de marginaliser le PCF dans le champ de la politique intérieure, et d’être assurés de l’aide financière américaine.

À la lumière de ces éléments, il apparaît dans un premier temps que la date du 4 mai 1947 représente celle d’une « exclusion positive » décidée par le groupe majoritaire du gouvernement Ramadier, en grande partie consentie par le PCF en raison de l’incompatibilité éprouvée de la politique gouvernementale et de leur engagement communiste. Dans un second temps, la rupture définitive du PCF avec l’ambition de prendre part au pouvoir exécutif serait à dater d’octobre 1947, entérinant une ligne d’« auto-exclusion » par principe des coalitions gouvernementales, et après une période transitoire d’« exclusion revanche » durant laquelle le PCF tenta de mettre en difficulté le gouvernement pour mieux pouvoir y revenir, à la faveur d’une crise gouvernementale. Si la première date représente d’une certaine façon la traduction française de l’influence américaine, concrétisée par l’adoption du plan Marshall, un mois plus tard, la seconde privilégie au contraire la traduction française des directives du Kominform, ce qui semble logique compte tenu de l’influence exercée par les Anglo-Saxons sur ce qui devient alors la « troisième force », et de l’influence soviétique sur les orientations du PCF.

Dans son Histoire politique de la IVe République, Éric Duhamel résume ainsi que « dans un premier temps, les communistes pensent qu’ils vont revenir rapidement aux affaires. En fait, ils devront attendre juin 1981[37] » et l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Au terme de trois longues décennies d’isolement politique, d’union et de désunion avec les autres forces de gauche[38], le PCF retrouvait sa place au sein du conseil des ministres. Du moins, jusqu’à la prochaine rupture.

Haut de page AUTEUR

Léo Rosell,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean Vigreux)

Haut de page NOTES



[1] Claire Andrieu relève que « le commencement de la guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. », cf. Claire Andrieu, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre, Paris, Les Éditions de l’Érudit, 1984, p. 130.

[2] Philippe Buton, « L’éviction des ministres communistes », dans Serge Berstein et Pierre Milza [dir.], L’année 1947, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 339.

[3] Le Bureau d’information des partis communistes réunit neuf partis communistes (soviétique, yougoslave, bulgare, roumain, hongrois, polonais, tchécoslovaque, français et italien). Il se fonde sur l’analyse présentée par Andreï Jdanov : le monde est coupé en deux camps, « le camp de la guerre » sous domination américaine et « le camp de la paix, de la démocratie », incarné par l’URSS.

[4] Philippe Buton, « L’éviction des ministres communistes », op. cit., p. 339.

[5] Julian Mischi, Le parti des communistes, Marseille, Hors d’atteinte, 2020, p. 356. Cette participation est justifiée depuis 1935 et le VIIe congrès de l’Internationale communiste (IC), qui encourage la stratégie de front populaire.

[6] Toutefois, le général de Gaulle refuse de lui confier un ministère sensible, à savoir ceux des Affaires étrangères, de la Défense nationale et de l’Intérieur. Le PCF reçoit alors un ministère de circonstance, dit de l’Armement.

[7] Dans un entretien au Times le 18 novembre, Maurice Thorez met en avant la possibilité d’une « voie française au socialisme. » Il souhaite rassurer l’opinion en dissociant le pouvoir communiste de la Révolution russe. Plutôt que de se référer à la dictature du prolétariat, il estime alors que la culture politique française, la lutte antifasciste et la défense des intérêts de la nation justifient l’édification d’une « démocratie populaire » en France.

[8] Dans un article du Monde du 21 janvier 1947, Jacques Fauvet fait part du soulagement des communistes de faire partie du prochain Conseil : « En s’opposant à la reconduction, ils prévenaient un danger majeur qui leur paraît voulu par “la réaction”, celui de leur isolement. »

[9] L’expression est prononcée par Winston Churchill, le 5 mars 1946, lors du discours de Fulton : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu à travers le continent ».

[10] L’expression est au cœur de la politique d’endiguement du communisme ou « doctrine Truman », présentée au Congrès des États-Unis le 12 mars 1947 par le président américain Harry S. Truman.

[11] Frank Costigliola, Explaining the History of American Foreign Relations, Cambridge University Press, 2016.

[12] Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow, Le Parti Rouge. Une histoire du PCF 1920-2020, Paris, Armand Colin, 2020, p. 118.

[13] Traduction libre de « French politicians hardly needed outside prodding to expel the Communists from the coalition in any case. », dans Irwin M. Wall, The United States and the Making of Postwar France, 1945-1954, Cambridge University Press, 1991, p. 67.

[14] Le Monde, 24 mars 1947.

[15] Voir Philippe Buton, « L’éviction des ministres communistes », op. cit., p. 340-341.

[16] La revendication principale concerne les salaires. Plus de 11 000 ouvriers votent la grève le 25 avril, et le mouvement compte plus de 20 000 grévistes le 28 avril 1947, avec le soutien désormais de la CGT. Le 1er mai donne lieu à des manifestations massives à travers le pays.

[17] Le Monde, 2 mai 1947.

[18] Archives du PCF, CC, 3 mai 1947. Lors du XIe congrès de juin 1947, Maurice Thorez renouvelle ces allusions aux « réactionnaires d’Amérique » : « Personne ne s’est réjoui plus bruyamment du renvoi des ministres communistes que les réactionnaires d’Amérique. Ils ont vu dans les événements de France, une suite logique de la politique inaugurée par le président Truman », cf. Maurice Thorez, Au service du peuple de France, Paris, Éditions du PCF, 1947, p. 43-44.

[19] Le Monde, 3 mai 1947.

[20] Comme le résume Jacques Fauvet, dans l’article « Ils entendraient obliger ainsi M. Ramadier à prendre l’initiative de la rupture », Le Monde, 3 mai 1947.

[21] Le Monde, 5 mai 1947.

[22] Philippe Buton, « L’éviction des ministres communistes », op. cit., p. 348.

[23] « Le gouvernement Ramadier continue sans les ministres communistes qui ont voté contre lui », Le Monde, 5 mai 1947.

[24] Julian Mischi, Le parti des communistes, op. cit. p. 394.

[25] Le président du Conseil ne remplace d’ailleurs pas immédiatement les ministres révoqués, mais critique le PCF à travers des allusions au « chef d’orchestre clandestin » le 3 juin pour expliquer les grèves du printemps 1947.

[26] Karel Bartosek, Les aveux des archives. Prague-Paris-Prague, 1948-1968, Paris, Seuil, 1996, p. 96, cité par Philippe Buton, « L’éviction des ministres communistes », op. cit., p. 350.

[27] Marcel Cachin, Carnets, 6 septembre 1947 : « Pas de grève générale mais que les unions départementales fassent des mouvements partiels. […] Il faut un mouvement de masse pour obliger à changer de gouvernement. »

[28] Annie Lacroix-Riz, « Un ministre communiste face à la question des salaires : l’action d’Ambroise Croizat de novembre 1945 à mai 1947 », Le Mouvement social,‎ avril 1983, p. 3-44.

[29] Ambroise Croizat, « Les raisons d’une révocation », Le Guide du métallurgiste, n° 17, mai 1947, p. 1-2. Il signe en tant qu’« ancien ministre du Travail [et] secrétaire général de la Fédération des Travailleurs de la Métallurgie ».

[30] Éric Duhamel, Histoire politique de la IVe République, Paris, La Découverte, 2000, p. 38-39.

[31] Julian Mischi, Le parti des communistes, op. cit., p. 394.

[32] La critique s’appuie sur une lettre envoyée par André Marty en octobre 1946, dans laquelle il dénonçait un « goût pour les compromis qui créent un danger de rupture avec la classe ouvrière ».

[33] De fait, ce n’est qu’un mois après cette exclusion, le 17 juin 1947, que la France accepte le plan Marshall. Cette annonce marque un tournant décisif, confirmant l’adhésion de la France au bloc occidental, tout en creusant le fossé entre la SFIO et le PCF, et à la CGT, entre la tendance unitaire et la tendance confédérée.

[34] Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow, Le Parti rouge, op. cit., p. 121.

[35] Voir Philippe Buton, « L’éviction des ministres communistes », op. cit., p. 343-345.

[36] Traduction libre de « French politicians intended to eliminate the Communists just as soon as they felt strong enough to do so. », dans Irwin M. Wall, The United States and the Making of Postwar France, 1945-1954, Cambridge University Press, 1991, p. 67.

[37] Éric Duhamel, Histoire politique de la IVe République, op. cit., p. 40.

[38] Pour un aperçu synthétique, voir Michel Winock, « 150 ans d’union de la gauche », L’Histoire, 5 mai 2022. En ligne : href="https://www.lhistoire.fr/150-ans-d’union-de-la-gauche", ou encore Cyprien Caddeo, « L’union des gauches, toute une histoire », L’Humanité, 11 mai 2022, p. 6-7.

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Pour citer cet article :
Léo Rosell, « L’exclusion des ministres communistes du gouvernement en mai 1947 », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 22 - mis en ligne le 14 décembre 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Léo Rosell
Droits :
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ISSN : 2273-1806