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Exclusion : quels processus ?
Le Narrateur, entre liberté souterraine et exclusion de soi : la poétique d’une figure de l’exclu dans Les Carnets du sous-sol de Fiodor Dostoïevski
Lilia Androsenko
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Les Carnets du sous-sol (1864), une courte nouvelle que Fiodor Dostoïevski rédige deux ans avant la publication de Crime et Châtiment, crée une poétique de l’exclusion que nous retrouverons dans les œuvres futures du romancier.

Initiée sous la forme d’un monologue-confession, la parole solitaire – exclusive dans son caractère ininterrompu mais exclu de tout échange polyphonique – du protagoniste dévoile son identité fortement contradictoire, marquée par l’idée de l’isolement et de la séparation douloureuse d’avec l’extérieur. Semblable à l’animal kafkaïen, l’homme s’enferme dans un espace de vie étriqué qui réconforte sa conscience souterraine perdue entre les principes de l’exclusion et de l’exclusivité, devenant ainsi le seul « terrier » capable d’accueillir efficacement son discours inaudible.

Si la nouvelle trouble son lecteur par des contradictions et paradoxes à perte de vue, elle interroge surtout l’une des principales ambiguïtés de la notion d’exclusion, qui concerne le positionnement identitaire des personnages face à l’autre et au monde. Ainsi, s’agit-il véritablement d’une victime de l’exclusion socio-morale ou bien du Narrateur qui s’exclue sciemment de la société qu’il désire réfuter ? En d’autres termes, ne se serait-il pas auto-exclu avant d’être exclu par un extérieur hostile ? Quel serait alors le rôle du personnage féminin qui, tout aussi exclu de la société que l’homme, continue pourtant d’interagir avec autrui ? Dostoïevski, en mettant à l’honneur le principe de l’exclusion, n’exclurait-il pas enfin ceux dont il ne partagerait pas la philosophie de vie, faisant ainsi apparaître, derrière son projet romanesque, une perspective sociétale et idéologique aux forts engagements et convictions personnels ?

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Mots-clés : Russie, xixe siècle, Dostoïevski, exclusion, monologue, espace, hétérotopie, genre, prostitution
Index géographique : Russie
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE

I. Le monologue du Narrateur : la liberté-solitude d’un discours tragique
II. Les êtres du sous-sol : la symbolique de l’espace souterrain comme moyen d’auto-fermeture
III. Le Narrateur, la prostituée et l’exclusion selon le genre
IV. Conclusion
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Quand, en 1864, Fiodor Dostoïevski écrit Les Carnets du sous-sol, l’exclusion fait déjà partie des thèmes préférés du romancier russe, qui en fait l’un des fils conducteurs de son œuvre romanesque. En tant qu’écrivain aux forts engagements et convictions personnels, Dostoïevski fait de l’idée de l’exclusion un outil de dénonciation de ce qu’il croit être un état d’erreur existentielle des êtres, autrement dit, de ce qu’il considère comme le contraire de son parti-pris idéologique, de ses convictions politiques et religieuses.

Le roman dostoïevskien développe en effet une esthétique traversée par une multitude de contradictions et de paradoxes, où l’exclusion devient l’un des éléments constitutifs des tensions intradiégétiques. Le marginal Raskolnikov, dans Crime et Châtiment, est prêt à exclure physiquement la vieille usurière, le meurtre de celle-ci lui promettant une sortie de l’état d’invisibilité sociale dont il souffre profondément. Dans L’Idiot, l’exclusion du Mychkine épileptique s’avère d’ordre à la fois médical et religieux, tout en participant au projet du romancier de peindre un « homme parfaitement beau[1] », en décalage avec le monde des convenances et des faux-semblants. Cette même idée de l’exclusion regagne le terrain politique dans Les Possédés, le roman le plus idéologique de Dostoïevski mettant en scène un groupe révolutionnaire anarchiste hors la loi qui exclut, un par un, ses opposants directs.

Les Carnets de sous-sol préparent cet engouement de Dostoïevski pour la poétique de l’exclusion, sous ses diverses déclinaisons qui initient une réflexion philosophique sur les marges. Le récit du Narrateur est rempli de contradictions : exprimant la douleur de l’isolement, sa confession révèle une posture ambiguë d’un homme qui, mis en marge de la société, cherche à s’en auto exclure. Marqué par l’introspection et la rétrospection, son discours analytique dévoile l’envie d’être vu, remarqué, reconnu par un extérieur hostile dont l’homme accuse et défie les mécanismes excluants. En prenant pour appui la nouvelle dostoïevskienne, nous engagerons une réflexion littéraire sur la poétique de l’exclusion, avec ses procédés narratifs et l’ensemble de processus et mécanismes sous-jacents qui participent à mettre en relief l’isolement tragique de soi qui s’avère impossible à surmonter.

I. Le monologue du Narrateur : la liberté-solitude d’un discours tragique

Se présentant sous la forme d’un monologue intérieur tragique, Les Carnets du sous-sol mettent en scène un récit en « je » à forte dimension libératrice, où la promesse de sincérité se heurte en permanence à une parole contradictoire – marquée à la fois par l’idée de l’isolement et de la séparation douloureuse avec l’extérieur – du Narrateur. Sa parole, puissante puisque jouissant d’une liberté absolue, est cruellement solitaire. Chaotique et discontinue, elle existe hors du monde, claustrée, inaudible et exclue de tout échange polyphonique qui entend la présence d’autrui. Habillé dans un discours monologique, le « tissu narratif[2] » dont parle Roland Barthes dans « L’effet de réel », introduit d’emblée une pensée de l’exclusion en séparant le discours de l’homme de celui d’autrui. Le Narrateur s’exprime ainsi librement mais d’une façon potentiellement inefficace : privilégiant à un dialogue un discours monologique, il démontre son incapacité à intégrer son discours dans celui des autres, son angoisse face à la menace que représente l’autre, l’extérieur, le monde en dehors de son espace de vie étriqué. Son discours est exclusif, possédant à la fois la force de s’auto exclure et se référant à l’idée d’une exclusivité, d’une domination discursive sans partage que recherche le Narrateur. Au-delà de sa dimension libératrice, la forme monologique de la nouvelle introduit l’imaginaire de la solitude, de la frustration et de l’auto-fermeture discursive face aux réseaux dialogiques du monde extérieur. Dans La Poétique de Dostoïevski, Mikhaïl Bakhtine s’attardera longuement sur la parole monologique comme expression de la solitude et de la séparation d’avec autrui dans l’œuvre dostoïevskienne, prenant la forme discursive pour un dispositif de connaissance sur le sujet.

II. Les êtres du sous-sol : la symbolique de l’espace souterrain comme moyen d’auto-fermeture

Pour pouvoir s’exprimer librement, le Narrateur choisit comme lieu de sécurité un espace de vie étriqué qui corrèle avec la forme monologique de son discours. Défini en termes de sous-sol, cet espace confiné, impénétrable depuis un extérieur nocif, emprisonne en réalité plus qu’il ne libère. Dans son lieu de vie devenu un château fort, la posture du Narrateur est paradoxale : accusant le monde extérieur de l’avoir enfermé dans un espace de vie précaire, il s’enferme volontairement dans un endroit qui réconforte sa conscience souterraine, perdue entre sa nullité et son exceptionnalité. Tel un animal kafkaïen, le Narrateur choisit un espace clos et bien étanche qui serait capable d’accueillir efficacement son discours amer et revendicateur. Son terrier devient alors le refuge poétique d’une identité à la fois rassurée par l’étanchéité des murs de son logis et angoissée par son incapacité à pénétrer avec succès dans le monde extérieur et à en faire efficacement partie.

Dans la nouvelle, l’espace souterrain qu’occupe le Narrateur surprend par la richesse des interprétations qui lui sont propres. Le caractère métaphoriquement polysémique de ce lieu se compose de diverses strates conceptuelles superposées, formant ce que le critique Vlaskin appelle le « phénomène disparate de la vie spirituelle[3] » du personnage dostoïevskien. L’étroitesse du sous-sol devient celle de la conscience souterraine du Narrateur, de son esprit fermé, étriqué, clos sur lui-même. Le sous-sol s’incruste dans sa personnalité, construit l’idée de l’exclusion et parfait sa crise identitaire, ce qu’il avoue sincèrement au lecteur : « Dès cette époque, je portais mon sous-sol au fond du cœur.[4] » Plus que jamais, l’espace devient représentatif de l’homme : désormais, le sous-sol et le Narrateur ne font qu’un.

Un autre critique de la nouvelle, Gouri Cennikov, remarque, à propos du Narrateur, son étonnant « empressement permanent de se tapir dans son coin idéologique[5] ». Insistons ici sur le mot « coin », particulièrement significatif dans la poétique de l’altérité que propose l’ensemble de l’œuvre dostoïevskienne. Analysé dans les détails par le critique Nazirov, ce terme entre en dialectique avec d’autres mots-clés dostoïevskiens comme « sous-sol », « trou », « terrier », « coquille », « impasse », formant un réseau synonymique de concepts hétérotopiques tournant autour de l’exclusion.

Ces soi-disant lieux de crise, définis par l’absence de passages, de créations et de dialogues, envahis par les sentiments d’outrage et de rancune, définissent métaphoriquement des états d’esprit destructeurs, dont celui du Narrateur[6]. L’homme tient à décrire son logis comme un lieu sans issue : « Je me suis installé chez moi, dans mon trou. J’y habitais avant, dans ce trou, mais maintenant, je m’y suis installé.[7] » Tel l’animal kafkaïen, l’homme dostoïevskien est entièrement défini par l’intériorité, d’abord celle du dedans de son sous-sol, puis celle du soliloque qui nous rend tributaires de sa conscience. Or, si la créature de Kafka se sent menacée au sein de son terrier, le Narrateur trouve rassurant les murs de son logis : le sous-sol dostoïevskien est une construction protectrice, un refuge contre un extérieur hostile qui obéit à son propre programme idéologique. Le sous-sol se rapproche ici de l’un de ses sens russes, désignant un lieu de résistance (à prendre le podpol’e comme un mouvement contre-gouvernemental), bien qu’ici cette initiative ait avorté, car elle n’est ni partagée ni entendue des autres. Son sous-sol emprisonne et sécurise à la fois : il est, en ce sens-là, fortement paradoxal.

Sa voix souterraine, contestataire, se rebelle contre la vie du dessus, mais contenue sur le papier dans les limites de l’espace souterrain, elle reste inaudible[8]. Aux revendications et attaques personnelles s’ajoute l’angoisse envahissante de l’extérieur et, comme conséquence, les échecs sociaux. Au désir d’une reconnaissance vient la haine d’autrui. Parfaitement analysée par Bakhtine, la logique de difformité, de discontinuité, de paradoxes qui traverse le discours du Narrateur crée un homme dont les traits se retrouveront dans bien d’autres personnages dostoïevskiens comme Raskolnikov, le Narrateur de La Douce. Lorsque Freud affirme, en 1923, que « le moi est avant tout corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais est lui-même la projection d’une surface[9] » ; le Narrateur se projette volontairement, et avant l’heure, dans un espace souterrain. En s’isolant du monde d’en-haut, il construit un espace monochrome, monologique qui le désunit des autres. Il n’est pas étonnant que plusieurs critiques de l’œuvre voient dans ce tragique du sous-sol une construction dystopique, qui opère en termes de déformation, décomposition et chaos. En parlant du Terrier de Kafka, Patrick Werly parle de l’inversion radicale du mouvement vers le haut par celui vers le bas. De même, le Narrateur des Carnets construit non plus « une utopie comme dans le mythe de Babel, au contraire il en creuse la fosse, il enterre le mythe[10] ».

Le critique Romèn Nazirov y voit le contraste saisissant que propose Dostoïevski entre l’utopie du courant romantique et la dystopie du mouvement réaliste, rapprochant la désillusion portée par le sous-sol à la dégénérescence du romantisme comme courant littéraire :

« L’homme souterrain est un type retourné d’un romantique-rêveur, qui crache cyniquement sur ses propres idéaux. C’est pourquoi, à la fin de sa confession, il se qualifie de “anti-héros”.[11] »

Ce contraste est pourtant tout aussi paradoxal : si un romantique est guidé par ses rêves qui l’élèvent au Ciel, les horreurs de la réalité que dénonce le Narrateur s’avèrent néanmoins illusoires car construites à l’écart du monde, en rupture avec lui. L’homme porte une dystopie dans son cœur et s’enfuit dans le monde des illusions désenchantées dont il est le créateur. Il désavoue les nouvelles idées et se désavoue lui-même. Dans son portrait fait de désillusions et de pessimisme, nous retrouvons l’échec des recherches métaphysiques nietzschéennes sur les hommes supérieurs capables de s’auto-affirmer, échec de voir naître et se développer de grandes individualités. À la place d’un surhomme, il n’y a que le Narrateur et son discours décliniste, sa solitude tragique, celle de la séparation d’avec les hommes et d’avec les dieux.

La pensée dystopique du Narrateur est soulignée par Alexandre Skaftymov, qui s’oppose, dans sa monographie sur Dostoïevski, à plusieurs critiques de l’œuvre du romancier, leur reprochant une lecture simpliste et idéologiquement orientée de la nouvelle. Comme Aleksandr Dolinin, Lev Chestov voit dans la démarche du Narrateur le renoncement aux anciens idéaux humanistes, à l’amour pour l’homme, à « un renoncement public – bien que dissimulé – à son passé[12]  », concluant avec ironie que « si, un jour, se réalise l’idéal humain du bonheur, Dostoïevski l’aura maudit par avance[13] ». Le très connu Youri Grossman qualifie les Carnets de « pamphlet méprisant sur les idéalistes et les utopistes[14] ». Or, selon Skaftymov, il s’agit bien d’une dystopie qui entre en contradiction avec les valeurs existentielles du romancier, qui proclame par ailleurs que l’utopie de l’union universelle est basée sur le principe de la foi (dont nous étudierons le développement dans la dernière partie). Selon Foucault, « les utopies consolent[15] ». Chez Dostoïevski, cette consolation est assurée par certaines femmes, que le romancier investit d’un rôle messianique, qui ne peut donc être figuré que de manière inattendue, scandaleuse même, par la prostituée Liza d’abord, dans Carnets, puis de façon plus approfondie en 1867 par Sonia dans Crime et Châtiment, enfin en 1881, par l’épouse dans La Douce.

III. Le Narrateur, la prostituée et l’exclusion selon le genre

Dans le monde romanesque de Dostoïevski, le sous-sol incarne une « anti-société[16] », un espace souterrain d’une réalité autre, tragique, destructrice et mortelle que le romancier dédie aux « petites vies », y compris aux exclues de la société, cachées de la lumière du jour dans une taverne ou un bordel. Paradoxal dans son effort à rendre le vice invisible tout en le maintenant vivant dans un espace dédié à part, l’espace souterrain qu’occupent alors les prostituées efface leur existence, et la rend possible en marge de la société. Ainsi, la prostituée Liza, dans Les Carnets du sous-sol, existe sans vivre à travers le sous-sol d’un salon privé qui isole, chez Dostoïevski, des êtres déviants.

Semblable au Narrateur, la prostituée Liza est d’abord un personnage dystopique. Elle dédouble l’homme du souterrain dans son état d’infériorité et son envie de reconnaissance. Elle partage avec lui l’espace semblable de la désillusion qui se prête à une lecture de l’esclavage. Comme le Narrateur, Liza échoue à trouver sa place véritable au sein de la société et vit son quotidien dans le silence de la résignation. Pourtant, elle refuse de s’auto exclure et d’être exclue de l’existence par le Narrateur, qui lui prédit une mort proche et un enterrement indigne. Éprouvé par la solitude, l’esprit souterrain du Narrateur salit et déforme le destin de la femme, la condamne à une mort précoce qui, sur le plan métaphorique, parlerait plutôt d’un homme enfoncé dans la tombe. Or, dans la nouvelle, Liza, qui incarne l’idéal, l’illusion et l’espoir, se prête bien à une lecture positive. Son rôle dans l’intrigue ne se résume pas à être l’auxiliaire du désenchantement du Narrateur ni à se complaire dans le vice quotidien de l’homme moderne. Sa fonction véritable dépasse l’espace prostitutionnel et souterrain, pour faire découvrir au Narrateur le monde utopique fondé sur le principe de l’Amour chrétien. La prostituée est supérieure à l’homme par sa capacité à aimer et, de façon plus générale, à éprouver un sentiment vrai face à ce que Skaftymov appelle « la gêne [litt. enchaînement] narcissique[17] » du Narrateur.

Une lecture spatiale de la nouvelle, appuyée par le concept foucauldien des hétérotopies, suggère avec insistance le renversement des espaces destructeurs marqués par la fatalité, dont le Narrateur ne saura pas se défaire. La faute incombe à l’homme, qui en porte les conséquences tragiques. Tel l’animal kafkaïen qui sera voué à disparaître, le Narrateur voit dans l’enterrement de la prostituée de Sennaïa un rappel fatal de sa propre finitude, voire de sa propre fin. La fatalité romanesque semble épargner la prostituée, tout en retombant, d’une manière subversive, sur le Narrateur. Mort avant l’heure, il accuse à tort Liza de répandre autour d’elle un amour sans amour, d’avoir perdu ce qu’il appelle « le trésor de jeune fille[18] », de corrompre enfin le mystère de l’intimité conjugale partagée, tout en se montrant lui-même incapable d’accueillir un sentiment vrai, auquel l’invite la prostituée à la fin de la nouvelle. Dans l’espace souterrain de l’homme a lieu la scène finale conçue sur un principe dualiste. À travers leur rapport sexuel, se confrontent l’esprit dystopique de l’homme et la vision utopique d’un monde mu par l’Amour de la femme, que l’homme croit avoir vaincue en lui payant le prix d’une nuit avec une prostituée. Son argent rabaisse car il accentue la vénalité de Liza, dont elle ne pourra, d’après le Narrateur, jamais sortir :

« Et ton amour, maintenant, combien est-ce qu’il vaut ? Tu es tout achetée, oui, tout entière, et à quoi sert de vouloir demander de l’amour, quand, même sans amour, on peut tout obtenir ?[19] ».

Pourtant, cette femme « écrasée, infortunée comme elle était, [s’estimant] infiniment plus bas que [le Narrateur][20] », renverse l’argument économique et moral de l’homme à propos de sa déchéance en refusant son argent, qui métaphorise son enchaînement :

« Liza, que j’avais offensée et écrasée, comprit beaucoup plus que je n’y attendais.[21] […] Les rôles avaient complètement changé et [..] c’était elle l’héroïne maintenant, tandis que moi j’étais humilié et écrasé, précisément comme elle l’avait été à mes yeux[22] ».

Liza refuse l’argent, arrêtant symboliquement de se vendre, et quitte l’espace souterrain, s’émancipant vers l’extérieur toujours angoissant et hostile pour le Narrateur : « La lourde porte vitrée qui donnait sur la rue […] s’ouvrit et se referma, de tout son poids. Sa rumeur remontait l’escalier.[23] » La prostituée emporte avec elle la promesse d’une vie meilleure pour le Narrateur qui, revenu « à demi mort[24] » dans son sous-sol, avoue avec amertume ne plus exister.

Dans l’image essentialisante – sensible au monde spirituel – de la femme, apparaît le principe unifiant de l’église chrétienne auquel Dostoïevski reste attaché durant toute sa vie. La prostituée introduit discrètement dans la vie du Narrateur les valeurs de partage, de charité et d’amour pour l’autre. En reniant cette forme de transcendance divine, l’homme refuse symboliquement de sortir de son état d’enfermement chronique. Dans son choix d’une liberté-solitude souterraine, le personnage dostoïevskien refuse toute interaction possible avec l’autre et s’exclut volontairement dans un espace de non-vie défini par une existence stérile, par un sentiment de fatalité tragique que confirmera la dernière phrase de son monologue : « Nous sommes tous mort-nés, et depuis bien longtemps.[25] »

IV. Conclusion

Traversée par une multitude de tensions intradiégétiques et des réflexions d’ordre social et métaphysique, la nouvelle dostoïevskienne crée une poétique de l’exclusion qui se décline sous une forme discursive, spatiale et genrée. Le geste narratif réinvestit le questionnement sur les marges en repensant la liberté souterraine du Narrateur sous le prisme d’une séparation radicale, à la fois recherchée et imposée, d’avec les hommes. Plus qu’une injonction sociétale, l’exclusion exprime, dans la nouvelle, une construction personnelle, un choix moral de l’individu, libre de choisir entre le Bien et le Mal, entre l’union et la séparation, enfin entre l’intégration et l’exclusion. Alors que la prostituée passe avec la société un contrat paradoxal d’insertion professionnelle et d’exclusion morale, l’isolement de soi du Narrateur exprime une volonté personnelle de dissolution de la cohésion sociale et du lien entre individus que Dostoïevski désapprouve. En confrontant le principe dialogique porté par Liza à la solitude de l’homme, la nouvelle cherche à déconstruire les théories individualistes fondées, selon le romancier, sur le culte de la séparation, de la supériorité et du profit personnel : ainsi, être citoyen, c’est suivre l’idéologie religieuse de l’homme dont les principes unificateurs nous préserveraient de la menace de l’exclusion.

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Lilia Androsenko,
CRIT (Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelle) - EA 3224 (Sous la direction de Nella Arambasin)

Haut de page NOTES



[1] Fiodor Dostoïevski, L’Idiot. Volume 2 [1869], traduit du russe par André Markowicz, Paris, Actes Sud, 2017 [1993, 2001], p. 154.

[2] Roland Barthes, « L’effet de réel » [1968], dans Gérard Genette et Tzvetan Todorov [dir.], Littérature et réalité, Éditions du Seuil, 1982, p. 86.

[3] Aleksandr Vlaskin, « Podpol’e », dans Fëdor Dostoevskij. Antologiâ jyzni i tvorčestva, disponible en ligne, date de mise en ligne inconnue, consulté le 25.03.2020 : « […] разномасштабное явление духовной жизни ».

[4] Fiodor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol [1864], traduit du russe par André Markowicz, Paris, Actes sud, 2019 [1e éd. 1992], coll. Babel p. 68.

[5] Gurij Ŝennikov, Dostoevskij i russkij realizm, Sverdlovsk, Izdatel’stvo Ural’skogo Universiteta, 1987, p. 107 : « забиться в свой идейный "угол" ».

[6] Dans Les Frères Karamazov, Aliocha dira, à propos de Rakitine : « Tant qu’il pensera aux outrages subis, il partira toujours dans une impasse. » (Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov [1879], traduit du russe par André Markowicz, Paris, Actes sud, 2019 [1e éd. 2002], coll. Babel, p. 326).

[7] Fiodor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol, op. cit., p. 14.

[8] Chez Dostoïevski, la prostituée Liza des Carnets de Sous-Sol fait des centaines de kilomètres pour venir dans la capitale de l’Empire russe depuis Riga, où elle vivait depuis toujours avec sa famille. Rejetée par son père, elle rejoint la capitale dans l’espoir de gagner de l’argent et son indépendance. Ce qu’elle croyait être la voie de l’indépendance financière devient vite une forme d’esclavage sexuel.

[9] Cité dans Béatrice Lehalle, « L’animal dans Le Terrier de Kafka, ou l’ultime combat contre la mort », dans Revue française de psychanalyse, 2011/1, vol. 75, Paris, PUF, p. 72.

[10] Patrick Werly, « Kafka, le terrier et le monde : difficiles va-et-vient », dans Les Cahiers philosophiques de Strasbourg , juin 2013, n° 33, mis en ligne le 15 mai 2019, consulté le 17 mai 2019.

[11] Romèn Nazirov, Tvorčeskie principy F. M. Dostoevskogo, Saratov, Izdatel’stvo Saratovskogo Universiteta, 1982, p. 64 : « Подпольный человек — это перевернутый тип романтика-мечтателя, цинически оплевывающего свои собственные романтические идеалы. Поэтому он сам в конце своей исповеди называет себя "антигероем".»

[12] Lev Šestov, Dostoevskij i Nicše. Filosofi â tragedii [1903], Moskva, AST, 2001, p. 53 : « Записки из подполья » есть публичное — хотя и не открытое — отречение от своего прошлого. » 

[13] Ibid., p. 55–56 : « Если когда-нибудь осуществится идеал человеческого счастья на земле, то Достоевский заранее предает его проклятью ».

[14] Leonid Grossman, PutDostoevskogo, Leningrad, Brokgauz-Efron, 1924, p. 188 : « […] презрительный памфлет на идеалистов и утопистов ».

[15] Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 12.

[17] Aleksandr Skaftymov, Tematičeskaâ komposiciâ romana « Idiot » , Léningrad, Seatel, 1924, p. 108 : « [ …] самолюбивой скованности ».

[18] Ibid., p. 128.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 157.

[21] Ibid., p. 158.

[22] Ibid.

[23] Fiodor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol, op. cit. p. 161.

[24] Ibid., p. 163.

[25] Ibid.

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Pour citer cet article :
Lilia Androsenko, « Le Narrateur, entre liberté souterraine et exclusion de soi : la poétique d’une figure de l’exclu dans Les Carnets du sous-sol de Fiodor Dostoïevski », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 22 - mis en ligne le 14 décembre 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Lilia Androsenko
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806