Laboratoire
Interdisciplinaire de
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"Sociétés, Sensibilités, Soin"
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Exclusion : quels processus ?
Où est-on quand on est en prison ?
Bertrand Kaczmarek
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Affirmer qu’on peut juger d’une société en visitant ses prisons, c’est affirmer que la pénalité manifeste la nature du lien politique. Ainsi, l’exclusion que réalise l’emprisonnement pratiqué actuellement en France traduit concrètement, par sa passivité et sa quête de neutralité, l’imaginaire du contrat social, attestant que l’abolition de la peine de mort n’a pas encore fait l’objet d’une réception pleine et entière. Incarcérer autrement, incarcérer pour inclure en condamnant non à une durée mais à une mise en action, participerait donc à régénérer la manière dont nous envisageons ce qui nous unit.

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Mots-clés : Prison, exclusion, sens de la peine, Michel Foucault, Thomas Hobbes, peine de mort, républicanisme
Index géographique : France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

I. I. Le contrat pénal
1) Qu’est-ce qu’un crime en régime contractualiste ?
2) Quelles sont alors les modalités de présence de la société ?
3) Qu’est-ce qu’une peine en régime contractualiste ?
II. La peine, lieu du commun
1) Quelle durée pour une peine en régime abolitionniste ?
2) Quel fondement politique au droit de punir ?
3) Quel contenu pour une peine inclusive ?
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Introduction 

En réaction au procès en sauvagerie que certains voudraient intenter aux « sociétés que nous appelons primitives » du fait de leur anthropophagie, Lévi-Strauss imagine « l’horreur profonde » que leur inspirerait notre système carcéral : alors qu’elles « voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit », les sociétés « comme la nôtre adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec  émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage. »[1]

Cette comparaison a le mérite d’attester que toute peine n’est pas nécessairement une exclusion, mais elle semble également affirmer que l’ostracisme serait la vérité indépassable de l’emprisonnement. Qui voudrait punir sans exclure devrait chercher uniquement du côté des alternatives à l’incarcération. Or, s’il est indéniable que le recours à la prison est excessif et injuste pour de nombreux condamnés, il n’en demeure pas moins indispensable pour d’autres, parce qu’il offre des garanties supérieures de sécurité et parce qu’il est la condition de possibilité de ces alternatives : si par exemple l’incarcération n’était pas la conséquence du non-respect des obligations qui accompagnent le placement sous surveillance électronique, alors cette mesure perdrait beaucoup de sa force contraignante. Plutôt donc que d’essayer de se convaincre de voir la mort comme une union ou une assimilation, il paraît plus sage de questionner notre capacité à proposer une incarcération alternative, qui travaillerait à opérer une inclusion véritable.

Le contenu de la peine révèle en effet quelque chose du rapport de la société à chacun de ses membres, y compris à la majorité de ceux qui n’ont jamais eu affaire à la Justice. Autrement dit la peine, telle qu’elle est exécutée, est objective et révèle la nature du lien politique qui nous unit. Il s’agit donc ici d’abord d’essayer de comprendre, à partir du mode d’organisation de la détention, comment est pensé ce « peuple français » au nom duquel est prononcée la condamnation ; et ensuite ce qu’il pourrait signifier si on en venait à emprisonner autrement.

Pour ce faire, nous envisagerons deux conceptions différentes du politique, à la manière de polarités ou de types idéaux : jamais pleinement réalisées concrètement, elles permettent cependant de s’orienter pour comprendre quel imaginaire façonne aujourd’hui la représentation de ce qui nous unit. Chacune de ces conceptions commande qu’un contenu différent soit donné à la peine : selon la nature de la vie publique libre, selon ce que signifie être citoyen en dehors de la prison, la réalité de la détention sera tout à fait différente. À l’inverse donc, observer la pratique de la pénalité révèlera quelle conception politique est à l’œuvre, c’est-à-dire lequel des deux modèles exerce l’attirance la plus forte.

Dans la première conception, la politique renvoie à l’exercice d’un pouvoir pour maintenir l’ordre. La communauté existe avant tout négativement, en tant que victime potentielle : son objectif est de ne pas souffrir et donc de neutraliser les dangereux. Le bien public par excellence est la sécurité, le moyen de l’obtenir le contrat.

L’autre pôle est celui où la politique désigne toute institution qui permet aux personnes d’exercer ensemble leurs libertés d’agir. La communauté y joue un rôle essentiel, puisqu’elle est le milieu qui éduque et qui suscite cette action commune. Le bien public par excellence est la participation de chacun à la vie civique, le moyen de l’obtenir est l’attachement symbolique, ou le rassemblement autour d’une recherche d’un sens commun.

Notre hypothèse est la suivante : l’abolition de la peine de mort était censée mettre fin à une peine pensée comme exclusion, et devait ainsi faire basculer l’ensemble de l’édifice pénal vers une pénalité à la teneur politique maximale. Or, la réalité de l’exécution des peines, y compris des plus courtes d’entre elles, atteste de l’adoption du premier modèle, politiquement minimaliste. L’exclusion des condamnés serait ainsi l’indice de l’expulsion du commun hors de notre vie sociale.

Autrement dit, il s’agit ici de répondre à la question « où est-on quand on est incarcéré ? » : à l’extérieur (modèle minimaliste) ou à l’intérieur (modèle maximaliste) de la République ?

I. Le contrat pénal

Le modèle envisagé ci-dessous représente le système pénal que commande une société fondée sur un imaginaire contractuel. Diverses déclinaisons existent du contrat social, mais l’ascendance serait ici plutôt hobbesienne, parce que ce philosophe anglais est le seul des contractualistes à accorder une place conséquente à la violence que pourraient exercer les citoyens les uns envers les autres. Selon cette formule, chaque citoyen se représente son appartenance à la société comme le moyen de recueillir un certain nombre d’avantages, au premier rang desquels figure la sécurité, bien pour lequel il consent à s’empêcher de nuire aux autres signataires. Dès lors, chacun attend une prestation de ses concitoyens – même s’il ne s’agit que d’une abstention – et doit être indemnisé si quelqu’un manque à ce qui lui est dû. Le fait que les individus se considèrent liés les uns aux autres par un contrat[2] va décider tout à la fois de ce que signifie transgresser la loi, de la manière dont cette transgression affecte la société, et par ricochet, du contenu de la peine.

1) Qu’est-ce qu’un crime en régime contractualiste ?

Il s’agit d’un « investissement en illégalité », selon l’expression de l’économiste Gary Becker[3]. Dit autrement, cela signifie que la question qui habiterait le candidat à la délinquance avant le passage à l’acte serait : cela en vaut-il la peine ? La réponse dépendrait du calcul mettant en balance les bénéfices escomptés en cas de réussite, et la souffrance éprouvée en cas de condamnation. Le point important à saisir est que dans ce cas, il n’y a aucune différence de nature entre un litige civil (dégrader accidentellement la propriété d’un voisin) et un délit pénal (le violenter), le premier absorbant le second : le crime ou le délit est essentiellement une affaire privée entre deux individus, l’agresseur et l’agressé. Nonobstant la prise en compte du risque de récidive évoquée ci-dessous, l’investissement public de la pénalité serait donc illégitime, et la forme idéale de la justice serait plutôt l’arbitrage, soit l’accord trouvé entre deux acteurs privés au sein duquel l’arbitre n’est représentatif de personne d’autre que de lui-même : autrement dit, une justice dans laquelle la société ne joue qu’un rôle accessoire.

2) Quelles sont alors les modalités de présence de la société ?

Dans ce modèle, la société n’apparaît dans le processus judiciaire que sous trois aspects : d’abord, son bras armé rend possibles le jugement et la sanction : la victime a besoin que la force publique arrête l’agresseur et le contraigne à supporter les conséquences de ses actes ; ensuite elle représente le bénéfice que celui-ci perd à transgresser la loi : comme au hockey, il est exclu du jeu pour avoir refusé de respecter les règles[4]. Enfin et surtout, la société est l’association des victimes potentielles du récidiviste, c’est-à-dire qu’elle est constituée par le risque qu’elle supporte d’être agressée : le crime n’est une réalité publique que dans la mesure où il pourrait frapper d’autres individus privés. Plus exactement, ce n’est pas le crime lui-même mais la dangerosité dont il atteste qui est publique. Ce dernier point revêt une force considérable : c’est la peur qui constitue le moteur de l’association politique, ce qu’illustre le fait que la communauté nationale est apparue ces dernières années principalement à l’occasion des attaques terroristes et de la pandémie.

3) Qu’est-ce qu’une peine en régime contractualiste ?

Résumons : le crime est une affaire substantiellement privée, qui ne devient publique qu’à mesure que son écho menace la sécurité collective. Ces deux caractères déterminent le type d’exclusion que doit réaliser la peine : sa dimension privée exclut toute perspective éducative ; l’impératif de prévenir le risque de réitération tend à l’élimination.

Premièrement donc, la pénalité ne relève pas de l’éducation. La peine de l’arbitrage n’est en effet rien d’autre qu’une indemnité versée en dédommagement du non-respect du contrat, que le moyen de restaurer l’équilibre mis à mal par la violation de l’engagement. Autrement dit, l’évocation du modèle de l’arbitrage veut rendre compte d’une justice de l’avoir[5], où l’on cherche à équilibrer les pertes et les gains. Que dans le domaine pénal cette restauration soit alors moins affaire d’argent que d’honneur et de souffrance n’y change rien : le crime ou le délit a diminué voire anéanti autrui, il convient donc que la peine fasse éprouver une souffrance à peu près égale[6]. Cette équivalence est recherchée dans la plus ou moins longue mise à l’écart, le mal infligé consistant dans la privation de la vie sociale libre.

Un élément est cependant capital : en transgressant la loi, le condamné a contracté le devoir de souffrir, mais absolument pas celui d’être enseigné. Se trouver en position défavorable dans un litige commercial n’autorise en aucune manière l’autre partie à nous faire la leçon. Tout ce qui relève de cette tentative de gouverner les esprits et les corps par ce qu’on adjoint à la sanction est dénoncé par Foucault sous le terme « pénitentiaire »[7]. L’ensemble est parfaitement cohérent : l’objectif de l’individu étant d’être aussi peu gouverné que possible, il convient de contenir au maximum la tendance du pouvoir à s’étendre, et notamment à s’immiscer dans la relation entre le coupable et la victime pour en faire une occasion de gouvernementalité. Il faut lutter contre la bonne aubaine que le crime représente pour le pouvoir : la peur et la vulnérabilité de la population le rendant plus évidemment nécessaire, elles lui offrent de s’étendre au-delà du seul maintien de l’ordre.

Cependant, et c’est le deuxième axe qui structure la pénalité contemporaine, ce refus de l’éducatif est tendanciellement éliminatoire. Le nécessaire recours à la force publique ravale l’arbitrage au rang d’utopie. La peur de la récidive fera toujours de la peine une propriété du pouvoir, et la retenue dont celui-ci fait montre à l’intérieur de la peine (en vertu de l’interdiction qui lui est faite de discipliner) n’est en rien synonyme d’un adoucissement de la pénalité, et se marie au contraire très bien au populisme pénal[8] : parce que l’objectif unique est la prévention de la récidive, l’inflation gagne le prix à payer pour commettre certaines infractions[9]. Mais du moment que l’emprisonnement demeure exclusivement la privation de la liberté d’aller et venir, peu importe que le nombre d’années augmente. Cet alourdissement des peines est ainsi appelé par cette privatisation de la pénalité : dès lors qu’elle n’est plus portée par un projet commun au sein duquel le coupable a sa place, dès lors que l’indice déterminant est la souffrance de la victime – et des victimes potentielles d’une hypothétique récidive – rien ne fait plus barrage à ce que la pénalité soit pensée avant tout comme une modalité d’élimination. En effet, si le contrat social n’a d’autre visée que la sécurité, comment la peine pourrait-elle être davantage qu’une mesure sécuritaire ?

C’est de cet étrange alliage fait du souci de préserver les condamnés de l’emprise et d’un durcissement constant de la situation pénitentiaire qu’est composé la prison française aujourd’hui, réunissant en quelque sorte Hobbes et Foucault sous le même toit surpeuplé.

Concrètement, cela signifie qu’afin qu’ils soient aussi peu gouvernés que possible, de plus en plus de droits individuels ont été reconnus aux détenus pour les préserver de l’emprise : abandon de la censure, du costume pénal, entrée de l’avocat en commission de discipline, création d’unités de vie familiale permettant aux condamnés de recevoir leurs familles, à défaut d’un contrat de travail création d’un « acte d’engagement », etc. Mais parallèlement à ces avancées juridiques, afin de garantir la sécurité du plus grand nombre, la tendance éliminatoire se fait toujours plus lourde : accroissement permanent (à l’exception du début de la crise de la COVID) du nombre de détenus, allongement des peines, instauration de mesures de sûreté permettant d’emprisonner alors même que la peine est terminée, recherche constante des moyens de renforcer « l’arsenal pénal »[10], etc.

Ce mouvement contradictoire paraît incompréhensible et est trop rapidement ramené à la tension qui lie les fonctions de garde et de réinsertion dévolues à l’institution. Il n’en est rien. La réinsertion ne s’arrête pas à la reconnaissance de droits individuels, pas plus que la garde n’implique une fuite en avant sécuritaire. Cette association des contraires est en réalité parfaitement logique : qui pourrait sérieusement imaginer une société qui punisse avec retenue tout en se refusant à éduquer ? La modération des peines dépend très largement de l’espoir de ne pas être à nouveau mis en danger. Or, cet espoir ne peut être placé que dans l’éducation ou la neutralisation. Il est impossible qu’une société renonce aux deux à la fois. Exiger avec Foucault que le sujet souverain soit préservé de toute visée éducative, c’est nécessairement l’exposer à être éliminé, c’est-à-dire à être neutralisé pour des périodes de plus en plus longues. À partir du moment en effet où l’imaginaire politique renvoie à une association dont l’objet principal est qu’on me fiche la paix, à partir du moment où on n’attend ni n’espère rien de moi, il n’y a rien à attendre ni à espérer des autres, et quiconque peine à respecter cette abstention doit être exclu durablement.

Ainsi donc la pénalité française contemporaine, cette forme d’exclusion apparemment si contradictoire, en même temps neutre et tendanciellement éliminatoire, est la manifestation concrète de la représentation de notre communauté politique à travers le prisme unique du contrat et donc de l’intérêt. L’incarcération révèle la réversibilité du lien qui unit chaque citoyen à la société : dans ce modèle, toute condamnation est un pas en direction d’une déchéance symbolique de nationalité. Dès lors, quels pourraient être les principes d’une incarcération qui au contraire soutienne et témoigne d’une conception politique différente, consacrant un lien moins contingent entre les citoyens ? Comment penser un emprisonnement dont la finalité serait réellement l’inclusion au sein de la communauté ?

II. La peine, lieu du commun

Il est remarquable que Levi-Strauss n’ait pas comparé les peines capitales entre elles, l’anthropophagie d’un côté, et la guillotine de l’autre, mais qu’il ait choisi l’emprisonnement comme emblème de la pénalité française. La distinction aurait pourtant, en pointant l’écart entre deux manières de tuer – l’une inclusive, qui réalise l’assimilation de celui qu’on juge menaçant, et l’autre qui expulse définitivement hors du corps social – abouti à la même opposition qu’il met en lumière. Or, s’il ne dit rien de la peine de mort, ce n’est probablement pas pour des raisons statistiques, c’est-à-dire ce n’est pas seulement parce qu’il y avait à l’époque beaucoup plus de condamnations à la prison qu’à la mort, mais parce que celle-ci orientait celle-là.

Cela signifie que l’emprisonnement devrait être en pratique tout à fait différent selon que le pays dans lequel il a lieu est ou non abolitionniste. Refuser la peine de mort, c’est en effet affirmer que chaque citoyen a vocation à retrouver pleinement la communauté, et c’est donc considérer d’une part que cette exclusion ne peut être que temporaire, et d’autre part et surtout qu’elle est finalisée par cette réintégration, ce que doit traduire le déroulement concret de la peine.

1) Quelle durée pour une peine en régime abolitionniste ?

Le premier point a été consacré par la justice européenne qui impose que soit accordé aux condamnés à perpétuité le droit de solliciter un aménagement de peine[11]. Cette interdiction de la « perpétuité réelle » signifie que, même s’il doit attendre pour cela 30 ans, tout condamné doit pouvoir demander une libération conditionnelle, parce que le priver de l’espoir que cette exclusion se termine un jour constituerait un traitement inhumain et dégradant. Le symbole est important, qui interdit de remplacer terme à terme la peine de mort par l’emprisonnement à vie, mais il demeure très limité s’il ne concerne que la situation des quelques personnes condamnées à perpétuité. Il est par ailleurs intéressant de relever que la motivation de la cour se place plutôt dans une perspective psychologique que politique : le devoir n’est pas pour la communauté de réintégrer un de ses membres mais de veiller à ne pas le désespérer. Il n’y a d’ailleurs aucune obligation à son retour : seul importe l’espoir de celui-ci.

Ce symbole est donc impuissant à endiguer l’alourdissement incessant des condamnations qui n’est rendu possible que par le caractère fantasmatique du quantum des peines : 25, 30 ans, perpétuité… tout ceci est irréel, parce que les vies sont infiniment moins solides que les nombres. Il faut bien moins de temps pour les détruire. C’est ce dont témoigne la lettre publiée par les détenus de la maison centrale de Clairvaux en 2006, qui réclamaient le rétablissement de la peine de mort, dénonçant par-là la recomposition masquée de la peine capitale sous les espèces des longues peines. Refuser la peine de mort devrait donc entraîner, sur le plan temporel, une modération des peines criminelles. Mais c’est également le contenu de la peine d’emprisonnement qui devrait traduire l’abolition.

2) Quel fondement politique au droit de punir ?

Si la peine est bien finalisée par la restauration d’une vie authentiquement civique, il ne peut plus être question, comme dans le modèle contractualiste, de punir en se parant de neutralité. La peine ne peut plus relever du troc et de l’avoir, mais doit rendre chacun capable d’exercer sa citoyenneté. Ce terme est à entendre bien au-delà du juridique, c’est-à-dire qu’il est nécessaire mais très insuffisant que les détenus puissent voter effectivement. Est vraiment citoyen celui qui non seulement fait l’expérience de la commune appartenance mais qui en vit, car c’est ultimement à la négation de celle-ci que peuvent être rapportés tout crime et tout délit.

Il s’agit ici de tirer les conséquences de la manière dont les vies sont tissées ensemble. Un exemple en est fourni par l’incarnation de chaque sujet : mon vécu corporel est toujours habité par l’altérité, notamment parce que je n’éprouve jamais mon corps immédiatement, mais toujours à travers une médiation culturelle, une représentation commune que j’incorpore à mon insu. La présence des autres en moi s’effectue selon tant de modalités différentes qu’il est impossible de les énumérer, et donc qu’il est tentant de les oublier. Leur rappel est en outre souvent considéré comme un moyen de diluer la responsabilité (expliquer la pluralité de la personne serait l’excuser), alors qu’à un niveau plus profond, lorsqu’on cherche à fonder cette responsabilité ontologiquement, cet enchevêtrement des existences révèle au contraire que la source de l’obligation est bien antérieure à la loi, qu’elle se situe dans l’existence même, de laquelle on ne peut se défiler. L’exclusion totale est impossible : l’institution ne peut la prononcer parce que le condamné fait partie d’une multitude d’autres existences, et c’est pour cette même raison que lui-même ne peut s’en tenir à considérer avec suffisance qu’il aurait « payé sa dette »[12].

C’est donc dans l’approfondissement d’une dépendance réciproque que s’ancre la découverte de l’engagement auquel chacun est obligé du simple fait qu’il existe. Le contrat n’institue pas l’obligation, il ne fait que la révéler ou la formaliser. Elle lui préexiste, parce que l’appartenance sociale est originaire. L’exclusion n’a en effet pas du tout le même sens selon qu’on considère que l’humain est ou non un animal politique. S’il ne l’est pas, l’exclusion est une option parmi d’autres, du genre de celle qu’un contrat peut tout à fait prévoir. S’il l’est, elle constitue une violence qui atteint l’être même de celui qui la subit.

3) Quel contenu pour une peine inclusive ?

Cependant, la découverte de cet engagement requis ne peut pas plus être le fruit de l’oisiveté organisée actuellement en détention que d’hypothétiques leçons de morale. Si c’est bien de vivre qui oblige, et si c’est bien une justice de l’être qu’il faut instituer, alors la prison doit être un lieu de vie, et alors seulement l’abolition de la peine de mort deviendrait pleinement effective.

Dès lors, une activité quotidienne, exigeante et signifiante, doit être opposée à la passivité neutre, ce qui implique qu’on doit condamner à une action avant de condamner à une durée, de la même manière que dans l’obligation scolaire, c’est le contenu des enseignements qui détermine que l’on doit étudier jusqu’à 16 ans, et non le contraire. Puisque l’intéressé est engagé envers la communauté et réciproquement, il est impossible de l’abandonner à une oisiveté sous prétexte de neutralité. Non que la peine le dépossède de sa souveraineté, mais plutôt qu’elle lui révèle que cette souveraineté n’a jamais été qu’illusoire. Et inversement, la peine doit être l’occasion pour la communauté d’abandonner son rêve d’une souveraineté qui serait capacité de se défaire comme elle le souhaite de certains de ses membres.

Or, dire que la peine doit être une mise en activité va bien au-delà de proposer à tous (ce qui n’est même pas le cas actuellement) un travail à peu près dénué d’intérêt, consistant par exemple à clipser des pièces les unes dans les autres. En conséquence de cette dépendance ontologique évoquée plus haut, on peut en effet distinguer l’activité de l’occupation selon qu’est ou non favorisée une expérience riche du commun. Car il ne s’agit pas seulement de relever que les autres sont présents en moi, mais d’éprouver qu’ils me rendent plus ou moins capable, via les relations interpersonnelles, mais également par une forme de présence institutionnelle[13]. Cela signifie que le commun se manifeste entre autres de manière invisible, par le langage et la culture notamment. Autrement dit, il ne suffit pas de réunir des détenus pour favoriser cette expérience, et si elle n’est pas portée par un projet fécond, cette réunion est plutôt de nature à produire le contraire, ainsi que l’attestent les heures vides passées à ressasser ensemble à l’étage la chronique carcérale de l’établissement et les affaires pénales des uns et des autres. Il ne s’agit donc plus d’échanger souffrance contre souffrance, mais d’appeler à une mise en action des condamnés par des activités qui rendent capables. 

Or, examinées sous cet angle, les détentions françaises donnent essentiellement le spectacle de l’oisiveté, ou au mieux de l’occupation. Si chaque institution peut être évaluée à l’aune de la question « de quoi rend-elle capable ? », alors la réponse, concernant la prison contemporaine, est terrible. Bien que la loi pénitentiaire de 2009 ait prévu en son article 27 l’obligation timide pour les condamnés de participer « au moins à une activité », non seulement cette contrainte est dénuée d’effectivité, mais la voie dans laquelle est recherché ce développement des occupations est toujours plus marquée par la contractualisation. Le procédé accordant un avantage en échange d’un effort est probablement aussi ancien que la prison et partiellement nécessaire, mais jamais celui-ci n’avait été à ce point formalisé explicitement. C’est ce que donnent à voir notamment les modules de respect, unités au sein desquelles les détenus bénéficient de conditions plus favorables (encellulement individuel avec parfois mise à disposition de sa clé de cellule en journée, surcroît d’activités, etc.) en échange d’un comportement irréprochable (absence d’insultes à l’égard des personnels et des codétenus, entretien de la cellule, absence de trafic, etc.). Le marché est énoncé clairement à l’arrivée de l’intéressé qui doit signer son engagement, et tout manquement sérieux entraîne un retour en détention « classique ». Or, le dispositif n’est proposé en pratique qu’aux détenus ayant déjà un comportement conforme aux attentes, soit à des personnes qui n’ont rien à apprendre de ce régime : c’est donc bien le premier modèle politique qui est mobilisé ici, expulsant, par un processus de polarisation[14], tous les autres détenus dans l’espèce de non-lieu que constituent les détentions contemporaines, particulièrement en maison d’arrêt.

Conclusion 

Où est-on alors lorsqu’on est incarcéré ? La réponse dépend de la manière dont est pensé le lien politique. Si celui-ci ne désigne qu’un rapport contingent motivé par le seul intérêt, alors l’emprisonnement paraît se dérouler en marge de la société, à l’image des nouveaux établissements pénitentiaires construits de plus en plus loin des centres urbains. L’incarcération est conçue comme une mise à l’écart destinée à ce que le détenu calcule s’il souhaite ou non reprendre le jeu social. Dans ce modèle, le condamné semble exclu du commun mais en réalité c’est le commun lui-même qui est absent de la société libre au titre de valeur reconnue ou d’opérateur politique. L’indice de cette carence est le déficit symbolique profond dans lequel s’exerce la peine qui n’apparaît que comme une mesure de protection, une tactique de réduction des risques. Et s’il est vrai qu’on peut juger d’une société en visitant ses prisons, alors l’oisiveté et la passivité qu’on constate en détention illustrent la pauvreté désincarnée et abstraite de notre vie politique. Cette absence du commun, cette carence symbolique, font de la détention un espace de rétention plutôt qu’un lieu de vie et de justice : littéralement, un non-lieu. On est alors amené à préciser la réponse, rejoignant l’expérience sensible de quiconque a évolué en prison, à quel titre que ce soit : lorsqu’on est incarcéré, on est nulle part.

Il n’y a cependant ici aucune fatalité, et un enrichissement de notre conception du politique peut être initiée par une pratique autre de l’incarcération qui se montrerait enfin fidèle à l’abolition de la peine capitale. Cela signifie que l’emprisonnement doit être pensé comme une modalité d’un processus d’inclusion, qui ne se contente pas, comme en régime contractualiste, d’envisager une réinsertion socioprofessionnelle, mais qui assume la peine comme une épreuve politique, par laquelle non seulement le condamné est dépossédé de son droit à l’oisiveté et à la passivité, mais l’institution elle-même est privée de son droit à la neutralité (il s’agit en principe d’un devoir, mais il est vécu comme le droit pour elle de se montrer indifférente au sort existentiel des détenus, le droit de ne pas assumer sa vocation éducative). Ainsi, en devenant une mise en action (et pas seulement une mise au travail) offrant matière à réflexivité, la peine installerait enfin la prison au sein de la République, tout en donnant un peu de chair au lien politique.

Haut de page AUTEUR

Bertrand Kaczmarek,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”, UMR 7366 uBFC/CNRS (Sous la direction de Jean-Philippe Pierron)

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[1] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Pocket, 1984 (1955 pour la 1e éd.)

[2] Précisément, les parties ne contractent pas entre elles, mais avec Léviathan. Pour indirect qu’il soit, il n’en demeure pas moins que le lien qui existe entre les citoyens est contractuel. Une image de cela est le transport public : chacun contracte avec la société de transports, mais cela n’en crée pas moins un collectif à l’intérieur du véhicule au sein duquel chacun est fondé à exiger un certain comportement des autres passagers.

[3] Gary Becker, « Crime and punishment: an economic approach », Journal of Political Economy, 1968, vol. 76 (2), p. 196-217. 

[4] La polémique suscitée en août 2022 par la possibilité pour quelques détenus de faire un tour de karting dans la prison de Fresnes illustre parfaitement ceci : en amenant le divertissement à l’intérieur, on viderait l’exclusion de son sens.

[5] Sur la distinction entre justice de l’être et de l’avoir, voir Antoine Garapon, « Justice caught between being and having », The International Journal of Restaurative Justice, 2022. href="https://www.elevenjournals.com/tijdschrift/TIJRJ/2022/2/TIJRJ-D-22-00029".

[6] « Il n’y a que la loi du talion bien comprise, qui, à la barre du tribunal (non dans les jugements privés), puisse déterminer la qualité et la quantité de la punition. », Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, I. Doctrine du droit. Œuvres philosophiques, III, Gallimard, 1986, §49, 5e appendice.

[7] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 287-288

[8] Voir Denis Salas, La volonté de punir : essai sur le populisme pénal, Paris, Fayard, 2005.

[9] Voir par exemple la loi « Three strikes and you’re out » adoptée en 1994 en Californie qui prévoit 25 ans d’emprisonnement ou même perpétuité pour qui comparaît pour la troisième fois devant le tribunal.

[10] Selon l’expression employée dans la proposition de loi n° 3840 du 9 février 2021 visant à renforcer l’arsenal pénal contre l’inceste .

[11] CEDH, Arrêt Vinter et autres c. Royaume Uni, 2013.

[12] Un extrait du documentaire La liberté résume cette alternative entre deux conceptions de la justice et du politique. Au centre de détention de Casabianda, lors du repas de réveillon, un détenu annonce aux autres que c’est son dernier Noël en prison, qu’il a désormais « payé sa dette ». Un autre conteste en faisant valoir que c’est précisément le jour de sa sortie que débutera sa responsabilité, Guillaume Massart, La liberté, Triptyque films, 2019.

[13] Ce thème est abondamment travaillé par Paul Ricœur. Voir notamment Le juste I, Paris, Points, 2022 (1995 pour la 1e éd.), p. 46-59.

[14] Voir Bertrand Kaczmarek, « Vers une contractualisation de la détention ? », Les Cahiers de la Justice, 2021/4 (N° 4), p. 625-634. DOI : 10.3917/cdlj.2104.0625.

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Pour citer cet article :
Bertrand Kaczmarek, « Où est-on quand on est en prison ? », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 22 - mis en ligne le 14 décembre 2022, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Bertrand Kaczmarek
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806