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L’engagement : II - L’engagement apolitique est-il possible ?
Penser la facilitation comme un levier d’engagement collectif pour la transition écologique des entreprises, une enquête de terrain
Valentine Levacque
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

La facilitation est-elle un levier d’engagement individuel et collectif ? C’est en tant que méthode de gestion visant l’animation d’un groupe en intelligence collective que la facilitation est ici étudiée. Notre réflexion philosophique s’appuie sur un terrain d’étude : la première édition de la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC) en 2021-2022 en tant qu’elle se présente comme une expérience pour développer notre pensée, et ne préjuge en rien des évolutions possibles de la CEC. Comment réussir à créer l’engagement des cent chefs d’entreprises présents ? La facilitation sera analysée comme une méthode déterminante pour créer l’engagement, puis nous penserons l’aide entre pairs permise par l’animation facilitée. Enfin, le travail collectif des participants sera saisi du point de vue de la critique du cadre institutionnel économique classique.

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Mots-clés : Facilitation, engagement, entreprise, participatif, convention des entreprises pour le climat (CEC)
Index géographique : France
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

I. La facilitation : une méthode déterminante pour créer l’engagement des participants
1) Faire corps pour créer le collectif
2) Faciliter : le maitre mot de l’animation ?
II. L’aide entre pairs : le modèle d’un mouvement en émergence
1) Les camps de base : terre d’émergence du travail participatif
2) Les dirigeants d’entreprise : de participants à pairs
III. Critique du travail collectif, prisonnier du cadre institutionnel économique classique
1) La fracture désolante du « monde de l’entreprise » face aux connaissances scientifiques et académiques déjà présentes
2) La notion de l’engagement politique polémique
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À partir de recherches de terrain menées en 2021-2022 et fondées sur la méthode de l’observation ethnologique lors de la première édition de la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC), je réfléchis à la question de l’engagement collectif de dirigeants d’entreprises. Dans ce cadre, ils sont 150 dirigeants à avoir choisi de se mobiliser afin de repenser leur modèle économique en vue de répondre aux objectifs de l’Accord de Paris, traité international juridiquement contraignant sur les changements climatiques, signé lors de la COP 21 de Paris en 2015. À l'initiative de cette première édition de la CEC se trouvent Eric Duverger, ex-collaborateur Michelin, Armelle du Peloux, consultante en management et Yannick Servant, venu du monde des startups, avec pour but de « réconcilier l’économie et le vivant »[1]. Cette démarche rompt d’emblée avec l’expérience classique de la facilitation au sein des entreprises. Normalement, l’engagement ne vient pas des participants eux-mêmes, mais de leurs supérieurs hiérarchiques : ceux qui ont les moyens et l’autorité financière et temporelle de faire appel à une tierce personne pour venir animer un atelier ou une démarche de processus collaboratifs. Au contraire, dans le cadre de la CEC, ce sont les dirigeants d’entreprises eux-mêmes qui ont décidé d’être accompagnés pendant huit mois pour modifier leur modèle d’affaires. Le site internet de la CEC les présente comme :

« des femmes et des hommes de 26 à 63 ans qui viennent des quatre coins de la France et d’ailleurs. Leurs entreprises emploient ensemble plus de 250 000 collaborateurs et réalisent plus de 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires. De la bière aux semi-remorques, de la petite enfance à l’éducation de cadres supérieurs, de la mode au rugby professionnel, les secteurs présents sont à l’image de l’économie française : extrêmement diverse, dynamique, pleine de ressources. »

Il était alors légitime de se poser la question suivante : comment la facilitation peut-elle être au service de la transition écologique en favorisant l’engagement collectif de dirigeants d’entreprise ? Pourtant, suite aux observations de terrain, la problématique s’est transformée. Nous constatons dans cette expérience – qui ne préjuge en rien des évolutions possibles de la CEC – une ambiguïté éthique de la CEC, tant au niveau de son animation que de la vertu de ses finalités. Jusqu’où l’animation facilitée de la CEC n’a-t-elle pas permis d’aller pour sortir du cadre institutionnel économique classique ?

L’enquête au sein de la première édition de la CEC veut précisément (I) saisir comment la facilitation est pensée comme une méthode déterminante pour créer l’engagement des participants, puis (II) dépasser l’animation facilitée pour se concentrer sur l’aide entre pairs constituant le modèle d’un mouvement en émergence et enfin (III) proposer une analyse critique du travail collectif des participants qui reste prisonnier du cadre institutionnel économique classique.

I. La facilitation : une méthode déterminante pour créer l’engagement des participants

Dès le début du projet de la CEC, il n’est pas clair du tout que les participants sachent travailler ensemble. La CEC a l’ambition de proposer aux participants de travailler collectivement pour changer ensemble leur « grille de lecture du réel ». Mais comme en témoigne un des animateurs lors des instructions données aux bénévoles[2] :

« toute la CEC est réglée militairement et là les participants doivent travailler en collaboratif. Or, travailler en collaboratif c’est une compétence à acquérir. On espère que le chaos va s’organiser, il faut vraiment se dire que c’est un terrain d’expérimentation pour eux ».

Ce verbatim illustre le côté très novice et néophyte des participants en termes de compétences collaboratives. Pourtant, le parti pris par les organisateurs est de « faire confiance au processus » pour que les participants puissent travailler ensemble. L’acculturation sera guidée par les animateurs. Ainsi, les participants, qui sont des chefs d’entreprises qui ne se connaissent pas à l’origine et viennent de divers horizons, vont devoir apprendre en faisant.

1) Faire corps pour créer le collectif

Tous les jours des sessions, des temps d’introduction sont organisés pour présenter le programme de la journée. Lors de ces temps d’introduction, tous les participants sont sans cesse sollicités pour former un tout. Par exemple, la mobilisation du corps est beaucoup utilisée dans une pédagogie « tête-corps-cœur » : il n’est pas question de ne mobiliser que le côté intellectuel et cérébral des participants mais de les inviter à cheminer en s’engageant tout entier. La puissante physique et corporelle est un élément très investi par la CEC : à mon sens, elle permet de symboliser la mise en action. Ainsi, des moments pour « se donner de l’énergie » sont organisés en séance plénière. Par exemple, des animateurs, qui sont sur scène et viennent de finir leur présentation, invitent les participants assis dans l’amphithéâtre, à se mettre debout, les pieds à la largeur des épaules et à « ouvrir leur chakras pour s’énergiser ». Souvent accompagnés de musique, les animateurs enjoignent les participants des plénières à commencer à danser de manière individuelle puis peu à peu en mouvement avec leur voisin. Je cite « pour faire corps ». Nous voyons dans cette démarche la volonté de toujours rappeler d’être solidaires, unis, en harmonie et en soutien les uns avec les autres.

Par ailleurs, afin de favoriser l’engagement, les participants assistent aux mêmes conférences et visionnent les mêmes films et documentaires. Dans un premier temps, chaque participant a ainsi le même niveau d’information que son voisin et dans un second temps, une émotion commune est permise avec un partage de cette émotion lors des temps « récréatifs » (les soirées organisées par la CEC, les repas, les pauses, etc). Je pense notamment au visionnage en avant première du film Une fois que tu sais d’Emmanuel Cappellin lors de la première session de Paris dont le synopsis est :

« Confronté à la réalité du changement climatique et à l’épuisement des ressources, le réalisateur prend conscience qu’un effondrement de notre civilisation industrielle est inévitable. Mais comment continuer à vivre avec l’idée que l’aventure humaine puisse échouer ? En quête de réponses, il part à la rencontre d’experts et de scientifiques tels que Pablo Servigne, Jean-Marc Jancovici ou Susanne Moser. Tous appellent à une action collective et solidaire pour préparer une transition la plus humaine possible. »

À la fin de la projection, les participants étaient en pleurs dans les bras les uns des autres, secoués par la peur de l’avenir et en même temps convaincus qu’il faut agir, ensemble car sinon “on va tous mourir, ensemble”.

2) Faciliter : le maitre mot de l’animation ?

De même, dans les sous-groupes appelés « camps de base » dans lesquels sont répartis les 150 dirigeants (dix dirigeants en moyenne et leur « planet champion », soit des sous-groupes de vingt participants en moyenne), la méthode de pédagogie « tête cœur corps » est aussi utilisée. Les organisateurs de la CEC qualifient les sous-groupes d’« espace de créativité et de coopération dans un cadre de confiance ».

Ce cadre ce sont les animateurs qui en sont les garants. Qui sont ces animateurs ? Il s’agit d’un binôme composé d’un coach et d’un facilitateur. Ils sont là pour accompagner le sous-groupe dont ils ont la charge. À l’origine du projet, seuls des facilitateurs devaient être animateurs, mais la première session de la CEC visait la « transition intérieure du dirigeant comme vecteur clef de changement de son entreprise, il fallait aller chercher les vecteurs émotionnels des dirigeants, c’est pour ça que les coachs sont arrivés » nous explique après coup la responsable des animateurs et facilitatrice de l’équipe cohérence du projet. « Un facilitateur tout seul ça ne va pas le faire, s’il faut en plus prendre soin des autres c’est mort » ajoute-t-elle pour expliquer le duo qui allait se créer pour animer les camps de base.

La CEC pose le présupposé suivant : le collectif ne peut pas fonctionner seul. Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises lors de notre terrain, les participants des camps de base peuvent être dissipés au sens où lorsqu’ils se retrouvent, ils sont animés par le besoin de continuer leurs échanges, de partager entre eux leurs ressentis sur ce qu’ils viennent de vivre ou encore d’échanger de manière informelle. Pourtant le cadre donné en camp de base pour le travail collaboratif est très clair : ce sont des espaces de travail encadrés, devant répondre aux attentes de la CEC. Ainsi, pour tenir ce cadre, la présence du binôme coach / facilitateur est déterminante dans la démarche de la formation et du maintien du collectif engagé. En effet, c’est à ce binôme que revient la charge de donner la dynamique de groupe, de rythmer les temps en camp de base, de donner les consignes des ateliers et bien sûr de les animer. Plusieurs binômes interrogés affirment que « l’entière responsabilité du déroulé du processus repose sur eux ». La responsable des animateurs explique[3] que :

« dans sa fiche de poste, le facilitateur devait être là pour être en maintien de la dynamique de groupe (pour capter les freins, les questions, les renoncements des participants et aider à la gestion du temps et la récolte des données). Le premier rôle du facilitateur c’était de collecter tout ce qui était dit, pour voir quel était le chemin pris par les dirigeants. ».

Donc, sans coach / facilitateur, pas de relais entre les participants et les organisateurs de la CEC. Les camps de base ne sont pas que des espaces de confiance dans lesquels chaque participant peut partager son expérience ; ils sont devenus au fil des sessions des espaces de travail et de co-construction animés par un binôme devenu l’animateur des interactions entre les participants qui sollicite le collectif dans son engagement et le pousse à réfléchir toujours plus sur ses problématiques, tout en s’adaptant au timing. À ce stade, peut-on encore considérer que l’animation est facilitée au sens noble de la définition de « facilitation » ou s’agit-il surtout d’être responsable de l’animation d’un groupe ?

En réalité, il ne semble pas qu’il s’agisse d’un travail collaboratif des participants comme l’affichent les organisateurs de la CEC ; au sens où le livrable (la transformation du modèle d’affaires de l’entreprise) sera rédigé par le dirigeant seul. On peut alors plutôt penser qu’il s’agit d’un travail participatif des dirigeants.

II. L’aide entre pairs : le modèle d’un mouvement en émergence

À partir du premier temps heuristique de l’enquête, il est possible de dépasser la facilitation comme pilier d’un supposé travail collaboratif et de penser alors à un travail participatif qui induit un modèle de l’aide entre pairs, au cœur d’un mouvement ambigu en émergence.

1) Les camps de base : terre d’émergence du travail participatif

Le point déterminant de la méthode du collectif engagé est le travail participatif. Ces temps se répètent à trois reprises lors d’une session : ces séances durent en moyenne 2H30 et ont toutes un objectif précis pour finir avec un livrable. Les organisateurs de la CEC fournissent aux binômes d’animateurs l’intention de la séquence, les messages clefs à faire passer et le livrable à atteindre par les participants. Dans ces camps de base, une fois les prérequis de la CEC respectés, le binôme est libre de son animation selon sa personnalité. Tous les camps de base ont donc vécu des parcours différents même si l’objectif et le livrable étaient communs.

Lors des camps de base, chaque participant est entouré et soutenu dans sa réflexion par les autres membres de son groupe qui viennent le « challenger », lui poser des questions, changer son prisme de vue, lui proposer de nouvelles approches et perspectives. Afin d’obtenir le maximum de points de vue différents pour éclairer le sujet traité par un participant, des exercices en sous-groupes, qui changent constamment, sont organisés à l’intérieur même des camps de base. Les méthodes utilisées par les animateurs sont très sollicitantes pour tous : personne ne peut rester dans son coin, les participants sont profondément acteurs de leur trajectoire. Par exemple, lors du premier camp de base de la quatrième session à Marseille le 10 mars 2022, l’objectif était de savoir où en étaient les participants pour les situer et mieux les accompagner. La consigne pour cette séance était donc de répartir les participants en binôme afin de dialoguer « pour mieux se situer, et c’est plus facile à deux ». À la suite de ce premier exercice, quatre entreprises de secteurs différents sont invitées à être volontaires pour partager leur avancée avec leur écosystème, sous forme de world café[4]. Autrement dit, sur une feuille A4, l’entreprise écrit au centre sa question régénérative pour ensuite se poser la question des besoins humains dans l’entreprise avec plusieurs items : définir les besoins humains de la contribution de l’entreprise, prendre soin de la terre, prendre soin des hommes (communauté, écosystème interne, fournisseurs, parties prenantes) et développer l’écosystème et son partage de valeur ; et les participants passent devant toutes les feuilles A4 pour venir enrichir la réflexion des entreprises en ajoutant des post-its concernant les quatre items définis.

En réalité, cet exemple permet de prendre conscience que les méthodes utilisées lors des animations de camps de base ont pour but de renforcer le collectif, en étant en petits groupes de dix dirigeants d’entreprise, en les faisant travailler ensemble : à la fois sur leur projet mais aussi sur ceux des autres participants. Ainsi, il s’agit d’un travail collectif, à partir d’un déroulé adaptable à chaque entreprise, sous forme participative.

2) Les dirigeants d’entreprise : de participants à pairs

Par ailleurs, il y a comme une impression de don contre don[5] qui s’installe entre les participants d’un même camp de base. Par exemple, certains exercices se font sous forme de jeux de rôle : lors de la quatrième session à Marseille, le dirigeant d’entreprise fait face à deux (faux) clients à qui il explique son challenge et qu’il a besoin d’aide, s’en suit une discussion libre (de 3 minutes) lors de laquelle les faux clients expriment au dirigeant des conseils, des idées, des suggestions de ce qu’il devrait faire. À la fin de cet exercice, le dirigeant remercie les faux clients et déclare le « cadeau qu’il a reçu ». Dans ce travail entre pairs, les consignes et les intitulés insistent sur la réciprocité, le bénéfice de l’entraide, de l’offre de conseils et de la réception (donner-recevoir-rendre). Lors du débrief de cet exercice qui a été réalisé à plusieurs reprises à la session de Marseille, l’un des participants déclare :

« ce qui m’a interpelé en peu de temps c’est qu’on se pose les mêmes questions. Si on avait plus de temps pour réfléchir on aurait plus de temps pour s’entraider ».

Ce à quoi l’animatrice du camp de base répond :

« si vous avez des problématiques similaires, n’hésitez pas à vous appeler en dehors de la CEC, faire de plus en plus de lien entre les autres pour continuer de tirer les idées ».

De même, lorsque John Heron a développé sa théorie du co-counselling lors du Human Potential Research Project de l’Université de Surrey en 1980, en voulant pratiquer la recherche à partir de la destruction de la verticalité des relations et en réfléchissant à partir de la pédagogie, les camps de base reprennent cette théorie de la création d’un réseau de pairs pouvant s’entre-aider.

Ce qui ressort de cet exemple – un exercice de flash codev contraint dans le temps – est que les animateurs et organisateurs de la CEC ont réussi à montrer aux divers dirigeants d’entreprises que quel que soit le secteur d’activité, les problématiques se recoupent. En plus du temps mis à leur disposition et encadré lors des sessions, ils ont le pouvoir et la possibilité de continuer le travail commencé ensemble. L’aide entre pairs est déterminante dans le processus de transition des modèles d’affaires pour atteindre l’objectif commun. D’ailleurs, un des témoignages d’un des participants l’illustre : « c’est la première fois que je repars de la CEC en étant apaisé. Je ne me sens plus seul ». Face à l’embarquement de leur équipe, les dirigeants s’entraident pour expliquer ce qu’ils ont déjà mis en place dans leur entreprise, ce qui a marché, ce qui a été un frein etc. En outre, certains membres d’un même camp de base continuent de se soutenir à l’extérieur du cadre de la CEC en allant témoigner dans les entreprises de leurs pairs pour présenter la transition engagée dans leur propre entreprise grâce au travail mené lors de la CEC. Les participants, parce qu’ils ont la même position au sein de leur entreprise (haut de la hiérarchie) deviennent des pairs les uns pour les autres, capables d’entraide et d’union.
Par ailleurs, il est important de souligner le bénéfice de ces 6 x 3 jours pour des dirigeants de se réunir entre pairs en sortant de leur quotidien pour réfléchir à des stratégies en dehors de l’agitation de leur entreprise. Ils peuvent ainsi se concentrer, dans des espaces qui leurs sont dédiés, pour travailler ensemble aux mêmes problématiques. C’est véritablement parce que les dirigeants se sont consacrés au projet et ont donné de leur personne qu’ils ont pu avancer sur de telles thématiques.

De surcroit, notre enquête se déroule lors de la première édition de la CEC au niveau national. Il est interessant de voir que les animateurs de la CEC ont décidé de décupler le modèle de Convention, mais au niveau régional (Bretagne, Bourgogne Franche Comté, Auvergne Rhône Alpes, AFM dans le Nord, etc.). L’hypothèse qui peut être émise à ce stade est que le travail collectif, sous forme participative des participants en camps de base, a été le moteur de l’engagement et du maintien de la dynamique des entreprises pour changer leur modèle d’affaires. L’ancrage territorial des nouvelles CEC va renforcer d’autant plus ce sentiment d’appartenance à un même écosystème, d’égal à égal, sur un même territoire.

III. Critique du travail collectif, prisonnier du cadre institutionnel économique classique

Dans le dernier temps de l’enquête, une analyse critique du travail collectif des participants de la CEC est proposée. En effet, la première édition de la CEC était « un projet fou » comme la définissent ses organisateurs. Lors d’une des conférences de la première session de la CEC, appelée « constat et montée à bord » à Paris le 11 septembre 2021, les dirigeants d’entreprise font face à l’urgence climatique et veulent s’engager pour obtenir des modèles d’affaires respectant l’Accord de Paris. La CEC leur demande de se poser la question : « À quoi pourrait servir mon entreprise dans le futur ? ». Il s’agit de demander à des dirigeants de se projeter dans l’inconnu. Ils sont prévenus : « Acceptez le cheminement : soyez disponibles à quelque chose qui pourrait vous transformer ». L’engagement pour l’Accord de Paris doit être un travail mené collectivement. Pourtant, au terme de nos travaux, il semble que cette expérience est restée prisonnière du cadre institutionnel économique classique.

1) La fracture désolante du « monde de l’entreprise » face aux connaissances scientifiques et académiques déjà présentes

Pour rappel, le problématique fil rouge de notre enquête est « jusqu’où l’animation facilitée de la CEC n’a-t-elle pas permis d’aller pour sortir du cadre institutionnel économique classique ? ». Une première partie de la réponse se trouve dans l’organisation même de la CEC : où sont les universitaires travaillant en sociologie, économie, gestion, philosophie, etc. sur les sujets de transition écologique du monde économique depuis des années ? En effet, ils sont les grands absents de cette CEC. D’ailleurs, nous pouvons préciser à ce stade qu’une équipe de chercheuses, venues de l’ESCP et d’Audencia (travaillant sur le secteur de l’ESS, sur l’entreprenariat et sur les démarches pédagogiques) qui avait préalablement reçu l’autorisation d’une présence exploratoire au sein de la CEC pour documenter l’évolution des dirigeants et la méthode de la CEC a fait face à un terrain avec de forts préjugés sur la recherche, notamment de la part des animateurs coachs et facilitateurs. Une chercheuse témoigne : « révéler les tensions de la CEC c’est chaud car ils essayent de construire en faisant et du coup on récupère une agressivité dont on ne sait pas d’où elle vient ». Elles se sont vues refuser l’accès au terrain à partir de la deuxième session.

Cela étant, il existe moult littérature sur la transition que la CEC aurait pu mobiliser. Alors, pourquoi les chercheurs sont-ils les grands absents de la CEC alors que, par leurs fonctions et leurs travaux, ils sont les plus engagés sur le sujet ? Il est étonnant de constater que la CEC est dotée d’un « comité de garants »[6] dont la « mission est triple : garantir l’exigence de la CEC par rapport à l’ambition déclarée, apporter un éclairage extérieur bienveillant sur les avancées et participer à la résonance de la CEC dans le tissu économique français » selon le site internet de la CEC. Ces garants apportent un « regard extérieur » pourtant très proche du monde de l’entreprise. Mis à part lors de la première session où des économistes ont témoigné en plénière, la CEC n’a pas invité d’autres regards extérieurs, indépendants de toute pression économique, qui auraient pu venir aider les entreprises dans leur réflexion et leur donner des informations et conseils adaptés selon leur secteur d’activité. Inclus dans une stratégie de démarche facilitée, les apports scientifiques et académiques auraient pu être d’une aide précieuse pour donner de nouveaux éclairages aux dirigeants d’entreprise. À mon sens, les deux démarches ne sont pas antinomiques et auraient pu être complémentaires.

2) La notion de l’engagement politique polémique

De plus, la stratégie affichée par la CEC étaient de réussir à réunir 150 dirigeants d’entreprise qui au bout du cheminement modifieraient leur modèle d’affaires. La CEC servirait d’exemple pour rayonner vers le tissu économique français puis vers la société : à la fois les consommateurs et les citoyens ainsi que les décideurs politiques. Cette stratégie est présentée aux participants le dernier jour de la dernière session à Lille le 22 octobre 2021 en séance plénière « résonance politique de la CEC » par Eric Duverger et Grégoire Fraty (qui a participé au tirage au sort lors de la Convention Citoyenne pour le Climat). Ils proposent la méthode de la « CoCoPo : co-construction politique » :

« le monde économique peut apporter des solutions en mode vertueux au monde politique pour aller plus loin ensemble de manière structurée en suivant trois bonnes étapes : 1/ ouvrir les canaux auprès des bonnes personnes, 2/ faire émerger avec vous des idées, des propositions, des nouveaux récits et 3/ transformer les idées en impacts en les faisant infuser, si besoin dans le champ normatif et législatif. La CEC va faciliter cette phase d’émergence et transformer ces idées en impacts. »

Notons que la première édition de la CEC coïncide avec la période de l’élection présidentielle française. Eric Duverger insiste sur la « volonté de remonter l’idée de la transition en sujet méta en année électorale : nous voulons aller parler à tous les candidats ». À ce moment des questions émergent de la part des participants notamment : « le but de la CEC est-il de changer nos entreprises ou bien de proposer des feuilles de route aux politiques ? ». Pour les participants, « ce n’est pas le même combat ». Une ambiguïté majeure de l’intention et de la finalité de la CEC prend forme. Pourtant pour ses fondateurs, la CEC répond à « un double mouvement : présenter au monde politique une feuille de route horizon 2030, travailler pour nous-mêmes en essayant de changer le monde ».

Nombreux sont les verbatims pour présenter la forte ambiguïté éthique de la CEC. D’un côté, on pourrait penser que la CEC a pour ambition de devenir un lobby de pression sur les politiques (et notamment les candidats à la présidentielle) et d’un autre côté, être un lieu de cheminement pour amener les participants à modifier leur modèle d’affaires. Notre cadre d’analyse est principalement celui de l’éthique des vertus cherchant à travailler sur les attitudes et les qualités morales des individus, où l’action est considérée comme une fin intermédiaire en vue d’une fin hégémonique : le Bien[7]. Or, dans ce cadre de lecture, les finalités de la CEC sont paradoxales voire floues : la CEC a-t-elle été fondée pour accompagner des dirigeants à modifier leur modèle d’affaires ou bien pour servir des intérêts de politique nationale ? Les participants ont manifesté qu’ils n’avaient pas l’intention de servir une fin politique (au risque, d’après eux, d’une instrumentalisation de leur mouvement et d’une récupération politique) et la CoCoPo développée par Eric Duverger est devenue une initiative à part de la CEC : un pied dedans car émanant de la CEC et un pied dehors pour ne pas engager les participants qui voulaient cheminer pour leur entreprise propre.

3) Un levier moral d’engagement individuel mais loin d’être institutionnel

En sus de cette ambiguïté éthique concernant les finalités de la CEC, émerge une seconde ambiguïté à propos de l’engagement des participants.

D’une part, il a été avéré que le collectif de dirigeants d’entreprise restait engagé dans le projet de la CEC car il était sans cesse sollicité pour travailler de manière collective lors des ateliers facilités : en camps de base et lors d’intersessions organisées à distance entre chaque session pour faire le point sur leurs avancées et leurs freins. Et d’autre part, la polémique née de la finalité politique de la CEC rejetée par une majorité des participants a créé une fracture ambiguë entre engagement individuel et personnel versus engagement politique.

En fait, il est incontestable que les participants de la CEC se sont engagés dans le projet comme en témoigne leur présence constante et investie ainsi que l’accomplissement de leur cheminement à travers leurs 150 feuilles de route délivrées à la fin de la Convention en juin 2022. Pourtant, la responsable des animateurs, interrogée, a témoigné que les camps de base facilités n’ont pas permis d’aller « creuser le chemin individuel comme levier de changement de chacun ». En effet, les binômes de coachs et de facilitateurs, bénévoles, ont été recrutés pour « accompagner le collectif à réaliser ce pour quoi il était là : réaliser les processus pour avancer sur sa feuille de route, pour encadrer les partages et animer les discussions en petits groupes, mais ils ne pouvaient pas se concentrer sur le champ relationnel et les interrelations ». Donc une partie de l’engagement moral personnel n’a pas été appréhendé ou questionné par la CEC, ne faisant pas partie du processus possible. D’un autre côté, à la question « qu’est-ce que la première édition de la CEC n’a pas encore tenté qui sera présent dans les prochaines éditions ? », la responsable des animateurs a répondu : « aller chercher le modèle de leadership à travailler en pointillé sur chaque session pour aider à embarquer les équipes des entreprises au fil de l’eau ». L’engagement profond de chaque participant comme moteur de la transition a donc été pris comme un fait pour la CEC mais n’a pas été réalisé méthodologiquement.

D’autre part, les dirigeants d’entreprise ont décidé de modifier leur modèle d’affaires à l’intérieur même du cadre institutionnel économique classique : en continuant de privilégier les profits et l’accroissement du chiffre d’affaires. Par exemple, dans le cadre d’une réflexion et d’une remise à plat du discours sur la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)[8], la responsabilité « politique », qui s’interroge sur la gouvernance des entreprises, ainsi que la responsabilité « économique et financière », qui concerne les enjeux de création et de partage de la valeur, n’ont pas été pensées. Reconnaître le rôle politique et éthique de l’entreprise aurait permis aux participants d’aller questionner au cœur de leur entreprise la gouvernance et les politiques salariales mais aussi de réfléchir aux stratégies d’investissement, normes comptables et fiscalité pratiquées à l’échelle nationale. Même si certains exemples tendent à montrer une meilleure inclusion des principes d’éco-justice, et plus précisément la prise en compte du vivant dans leur modèle d’affaires (responsabilité sociétale et environnementale), la finalité économique du capital reste le moteur de l’activité des entreprises. Il serait intéressant de poursuivre la réflexion à partir de ce constat. La finalité idéale de la CEC qui était de « proposer de faire mieux, en parlant de joie et bonheur en s’appuyant sur le collectif en donnant envie et en inspirant en revenant à l’essentiel » correspond-t-il vraiment à un changement systémique ? Il semble que la démarche de la CEC soit encore loin d’un levier d’engagement institutionnel.

Au cours de notre enquête au sein de la Convention des Entreprises pour le Climat, nous avons utilisé la facilitation pensée comme levier d’engagement collectif, comme porte d’entrée pour interroger l’engagement des dirigeants d’entreprise pour la transition. Si la facilitation a montré une efficience d’animation et des participants, il s’agit plus de la mise en place d’un travail entre pairs que d’un travail collaboratif au sens où les dirigeants continuent de prendre leurs décisions chacun pour eux-même et que la gouvernance des entreprises n’a pas été pensée dans le modèle de la CEC. Par ailleurs, cette enquête a permis de mettre en lumière une fracture encore présente entre le monde de l’entreprise et les apports académiques potentiels pour questionner et éclairer les changements systémiques. Il semble alors que le modèle de la CEC est resté prisonnier d’un cadre institutionnel économique classique dont même les vertus de la facilitation n’ont pas su se détacher.

Haut de page AUTEUR

Valentine Levacque,
LIR3S Laboratoire interdisciplinaire de Recherche “Société, Sensibilités, Soin”
UMR 7366 uB/CNRS (sous la direction de M. Jean-Philippe Pierron)

Haut de page NOTES



[1] Tous les verbatims proviennent de notre enquête de terrain.

[2] Au troisième jour de la deuxième session à Lille le 22 octobre 2021.

[3] Lors d’un entretien individuel semi-directif.

[4] Processus de conversation structuré pour le partage des connaissances dans lequel des groupes de personnes discutent d’un sujet à plusieurs petites tables comme celles d’un café.

[5] Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, seconde série, 1923-1924, Paris, PUF, 1925.

[6] Parmi les garants : le Groupe Bouygues, l’Ademe, le Comex40 du Medef, Les Collectifs, la Communauté des Entreprises à mission, la Commission environnement et développement durable de l’ordre des avocats de Paris, Pour un réveil écologique, la BPI, The Shift Project, l’European Climate Foundation, le Mouvement impact France et l’Office français de la biodiversité.

[7] Aristote, L’Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1990.

[8] Swann Bommier et Cécile Renouard, L’entreprise comme commun, Paris, ECLM, 2018, p. 25.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Valentine Levacque, « Penser la facilitation comme un levier d’engagement collectif pour la transition écologique des entreprises, une enquête de terrain », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 24 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Valentine Levacque
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806