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L’engagement : II - L’engagement apolitique est-il possible ?
Devenir antispéciste : réflexions sur une analyse processuelle des enchevêtrements entre les dimensions individuelles et collectives de l’engagement
Nolwenn Veillard
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Notes | Références
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RÉSUMÉ

Dans la lignée des travaux en sociologie du militantisme, cet article s’appuiera sur les premiers résultats d’une recherche doctorale menée sur l’engagement antispéciste. « Entreprise visant à soustraire les animaux [...] à la sphère de l’utilité humaine » afin de « les considérer comme Kant invite à considérer l’homme : c’est-à-dire comme fins en soi » (Turina, 2010), l’étude de ce mouvement social s’avère particulièrement heuristique pour mettre en lumière des configurations contemporaines de l’engagement. Inversant le séquençage ordinaire des carrières militantes, l’engagement antispéciste questionne ainsi l’articulation entre les dimensions individuelles et collectives de l’engagement. Les carrières militantes des antispécistes sont effectivement initiées par un engagement « préfiguratif » (Véron, 2016, p. 757) matérialisé par la « réforme de soi » qu’ils engagent et qui consiste à « se soumettre à une discipline de vie en adéquation avec ses propres convictions » (Traïni, 2019, p. 52-53). Autrement dit, l’adoption d’un mode de vie végane précède presque toujours l’engagement politique.
Alors que « les enquêtes montrent […] que la consommation engagée s’inscrit dans un continuum de la participation politique » (Balsinger, 2017, p. 197), la lutte antispéciste est à rebours de cette tendance. En effet, c’est plutôt l’acte de consommation engagée, par le boycott des produits issus de l’exploitation animale, qui intervient comme un prérequis de l’engagement politique. L’« épiphanie végane » marque donc le point de rupture biographique entre la « vie d’avant » et la nouvelle carrière militante qui se profile. L’entrée dans un réseau de sociabilité végane bâtit ensuite des ponts vers un engagement qui, s’il pouvait être promu dans la sphère individuelle, est désormais porté dans l’espace public. C’est effectivement la recherche de sociabilité qui provoque la rencontre avec une « offre d’engagement contestataire » (Collovald & Mathieu, 2013). Intégrer des communautés véganes sur les réseaux sociaux, participer à des évènements de sociabilité véganes, voire joindre des actions de sensibilisation, ont initialement pour objet de tisser des liens et de bénéficier d’un réseau, autrement mis à mal par l’adoption de convictions et d’un mode de vie à contre-courant des pratiques et discours majoritaires. De nombreux éléments pourraient laisser penser que cet engagement incarne un exemple typique d’individualisation du militantisme. Pourtant, réunis autour de pratiques et de valeurs encore marginales, ils réinventent un engagement qui ne peut se passer d’une dynamique collective et qui contrevient à l’idéal-type d’un « engagement distancié » (Ion, 1997). Cet article suggère donc d’explorer les contours d’un engagement qui s’initie à l’échelle individuelle pour s’étirer, dans une perspective plus collective, jusque dans l’espace public. Mêlant la sphère privée et publique, le politique et l’apolitique, cet engagement donne ainsi matière à observer comment se composent et se vivent certaines formes d’engagements militants contemporains.

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Mots-clés : antispécisme, véganisme, « engagement total », action collective, mouvements sociaux, Jacques Ion, carrières militantes, sphères de vie, engagement préfiguratif, exemplarité, mouvements lifestyle
Index géographique : France, Québec
Index historique : xx-xxie siècles
SOMMAIRE

Préambule
I. Le véganisme, un engagement individuel multiscalaire
1) Un prélude à l’engagement dans l’action collective
2) Un projet de transformation sociale au quotidien ?
II. L’action collective, une réponse aux impasses d’un engagement individuel total ?
1) Vers l’analyse processuelle d’une carrière végane « totalisante »
2) Au-delà de la sphère individuelle, exporter l’engagement vers l’action collective
Épilogue
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Préambule 

Dans La fin des militants[1], Jacques Ion interrogeait les mutations contemporaines du militantisme. Il estimait que l’engagement est désormais « distancié » ou « affranchi », que « le collectif n’est plus un espace de totalisation de l’expérience »[2]. En ouvrant le débat sur la crise présumée du militantisme, il avançait l’hypothèse que l’engagement militant avait cédé le pas à de nouvelles formes d’engagement. Résumant l’idée d’Ion, Érik Neveu[3] identifie que le modèle d’un militantisme distancié se profilerait au détriment d’un « engagement militant » traditionnel[4]. Les critiques émises à l’encontre de cette approche pointent que « toute la thématique du militantisme “distancié” est construite sur un système d’oppositions au passé qui […] fait du militant du passé un militant “total” sans en restituer toute la complexité »[5]. En outre, les critiques soulignent qu’un « processus d’individuation » est invoqué sans qu’il n’explique véritablement grand-chose et qu’il reste donc encore à l’« élucider »[6].

Dans le sillon déjà tracé par ces critiques, il semble que l’engagement antispéciste vient plutôt se placer à rebours des mutations du militantisme avancées par Ion. En effet, l’antispécisme, mouvement social contemporain qui récuse la domination humaine exercée sur les autres animaux, paraît même incarner une forme d’engagement qui renouvelle l’idéal-type de l’« engagement militant ». Cet article vise donc à comprendre en quoi cet engagement incarne au contraire une forme de militantisme qui renvoie à « de vastes réseaux idéologicopolitiques » et à une insertion des acteurs « dans une intense vie communautaire »[7]. En effet, certains milieux militants gagnent à « être appréhendé[s] comme une “institution totale” dont la force réside […] dans la réclusion consentie de ses membres au sein d’un entre-soi contre-normatif »[8]. Dans cette perspective, malgré une « absence de clôture spatiale »[9], le modèle de l’institution totale[10] ou celui des greedy institutions[11] s’avèrent pertinents.

Ainsi, l’engagement antispéciste incarne un modèle d’engagement « totalisant », au sens où « il dépasse la seule dimension politique pour englober […] les sphères personnelles, intimes et affectives »[12]. L’engagement « totalisant » fera donc ici référence à une forme d’engagement qui s’invite dans ces nombreuses sphères de vie[13]. Sous la forme d’une logique cohérente, il guide chaque action du quotidien, entremêle le privé et le public, l’individuel et le collectif. En ce sens, cet article a pour intention de questionner l’articulation qui existe entre ces conceptions individuelles et collectives de l’engagement. S’il semble s’initier à l’échelle individuelle, en englobant les sphères de vie les plus intimes, un « façonnage organisationnel »[14] se met progressivement en place et étire l’engagement vers l’action collective. Alors, si une inversion du séquençage ordinaire des carrières militantes caractérise l’antispécisme, qu’est-ce que l’étude de ce mouvement nous apprend sur la façon dont s’articulent les conceptions individuelles et collectives de l’engagement ?

Pour apporter des éléments de réponse à ces réflexions, nous prenons appui sur un ensemble de matériau récolté dans le cadre d’une thèse de science politique. L’appareillage méthodologique combine une enquête ethnographique menée dans les mouvements antispécistes français et québécois de la fin de l’année 2021 à l’été 2023, et une série d’entretiens semi-directifs. Dans le but de reconstituer la trajectoire biographique des militants, 108 entretiens[15] ont été conduits auprès d’acteurs de ces deux mouvements.

I. Le véganisme, un engagement individuel multiscalaire

1. Un prélude à l’engagement dans l’action collective

En recomposant la carrière[16] des militants, on constate que la généalogie de leur engagement dans l’action collective remonte bien souvent au moment où ils ont décidé de renoncer à la consommation des produits issus de l’exploitation animale (PIEA). Quand la question leur est justement posée de savoir à quand remonte cet engagement, beaucoup reviennent d’abord sur le moment épiphanique[17] – ce moment où, sous la forme d’une véritable révélation, ils « découvre[nt] le monde autrement »[18]. Souvent, certains d’entre eux sont devenus végétariens pendant un temps. Puis, après avoir réalisé que l’élevage laitier ou avicole génèrent aussi de la souffrance chez les animaux, ils deviennent végans. Pour d’autres, la décision d’abandonner tous les PIEA est concomitante au moment épiphanique. Par conséquent, l’engagement antispéciste se caractérise par le fait que les militants engagent « une réforme de soi consistant à se soumettre à une discipline de vie en adéquation avec [leurs] propres convictions »[19]. Cette « réforme de soi » concerne en premier lieu les habitudes de consommation des individus et se traduit donc par l’adoption du véganisme.

Ainsi, au cours de la carrière militante antispéciste, le véganisme – compris comme un « engagement à ne pas œuvrer, dans la mesure du possible, à l’assujettissement, aux mauvais traitements et à la mise à mort d’êtres sensibles »[20]  – est souvent le premier acte symbolique auquel s’adonnent les acteurs du mouvement. L’objet de cet évitement ne cible pas seulement les produits carnés. La liste est effectivement plus diffuse : elle répertorie autant des produits utilisés dans l’alimentation courante que des matières textiles, des cosmétiques, des produits ménagers, des médicaments, des pratiques de loisirs, etc. Autrement dit, le premier engagement de ces militants s’exprime de façon individuelle par le boycott exhaustif de ces produits. Si l’on considère que l’action collective renvoie à un « agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert », et ce dans une « logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une « cause »[21], cet engagement individuel précède donc toute forme de participation à une action collective antispéciste. Ainsi, bien que le résultat soit encore provisoire et circonscrit au corpus étudié, on peut déjà estimer que cette tendance se vérifie. En effet, en moyenne, le temps de latence entre le moment où la personne décide de devenir végane et celui où elle participe pour la première fois à une action collective antispéciste est d’environ 1 an et 2 mois (1,22 ans).

Pourtant, quand bien même cet engagement individuel ne relève pas encore d’une forme d’action collective, il marque néanmoins un premier degré d’engagement. À cette étape de la carrière militante, l’engagement dépasse déjà une seule forme de « résistance passive »[22] ou de défection (exit) au sens d’Albert Hirschman. En effet, le boycott – soit « l’abstention ou le refus d’un échange […] sans qu’il y ait coprésence »[23] des acteurs – ne s’arrête pas ici à une marque, à une enseigne ou à un produit en particulier. Le refus de consommation se dirige effectivement vers tous les produits susceptibles d’avoir engendré de la souffrance animale. Le véganisme dépasse donc la simple logique du boycott.

Pour autant, quand bien même son adoption marque bien souvent un turning point dans les carrières militantes, la dimension concertée, collective, voire affirmée, de la démarche fait encore souvent défaut. Les propos de Johan illustrent cette difficulté rencontrée par de nombreux antispécistes lorsqu’il s’agit d’exporter leur engagement au-delà de la seule dimension individuelle. Quand il est devenu végan, 4 ans et demi plus tôt, il explique n’avoir pas tout de suite envisagé de militer :

« Et pendant un an à peu près, […] j’ai trouvé mon équilibre […] ce que chez les végans un peu plus radicaux on va appeler un « végé-mou ». C’est-à-dire que j’allais jamais chercher le conflit, j’allais pas argumenter avec les gens au sens culpabilisant du terme ou leur faire prendre leur responsabilité […] J’avais pas de grille de lecture militante qui me permettait de me positionner proprement de cette manière-là. Donc j’ai vraiment fait en mode « Ok, bah moi je choisis ça, vous vous choisissez ce que vous voulez » et on trouve des équilibres… J’ai fait ça longtemps. »[24]

Dans la trajectoire de Johan, il est donc possible d’identifier une étape où le véganisme fait office d’engagement en tant que tel. Il est ici vécu de façon individuelle, pour soi, dans l’idée de ne pas participer personnellement à l’exploitation des animaux. L’engagement est moins envisagé comme un acte politique que comme un alignement sur des principes moraux impérieux. D’ailleurs, parmi les enquêtés, un grand nombre considère que le véganisme est une forme, non pas de participation politique, mais de responsabilité – voire de neutralité – vis-à-vis des animaux. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une forme de militantisme mais d’un devoir moral qui incombe à tous ceux qui dénoncent l’exploitation animale. L’exemple de Jérémy permet de l’illustrer. Investi en tant que porte-parole d’un collectif « abolitionniste » et « radical » et fervent défenseur d’une politisation du mouvement, il précise être devenu végan quelques mois avant de commencer à militer. Il considère que le véganisme est un boycott apolitique et insiste sur le fait que l’adoption de ce mode de vie renvoie seulement à la mise en concordance des discours et des pratiques individuelles. En revanche, il considère que le cœur de l’engagement réside avant tout dans l’action collective. Se définissant comme végan « de fait », il explique :

« Je me revendique pas comme végan. Je préfère largement dire activiste, animaliste, antispéciste, résistant […] toujours dans cette optique de politiser la lutte animaliste. Donc végan, c’est […] la conséquence de cette prise de conscience sur mon mode de vie au quotidien. […] Je mets un point d’honneur à me définir […] comme animaliste et antispéciste plutôt que végan. […] Pour sortir de ce truc un peu, voilà, boycott, consommation, etc. Parce que, encore une fois, c’est pas ça qui fera avancer notre combat quoi. »[25]

Des plus politisés à ceux qui le sont moins, le caractère politique du véganisme est souvent répudié. Néanmoins, quel que soit le sens accordé à cette forme d’engagement, aucun ne déroge à l’impératif de conserver un mode de vie végan. Surtout, ce constat informe sur une des spécificités du mouvement antispéciste. En effet, la plupart des enquêtes ont démontré que la consommation engagée « s’inscrit dans un continuum de la participation politique »[26]. Dans leurs travaux de sociologie respectifs, Sylvie Ollitrault et Vanessa Jérome, ont par exemple démontré que « les pratiques quotidiennes de l’écologie viennent compléter et illustrer le militantisme »[27], et que l’écologisation de ces pratiques peut être « le produit de la socialisation partisane et de l’exemplarité militante »[28]. Or, l’étude du corpus[29] laisse plutôt entendre que l’engagement antispéciste se place à rebours de cette tendance et qu’il semble inverser le séquençage ordinaire des carrières militantes. Le véganisme précède ainsi, presque systématiquement, la décision de s’engager dans l’action collective. C’est donc l’acte de consommation engagée, par le boycott des PIEA, qui devient le prélude de l’engagement politique. C’est en franchissant d’autres étapes que la carrière antispéciste s’oriente ensuite progressivement vers l’action collective.

2. Un projet de transformation sociale au quotidien ?

Sous la forme d’un ensemble de principes déclinés en pratiques, la « réforme de soi »[30] engagée par les militants investit leur quotidien. La transformation individuelle que suppose cet engagement questionne donc le sens et la portée qui lui est accordée. Peut-on par exemple considérer que le véganisme est un acte porteur d’un projet préfiguratif, c’est-à-dire qu’il incarnerait un projet de société exempt de toute forme de domination humaine ? L’engagement « préfiguratif » fait effectivement référence à une politique « selon laquelle les fins qu’un mouvement social vise sont fondamentalement façonnées par les moyens qu’il emploie »[31]. Autrement dit, les mouvements devraient « faire de leur mieux pour choisir des moyens qui incarnent ou “préfigurent” le type de société qu'ils veulent mettre en place »[32]. À l’aune de cette définition, des logiques préfiguratives sont décelables dans le mouvement antispéciste. Toutefois, elles semblent s’exprimer à des étapes ultérieures de la carrière et concernent moins une conception individuelle de l’engagement qu’un registre particulier du répertoire d’action collective. L’exemple des sanctuaires antispécistes – lieux de retraite pour des animaux exploités ou maltraités – permet de le souligner de façon assez heuristique. En effet, lorsque des militants s’investissent dans ces espaces, ils ne manquent pas de souligner leur potentiel préfiguratif. Ils préfigureraient ainsi « des relations interspécifiques plus égalitaires »[33] et fonctionneraient comme des « explorations actives […] d’une gamme de futurs libératoires possibles »[34]. C’est donc sous l’angle du répertoire d’action que la préfigurativité semble surtout s’inviter dans le mouvement antispéciste. Si le véganisme incarne un horizon normatif à atteindre ou un outil pour y parvenir, ses formes préambulaires – lorsqu’elles ne sont pas encore reliées à un réseau communautaire ou à une quelconque action collective – préfigurent plus difficilement une société antispéciste. Au-delà de la seule « réforme de soi », il semble effectivement manquer une dimension de concertation entre des acteurs impliqués dans un projet collectif.

L’adoption du véganisme peut aussi relever d’autres dynamiques. Outre la dimension préfigurative, deux autres catégories permettent de décrire cette pratique de « quotidianisation revendiquée de l’engagement »[35]. D’abord, l’exemplarité vise plutôt « au salut par l’imitation de pratiques exigeantes »[36]. Autrement dit, il s’agit d’incarner un exemple, de performer la conduite qu’il est impératif d’adopter pour ne plus causer de tort aux animaux. Si la préfiguration devait permettre d’expérimenter, l’exemplarité prend plutôt pour cible ceux qui n’ont pas encore (ou insuffisamment) calqué le modèle à atteindre. À de multiples occasions, l’application d’un véganisme sans faille est donc envisagée comme la condition sine qua non de l’engagement : une entorse signalerait un relâchement ou un manquement, ce qui témoignerait plus largement d’une forme de complaisance vis-à-vis de l’exploitation animale. L’exigence de cette discipline montre à de nombreux égards que l’engagement antispéciste se raccroche à cette catégorie de l’exemplarité. Un exemple tiré du volet québécois de l’enquête l’illustre particulièrement. Une partie des militants rencontrés porte une fourchette enroulée autour de leur poignet, symbole d’affiliation au « Liberation Pledge ». Symbole qui « importe en soi et pour soi »[37], ce « serment » les engage, une fois professé, à pousser encore plus loin ce souci d’exemplarité :

« […] by refusing to eat animal – or sit at a table where a victim’s body is being eaten […] we have to make a public stand and create social norms around the idea that animals are not ours to use. »[38]

Le véganisme est ici envisagé comme une pratique exemplaire. Le potentiel de transformation réside donc dans le fait d’incarner soi-même le changement, en donnant l’exemple au quotidien. À nouveau, l’engagement se traduit à l’échelle individuelle puisqu’il s’immisce dans le quotidien, à travers les différentes sphères de vie de l’individu. À la différence de la préfiguration, il s’agit d’incarner le modèle du changement plutôt que de l’expérimenter, ce qui peut se coupler avec la « fierté d’appartenir à une élite acceptant des règles exigeantes »[39].

En outre, bien que la frontière puisse paraître mince avec ce qui relève de la préfiguration, le véganisme pourrait s’intégrer dans la catégorie des « lifestyle movements ». En effet, le propre de ces mouvements est de promouvoir « consciemment et activement un style de vie ou un mode de vie, comme instrument principal pour réaliser le changement social »[40]. En d’autres termes, la lifestyle politics fait référence au « choix d’un individu d’utiliser sa sphère de vie privée […] pour la politique » et serait notamment identifiable lorsqu’il y aurait « un choix conscient et cohérent de valeurs, d’attitudes et d’actions dans les sphères publiques et privées »[41]. Dans notre cas, si un choix conscient et cohérent est effectivement activé dès le début de la carrière antispéciste, il reste toutefois principalement exprimé dans les sphères privées. Ce n’est qu’à une étape ultérieure que l’engagement viendra s’étirer jusque dans les sphères publiques, par la participation à des actions collectives.

En définitive, le véganisme trouve des éléments explicatifs dans chacune de ces trois catégories d’analyse. L’appréhender comme une forme d’engagement catégoriel confronte ces catégories à l’écueil de leur caractère monolithique. Une analyse en termes de carrière offre donc la possibilité de comprendre cet engagement comme une forme de prélude, destiné à prendre des significations ou des formes pratiques différentes au cours de la trajectoire des militants.

II. L’action collective, une réponse aux impasses d’un engagement individuel total ?

1. Vers l’analyse processuelle d’une carrière végane « totalisante »

En tant qu’engagement préliminaire, le véganisme ne rentre pas dans le giron d’une conception étroite de l’action collective. En recourant à une analyse processuelle, comme cela a déjà pu être envisagé dans certains travaux[42], il semble toutefois plus aisé de comprendre les étapes graduelles qui balisent l’engagement de ces militants : de l’« épiphanie végane », véritable point de rupture biographique avec la « vie d’avant », à l’apprentissage et à l’incorporation d’une identité et d’une sociabilité végane, jusqu’à l’engagement dans l’action collective. L’étude de ces carrières permet justement de pointer que le véganisme ne s’arrête pas à une seule logique d’abstention et de refus de consommer les PIEA. Il incarne parfois plus que cela. Il est davantage envisagé comme une attitude générale, dont le respect témoigne de la moralité de celui qui s’emploie à la respecter.

Au quotidien, les militants marquent une vigilance permanente vis-à-vis de leurs pratiques de consommation. Cette vigilance s’incorpore au fur et à mesure de la progression des militants dans leur carrière. Petit à petit, elle englobe de plus en plus de sphères de vie des individus et les actes d’engagement en faveur des animaux s’y déploient : il ne s’agit plus seulement d’éviter de consommer des PIEA mais aussi de ne plus les tolérer autour d’eux. Par exemple, les relations familiales ou amicales peuvent se tendre et conduire à des aménagements ou à des compromis : partage d’un repas conditionné au fait qu’il soit entièrement végan, éviction des repas collectifs, incompréhension de part et d’autre, disputes, ruptures, impossibilité d’entretenir des relations avec des personnes non-véganes, etc. En définitive, beaucoup finissent par se détacher de leurs cercles de sociabilité antérieurs. L’implication de l’activité professionnelle dans une quelconque forme d’exploitation animale est aussi questionnée : travailler dans un restaurant non-végétarien, voire « seulement » végétarien ; offrir des briquettes de lait en guise de déjeuner à ses élèves, les emmener au zoo, participer à des repas entre collègues, porter des gants en cuir pour assurer une mission de jardinage, etc. Autant de dilemmes cornéliens qui se posent à ceux qui entendent appliquer dans leur quotidien une éthique antispéciste. Des formes d’engagement ordinaires, proches d’une forme d’orthodoxie militante avant même l’entrée dans le militantisme, s’invitent donc au quotidien et imprègnent toutes les facettes de ces différentes sphères de vie. C’est en ce sens que l’engagement antispéciste revêt un caractère « totalisant » : petit à petit, il n’échappe plus aux différentes sphères de vie de l’individu et guide ses actes au quotidien. L’aspect « colonisateur » ou « dévoreur » décrit par Lewis A. Coser semble donc trouver ici un écho particulier.

2. Au-delà de la sphère individuelle, exporter l’engagement vers l’action collective

Devenir un militant antispéciste se caractérise par une succession d’étapes. Au seuil de la carrière, l’engagement individuel se confine presque systématiquement aux sphères de vie les plus intimes. Or, les convictions sont parfois difficiles à afficher devant leur entourage proche. Très souvent, les militants expliquent qu’ils éprouvent un sentiment d’incompatibilité entre leurs valeurs et le « monde spéciste » dans lequel ils vivent. Ils évoquent également leur impression d’être maintenus dans une forme d’isolement idéologique.

La nécessité de ne pas vivre seul cet engagement se fait donc rapidement sentir. Pour s’extraire de ce sentiment de solitude et de décalage, une très grande partie des militants interrogés ont ainsi éprouvé un besoin accru de rencontrer d’autres personnes véganes. La poursuite de la carrière se caractérise donc pour la plupart par la recherche de liens de sociabilité avec des pairs. Cette ouverture témoigne d’une volonté de restaurer une vie sociale souvent dégradée, par le souhait de rencontrer des personnes qui partagent des valeurs et des modes de vie similaires, par le besoin de recueillir du soutien ou de faire partie d’un réseau d’entraide. Dans les faits, les militants intègrent des communautés véganes, virtuelles pour l’essentiel (culinaires, lifestyle, d’échange), mais aussi parfois directement physiques (évènements de sociabilité entre végans, actions militantes). Dans un premier temps, l’insertion dans ces réseaux pallie le sentiment d’isolement et de décalage préalablement ressenti. Comme le notent Valéry Giroux et Renan Larue, les communautés, a fortiori lorsqu’elles sont virtuelles, ont « permis de briser […] l’isolement des véganes et de créer […] une forte solidarité entre eux »[43].

Tout bien considéré, c’est par cette impulsion communautaire que se bâtit la passerelle vers l’action collective : en s’intégrant dans la communauté, ils entrent effectivement en lien avec d’autres militants. Franchir le cap de l’engagement collectif devient alors plus aisé, moins intimidant. En comblant une carence de sociabilité, ces communautés interviennent aussi comme un facteur de fermeté de l’engagement : « plus la sphère des engagements politiques est intimement connectée aux autres sphères de vie de l’acteur […], plus cet acteur aura de chances de stabiliser son engagement politique »[44]. Autrement dit, parce qu’il s’agit d’une « adhésion volontaire » qui les conduit à « superposer espace affectif et espace politique »[45], cette intégration communautaire participe à l’intensification de l’engagement.

Par ailleurs, ils sont aussi confrontés à des militants qui défendent l’idée que le militantisme est une action positive – voire un devoir moral – quand le véganisme ne se résumerait qu’à un positionnement neutre vis-à-vis des animaux. Pour certains jusque-là réticents à l’idée de militer, l’option de participer à une action collective est alors repensée et envisagée. Autrement dit, les interactions qui se créent dans ces espaces participent à la politisation de l’engagement des militants. Grâce à tout l’arsenal rhétorique qui y est déployé, ils s’outillent et étirent leur engagement vers un espace de revendication moins restreint. Toutefois, une partie d’entre eux éclipse le caractère politique de leur démarche, ce qui laisse supposer que l’engagement dans l’action collective reste souvent perçu comme une agrégation d’engagements individuels.

Épilogue

L’article pointe que le mouvement antispéciste est un objet d’étude idoine pour penser la question des entremêlements entre engagement individuel et collectif. Si l’adoption du véganisme fait office de turning point dans la carrière des militants, c’est aussi parce que cette forme d’engagement individuel sort du cadre du seul boycott en s’infiltrant dans l’ensemble des sphères de vie des individus. Qu’il se concrétise par des formes de ruptures relationnelles ou non, il provoque un sentiment récurrent d’isolement. C’est d’ailleurs ce qui conduit à l’intégration de réseaux communautaires, qui agissent ensuite comme de véritables tremplins vers l’action collective. En ce sens, en permettant de retracer les différentes étapes franchies par les militants, l’analyse processuelle offre des pistes de compréhension de ces trajectoires d’engagement parfois improbables. Elle pointe également que le sens que les acteurs accordent à leur engagement est parfois composite, ce qui complique le recours à des concepts monolithiques. Au gré des étapes de la carrière militante, des interactions qui naîtront ou des possibilités de réinvestir un capital militant préalablement acquis, cet engagement aura effectivement des interprétations disparates. Ainsi, quand certains envisagent le véganisme comme un engagement consubstantiel à l’action collective, d’autres le conçoivent comme un ensemble de règles morales apolitiques.

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Nolwenn Veillard,
Arènes, UMR 6051 CNRS, Université de Rennes,
(Sous la direction de Christine Guionnet)

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[1] Jacques Ion, La fin des Militants ?, Paris, Éditions de l'Atelier, 1997.

[2] Alexandre Lambelet, « Engagement distancié », dans Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu [dir.], Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 225-231.

[3] Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2019, p. 76.

[4] Par la « dévaluation de la figure du militant moine-soldat », le « refus d’un engagement dévoreur de temps et de vie personnelle », la valorisation d’un engagement « qui ne colonise pas toute l’existence », le « refus de l’enrégimentement » ou d’« endosser un uniforme idéologique ou comportemental ».

[5] Olivier Fillieule & Bernard Pudal, « Sociologie du militantisme : Problématisations et déplacement des méthodes d'enquête », dans Olivier Filleule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier [dir.], Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 163-184.

[6] Ibid.

[7] Alexandre Lambelet, op. cit.

[8] Colin Robineau, « S’engager corps et âme : Socialisations secondaires et modes de production du militant “autonome” », Agora débats/jeunesses, 2018, vol.  80, n° 3, p. 53-69.

[9] Érik Neveu, Des soixante-huitards ordinaires, Paris, Gallimard, 2022, p. 230.

[10] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.

[11] Lewis A. Coser, Greedy Institutions: Patterns of Undivided Commitment, New-York, Free Press, 1974.

[12] Erminia Chiara Calabrese, « “On n’arrive jamais seul au parti” : Parcours d’engagement des jeunes au sein du Hezbollah libanais », Agora débats/jeunesses, 2018, vol. 80, n° 3, p. 100-116.

[13] Florence Passy, « Interactions sociales et imbrications des sphères de vie », dans Olivier Fillieule [dir.], Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 111-130.

[14] Frédéric Sawicki et Johanna Siméant, « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, janvier-mars 2009, Vol. 51, n° 1, p. 97-125.

[15] Le corpus est composé de 46 hommes, 58 femmes et 4 personnes non binaires. 49 sont investis en France et 59 au Québec. Ils sont âgés de 17 à 67 ans (soit un âge moyen de 35,3 ans).

[16] Olivier Fillieule, « Carrière militante », dans Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu [dir.], Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 91-98.

[17] J’emprunte le terme d’« épiphanie végétarienne » à l’argumentaire scientifique du colloque international interdisciplinaire « Épiphanies végétariennes » qui a eu lieu les 26 et 27 novembre 2020 à la Faculté des Sciences Économiques (CREM) de Rennes.

[18] Jérôme Michalon, « Épiphanies. Sociologie pragmatique et différence anthropozoologique », Cahiers de recherche sociologique, 2021, n° 70, p. 15-45.

[19] Christophe Traïni, « Les formes plurielles d’engagement de la protection animale », dans Fabien Carrié et Christophe Traïni [dir.], S’engager pour les animaux, Paris, PUF, 2019, p. 52-53.

[20] Valérie Giroux et Renan Larue, Le véganisme, Paris, PUF, 2019, p. 5.

[21] Erik Neveu, 2019, op. cit., p. 9.

[22] Philip Balsiger, « Boycott », dans Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu [dir.], Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 86-91.

[23] Ibid.

[24] Entretien n° 16, 28 février 2022, France, homme, 38 ans.

[25] Entretien n° 18, 25 février 2002, France, homme, 34 ans.

[26] Philip Balsiger, « La consommation engagée », dans Olivier Fillieule [dir.], Sociologie plurielle des comportements politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 197.

[27] Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète. Sociologie des écologistes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 42.

[28] Vanessa Jérome, Militer chez les Verts, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 149.

[29] En prenant garde de ne pas tomber dans « l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986).

[30] Christophe Traïni, 2019, op. cit., p. 52-53.

[31] Darcy K. Leach, « Prefigurative Politics », dans David A. Snow, Donatella Della Porta, Pieter G. Klanderman & Doug McAdam [dir.], The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Social and Political Movements, Blackwell Publishing Ltd, 2013.

[32] Ibid.

[33] Sue Donaldson, « Refuges d’animaux », dans Renan Larue [dir.], La pensée végane. 50 regards sur la condition animale, Paris, PUF, 2020, p. 482.

[34] Timothy Pachirat, « Sanctuary », dans Lori Gruen [dir.], Critical Terms for Animal Studies, Chicago, The University of Chicago Press, 2018, p. 337-355.

[35] Gildas Renou, « Exemplarité et mouvements sociaux », dans Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu [dir.], Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 244-251.

[36] Ibid.

[37] James M. Jasper, « Du symbole à l’émotion : la tradition américaine de la politique symbolique », dans Isabelle Sommier et Xavier Crettiez [dir.], Les dimensions émotionnelles du politique, Rennes, PUR, 2012, p. 338.

[38] Ibid.

[39] Erik Neveu, 2022, op. cit., p. 230.

[40] Gildas Renou, 2020, op. cit.

[41] Michele Micheletti et Dietlind Stolle, « Vegetarianism – A Lifestyle Politics ? », dans Michele Micheletti et Andrew S. McFarland [dir.], Creative Participation.Responsibility-Taking in the Political World, Paradigm Publishers, 2010, p. 125-145.

[42] Claudia Giacoman, Juan Alfaro, Isabel M. A. Bornan et Rodrigo Torres, « Becoming vegan: A study of career and habitus », Social Science Information, 2021, vol. 60, n° 4, p. 560-582.

[43] Valérie Giroux et Renan Larue, 2019, op. cit., p. 84.

[44] Florence Passy, 2005, op. cit.

[45] Erik Neveu, 2022, op. cit., p. 230.

Haut de page RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Nolwenn Veillard, « Devenir antispéciste : réflexions sur une analyse processuelle des enchevêtrements entre les dimensions individuelles et collectives de l’engagement », Revue TRANSVERSALES du LIR3S - 24 - mis en ligne le 22 mai 2024, disponible sur :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/Transversales.html.
Auteur : Nolwenn Veillard
Droits :
http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Transversales/menus/credits_contacts.html
ISSN : 2273-1806